Corps de l’article

Introduction

Depuis des décennies, Montréal est reconnue pour sa gastronomie (Lemasson, 2006b; Groupe de travail pour la reconnaissance de la gastronomie comme industrie culturelle et créative, 2017) et parmi les atouts mis en avant, sa restauration figure en tête de liste. Allant du petit comptoir de quartier au restaurant gastronomique, la ville ne comptait en 2020 pas moins de 4595 établissements (Ville de Montréal, 2022). Hormis cette diversité de gamme, la restauration montréalaise est aussi reconnue pour ses bas prix, ce qui la rendrait plus accessible que celle d’autres grandes villes d’Amérique du Nord et d’Europe. De plus, elle est également décrite comme multiculturelle avec plus de 120 cuisines d’origines différentes, ce qui la rendrait particulièrement attrayante. Malgré cette diversité et ce foisonnement d’établissements, on constate que le « restaurant québécois » est quasi absent. De plus, le registre culinaire auquel il correspond peine à se distinguer et à faire consensus. Dans cet article, nous proposons donc de nous intéresser à l’identité culinaire québécoise traditionnelle. Plus précisément, nous examinons comment certains médias, comme les guides imprimés, la littérature et le cinéma représentent cette identité. L’analyse de ces composantes identitaires se fera à travers l’étude d’un restaurant, La Binerie Mont-Royal. Nous avons arrêté notre choix sur cet établissement pour plusieurs raisons. Tout d’abord, La Binerie Mont-Royal fait partie des rares établissements montréalais à être associés à la culture québécoise. En effet, dans le cadre de notre travail de thèse (Reyt, en cours), nous avons analysé les restaurants dits « québécois » présents à Montréal entre 1960 et 2017. À l’instar d’autres établissements tels que l’Auberge Saint-Gabriel ou du restaurant Au Pied de cochon, La Binerie Mont-Royal peut être considérée comme un restaurant emblématique de l’identité québécoise. Toutefois, La Binerie ressort comme l’établissement le plus représentatif de cette identité avec le nombre le plus important de mentions dans les sources et sur une période de plus de trente ans. Ouvert depuis 1938, ce restaurant a une histoire qui permet en effet d’effectuer une analyse sur le long terme, chose que peu d’établissements montréalais permettent, car cette industrie souffre d’un taux de survie très faible[1]. Par ce travail, nous pouvons ainsi mettre en lumière les points de rupture et les dynamiques dans lesquels La Binerie s’inscrit afin de comprendre son émergence comme établissement identitaire. Nous verrons que le contexte de quête identitaire qui entoure la Révolution tranquille, les questionnements autour de la cuisine nationale et le développement urbain de Montréal sont des éléments à prendre en compte pour comprendre l’évolution de ce restaurant et de certaines de ses représentations.

En premier lieu, nous allons présenter La Binerie Mont-Royal. Nous poursuivrons avec nos éléments de problématique et de méthodologie pour ensuite présenter nos résultats et leur interprétation.

La Binerie Mont-Royal : une institution historique et emblématique de la restauration québécoise

Hormis les quelques travaux sur l’évolution de la gastronomie au Québec qui permettent de relater l’existence d’établissements gastronomiques de renommée (Garceau, 1995; Lemasson, 2006a; Turgeon-Gouin, 2012), l’histoire et le développement des restaurants à Montréal n’ont que rarement été étudiés (Nash, 2009; Détolle et al., 2016). Il est donc difficile de documenter des établissements populaires tels que La Binerie Mont-Royal. Nous avons donc dû consulter des sources primaires (quotidiens, annuaires, etc.) pour reconstituer cette histoire. Nous avons également effectué une entrevue avec Claire Lussier et Fernand Groulx[2], anciens propriétaires du restaurant. Ils ont conservé les archives familiales auxquelles nous avons eu partiellement accès. Comme nous allons le voir, les informations recueillies nous permettent de situer La Binerie Mont-Royal comme un restaurant emblématique de l’identité culinaire québécoise.

La Binerie Mont-Royal est un restaurant de quartier qui se trouve au cœur du Plateau Mont-Royal à Montréal. Pendant quatre-vingts ans, il occupe un minuscule local de l’avenue Mont-Royal. Il déménage ensuite en 2019 à quelques coins de rue sur la rue Saint-Denis. Comme nous le verrons, notre analyse porte sur l’établissement avant son déménagement. À l’origine, cet établissement s’appelait « Restaurant de cuisine canadienne » et ce n’est qu’en 1966, qu’il est officiellement rebaptisé « La Binerie Mont-Royal ». Ce nom provient des clients qui venaient y manger des « bines » (binnes ou encore beans selon les sources), soit des fèves au lard, un plat de haricots secs (fèves blanches) mijoté avec du lard salé, de l’oignon, de la cassonade et de la mélasse. Elles peuvent se manger seules ou en accompagnement au petit-déjeuner avec des œufs et du bacon. Cette version francophone des Boston Pork and Beans de Nouvelle-Angleterre (Rousseau, 1967) fait partie des plats traditionnels québécois et est encore à ce jour la spécialité de La Binerie.

Illustration 1

Photo de la Binerie Mont-Royal datant des années 1960

Photo de la Binerie Mont-Royal datant des années 1960

Léonide Lussier avec ses collègues à La Binerie Mont-Royal (s.d.). Source : collection personnelle de Claire Lussier et Fernand Groulx

-> Voir la liste des figures

Cet établissement a été fondé en 1938 par Hector Belisle. Deux ans plus tard, l’un des employés (Joachim Lussier) reprend le restaurant. Il y travaille avec plusieurs membres de sa famille, dont son frère Léonide. En 1966, ce dernier devient le propriétaire et passe la main en 1978 à sa fille et son gendre, Claire Lussier et Fernand Groulx. En 2002, le couple vend La Binerie. Plusieurs propriétaires se succèdent avant la reprise en 2005 par Philippe et Jocelyne Brunet qui sont encore les propriétaires à ce jour. La Binerie Mont-Royal peut donc être considérée comme un établissement familial.

À son ouverture, le restaurant ne proposait que des fèves au lard. D’autres plats ont été ajoutés au fil des ans. Dans les années 1970, on dénombre une trentaine d’items sur le menu. La cuisine proposée dans cet établissement est une cuisine familiale ou de grand-mère que l’on peut qualifier de typiquement canadienne (Rousseau, 1967). Les recettes sont d’ailleurs issues d’un recueil écrit par Joachim qui a rassemblé des recettes de sa famille. Ce cahier, transmis aux nouveaux propriétaires, sert encore de référence pour la cuisine du restaurant.

On y retrouve des plats incontournables qui ont perduré dans l’histoire du restaurant, dont la tourtière, le pâté chinois, le ragoût de pattes, le pouding chômeur, la tarte au sucre, etc. D’autres de ces plats ont disparu de la carte notamment le lard au chou, la tarte aux pêches ou encore le sang d’agneau, produit devenu introuvable chez les fournisseurs et fournisseuses. Quant au T-bone de bœuf dont le prix a fortement augmenté dans les années 1970, il a été retiré du menu afin de maintenir la politique de prix abordables instaurée par l’établissement.

Malgré ces adaptations, la continuité a été le mot d’ordre du restaurant. Claire Lussier et Fernand Groulx ont toujours refusé de s’adapter aux modes et n’ont pas voulu introduire des plats tels que les frites, la poutine ou encore des mets végétariens. Seul l’allègement de quelques recettes jugées trop lourdes a été concédé dans les années 1990.

Comme la cuisine, le décor de l’établissement a peu évolué au fil du temps. Le local exigu de l’avenue Mont-Royal permettant d’accueillir une vingtaine de personnes est resté identique à celui d’origine jusqu’au déménagement. Son décor sans fioriture rappelait celui des diners américains avec sa lignée de tabourets vissés au sol et son long comptoir sur lequel les client·e·s s’appuient pour manger. Avec le temps, trois petites tables avec banquettes avaient été ajoutées au fond du restaurant.

À l’origine, La Binerie Mont-Royal attire surtout une clientèle d’habitués du quartier composée de familles et de travailleurs ou travailleuses. Très populaire, elle séduit aussi des artistes et des personnages politiques et devient une destination touristique dans les années 1990. Les touristes, sur recommandation des guides touristiques et des guides de restaurants, viennent découvrir ce lieu qui incarne maintenant une époque révolue. L’établissement est d’ailleurs souvent présenté comme l’un des rares, voire le dernier, restaurant montréalais qui propose de « la cuisine québécoise authentique ».

Pourtant, La Binerie n’a pas toujours été reconnue pour sa spécificité culinaire ni pour l’originalité de son décor. Jusqu’au début des années 1980, elle ne retient pas l’attention des guides touristiques et ne semble pas présenter d’intérêt pour les gastronomes. Toutefois, la parution en 1981 du roman Le Matou (Beauchemin, 2017 (1981)) et de son adaptation cinématographique (Beaudin, 1985) change la donne et font connaître l’établissement à un plus large public notamment à travers les guides, ce qui contribue à inscrire l’établissement comme porteur d’identité culinaire québécoise.

Dans Le Matou, La Binerie Mont-Royal sert de toile de fond à l’histoire qui relate les mésaventures de Florent et Élise Boissonneault, un jeune couple souhaitant devenir propriétaire d’un restaurant. La rencontre avec le mystérieux personnage Egon Ratablavasky va leur permettre d’accéder à ce rêve en achetant La Binerie. Mais, victime des manigances de Ratablavasky et trahi par son associé anglophone Slipskin, le couple perd l’établissement dans lequel il avait tant investi.

Ce roman qui relate la vie populaire du Plateau Mont-Royal des années 1970 est la deuxième œuvre de l’auteur québécois Yves Beauchemin. Traduit en quinze langues et vendu à plus d’un million d’exemplaires, Le Matou fait partie des premiers succès de librairie québécois (best-sellers) (Biron et al., 2007). Il a d’ailleurs remporté de nombreux prix et est considéré comme une œuvre populaire de qualité. L’adaptation cinématographique de ce roman, également intitulée Le Matou (Beaudin, 1985) a été réalisée par Jean Beaudin en 1985. Cette coproduction franco-québécoise a aussi fait grand bruit en remportant plusieurs prix et en comptabilisant 18 semaines de présence dans les salles de cinéma québécoises en 1985 (Cinémathèque québécoise/Musée du cinéma, 1985). Ce film est considéré comme une adaptation fidèle du roman. Fort de son succès, Le Matou a également été adapté en télésérie et fait l’objet d’une couverture médiatique très importante, ce qui a contribué à sa notoriété (Saouter, 1987).

Dans cette histoire, La Binerie Mont-Royal occupe une place centrale. Elle est un lieu de l’action et de mise en scène de la quotidienneté d’un établissement de restauration populaire et de quartier. D’ailleurs la description de l’établissement y est fidèle à la réalité. Le restaurant occupe aussi une position symbolique en étant à la fois objet de convoitise, de succès, de lutte et de regret. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que leTout d’abord, nous retrouvons un point de restaurant est même représenté en toile de fond sur l’affiche du film et parfois, car ce n’est pas toujours le cas, sur la couverture du roman.

Illustration 2

La Binerie Mont-Royal sur la couverture du roman Le Matou et sur l’affiche du film

La Binerie Mont-Royal sur la couverture du roman Le Matou et sur l’affiche du film

Couverture du roman Le Matou (éd. 2007) Montréal : Fides; Affiche du film Le Matou (1985).

-> Voir la liste des figures

Le succès de cette œuvre incite nombre d’admirateurs et d’admiratrices à franchir les portes de La Binerie pour revivre des scènes du Matou. Cette notoriété amène les propriétaires à vouloir agrandir le restaurant. Faute de pouvoir le faire dans le bâtiment d’origine, ce n’est qu’en 2019 qu’ils déménagent dans un local moderne et plus grand situé à quelques rues du lieu d’origine. Bien que les propriétaires actuel·le·s aient conservé la spécialité de la cuisine québécoise traditionnelle, ils ont également apporté quelques modifications au menu en introduisant de nouveaux plats tels que la poutine, le burger et le fish and chips. Quant au décor, il et elle ont essayé de reproduire l’esprit de l’ancien local avec l’aménagement de longs comptoirs et de plusieurs artéfacts issus de la vieille Binerie.

Naissance et développement d’un restaurant québécois traditionnel

La Binerie Mont-Royal offre donc un terrain pertinent pour analyser l’évolution des discours sur l’identité culinaire québécoise traditionnelle. Nous adoptons ici une perspective qui s’inscrit dans les études culturelles en nous inspirant plus précisément des travaux en histoire culturelle (Flandrin et Montanari, 1996; Delporte et al., 2010). Définie par Pascal Ory (Ory, 2015) comme une « histoire sociale des représentations », l’histoire culturelle circonscrit son analyse aux phénomènes symboliques. Nous analysons donc ici les processus de construction identitaire tels qu’ils transparaissent à travers les discours. Généralement, ce type d’analyse porte sur les discours gastronomiques (Csergo, 1997; Hache-Bissette et Saillard, 2007, 2015), mais ici nous nous concentrons sur les discours et les représentations dans les guides imprimés (Bertho-Lavenir, 1999; Chabaud et al., 2000). Dans un premier temps, nous nous intéressons à la place qu’occupe La Binerie Mont-Royal dans ces ouvrages. Puis, nous nous intéressons aux discours et aux représentations, et nous tenterons de comprendre comment ils participent à la construction de cet établissement comme incarnation de la tradition et de l’identité culinaire québécoise, et comme attraction touristique.

Nous fondons notre analyse sur un corpus de guides imprimés, soit des guides touristiques et des guides de restaurants publiés entre 1960, date de l’apparition des premiers guides imprimés mentionnant des restaurants au Québec, et aujourd’hui. Ce corpus de guide comprend des ouvrages publiés au Québec, dans le reste du Canada et à l’étranger, ce qui nous donnera une vision interne et externe de La Binerie Mont-Royal comme espace de l’identité culinaire québécoise. Ce corpus est analysé et mis en perspective avec le roman Le Matou (Beauchemin, 2017 (1981)) et son adaptation cinématographique du même nom (Beaudin, 1985).

Les liens de différentes natures (économique, symbolique, culturel, etc.) entre le tourisme et les œuvres littéraires et entre le tourisme et le cinéma ont déjà fait l’objet de nombreux travaux. Le tourisme littéraire, comme le précise Shelagh Squire, pionnière dans la recherche sur cette thématique, consiste à visiter des lieux célèbres pour leurs représentations littéraires ou pour leurs liens avec des personnages littéraires[3] (Squire, 1996). Dans la lignée de ce tourisme, le ciné-tourisme répond à la même logique (Lizotte et Grenier, 2011). Mais plus encore, les discours et les images véhiculés dans les œuvres littéraires et le cinéma contribuent à la construction de territoires ou de lieux (Molina, 2014; Fournier et Le Bel, 2018) ou agissent comme marqueurs et contribuent à leur sacralisation (MacCannell, 1999). De fait, les œuvres littéraires et cinématographiques peuvent être perçues comme des ressources spécifiques permettant de faire émerger des lieux banals (Vergopoulos et Bourgatte, 2011) et de créer de nouvelles représentations (Barton, 2016). Toutefois, ce regard porté sur une destination ou une culture peut également contribuer à la perpétuation de stéréotypes parfois au détriment du visité (Colleyn et Devillez, 2009).

Quant aux guides imprimés, leur rôle peut répondre aux mêmes logiques. Car, au-delà de nous fournir des informations factuelles, les guides donnent une lecture de l’espace tout en l’inventant (Bonin, 2001). Ils participent à la construction et à la représentation des identités qu’elles soient nationales, régionales ou locales. Ils sont des « outils de vulgarisation culturelle pour les masses » qui participent tout autant à la croissance de la consommation touristique qu’à la transformation du territoire (Vajda et Martinez, 2009). De plus, le guide appréhendé comme objet de la connaissance du patrimoine matériel et immatériel (Cohen et Toulier, 2011) constitue une source majeure pour une histoire de l’alimentation et de la gastronomie, car « ils nous éclairent sur les temps et les lieux des productions et des consommations alimentaires, sur la construction des images des territoires gourmands et des stéréotypes culinaires » (Csergo, 2011, p. 15). Plusieurs travaux ont d’ailleurs montré leur rôle dans la construction de cuisines régionales ou nationales (Csergo, 1996; Bertho-Lavenir, 1999; Warde, 2003, 2009). Ainsi, les guides contribuent à la formation d’identités alimentaires par cet exercice de définition d’éléments qui composent la spécificité alimentaire d’un « nous » en opposition à celle des autres.

L’analyse de discours produits sur La Binerie Mont-Royal dans les guides et de leur évolution nous permettra ainsi de considérer ce restaurant comme un espace culturel (Csergo, 2016a) et d’appréhender la question de l’identité culinaire québécoise et les éléments qui la composent. Au Québec, la question de l’identité, surtout nationale et culturelle, a été largement étudiée (Rioux, 1987; Mathieu et Lacoursière, 1991; Dumont, 1993; Dion, 1995), mais rarement sous l’angle de l’alimentation. Les quelques travaux existants portent sur la cuisine traditionnelle et celle du temps de la Nouvelle-France (Bergeron et Samuelli, 1989; Desloges, 2011) et procurent une vision plutôt essentialiste de la notion d’identité. Plus récemment, dans une perspective constructiviste, l’évolution de l’identité culinaire a été explorée à travers les chefs et leur cuisine (Plamondon-Lalancette, 2015, 2020). Ici, nous concevons l’identité alimentaire ou culinaire comme les interactions entre plusieurs éléments dont font partie les ingrédients, les techniques, le terroir, le temps, les médias, les interactions sociales, les réglementations, etc. Ces interactions sont des « réseaux signifiants », car elles sont investies de sens par les communautés (Parasecoli, 2006). Nous pouvons donc émettre l’hypothèse que la cuisine dite « québécoise traditionnelle » avec ses ingrédients et ses plats fait partie de cette identité, mais plus encore nous pensons que le bâtiment, le décor, le service et même les savoir-faire développés dans cette institution composent aussi cette identité. Nous considérons donc La Binerie au travers de ces éléments afin de cerner l’identité alimentaire québécoise.

Méthodologie

Nous avons retenu un corpus de guides touristiques et de guides de restaurants publiés entre 1960 et 2020. Ce corpus est basé sur celui que nous avons établi dans le cadre de notre travail de thèse (Reyt, en cours) et pour lequel nous avons recensé 474 guides répondant des critères qui, par faute d’espace, ne pourront pas être détaillés ici[4]. Parmi ces guides, 236 ouvrages ont été retenus pour l’analyse. Nous avons ainsi rejeté les guides qui n’abordaient pas les restaurants ou la gastronomie[5] au Québec ou à Montréal.

De plus, d’autres ouvrages identifiés n’ont pas pu être consultés. Car, à l’instar d’autres travaux utilisant les guides imprimés comme sources (Morlier, 2007), nous avons éprouvé de la difficulté à reconstituer les séries de guides. N’ayant suscité qu’un intérêt tardif des chercheurs ou chercheuses et des centres d’archives, ces ouvrages n’ont pas été systématiquement conservés. De plus, l’accès à certains documents a été impossible à cause de la pandémie et de la fermeture prolongée de plusieurs bibliothèques et centres d’archives. Ainsi, parmi les séries identifiées, plusieurs ouvrages sont manquants, ce qui peut nuancer nos résultats, principalement pour les données quantitatives (voir tableau 1). Ce corpus comporte donc des limites et ne vise pas l’exhaustivité. Rappelons que notre travail vise à faire émerger l’évolution d’un phénomène et non des données quantitatives précises.

Parmi les ouvrages retenus, une partie provient du Québec et du reste du Canada. Ce sont des guides de voyages, des guides de restaurants et des guides gastronomiques. Nous considérons qu’un guide de restaurants ne porte que sur des restaurants alors qu’un guide gastronomique est plus large et rassemble des informations sur d’autres commerces de bouche (boulangerie, boucherie, fromagerie, café, bar, microbrasserie, etc.). Il peut aussi mentionner des événements gourmands et des sujets d’actualité comme le font certains almanachs gourmands. Parmi ces guides figurent entre autres des séries, dont celles des guides officiels publiés par les autorités municipales et provinciales et le Guide de voyage Ulysse sur Montréal. Nous avons aussi des guides indépendants publiés par des critiques gastronomiques de différents quotidiens et hebdomadaires montréalais ou encore des ouvrages isolés qui permettent de couvrir l’ensemble de la période visée par notre travail. Les guides québécois offrent une vision interne de l’identité. Pour avoir une vision externe de La Binerie comme espace de l’identité culinaire québécoise, le reste du corpus est composé de guides de voyage édités par des maisons d’édition françaises et états-uniennes. Ces ouvrages portent sur Montréal ou plus largement sur le Québec lorsqu’aucune édition spécifique à la ville n'existe. Il s’agit des séries de guides Petit Futé, Guide du routard, Guides bleus, Évasion, Fodor’s et Frommer’s. Comme notre corpus de base s’arrête à 2017, nous l’avons complété avec les éditions disponibles les plus récentes pour couvrir la période jusqu’en 2020. Le corpus final analysé comprend 241 ouvrages.

Pour traiter ces sources, nous adoptons comme méthode l’analyse de contenu thématique telle que proposée par Laurence Bardin (2013). Nous avons tout d’abord analysé la présence ou l’absence de La Binerie Mont-Royal dans les guides. Puis, nous avons codé les critiques et les descriptions de ce restaurant. Toutes les références à ce lieu, les éléments qui le composent (bâtiment, décor, quartier, ambiance, etc.) et les pratiques qui l’entourent (cuisine, clientèle, service, achalandage, etc.) ont été retenus et analysés. Ces éléments ont été comparés à ceux présents dans l’œuvre Le Matou. Nous verrons ainsi comment le succès de cette œuvre se traduit dans les discours touristiques sur La Binerie Mont-Royal et quelles sont les représentations de l’identité culinaire québécoise. Dans cette section suivante, nous exposons les résultats de cette analyse.

La Binerie Mont-Royal dans les guides en regard de l’œuvre Le Matou

L’analyse des 239 guides du corpus met en évidence la présence de La Binerie Mont-Royal dans soixante et onze ouvrages. Comme le montre le tableau 1, la répartition des guides dans lesquels apparaît le restaurant varie selon le type d’ouvrage et leur origine. Les guides de restaurants et les guides gastronomiques semblent en effet porter un intérêt moindre à La Binerie que les guides touristiques. Ces derniers mentionnent le restaurant dans 43,55 % des ouvrages, soit 54 sur 124, alors que les guides de restaurants ne le font que dans 17,1 % des ouvrages (20 ouvrages sur 117). Cette présence dans les guides de voyage est d’autant plus marquée dans les guides français où elle apparaît dans 74,36 % des cas (29 guides sur les 39), alors qu’elle n’apparaît que dans 32,14 % des guides états-uniens.

Tableau 1

Apparition de La Binerie dans les guides selon le type et la provenance de l’ouvrage

Apparition de La Binerie dans les guides selon le type et la provenance de l’ouvrage

-> Voir la liste des figures

Une analyse plus détaillée des ouvrages et des séries dans lesquels figure La Binerie nous permet de faire ressortir plusieurs éléments. Tout d’abord, bien que La Binerie Mont-Royal ait ouvert ses portes en 1938 et que notre corpus comprenne de nombreux ouvrages publiés dès 1960, ce n’est qu’en 1987 qu’elle apparaît pour la première fois dans un guide, soit deux ans après la sortie du film Le Matou. Par la suite, elle ressort de façon régulière dans le temps avec une moyenne de deux occurrences par an. On constate un pic de cinq occurrences en 2003 et d’un creux sans occurrence qui correspond à la case dédiée aux publications datant d’avant 1987 (voir tableau 2). Avant 1987, nous constatons que les éditions analysées du Fodor’s Guide et de la série des Guides bleus n’abordent pas La Binerie. Fodor’s est en revanche le premier guide touristique qui mentionne le restaurant en 1990, soit cinq ans après la sortie du film. Ces deux séries sont intéressantes, car ce sont les seules séries de notre corpus qui contiennent des éditions datant d’avant la sortie du film Le Matou et dans lesquelles nous voyons apparaître des mentions de La Binerie à partir de 1990 (Fodor’s) et 1998 (Guides bleus/Évasion).

Tableau 2

Guides qui mentionnent La Binerie Mont-Royal et occurrences de ces apparitions dans les séries concernées et guides isolés

Guides qui mentionnent La Binerie Mont-Royal et occurrences de ces apparitions dans les séries concernées et guides isolés

Cases foncées : apparition de La Binerie. Cases claires : publication d’un guide de la série qui ne mentionne pas La Binerie Mont-Royal. Source : compilation des données par l’auteure.

-> Voir la liste des figures

Le premier guide qui aborde La Binerie est le guide de restaurants rédigé par Josée Blanchette, journaliste au quotidien montréalais Le Devoir et à l’époque critique gastronomique dans le même journal. De 1987 à 1998, elle publie annuellement un guide de restaurants dans lequel elle reprend dans les premières éditions des critiques gastronomiques qui avaient été publiées dans le quotidien. Son premier guide s’intitule Gourmandise chronique et change de nom par la suite en s’intitulant le Guide des bons restaurants de Montréal et d’ailleurs, Guide gourmand, puis Les bons restaurants de Montréal et finalement 101 restos. Les meilleures tables de Montréal 1999. Dans cette série, La Binerie est mentionnée dans huit éditions : de 1987 à 1992 et de 1994 à 1995. La critique du restaurant est identique de 1987 à 1992 et change en 1994. À l’exception de cette série de guides de restaurants, La Binerie est mentionnée dans de rares autres guides de restaurants portant sur Montréal, mais cela reste anecdotique. On repère en effet douze occurrences dans sept guides isolés ou série de guides (voir tableau 2). Ces derniers sont des ouvrages qui recommandent un grand nombre d’établissements ou des restaurants « à petit prix » tels que les guides anglophones Resto A Go-Go ou la série Cheap Thrills.

En revanche, comme le montrent les tableaux 1 et 2, La Binerie est présente de façon plus marquée dans les guides de voyage. Dès le début des années 1990, elle apparaît quasi systématiquement dans plusieurs guides analysés. Pour le Québec, la série de guides Ulysse sur Montréal, publiée depuis 1991, mentionne La Binerie dans toutes les éditions analysées à l’exception de celle de 2020. Pour les maisons d’édition françaises, les séries de guides Le petit futé, Le guide du routard et celle du Guides bleus qui devient ensuite le Guide évasion mentionnent aussi La Binerie. Alors que Le petit futé et Le routard abordent l’établissement dès leur première édition portant sur Montréal de 1993 et 1996, le Guide bleu évasion Québec n’en parle qu’à partir de 1998, faisant abstraction de La Binerie dans les quatre guides publiés précédemment qui ont été analysés (1976, 1981, 1985, 1997). Dans les guides provenant des États-Unis, seul le guide Fodor’s traite de La Binerie à partir de 1990 et de façon moins systématique. Nous constatons également que les éditions publiées dans les années 1980 n’abordent pas le restaurant (1984, 1985, 1989).

Ces résultats confirment l’hypothèse selon laquelle l’œuvre Le Matou a contribué à la notoriété de La Binerie. En effet, les séries de guides qui abordent le restaurant ne l’ont jamais fait avant 1987. Il serait toutefois intéressant d’avoir accès à des éditions du Guide évasion publiées entre 1985 et 1997 pour voir si l’établissement est cité avant 1997, car l’apparition de La Binerie en 1998 dans ce guide est tardive en comparaison aux autres guides.

Quant à la répartition des mentions de La Binerie entre les guides de restaurants et gastronomique d’une part et les guides touristiques d’autre part, elle s’explique par le profil du restaurant. Elle est un restaurant populaire et bon marché qui ne retient que très peu l’attention des critiques gastronomiques. Elle apparaît ainsi dans les guides de restaurants qui mettent l’accent sur des établissements bon marché ou ceux qui proposent une très large sélection de restaurants, comme c’est le cas pour les guides Restos Voir qui répertorient plus de 400 établissements ou du Guide Bizier des Restaurants (1992) qui en recense plus de 250 à Montréal. Dans les autres guides, les auteurs et autrices effectuent une sélection prescriptive des « meilleurs restaurants », « des coups de cœur » ou des établissements adaptés à des événements (dîner d’affaires, fête en famille, repas d’ami·e·s, etc.) ou selon des thèmes particuliers (nouveaux restaurants, cuisine locale, gastronomique, etc.). Dans ces ouvrages sont appliqués des critères de qualité, de créativité et de rupture avec la quotidienneté. La Binerie Mont-Royal s’insère donc difficilement dans ces critères de sélection. La seule exception est le guide de Josée Blanchette qui, lui, s’inscrit davantage dans ce que nous considérons être un contexte favorable. Nous expliquerons ce point plus loin dans notre travail.

Il est aussi intéressant de mentionner l’écart important de la présence de La Binerie entre les guides de restaurants francophones, anglophones et bilingues. Les résultats qui apparaissent dans le tableau 1 laissent suggérer que La Binerie apparaît davantage dans les guides anglophones. Toutefois, ce résultat est à relativiser. Comme nous venons de le mentionner, la plupart des guides de restaurants et gastronomiques valorisent un certain type de restaurants qui ne correspond pas à La Binerie. Ainsi, plusieurs séries d’ouvrages francophones ne mentionnent tout simplement pas le restaurant ou de rares fois, comme c’est le cas du guide Restos Voir dans lequel La Binerie apparaît seulement trois fois sur les 21 éditions. Quant à l’absence de mention dans les guides bilingues, elle s’explique par le fait que ce sous-corpus est composé exclusivement de guides officiels de restaurants produits par des associations sectorielles et des services provinciaux ou municipaux dédiés à la promotion touristique, tels que Tourisme Montréal. Ces organismes sont responsables de la promotion de leur secteur et se financent en partie par les cotisations de leurs membres. Par leur adhésion, ces derniers bénéficient de services et d’avantages, dont celui de figurer dans le guide officiel de restaurants ou touristique. La Binerie n’ayant apparemment jamais fait partie de Tourisme Montréal ne figure jamais dans ces guides. Cette forme de sous-représentation montre en contrepartie la popularité de La Binerie dans les supports indépendants.

À défaut d’intéresser les critiques gastronomiques, La Binerie Mont-Royal est un établissement d’intérêt plus marqué pour les guides de voyage. Toutefois, nous constatons qu’elle apparaît dans une moindre mesure dans les guides publiés au Canada et au Québec (28,07 %). Ce faible nombre d’occurrences s’explique de la même manière que pour les guides de restaurants. En effet, parmi les guides touristiques analysés se trouve une quantité importante de guides de voyage produits par des services officiels de promotion touristiques (33 guides sur 57). Ainsi, en plus de publier un guide de restaurants, Tourisme Montréal publie également un guide touristique officiel de la ville dans lequel ne figure pas La Binerie. Mais, comme nous l’avons mentionné, elle apparaît de façon systématique dans la série de Guides Ulysse. Quant à la différence entre les ouvrages français et états-uniens, elle s’explique selon nous par la représentation de la gastronomie québécoise véhiculée dans ces ouvrages. Pour les États-Unis, le Québec et plus particulièrement Montréal est associé à la France (Lusignan, 1995), surtout lorsqu’il s’agit d’alimentation et de restauration. Les guides états-uniens vont donc mettre l’accent sur des établissements qui représentent le côté français et cosmopolite de la ville. Cela n’est en revanche absolument pas le cas dans les guides français. Ces derniers retrouvent dans La Binerie un établissement qui représente le Québec et une forme d’authenticité de la cuisine québécoise qui correspond à certains clichés recherchés par les touristes français·es.

Nous venons de voir que la place centrale de La Binerie Mont-Royal dans Le Matou se traduit par une apparition dans les guides à la fin des années 1980. Les guides imprimés, surtout les guides touristiques francophones, abordent cet établissement de façon plus systématique que les guides de restaurants. Nous allons maintenant nous concentrer sur les discours véhiculés dans ces médias pour comprendre comment ils participent à la construction de l’image de ce restaurant comme attraction incarnant tradition et identité culinaire.

La Binerie Mont-Royal, une institution québécoise traditionnelle et authentique

Dans les guides, les mentions de La Binerie prennent différentes formes selon la vocation du guide imprimé. Allant d’une présentation descriptive à la critique gastronomique, ces textes peuvent être succincts et ne comporter qu’une ligne ou deux. Dans d’autres cas, ils sont beaucoup plus longs et détaillés. De plus, la nature de ces textes varie également en étant strictement informative et factuelle ou plus prescriptive avec parfois une mise en récit d’un instant passé par l’auteur ou l’autrice dans l’établissement. L’analyse de ces discours fait ressortir plusieurs éléments qui nous permettent de comprendre les processus de construction de l’image de ce restaurant. Nous les mettons en dialogue avec l’œuvre du Matou pour interpréter le rôle des guides dans ce processus.

Tout d’abord, nous retrouvons un point de convergence entre les sources qui décrivent La Binerie comme un restaurant de bonne réputation. Il est d’ailleurs intéressant de reprendre la première référence qui lui est faite dans le roman et dans le film :

- Connaissez-vous un restaurant du nom de la Binerie? Fit-il doucement.

- Le restaurant de la rue Mont-Royal, près de Saint-Denis?

- Exactement. Eh bien, il est en vente. Et pour un prix ridicule. Vous savez que la nourriture y est excellente?

- Oui bien sûr. On y sert de la cuisine québécoise. C’est une sorte d’institution dans le coin. - Institution, voilà qui est le vrai mot. Trente-six ans de bonne cuisine, il y a là un trésor inestimable que personne ne peut vous voler, n’est-ce pas. (Beauchemin, 2017 (1981), p. 20).

Comme dans l’œuvre, la référence à cette bonne réputation apparaît également dans plusieurs guides qui la présentent aussi comme une institution. Elle est ainsi décrite comme une « institution culinaire », « a Quebecois comfort food institution » ou encore une « entité québécoise qu’il faut connaître ». La Binerie est donc identifiée par la majorité des sources comme un restaurant de bonne réputation qui incarne le Québec. Cette identité québécoise se manifeste au travers de plusieurs dimensions que nous allons passer en revue.

Le bâtiment et le décor

La première concerne le bâtiment et le décor. Dans Le Matou, La Binerie est clairement située sur l’avenue Mont-Royal, non loin de Saint-Denis. Cette position semblable à la vraie Binerie donne une portée réaliste à l’histoire. De plus, la description qui est faite du restaurant concorde également :

Il s’agissait d’un minuscule établissement coincé entre deux immeubles qui ne lui avaient laissé qu’une quinzaine de pieds de façade, le forçant de s’allonger comme un wagon-restaurant. Un comptoir bordé de tabourets faisait presque toute la longueur du local. Au fond, de chaque côté d’un lavabo surmonté d’un distributeur de serviettes, on avait réussi à caser deux tables avec banquettes. Derrière se trouvait une petite pièce fermée où se démenait le cuisinier. On avait installé les toilettes au sous-sol (Beauchemin, 2017 (1981), p. 26).

Dans le film, bien qu’il n’ait pas été tourné dans la vraie Binerie, les caractéristiques de ce lieu ont été reproduites. Comme le montre l’illustration 3, on y retrouve le restaurant étroit avec son long comptoir, ses tabourets et la cuisine au fond du local.

Illustration 3

Intérieur de La Binerie Mont-Royal dans

Intérieur de La Binerie Mont-Royal dans

Scène captée du film Le Matou (1985).

-> Voir la liste des figures

Dans les guides imprimés, ces éléments ressortent également et La Binerie est systématiquement identifiée par l’exiguïté de son espace et la simplicité de son décor. Elle est un « minuscule établissement »[6], un « petit resto de quartier »[7] ou encore un « tiny restaurant »[8]. Le décor minimal se résume quant à lui au comptoir, à la dizaine de tabourets fixes et aux deux tables coincées dans l’espace restant.

Le personnel et la clientèle

Ensuite, les sources fournissent des informations sur le personnel et la clientèle de La Binerie. Lorsque le personnel est mentionné, c'est principalement en référence au service. Ce dernier est décrit comme rapide, efficace et sympathique. On mentionne également l’aspect familial de l’entreprise. Toutefois, dans Le Matou, nous remarquons que le service est incarné par des personnages féminins, Élise et Gisèle, alors que dans les guides, ce sont les propriétaires masculins qui sont mis en avant.

Je connais peu d’endroits à Montréal où on soigne aussi gentiment la clientèle. Toujours le sourire et le petit mot pour faire plaisir. En plus le service est rapide. Monsieur Groulx devrait être engagé à l'Institut de Tourisme et d'Hôtellerie pour stimuler la jeunesse (Josée Blanchette, 1992, 1994, 1995).

Autre divergence, les cuisiniers et cuisinières ne sont jamais mentionnés dans les guides et ne représentent pas une particularité du restaurant. Dans Le Matou, c’est tout le contraire. Le chef Picquot est un personnage important qui contribue au succès du restaurant. La clientèle, quant à elle, est nombreuse et composée d’habitué·e·s, de travailleurs ou travailleuses et de familles du quartier. Que ce soit dans les œuvres ou dans les guides, on retrouve cette même diversité dans les personnes qui côtoient le restaurant. Comme le mentionne Josée Blanchette dès sa première critique de l’établissement :

Aux côtés des habitués, des gars de la construction, des madames-à-sacs, des artistes du coin, j'aurai l’impression de partager le même repas, invariablement précédé d’une soupe aux pois. Peut-être que j’y retrouverai Jean-Hugues Messier. Une fois la semaine, il part de Lachenaie et s’envoie en arrière de la ceinture, sans même ciller, une soupe aux pois, un macaroni à la viande, deux plats de bines (des câlines de bonnes bines, souligne-t-il) et un pouding chômeur. Quarante ans à ce régime et, ma foi, son foie ne s’en porte pas plus mal. Peut-être que M. Payant y sera aussi, avec son « casse » en mouton frisé, ses demi-lunettes en équilibre au-dessus de sa petite moustache blanche et bien taillée. (Blanchette, 1987, 1988, 1989, 1990, 1991)

La cuisine

Sur la cuisine, notre dernière dimension, nous retrouvons aussi une concordance dans les discours. Tout d’abord, La Binerie propose une cuisine québécoise. Même si les guides introduisent parfois une ambiguïté par l’intitulé des catégories utilisées pour classer les restaurants[9], la description permet au lecteur d’associer La Binerie à une cuisine québécoise. On précise même que c’est une bonne cuisine québécoise servie en quantité et pour une modique somme. C’est aussi une cuisine maison basée sur des recettes familiales. D’ailleurs, dans le roman, cette origine familiale sert de marque de commerce à l’établissement. Cette filiation peut parfois même être inventée comme dans le cas des crics. Dans l’histoire, Picquot propose de servir cette spécialité savoyarde que Florent et Élise renomment « grands-mères » pour moins dépayser les clients de La Binerie. Hormis cette invention qui ne se retrouve que dans le roman, le menu de la Binerie est composé de plats bien connus des Québécois, dont le pâté chinois, la soupe aux pois, la tourtière, le cipâte, le pouding chômeur, la tarte au sucre et la tarte aux pommes, etc. Ces plats se retrouvent sur le menu du restaurant, soit un grand tableau muni de languettes amovibles qui est accroché derrière le comptoir. Ce menu existe toujours dans la vraie Binerie et donne une fois de plus une dimension réaliste à l’histoire.

Illustration 4

Menu de La Binerie Mont-Royal dans le film

Menu de La Binerie Mont-Royal dans le film

Scène captée du film Le Matou (1985).

-> Voir la liste des figures

En revanche, chose étonnante, les fèves au lard sont quasi absentes du Matou alors qu’elles sont la spécialité mise en avant dans les guides. D’ailleurs la réputation de l’établissement viendrait de ses fèves au lard. Car à La Binerie Mont-Royal, les bines ou binnes sont « fameuses » et sont reconnues comme la « vedette des lieux » qu’il faut absolument goûter. Produites en grande quantité, elles cuisent lentement pendant des heures dans un four spécial au sous-sol. « These Québec-style signature beans are still made the old-fashioned way and the owner is more than happy to explain the steps if you ask » (Fodor, 2016). Les fèves au lard de La Binerie ont donc bonne réputation et le savoir-faire développé pour les préparer est reconnu comme une spécificité du restaurant.

De façon générale, les guides introduisent la notion de tradition. Ainsi, la cuisine servie par l’établissement est une cuisine québécoise traditionnelle, une cuisine de grand-mère ou encore une cuisine typique des fêtes de fin d’année. Elle est décrite dans les guides comme étant riche, calorique, voire un peu trop et même parfois sans finesse. Ces caractéristiques ne sont toutefois pas négatives, car elles sont associées à la cuisine des premiers colons et de leur équivalent féminin et « font désormais partie du folklore » (Petit futé, 2014, p. 67).

À la notion de tradition, les guides associent aussi La Binerie Mont-Royal à celle d’authenticité. On la décrit comme un « diner mythique » (Voir, 2009, p. 55) et une « iconic eatery » (Food Lovers, 2011, p. 125). C’est un « lieu authentique qui n'a fait aucune concession à la mode végé tout en continuant à faire recette » (Petit Futé, 2001, p. 214). La Binerie est « That rarest of the city’s culinary finds-authentic Québecois food » (Fodor, 2003-2005, 2007-2010, 2016), qui permet de « goûter les véritables fèves au lard québécoises (longuement mijotées dans les fours au sous-sol) avec ou sans sirop d'érable (elles ne sont heureusement pas sucrées) » (Petit Futé, 1993).

Finalement, nous retrouvons dans les guides des références à la nostalgie, à une époque révolue et à l’histoire. On précise que malgré le changement de propriétaire, les recettes n’ont pas été modifiées. Ainsi, La Binerie devient un « musée de la cuisine québécoise, [où] on est conservateur et guide, de père en fils, depuis plus d'un demi-siècle, la famille Lussier dirigeant la messe avec foi et talent. » (Petit futé, 1998, p. 187; 2000, p. 181).

Cette nostalgie s’exprime également dans le décor et l’atmosphère du lieu. Tout d’abord, pour retrouver l’ambiance du Matou. Hormis la série du Guide Bleu/Évasion qui ne parle pas du roman ni du film, les autres guides y font fréquemment référence et parfois même de façon erronée. Malgré cela, le roman est considéré comme la source de la notoriété de La Binerie. La visiter permet de revivre une scène de l’histoire et peut-être de croiser l’un des personnages : « Grâce à son roman, Le Matou, le romancier Yves Beauchemin a immortalisé La Binerie Mont-Royal. Vous y retrouverez certaines saveurs de votre enfance et, avec un peu de chance, peut être bien Monsieur Émile!? » (Guide Bizier, 1992, p. 27).

Au-delà de revivre une scène du roman, La Binerie avec son décor inchangé ramène ses client·e·s dans une autre époque : « La Binerie is in a time warp: it's a 1940’s working class diner on Mont-Royal » (Cheap Thrill, 1995, p. 24). La série de guides Ulysse va même jusqu’à utiliser le terme « patrimoine » pour faire référence au restaurant : « On n'y va pas toujours pour la finesse de la cuisine, mais plutôt pour découvrir une atmosphère révolue de Montréal, pour profiter de ce patrimoine, tant anglophone que francophone, pendant qu'il en est encore temps... » (Ulysse, 2012, 2014, 2015, 2017).

Entre dynamiques identitaires et urbaines : émergence du mythe de La Binerie Mont-Royal

L’analyse des discours sur La Binerie Mont-Royal produits par les différents médias met en évidence le rôle des guides dans le processus de construction d’une tradition et d’une identité alimentaire québécoise. Alors que dans Le Matou La Binerie est un simple restaurant populaire servant une bonne cuisine québécoise, il devient par l’entremise des guides un établissement mythique et un lieu garant d’un passé révolu qui donne accès à une authenticité tant culinaire par les recettes servies dans le restaurant qu’une authenticité du lieu par son décor et son atmosphère. Quant aux touristes littéraires et cinématographiques, la visite de ce restaurant leur permet de revivre des scènes du Matou et de se replonger dans l’œuvre.

Au-delà de ces constats, il nous semble pertinent de nous questionner sur le contexte de production de ces discours. Comment expliquer l’émergence à la fin des années 1980 de ce lieu comme garant d’une identité culinaire québécoise traditionnelle alors qu’il n’a pas changé sa cuisine ni son décor pendant près de cinquante ans ? Hormis le succès du roman et du film qui ont permis de faire connaître ce restaurant, la Révolution tranquille[10] a été un tournant pour la question identitaire au Québec. Jusque dans les années 1960, la période de la Nouvelle-France était la référence stéréotypée de l’identité québécoise. Les « Canadiens français pure laine » issus de cette époque étaient des ruraux, catholiques et francophones de vieille souche (Mathieu et Lacoursière, 1991). Défendue par les élites québécoises (clergé et professions libérales), cette conception de l’identité nationale s’appuyait sur la filiation avec la France qu’il fallait maintenir et qui s’opposait aux classes populaires, dont le mauvais parlé et l’attrait pour la civilisation nord-américaine étaient synonymes de menace pour cette identité (Bouchard, 1992). La Révolution tranquille et les années qui suivent modifient en profondeur cette conception. Le déclin de la bourgeoisie professionnelle permet l’émergence d’une culture populaire plus ouverte sur son américanité. Comme le mentionne Bouchard,

L’identité québécoise entend désormais se définir par sa référence au continent, à titre de francophonie nord-américaine, et non plus par ses filiations privilégiées avec la mère patrie. L’identité n’est plus vécue comme un héritage, mais un projet (Ibid., p. 323).

On assiste ainsi comme l’expliquent Mathieu et Lacoursière à la formation d’une identité collective qui repose sur des critères interreliés : les faits, les sensibilités et l’imaginaire. Ce dernier, éminemment culturel, correspond à la construction d’une réalité historique et d’un passé mythique à laquelle contribuent certaines œuvres littéraires, cinématographiques et télévisuelles à succès de cette époque. Nous pouvons donc situer Le Matou dans ce processus de construction identitaire qui permet l’émergence d’une culture populaire francophone urbaine et nord-américaine prenant ses distances avec son héritage français.

La valorisation de la Binerie s’inscrit dans ce même processus. À l’opposé de la restauration française qui a fait la réputation gastronomique de Montréal et de celle qui propose une mise en scène de la Nouvelle-France, La Binerie Mont-Royal apparaît alors comme un lieu qu’il est dorénavant possible de faire valoir et dans lequel les Québécois·es s’identifient : un espace urbain, francophone, servant avec fierté une cuisine populaire simple, mais de qualité. Son décor sans prétention, son service sans décorum et ses client·e·s qui mangent au comptoir à l’instar des diners américains, marquent également cette rupture avec la restauration française qui est plus codifiée. Ainsi, la présence de La Binerie dans Le Matou, une œuvre québécoise populaire au succès international, accentue la crédibilité de l’établissement, et sa reconnaissance par les guides valide d’une certaine manière l’intérêt que l’on peut lui porter.

De plus, ce restaurant émerge comme une attraction touristique au moment où l’identité qu’elle représente, celle d’un Québec traditionnel, est en rupture avec la réflexion sur la nouvelle cuisine québécoise portée par certains acteurs et certaines actrices de la gastronomie et du tourisme d’alors. En effet, dès le début des années 1980, est initiée une réflexion sur une cuisine québécoise basée sur les produits locaux, le terroir et la volonté de moderniser les recettes dites « traditionnelles ». Les chefs, les cheffes et l’Institut du tourisme et de l’hôtellerie du Québec (ITHQ) vont être les porteurs et proteuses de ce mouvement (Plamondon-Lalancette, 2015). Ainsi, en maintenant ses recettes familiales, La Binerie Mont-Royal s’inscrit dans la « tradition » et le mythe du ou de la Québécois·e pure laine qui mange des fèves au lard et du ragoût de pattes (Mathieu et Lacoursière, 1991, p. 24). Cette image est d’ailleurs amplement reprise dans les guides issus de la France ou qui lui sont destinés.

Finalement, La Binerie se situe dans le quartier le Plateau Mont-Royal. Ce quartier populaire en déclin connaît un renouveau urbain et économique dès les années 1980. La revitalisation de certaines artères commerciales et la restauration résidentielle changent le visage du quartier. Celui-ci devient « à la mode » et il attire de nouveaux et nouvelles habitant·e·s attiré·e·s par l’ambiance et la proximité avec divers commerces et services. Désigné par le Washington Post comme le quartier emblématique d’Amérique du Nord (Marsan, 2016), le Plateau incarne dorénavant la « montréalité » et attire de nombreux touristes désirant faire l’expérience de cet art de vivre (Benali, 2017). L’avenue Mont-Royal, où se trouve la Binerie, est l’emblème de ce renouveau. Dans ce contexte, le restaurant représente une fenêtre sur la vie du quartier Plateau Mont-Royal. Même le bâtiment dans lequel il se trouve, un édifice très étroit en briques, rappelle les fameux plex[11] si typiques de ce quartier.

Conclusion

Ouverte depuis 1938, La Binerie Mont-Royal est un restaurant de cuisine québécoise à Montréal. N’ayant quasiment pas changé son menu ni son décor, cet établissement populaire est fréquenté par des habitué·e·s du quartier. Toutefois, son apparition dans le roman Le Matou publié en 1981 puis dans le film du même nom de 1985, le rend célèbre et attire de nouveaux visiteurs et nouvelles visiteuses parmi lesquels figurent de nombreux touristes. Ces derniers, sur conseil des guides imprimés, viennent visiter cet établissement d’un autre temps servant une cuisine authentique. Quant aux amateurs et amatrices du Matou, prendre un repas à La Binerie leur permet de retrouver le décor et de se replonger dans l’atmosphère de l’œuvre.

Alors que l’analyse des œuvres nous permet de situer l’établissement dans la culture montréalaise des années 1970, l’analyse des guides, en prenant en compte leur nature et leur origine permet de mettre en lumière La Binerie Mont-Royal comme espace culturel s’inscrivant dans des dynamiques liées à la fois à la question identitaire, à la gastronomie, à l’urbain et au tourisme. Comme le suggèrent certains travaux sur le ciné-tourisme, le cinéma peut rendre des lieux banals attractifs pour les touristes (Vergopoulos et Bourgatte, 2011). Cela semble être le cas avec la Binerie, qui apparaît dans les guides uniquement après la publication et la diffusion du Matou.

Analysée au travers de ses différentes dimensions, La Binerie Mont-Royal incarne dorénavant tradition, histoire et même patrimoine. Elle apparaît ainsi comme une icône et un lieu mythique. Ces discours émergent dans des contextes de double dynamique de construction identitaire. La première correspond à la Révolution tranquille et aux années suivantes. Elle permet l’émergence d’une culture populaire francophone québécoise dans laquelle Le Matou s’inscrit et donne une crédibilité à La Binerie comme lieu incarnant cette dimension populaire. La deuxième est la construction d’une tradition et d’une authenticité culinaires par les guides qui s’impose dans un contexte de réflexion sur une nouvelle identité culinaire québécoise sous l’influence des acteurs ou actrices de la gastronomie et du tourisme au Québec.

Il serait intéressant de poursuivre l’analyse pour voir si ces discours évoluent à la suite du déménagement de La Binerie Mont-Royal en 2019. Les guides auxquels nous avons eu accès pour les années 2020 à 2022 étaient les éditions 2020 des guides Fodor’s, Ulysse, Petit Futé et Le Routard. Dans la continuité de nos résultats, les guides français continuent de mentionner La Binerie comme un établissement « mythique » (Gloaguen et Duval, 2020) qui « a traversé les époques » (Auzias et Labourdette, 2020) et qui reste une adresse incontournable pour déguster les plats populaires et traditionnels, même si le restaurant a déménagé. Hormis qu’on y mentionne un espace plus spacieux, les références au lieu ont complètement disparu des critiques.

A contrario, il est intéressant de noter que La Binerie n’apparaît plus dans la dernière édition de la série du Guide Ulysse, alors qu’elle y est systématiquement mentionnée auparavant. Quant à Fodor’s, la Binerie disparaît également de la dernière édition consultée. Nous pouvons donc nous demander les raisons de cette absence de mention. Dépossédée de son bâtiment d’origine et de son décor si caractéristique, La Binerie perd une partie de son identité. Ne correspondant plus au lieu physique et symbolique du Matou, ni à cette vie du Plateau Mont-Royal d’antan, La Binerie aurait peut-être, malgré le maintien d’une cuisine québécoise traditionnelle, perdu de l’intérêt pour le visiteur ou la visiteuse.

Il serait souhaitable de consulter les guides qui seront publiés à l’avenir pour analyser les effets du déménagement sur les discours. Nous pourrions ainsi évaluer si la gastronomie québécoise portée par la Binerie est un élément d’intérêt pour les guides ou si au contraire cet intérêt résidait uniquement dans le lieu. Plus globalement, l’analyse d’autres médias dont les quotidiens et autres journaux locaux pourrait nous permettre de brosser un portrait plus complet de La Binerie. Nous pourrions ainsi voir si à l’échelle locale les discours rejoignent ceux véhiculés aux touristes et aux gastronomes. Cela nous permettrait également de mettre en relation les différentes dimensions du restaurant pour le comprendre comme espace culturel qui s’inscrit dans des dynamiques complexes, et non simplement comme une entreprise commerciale. Finalement, pour dépasser l’étude de cas, nous pourrions voir si d’autres établissements ayant fait l’objet d’œuvres littéraires ou cinématographiques suivent les mêmes logiques. Ce travail est donc à poursuivre.