Corps de l’article
En sciences sociales, on a très tôt identifié l’alimentation comme un point d’entrée particulièrement révélateur pour comprendre les sociétés et les cultures (Douglas, 1984; Lévi-Strauss, 1964). La communication ne fait pas exception et les publications plus récentes témoignent de la dynamique de structuration d’un champ de recherche dans la francophonie ( Allard et David, 2022/23; Boutaud, Brachet et Stengel, 2020; Boutaud et Madelon, 2010; Brachet et Tassel, 2021; De Iulio et al., 2015; Hache-Bissette et Saillard, 2015; Heilmann, 2022; Hugol-Gential, 2022). La création en France du réseau AGAP (Alimentation, Gastronomie et Analyse des Pratiques communicationnelles) et son ouverture à l’international, soulignée lors du colloque La communication alimentaire : discours, pratiques et représentation dans le cadre du congrès de l’Acfas, contribuent à l’ancrage des recherches sur la communication alimentaire dans le domaine des sciences de l’information et de la communication et à sa reconnaissance dans l’ensemble des sciences humaines et sociales (Boutaud, 2022). Du côté anglophone, aux États-Unis et au Canada, ce sont surtout les études sur l’alimentation (food studies) qui se sont constituées comme un champ disciplinaire en émergence au sein de la grande famille des sciences humaines et sociales. Les recherches en communication, incluant celles issues de départements d’études sur les médias (media studies), d’information et d’études en communication (communication studies), y ont reçu un accueil enthousiaste. C’est le cas, par exemple, des travaux d’Emily Contois (Contois, 2020; Contois et Kish, 2022), Myriam Durocher (Durocher 2023); Carlnita P. Greene (Greene et Cramer, 2011), Irina D. Mihalache (Mihalache, 2018; Mihalache et Zanoni, 2023), Irena Knezevic (Knezevic, 2016; Szanto, Di Battista et Knezevic, 2022), Maya Hey (Hey 2021, 2022) et Charlene Elliott (2016, 2021). Au Québec, la création de l’équipe de ComNutri, née d’une collaboration du Centre de recherche ComSanté (UQAM) et du centre NUTRISS – Nutrition, santé et société (Université Laval), est plutôt fondée sur le désir de mettre en commun des expertises de disciplines variées au service de la recherche sur la communication alimentaire. Le bassin de chercheuses et chercheurs en communication qui s’intéressent à l’alimentation au Québec est plus limité qu’en France, mais l’existence de regroupements interdisciplinaires comme l’Association canadienne des études sur l’alimentation (ACÉA-CAFS), les Instituts du patrimoine de l’UQAM et de l’Université Laval, l’Institut sur la nutrition et les aliments fonctionnels (INAF) ou le Pôle de recherche et d'innovation en bioalimentaire donne l’occasion, à qui veut mettre son expertise à profit, de réfléchir aux enjeux communicationnels qui se profilent dans chacun des espaces et recoins où l’alimentation prend une place signifiante.
C’est donc dans l’objectif de contribuer à la formalisation d’un secteur foisonnant que ce dossier propose de mettre en lumière la richesse interdisciplinaire qui émane de l’étude de l’alimentation à travers le prisme communicationnel.
Alimentation et communication
L’alimentation est une activité fondamentale pour les êtres humain·e·s. Elle nourrit le corps comme elle nourrit les imaginaires par l’intermédiaire desquels nous entrons en relation avec le monde (Csergo, 2020, p. 9-10). Barthes (1961) proposait de rechercher les faits alimentaires « partout où ils se trouvent » (p. 979) pour les soumettre à l’analyse du système de communication qui leur donne un sens. Les espaces de communication sur l’aliment sont nombreux. Par « espace », on pense immédiatement aux espaces médiatiques : presse culinaire, journalisme et critique gastronomique (Laperrière, 2021; Naulin, 2015, 2017); blogues culinaires, chaînes YouTube et comptes TikTok ou Instagram (Contois et Kish, 2022; Lewis, 2020; Lupton et Feldman, 2020; Naulin, 2014; Perron, 2022); émissions de cuisine; concours de téléréalité culinaire (Barrette, 2010; Brachet, 2010; Franck, 2015; Matwick et Matwick, 2019; Spies, 2010; Stagi, 2015); cinéma (Colombo et D’Aloia, 2015; Lindenfeld et Parasecoli, 2017; Murray et Heumann, 2012; Navarro Martínez et Buitrago Alonso, 2016); documentaires (Parasecoli, 2016); livres de recettes, dont plusieurs classés au rang d’ouvrages à succès (Boutaud, 2008; Corbeil, 2018; Hache-Bissette, 2015; Notaker, 2017).
Cette conception transmissionniste des espaces de communication est limitative. Les contenus diffusés dans ces espaces médiatiques contribuent à définir ce que nous mangeons, non pas parce que nous les absorbons, tel un « bouillon de culture », mais surtout parce que nous en parlons et que ce faisant, nous parlons de nous-mêmes (Calefato et al., 2016, p. 372-373; Lindenfeld et Parasecoli, 2017, p. 3). Plus que jamais les gens parlent entre eux de nourriture : ce qu’on aime ou n’aime pas; ce qu’on a essayé de nouveau à la maison, au restaurant ou en voyage ; ce qu’il faut manger ou éviter pour être en santé; ce qu’une religion permet ou interdit; les stratégies à adopter pour ne pas perdre du poids; les aliments qui donnent envie ou dégoûtent; le prix à payer pour soi, pour l’économie locale ou pour la planète; le bien-être animal, la faim et le gaspillage; la planification et la préparation des repas, la division équitable des tâches, etc. Les directions que prennent les discussions sont aussi diversifiées que les disciplines universitaires potentiellement concernées.
La production croissante de contenus médiatiques sur l’alimentation et la tendance omniprésente à parler de nourriture, qualifiée par plusieurs de « foodisme », serait symptomatique d’une société orthorexique, caractérisée par une obsession pour la nourriture et son adéquation avec les normes, laquelle obsession s’exprimerait par un degré élevé de réflexivité au regard de ses pratiques alimentaires (Nicolosi, 2007, cité dans Calefato et al., 2016). C’est donc dire que, jouxtant les espaces médiatiques, existent aussi des espaces où les gens négocient les significations à donner aux pratiques alimentaires, vivent des expériences et exercent de l’influence. Le terrain de jeu de la recherche en communication alimentaire apparaît dès lors plus vaste que ne le laisserait voir une perspective strictement centrée sur les messages.
Alors que le sociologue Jean-Pierre Poulain (2002, p. 228-235) traitait d’un « espace social alimentaire » composé de plusieurs dimensions — dont l’espace du mangeable, le système alimentaire, l’espace du culinaire, l’espace des habitudes de consommation, la temporalité alimentaire et l’espace de la différenciation sociale —, il nous est apparu plus à propos, pour étudier la communication, d’opter pour une division en « espaces épistémiques ». Dans son article intitulé « Espaces épistémiques. Pour une science du social », le géographe Jacques Lévy (2016) explique que dans un monde où les réalités sont à la fois globales et locales et où, conséquemment, tout phénomène devient un fait total, il importe de penser à d’autres configurations que celles imposées par le découpage disciplinaire. Il suggère d’utiliser le concept d’« espaces épistémiques » pour désigner des mondes où l’on traite de tous les phénomènes, en cospatialité avec d’autres mondes où l’on traite des mêmes phénomènes, mais différemment. Pour que la rencontre de ces espaces soit possible, Lévy propose de procéder non pas par une intersection des mondes, mais par une superposition, c’est-à-dire « une connexion entre couches autonomes » en vue d’aboutir à « des hybrides, qui incorporent, sans les affadir, les exigences des deux espaces épistémiques cumulés » (Lévy, 2016, paragr. 21). Nous avons donc choisi de segmenter le présent numéro en trois espaces épistémiques relativement autonomes de la communication alimentaire, dont les objets, bien qu’ils puissent présenter des ressemblances d’un espace à l’autre, sont traités d’une façon qui est spécifique à chacun des trois mondes retenus : l’espace culturel, l’espace marchand et l’espace sociosanitaire.
Axe 1 – L’espace culturel
Notre rapport à l’alimentation en dit beaucoup sur ce que nous sommes, tant sur le plan individuel que collectif (Caplan, 1997). Les moyens d’expression de ce rapport sont aujourd’hui nombreux (Boutaud et Lardellier, 2001; Fishler, 2013) : les rites et manières de table; la valeur symbolique des aliments mais aussi de leur provenance et du lieu où se les procurer, etc. Le lien à la nourriture est également révélateur de ce que nous désirons être, de nos aspirations profondes. Ce sont ces questions qui sont abordées dans la section sur l’espace culturel de notre numéro. Le thème de la patrimonialisation en fait partie. Les pratiques liées à la valorisation du patrimoine local n’ont pas seulement pour but de forger une mémoire collective : elles sont aussi l’expression du devenir des communautés. Par exemple, la patrimonialisation des produits associés à un terroir a pour effet de magnifier les campagnes (Aubertin et Sicotte, 2013, p. 7), tout autant qu’elle contribue à redéfinir les villes qui les environnent. L’inscription des fournisseurs et fournisseuses de produits fermiers dans les menus gastronomiques des restaurants urbains donne une impression de privilège qui élève la clientèle au rang de « connaisseur » (Dupuy, 2009, p. 29). La patrimonialisation agit dès lors plus comme « une valeur ajoutée identitaire que comme source révélée » (Delfosse, 2011, paragr. 39). Elle revêt en cela une dimension communicationnelle indéniable.
On ne peut pas passer outre le restaurant, un établissement des plus inspirants pour étudier la communication alimentaire dans une perspective culturelle. Plus qu’une table pour se sustenter, il est un lieu de réinvention de soi, où se repaît l’imagination du mangeur et de la mangeuse (Finkelstein, 2014, p. 61). Une seule et même personne peut prendre tout autant de plaisir à déguster une escalope panée frite dans un diner nord-américain que de savourer un agedashi tofu dans un izakaya japonais, et encore plus si ces expériences lui permettent de se vivre autrement, dans un espace figuratif prévu à cette fin. L’histoire du restaurant étant intimement associée au voyage, elle l’est aussi au dépaysement, et aux signes du dépaysement (Möhring, 2008). Parce que cette histoire est également rattachée aux rassemblements locaux — que l’on pense aux tavernes, aux cafés — le restaurant évoque à l’inverse, en d’autres circonstances, le plaisir de se retrouver chez soi, avec les sien·ne·s (Rawson et Shore, 2019). Décrit dans les romans, filmé au cinéma et inscrit dans des sites de notation et guides touristiques, le restaurant peut devenir emblématique d’une culture culinaire. La popularité médiatique d’un établissement qui se trouve soudainement propulsé au rang de « trésor national » a toutefois ses revers : le risque s’accroît pour l’établissement qu’il perde son aura d’authenticité. En revanche, l’avènement des plateformes d’économie collaborative a diversifié les occasions de goûter la cuisine locale en tablant sur la promesse d’une véritable rencontre avec l’habitant·e : tables champêtres, restaurants éphémères, ateliers-repas, propositions d’événements à réserver en ligne, etc. Les bouleversements que le numérique fait subir aux dispositifs de restauration hors foyer, incluant le sens à donner à ces nouvelles formes de commensalité, méritent qu’on s’y attarde.
De toute évidence, le besoin de se rencontrer, de communiquer par la nourriture, se fait plus ressentir que jamais. Si la pandémie a mis à mal le secteur de la restauration, on a assisté au cours des dernières années à une multiplication de l’offre de contenus culturels en lien avec l’alimentation : nouvelles émissions culinaires télévisées adaptées à la situation, émissions sur le jardinage, ateliers de cuisine privés en direct sur Zoom, démonstrations culinaires sur YouTube, recettes à succès et astuces sur TikTok, etc. C’est comme si la communication autour des pratiques alimentaires remplissait ce vide laissé par l’absence de commensalité. À défaut de se mettre à table avec autrui, les gens regardent l’autre se mettre en scène à travers la préparation d’un mets, dans son propre espace domestique ou dans un studio qui en a l’apparence.
La perspective culturelle offre donc un espace privilégié pour la recherche en communication. En somme, elle permet de réfléchir à cette question : « Que révèle notre mise en scène des pratiques alimentaires au sujet de notre mise en scène de soi plus globale? »
Le premier article pose la question de savoir comment un objet en apparence banale, éphémère même, comme la fraise, peut devenir porteur de sens et de significations. Par quel processus un produit agricole anonyme devient-il porteur de significations patrimoniales et identitaires? À travers une approche historique, l’article de Florence Gagnon-Brouillet analyse comment la fraise de l’île d’Orléans a été l’objet d’un processus de patrimonialisation populaire des aliments, et non pas institutionnelle, soit en étant reconnu et valorisé « par le bas ». Gagnon-Brouillet soutient que les discours de presse, incluant les publicités, ont participé à la construction du patrimoine de la fraise, tout en contribuant à relayer le construit qui en a résulté. Plus spécifiquement, elle analyse comment les médias de presse ont contribué à ce processus de patrimonialisation sociale, en proposant dans leurs discours un réinvestissement du passé, en construisant et en communiquant un territoire évocateur et, enfin, en participant à la transmission des savoir-faire et des stratégies de valorisation déployées. Gagnon-Brouillet met ainsi en lumière le rôle de la presse dans l’établissement d’une association reconnue entre le lieu et le produit, puis entre le produit et l’identité culinaire québécoise. Comme l’autrice le souligne : « l’association entre l’arrivée des fraises de l’île, l’été, les vacances et la fête nationale concoure à la valorisation sociosymbolique de la fraise, devenue un emblème faisant sens et pouvant être partagé par la société québécoise. » Dans ce processus de patrimonialisation, Gagnon-Brouillet met aussi en avant le rôle des chroniqueuses féminines, notamment par la transmission médiatique, contribuant ainsi à la valorisation des savoir-faire et des habitudes de consommation propre à ce produit. À travers sa communication médiatique, l’aliment sort de la cuisine pour investir l’espace public et politique.
Poursuivant avec une thématique similaire, l’article de Gwenaëlle Reyt propose une analyse des discours médiatiques entourant une institution culinaire de Montréal pouvant elle aussi être jugée comme patrimoniale, soit le restaurant La Binerie Mont-Royal. Ouvert depuis 1938, ce petit restaurant est devenu célèbre dans les années 1980 grâce au Roman Le Matou et du film qu’il a inspiré. À partir de ce moment, La Binerie, dont le décor est resté figé dans le temps, est devenue une destination, autant pour les Montréalais·es que pour les visiteurs et visiteuses. Ce faisant, le lieu a pris place dans les guides touristiques et les guides de restaurant, dont Reyt propose ici une analyse. Reyt explore ainsi le processus de construction de l’image de ce restaurant comme lieu d’attraction symbolisant la tradition et l’identité alimentaire québécoise, l’un des rares et des plus emblématiques à Montréal. À nouveau, avec cet article, nous voyons le rôle des productions médiatiques dans la création et la diffusion de significations et représentations culturelles entourant l’alimentation et, en l’occurrence, un restaurant particulier. Comme le souligne l’autrice, ces représentations sont à replacer dans leur contexte de production, soit la Révolution tranquille au Québec, l’émergence des revendications nationales des Québécois·es, les questionnements autour de la cuisine nationale et le développement urbain de Montréal. L’analyse des guides permet de mettre en lumière La Binerie Mont-Royal comme espace culturel s’inscrivant dans des dynamiques liées à la question identitaire, à la gastronomie, à l’urbain et au tourisme. Pour Reyt, les discours entourant La Binerie sont le résultat d’un processus double : La Binerie en tant que symbole et objet de la culture populaire québécoise (roman et film) et « La deuxième est la construction d’une tradition et d’une authenticité culinaires par les guides qui s’impose dans un contexte de réflexion sur une nouvelle identité culinaire québécoise sous l’influence des acteurs et actrices de la gastronomie et du tourisme au Québec. » L’autrice conclut en traitant du déménagement de cet établissement en 2019, avec l’abandon du local et du décor original. Est-ce que malgré le maintien de la même offre alimentaire, l’abandon du local original affectera la couverture médiatique qui en est faite dans les guides touristiques, ainsi que l’intérêt et l’attachement identitaires des Montréalais·es et des Québécois·es avec le lieu?
En demeurant dans le cadre touristique, l’article de Laura A. Arciniegas approfondit le rôle de l’alimentation en tant qu’artefact culturel communicationnel à l’intersection des questions concernant le lieu et l’identité, le matériel et le symbolique. La plateforme Eatwith propose des expériences alimentaires touristiques authentiques en mettant en relation des hôtes locaux et locales, responsables de préparer et de fournir à manger, à des invité·e·s également locaux, locales ou étrangers, étrangères, qu’ils et elles reçoivent à domicile ou dans des restaurants privés. Comme l’autrice le souligne, la promesse communiquée est celle d’une authenticité retrouvée à table. À travers une démarche ethnographique, l’autrice analyse le type d’expériences auquel donnent lieu ces rencontres, et ce, dans différents contextes culturels, soit Paris, Rome et Barcelone. Sur cette base, Arciniegas développe une typologie des hôtes en fonction des expériences produites : créateurs, créatrices, ambassadeurs, ambassadrices, animateurs, animatrices et nourriciers, nourricières. Les « créateurs et créatrices » concentrent leur activité sur la mise en valeur de leur expertise culinaire et expérientielle singulière, tandis que les « ambassadeurs et ambassadrices » souhaitent mettre en avant les aspects identitaires de l’expérience alimentaire, les « nourriciers et nourricières » se concentrent sur l’expérience gastronomique, et les « animateurs et animatrices » se concentrent à offrir des expériences mémorables. Comme le souligne Arciniegas : « (…) ce sont les hôtes qui créent et proposent ces expériences, qui les présentent en ligne en mettant en valeur les éléments qu’ils et ellles valorisent et considèrent comme authentiques ainsi que leur propre vision de la cuisine locale ». La communication alimentaire commence ainsi dans l’espace numérique du site Eatwith , où se réalise d’abord la transaction marchande, et elle se poursuit en personne chez les hôtes. Ces expériences partagent alors le point commun d’une communication réalisée autour de l’aliment et de la relation nourricière vécue comme étant authentique. Cela soulève la question de la définition et de la construction de l’authenticité d’une expérience alimentaire en contexte touristique.
L’aspect identitaire de l’alimentation est également central au quatrième article de cet axe qui interroge les rapports entre l’alimentation, l’identité, le genre et la religion. Mohamed Sakho Jimbira et Dimitri Almeida analysent les manières dont quatre influenceuses musulmanes vivant en contexte migratoire et qualifiées de hijabi influencers se mettent en scène sur différentes plateformes à travers ce qu’elles mangent ou ce qu’elles cuisinent. Comme les auteurs le précisent : « L’examen des contenus numériques analysés révèle que pour les influenceuses culinaires musulmanes, la mise en visibilité des contenus culinaires est indissociable d’une volonté de mise en scène de facettes de soi ». L’aspect identitaire ici est à la fois culturel et individuel. Les auteurs associent les comportements et attitudes de ces influenceuses aux stratégies identitaires utilisées par les musulman·e·s lorsqu’ils et elles sont dans des contextes sociaux où les préceptes et pratiques religieuses de l’Islam sont minoritaires, notamment dans des contextes migratoires. Alors que la séparation entre les sphères publiques et domestiques est un trait culturel présent dans plusieurs pays arabo-musulmans (Bourdieu, 1972), les influenceuses étudiées ici transgressent volontairement cette frontière en mettant en scène publiquement leur vie et leurs espaces domestiques. Cette transgression est interprétée comme une forme d’empowerment. Pour les auteurs, l’alimentation devient un prétexte à la communication et à la mise en scène de soi sur les plateformes numériques.
Si l’aliment est à la fois porteur et marqueur de culture, les significations culturelles de l’aliment ne sont jamais intrinsèques ni fixes, et elles évoluent. On constate néanmoins à travers ces quatre articles le rôle que différentes formes de communication peuvent jouer dans la création, la diffusion, la négociation et la fixation des significations culturelles des aliments.
Axe 2 – L’espace marchand
Dans l’espace marchand, la valeur symbolique des significations culturelles se monnaie et se jauge à l’aune des tendances du marché. Il a beaucoup été question dans les médias de l’empreinte environnementale laissée par la production, la transformation et la vente au détail des aliments. Ce thème entre en résonance avec les enjeux abordés dans la section de ce numéro réservé à la communication commerciale. De plus en plus conscient des dangers, le public est attentif à la qualité écologique de l’offre alimentaire, dans les limites de son pouvoir d’achat, cela s’entend. Les efforts déployés par une entreprise pour réduire son empreinte environnementale ne prennent donc leur pleine valeur que s’ils sont communiqués, publicisés. La communication verte professionnalisée aurait d’ailleurs fait son apparition avec le développement du marketing écologique, par l’instauration d’un rapport gagnant-gagnant avec la clientèle (Liebert, 2007, p. 5). Manger local ou manger végétal est présenté comme un acte patriotique, sinon altruiste. L’entreprise et sa clientèle sont alors positionnées comme actrices d’un changement social, sans qu’il en coûte un effort trop important. C’est dans ce contexte qu’est examinée l’apposition d’étiquettes environnementales sur les emballages : elle participe d’un transfert de la responsabilité sociale des entreprises vers les individus, que l’on presse d’adopter des pratiques de consommation responsables (Saulais, 2023). On pourrait en dire autant des incitations au locavorisme par les commerces, que soutiennent hardiment les pouvoirs publics. Ces approches communicationnelles qui associent la consommation à l’action citoyenne, voire l’achat au vote, sont caractéristiques de l’éthos néoliberal contemporain, fondé sur l’idée que l’individu exerce un pouvoir tout aussi grand par ses choix alimentaires, que par la voie des institutions démocratiques traditionnelles (Blue, p. 73). Or, la valorisation morale de modes alimentaires particuliers est une arme à double tranchant. La charge symbolique dont sont investis certains aliments en opposition à d’autres, comme le végétal en opposition à la viande, risque de polariser les identités de mangeur et mangeuse (MacInnis et Hodson, 2017), et susciter un dégoût pour la catégorie d’aliments associée au groupe adversaire (Rosenfeld et al., 2023). En conséquence, le recours à la morale pour publiciser un aliment peut avoir pour effet de se mettre à dos une importante part de marché (Monnot et Reniou, p. 104). Plutôt que de segmenter suivant une ligne axiologique, les producteurs et productrices de boissons ou de viandes végétales doivent trouver des façons rassembleuses de positionner leurs produits. Voilà un sujet pour lequel la recherche sur la création du sens dans l’espace marchand devient des plus pertinentes.
Afin de contrer la défiance d’un public de plus en plus politisé (Lepiller et Yount-André, 2019), de multiples stratégies d’influence ont été mises en œuvre pour diffuser des contenus en apparence éloignés du registre publicitaire : scores, sceaux d’approbation et certifications privées, mise en récit (storytelling), placement de produits dans les productions culturelles, publicité caméléon (native), influenceurs et influenceuses, etc. Le style informatif de ces contenus camoufle le caractère commercial du message. Le rapport entre la visibilité de la qualité éthique d’un aliment et l’invisibilité des intérêts commerciaux requiert qu’on s’y penche attentivement.
La démarche concomitante de mise en lumière de la valeur morale du produit et d’obscurcissement de la relation marchande est au cœur de l’article de Marie-Lise Buisson. Celui-ci porte sur un objet peu investi par les sciences de la communication, pourtant combien important, l’étiquetage alimentaire. Les aliments emballés sont couverts d’inscriptions de tous côtés, incluant des informations dont le contenu et l’emplacement sont régis par la loi. Bien que la réglementation semble laisser peu de place à l’imagination, les étiquettes n’en sont pas moins traversées par une multitude de significations où se confondent les registres publicitaire, informatif, voire fantaisiste. C’est du moins ce que met au jour d’une part, l’étude sémiotique des signes dont sont garnis les emballages et d’autre part, l’analyse des discours qui justifient ou accompagnent l’usage de tels signes. C’est à cet exercice que nous convie Buisson dans son analyse du Franco-Score, un dispositif créé par l’enseigne française de distribution Intermarché, qui au lieu d’évaluer la valeur nutritive d’un aliment comme le fait le Nutri-Score, indique dans quelle proportion l’aliment est d’origine française. Buisson explique comment ce dispositif de jugement, sous des apparences d’objectivité, contribue à la différenciation des marques en même temps qu’il dissimule les justifications commerciales de son existence. Le Franco-Score et les discours d’accompagnement sont scrutés sous trois angles. L’autrice explique d’abord ce en quoi différentes caractéristiques du dispositif contribuent à l’objectivation du score et à un semblant d’efficacité dans l’évaluation de la qualité de l’offre alimentaire, qu’il est une représentation fidèle du réel plutôt qu’une interprétation : sa lisibilité optimale, les axes d’opposition qui le structurent; la construction d’un lien entre le lieu de fabrication et le lieu de vente du produit, etc. Buisson enchaîne ensuite en expliquant comment la neutralisation des aspects commerciaux du Franco-Score permet à l’entreprise d’utiliser le dispositif comme un prétexte à sa visibilité, le dotant ainsi subrepticement d’une fonction publicitaire. Ce faisant, elle montre comment le score est engagé dans des processus concomitants d’hyperpublicitarisation et de dépublicitarisation. En adéquation avec le positionnement communicationnel de l’entreprise et en phase avec la construction d’un « éthos discursif » autour de la défense d’une cause agricole nationale, le Franco-Score est incontestablement un objet publicitaire. Son apposition sur différentes marques appartenant au même groupe que l’enseigne de distribution donne néanmoins l’impression qu’il est la création d’un tiers neutre. Ce constat autour des jeux de visibilisation/invisibilisation opérés par le dispositif amène finalement l’autrice à examiner comment le Franco-Score en vient à instaurer une relation didactique inévitablement marquée par des rapports d’autorité avec la clientèle. La réflexion qui s’ensuit sur le transfert des responsabilités par l’entreprise vers la clientèle au regard de l’achat local apporte une touche critique qui montre bien en quoi le regard communicationnel permet non seulement de penser autrement les questions de l’étiquetage, mais aussi de faire des liens avec des enjeux plus globaux, comme celui de l’approvisionnement conventionnel à grande échelle des chaînes alimentaires au détriment de leur adhésion à des circuits courts.
Les deux autres articles portent sur la communication organisationnelle autour de deux produits industriels, qui ont en commun de constituer des solutions de rechange aux aliments d’origine animale : la viande et les boissons végétales. Alors que Mathieu Chaput et Alexander Paulsson analysent les stratégies communicationnelles mises en œuvre pour promouvoir le concept de viande végétale, Amélie Aubert Plard et Titouan Bénégui cherchent plutôt à comprendre la perception que les citoyen·ne·s ont, d’une part, de l’offre végétale industrielle comme une façon de participer à la transition écologique et d’autre part, de la communication d’entreprise sur ce thème. Prenant appui sur leur expérience en recherche dans le domaine des sciences sociales chez Danone, Amélie Aubert Plard et Titouan Bénégui ont procédé à une série d’entretiens semi-directifs avec 24 personnes actives résidant dans la région de l’Île-de-France et parents d’un·e enfant mineur·e. Cet échantillon était composé en parts égales d’individus dont le niveau de vie est soit bas, moyen ou élevé, chacune de ces parts comprenant un nombre équivalent de personnes se déclarant engagées ou « pas engagées ». L’analyse du contenu des entretiens a conduit Aubert Plard et Bénégui à revoir la répartition des niveaux d’engagement pour plutôt les établir à trois, en incluant un niveau intermédiaire : « les averti·e·s engagé·e·s », les « sensibilisé·e·s expérimentateurs, expérimentatrices » et les « informé·e·s résigné·e·s ». Pour chacun de ces niveaux d’engagement, Aubert Plard et Bénégui décrivent les pratiques alimentaires des personnes et de leur famille, les lieux où sont achetés les aliments, le degré d’information des individus sur les risques liés aux changements climatiques et à l’épuisement des ressources naturelles, les échanges qu’ils ont avec leur entourage à ce sujet, leur posture vis-à-vis des discours commerciaux ou gouvernementaux. Deux leviers d’engagement sont identifiés : l’expérience personnelle de devoir modifier ses propres pratiques alimentaires et les échanges interpersonnels avec des proches qui sont déjà engagé·e·s dans la transition écologique. Aubert Plard et Bénégui terminent leur analyse en procédant à une étude détaillée de la réception d’une offre industrielle végétale ainsi qu’à un examen des réactions aux communications de l’industrie sur cette offre alternative et sur l’engagement écologique des entreprises. Le tableau dressé est plutôt sombre : seul·e·s les « sensibilisé·e·s expérimentateurs, expériemtnatrices » resteraient à l’écoute des messages de l’industrie. Aubert Plard et Bénégui concluent en enjoignant aux entreprises de communiquer avec rigueur et transparence sur les efforts qu’elles déploient pour participer à la transition alimentaire plutôt que de responsabiliser les individus en les incitant à acheter leurs produits.
Mathieu Chaput et Alexander Paulsson s’intéressent aussi à la communication d’entreprise, non pas en tant que réalisation de l’organisation, mais dans une perspective constitutive : ils s’interrogent sur la façon dont les pratiques communicationnelles façonnent l’organisation, ses produits et ses publics. En ce sens, les stratégies communicationnelles d’une entreprise comme Beyond Meat ne feraient pas que faire exister le produit dans l’esprit des gens; elles contribueraient à le faire exister dans sa matérialité, à le définir, comme « viande végétale », issue de la biotechnologie. Les auteurs procèdent à une analyse critique du narratif de l’entreprise Beyond Meat, à partir d’un ensemble de documents associés à des moments clés de l’organisation, dont le dossier d’introduction en bourse, des communiqués de presse, la campagne publicitaire inaugurale et la couverture de presse de la marque. Leur analyse porte plus précisément sur trois dimensions de la rhétorique constitutive : la formation d’un sujet collectif, la description du sujet comme étant transhistorique et l’attribution à celui-ci d’une capacité d’agir. Chaput et Paulsson expliquent que Beyond Meat ne traite pas les acteurs et actrices de la production animale comme des adversaires, mais plutôt comme appartenant à une époque révolue. Cela permettrait à l’entreprise de se positionner ni en rupture ni en continuité de l’industrie des viandes, mais plutôt « au-delà » d’elle. L’organisation peut ainsi évoquer les charmes de la ferme traditionnelle et de la relation humain·e-animal, pour offrir une alternative aux produits carnés tout en s’inscrivant dans la culture de la viande. Les produits Beyond Meat sont définis comme un assemblage des mêmes nutriments que ceux contenus dans la chair animale, mais conçue autrement. Ils ne sont pas présentés comme un substitut, mais comme le produit d’une meilleure technologie. La viande végétale est dépeinte dans la publicité comme un mouvement social auquel sont invitées à se joindre les personnes carnivores et végétaliennes, sans qu’on les oppose les unes aux autres. Chaput et Paulsson rejoignent ici les préoccupations d’Aubert Plard et Bénégui dans la mesure où ils interrogent aussi la façon dont l’entreprise se positionne dans ses communications comme actrice de changement au regard de la transition écologique. Leur analyse des stratégies de Beyond Meat les amène toutefois à montrer comment cette entreprise s’y est prise pour donner le sentiment aux consommatrices et consommateurs de devenir eux et elles-mêmes agent·e·s de changement en optant pour un produit usiné, ultratransformé et en phase avec les avancées de la recherche en biotechnologie.
Axe 3 – L’espace sociosanitaire
L’expression « communication alimentaire » évoque pour plusieurs — surtout dans les sciences de la santé et de la nutrition — la promotion de la saine alimentation, la communication favorisant l’adoption de « bonnes » habitudes alimentaires. Comme dans le cas de l’espace marchand, ces enjeux tendent à devenir indissociables des questions environnementales. On parle alors de sensibilisation à « l’alimentation durable » : les pouvoirs publics et les mouvements associatifs invitent les citoyen·ne·s à manger en préservant leur santé, la santé des personnes qui produisent les aliments et la santé de la planète. La charge morale n’en est que plus lourde. Convaincre une population de prendre soin d’elle-même — et par surcroît de la planète — en lui indiquant ce qu’il convient de manger ou non exige une connaissance fine et intime de son rapport à la nourriture. Le regard communicationnel permet d’ouvrir des pistes qui échappent aux disciplines axées sur la performance des modèles prédictifs au détriment de la compréhension des modalités de production du sens.
Sous l’influence de la psychologie sociale, nombre de travaux produits sur la promotion d’une saine alimentation visent le changement d’attitude et de comportement. Souvent, à l’aide d’enquêtes par questionnaire, on cherche à cerner les variables qui permettraient de prédire la prise d’une catégorie d’aliments donnée — en supposant que la décision des individus est raisonnée ou planifiée —, et ce, dans le but de produire une campagne de communication centrée sur des déterminants avérés (Glanz et al., 2015). Cette conception du comportement fondé sur la planification repose sur le postulat que la connaissance des cognitions sociales du sujet suffit à expliquer l’action de celui-ci. Prenant l’exemple de la confection d’un repas, Conein (1990) explique pourtant ce en quoi le « modèle de la recette » — la recette étant comparable à un plan d’action — ne peut pas, du point de vue de l’action située (Suchman, 1997), rendre compte de la façon dont la personne s’insère dans une cuisine et interagit de façon réflexive avec les ustensiles qui sont à sa disposition; bref comment elle sélectionne et utilise les informations qui émanent de ses actions en contexte (Conein, 1990, p. 104).
Parce que l’analyse de l’action en contexte est jugée plus adéquate pour l’étude de l’interaction avec les dispositifs de communication, elle constitue une approche de prédilection pour l’analyse de la réception des discours, des formes d’appropriation des messages et des modalités de recherche de l’information. C’est d’ailleurs dans cette perspective de l’action « en situation » que s’inscrivent les trois articles présentés dans la section de ce numéro sur l’espace sanitaire : dans chaque cas, le contexte à l’étude est considéré comme « un ensemble d’éléments en interaction » incluant les acteurs et actrices, les activités dans lesquelles ils et elles sont engagé·e·s, l’environnement informationnel, et l’environnement socio-organisationnel (Paganelli, 2016, p. 176-178). Suivant une perspective info-communicationnelle, comme le proposent Clavier et De Oliveira (2018), ces contributions s’inscrivent aussi en phase avec le déplacement des questions d’efficacité et de véracité vers une interrogation sur les conditions de production par les acteurs et actrices de discours sur l’alimentation, et sur la façon dont les personnes, en contexte, interagissent ou non avec ces discours au moment de leur réception.
Par exemple, Clémentine Hugol-Gential rend compte dans son article d’une recherche à multiples volets, réalisée avec l’objectif ambitieux de traiter des dimensions à la fois politiques et communicationnelles de l’alimentation durable. Ayant opté pour une perspective pragmatiste, qui favorise l’adoption d’une approche « située », elle présente d’abord une analyse des discours dont est constitué le dispositif de la gouvernance alimentaire, en portant une attention particulière à l’évolution de l’idée de durabilité dans ces discours, initialement centrés sur la santé. L’autrice poursuit en présentant les résultats d’une enquête de terrain participative, qui visait à comprendre la réception des discours par les « citoyens-mangeurs, citoyennes-mangeuses » et plus précisément, l’incidence de ces discours sur les représentations sociales de l’alimentation durable.
La première partie du texte consiste donc en une analyse des discours véhiculés dans les lois et programmes nationaux concernant l’alimentation, et dans les campagnes de communication produites par différentes organisations, incluant l’industrie agroalimentaire. Hugol-Gential explique comment s’est effectué, en France, le glissement dans les préoccupations gouvernementales du « bien à manger » au « bon à manger », soit le passage d’une promotion centrée sur les qualités nutritionnelles de l’alimentation à une promotion de la durabilité, qui lie la saine alimentation à des considérations éthiques et environnementales.
Dans la deuxième partie de l’article, Hugol-Gential rapporte les résultats de l’enquête de terrain, dont la première partie est constituée de :
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quarante entretiens individuels qui ont permis de faire ressortir trois thématiques clés, dont la transparence, la défiance et la responsabilité ;
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six entretiens de groupe au cours desquels les personnes participantes ont pu coconstruire des communications sur les pratiques alimentaires durables;
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une enquête par questionnaire auprès de 300 personnes afin de connaître les réactions aux campagnes coconstruites lors des entretiens de groupe.
La seconde et dernière partie de l’enquête apporte une dimension encore plus engagée à l’approche participative amorcée lors du travail de coconstruction puisqu’elle consiste en un atelier-cuisine durant lequel des gens en situation de précarité ont échangé sur leurs perceptions tout en cuisinant trois recettes à base de légumineuses, un aliment phare des discours sur la transition écologique.
La première partie de la recherche a permis à l’autrice de noter l’existence d’une circularité des discours sur l’alimentation durable entre trois ministères (Santé, Agriculture et Écologie), l’industrie et les marques agroalimentaires. L’idée de durabilité constituerait donc un point de contact entre les enjeux abordés dans les axes marchand et sociosanitaire de ce numéro. Un autre point de contact entre l’espace marchand et l’espace sociosanitaire, plus évident celui-ci, réside dans le cas des entreprises qui positionnent leurs produits dans le créneau « santé ». On le constate dans l’article de Mélanie Porte qui traite des écarts entre d’une part, les intentions des acteurs et actrices de l’industrie agroalimentaire en amont du contenu des messages apposés sur les emballages et d’autre part, l’appropriation que font les familles du contenu de ces messages. L’analyse est conduite autour d’un cas : des sachets de carottes non transformées produits par Blédina, une filiale du groupe Danone, spécialisée dans l’alimentation infantile. Croisant la socio-anthropologie de l’alimentation et la sociologie de la traduction, l’autrice s’intéresse à l’espace de liberté dont disposent les familles, bien que la conduite de leurs membres soit surdéterminée par des modèles alimentaires normés. Le travail de Porte s’éloigne des approches psychosociologiques centrées sur le comportement individuel dans la mesure où l’autrice tient compte des contraintes sociales liées au cadre familial et des contraintes matérielles posées par « le script » de l’objet (lequel inclut les caractéristiques physiques de l’objet et des textes accompagnant celui-ci). C’est ici que la sociologie de la traduction est mise à profit dans la mesure où Porte examine de façon toute particulière les glissements de sens dans la relation à l’objet, tant au moment de la production que de la réception. Suivant les préceptes de la perspective de l’acteur-réseau, l’autrice propose un parcours analytique des « traductions successives » de la définition du produit, à partir des acteurs et actrices de la conception jusqu’aux personnes qui ont font usage.
Les observations participantes et les entretiens conduits en contexte de production ont fait apparaître que l’équipe projet de l’entreprise et ses partenaires agricoles avaient pour préoccupation première de faire connaître aux parents la réglementation et les normes de production. L’intention était de modifier les représentations négatives à l’endroit des aliments industriels pour nourrissons, dans un contexte où croit la popularité du fait maison. À travers l’analyse des données recueillies lors d’observations en supermarché et d’entretiens auprès des familles, Porte montre comment se déploient les diverses formes de réappropriation du message et conséquemment, l’espace de liberté dont disposent les familles dans leurs interactions avec le produit. Pour expliquer ces diverses formes, l’autrice a recours aux quatre catégories de l’intervention des usagères et usagers développées par Madeleine Akrich (1998) : le déplacement, l’adaptation, l’extension et le détournement.
Céline Paganelli et Viviane Clavier se sont également intéressées à l’appropriation des contenus liés à l’alimentation. Leur travail ne s’inscrit pas dans une perspective de réception de discours étatiques ou d’appropriation de messages commerciaux, mais plutôt dans une optique de recherche d’information en contexte institutionnel. Leur article porte plus précisément sur les pratiques informationnelles liées à l’alimentation chez les étudiant·e·s universitaires, vues sous l’angle de la précarité économique. Suivant une approche située, Paganelli et Clavier expliquent ce en quoi la santé constitue un enjeu central au sein de ces pratiques : dans un monde où la relation entre alimentation et santé est médicalisée et où conséquemment, l’acquisition et la maîtrise de connaissances nutritionnelles ont fait l’objet de politiques visant à responsabiliser l’individu, l’information devient un moyen de prendre des décisions éclairées sur ses choix alimentaires afin de préserver sa santé.
C’est donc dans une perspective santé que les chercheuses rapportent les résultats d’une étude sur les pratiques informationnelles s’inscrivant dans une vaste enquête sur la précarité alimentaire étudiante, menée à l’Université Grenoble Alpes (UGA) durant les années 2020-2021, en pleine pandémie de la COVID-19. Le recours dans cette enquête à « l’échelle de mesure de l’insécurité alimentaire vécue », développée par l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation (FAO), avait permis de dégager quatre catégories d’étudiant·e·s : « en sécurité alimentaire », « en précarité légère », « en précarité modérée » et en « précarité sévère ». Pour les fins de l’étude portant plus spécifiquement sur les pratiques informationnelles, des entretiens ont été réalisés avec 46 personnes correspondant aux différents niveaux de sécurité ou précarité alimentaire. Il ressort de cette étude que l’alimentation n’est pas un sujet à propos duquel les étudiant·e·s font « une recherche d’information active et conscientisée », et ce, peu importe le degré de sécurité ou précarité alimentaire. C’est d’abord vers l’entourage que se tourne la gent estudiantine, une source orale qu’elle ne conçoit pas comme étant une source d’information, mais plutôt comme un héritage. La lecture dans Internet de contenus liés à l’alimentation — exception faite d’intérêts particuliers, comme pour la cuisine végane — serait surtout un effet du hasard. L’absence de lien apparent entre la précarité alimentaire et le manque d’information amène Paganelli et Clavier à douter de la pertinence du concept de « pauvreté informationnelle », qu’elles jugent trop normatif au regard des pratiques informationnelles. Bien qu’elles notent plusieurs ressemblances entre les pratiques informationnelles des étudiant·e·s et celles observées chez les personnes pauvres et marginalisées (dont traitent les recherches états-uniennes sur la pauvreté informationnelle), Paganelli et Clavier refusent de considérer comme des « info-pauvres » quiconque ne se conforme pas aux pratiques normées attendues. Selon les autrices, le non-usage des nombreuses sources d’information pourtant existantes s’expliquerait plutôt par une défiance à l’endroit des injonctions des pouvoirs publics à bien se nourrir. Elles notent d’ailleurs que l’agacement ressenti serait directement proportionnel au degré de précarité alimentaire. À leur avis, c’est ce manque de confiance qui pousserait les personnes les plus démunies à se tourner vers leurs proches pour s’informer plutôt qu’à des sources externes qui semblent peu les connaître. Paganelli et Clavier concluent leur article en proposant des formes d’accompagnement comme la littératie de la santé et de l’alimentation ou encore, la coconstruction de dispositifs fondée sur la participation des étudiant·e·s.
De la défiance en communication alimentaire
Le sujet de la défiance du public conclut bien notre introduction à ce numéro puisqu’il constitue un thème récurrent dans plusieurs des contributions rassemblées. Ce thème n’est pas sans rappeler le « paradoxe de l’omnivore », un concept développé par Fischler (1979, p. 196, 1990), à la suite des travaux du psychologue Paul Rozin, dont la démonstration prenait appui sur la sélection de la nourriture par les rats : l’humain·e, comme tout·e omnivore, serait aux prises à la fois avec des tendances à la nouveauté (néophilie) et à la peur des dangers que peut présenter l’ingestion de nouveaux aliments (néophobie) (Rozin, 1976, p. 27). La défiance relevée dans les contributions de ce numéro est aussi en grande partie attribuable à la pression exercée, tant par les pouvoirs publics que par l’industrie agroalimentaire, pour influencer les pratiques alimentaires. Elle s’approche en ce sens du « scepticisme à l’endroit de la communication verte » (Mohr et al., 1998), un concept théorisé et opérationnalisé en marketing, mais elle en diffère dans la mesure où la défiance touche aussi la communication axée uniquement sur la promotion des saines habitudes alimentaires.
Comme nous venons de le souligner, il est question de défiance dans la section sur l’espace sociosanitaire, alors que Paganelli et Clavier traitent des réactions du public à l’endroit des campagnes nutritionnelles gouvernementales. Hugol-Gential, de son côté, décrit comment la défiance s’est manifestée de façon particulièrement cinglante lorsque les personnes participant aux groupes de discussion ont mis en avant les mots « problèmes » et « hypocrisie » pour décrire ce qu’évoquait pour elles l’alimentation durable. La chercheuse explique que la défiance a constitué, avec la responsabilité et la transparence, une thématique clé de ces groupes de discussion.
La défiance du public à l’endroit de l’industrie agroalimentaire est aussi soulignée par Hugol-Gential qui la décrit comme « grande et généralisée à l’ensemble du corpus ». Comme le soulève par ailleurs Mélanie Porte, c’est pour contrer une certaine défiance du public à l’endroit des petits pots pour bébés et des « scandales sanitaires liés à l’agroalimentaire » que les concepteurs et conceptrices d’un sachet industriel de carottes brutes ont tenu à mettre en avant la conformité du produit aux normes en vigueur.
Par voie de conséquence, la défiance constitue aussi un enjeu notable dans l’espace marchand. Buisson en fait état lorsqu’elle explique que le Franco-Score « survient dans un contexte de défiance envers les acteurs et actrices traditionnel·le·s des industries alimentaires ». Elle note que dans les articles de presse étudiés, de nombreux énoncés s’inscrivaient dans « l’axiologie confiance/défiance », en soulignant entre autres la nécessité de rassurer les consommatrices et consommateurs français·es, et de « faire taire la défiance permanente des consommateurs et consommatrices à l'égard de l'industrie agroalimentaire ».
Chaput et Paulsson, pour leur part, citent des études où il est question de la méfiance des consommatrices et consommateurs à l’endroit des viandes végétales. Les auteurs examinent par ailleurs les stratégies déployées par l’entreprise Beyond Meat pour gagner leur confiance en évoquant les liens forts que le fondateur entretenait avec les éleveurs, éleveuses et les animaux par l’entremise de son père.
Aubert Plard et Bénégui traitent aussi de la défiance citoyenne à l’endroit de l’alimentation industrielle : « Celle-ci trouve son origine dans “la modernité alimentaire”, caractérisée par une situation de surabondance alimentaire, la baisse des contrôles sociaux et la multiplication des discours normatifs, parfois contradictoires, sur ce “qu’il faudrait” manger. » Cette défiance est directement notable dans les entretiens réalisés. Par exemple, on rapporte que les produits affichant un engagement écologique, mais qui ne sont vendus que dans les supermarchés, « se heurtent à la défiance » que les gens les plus engagés ont envers ces lieux. Dans leur conclusion, Aubert Plard et Bénégui affirment que « Dans un contexte de défiance générale, les citoyen·ne·s réclament des messages qui soient, avant tout, rigoureusement, factuels et vérifiables. »
L’espace culturel n’est pas en reste. Arciniegas, dans son analyse des expériences auxquelles donne lieu la plateforme Eatwith, fait état d’une méfiance à surmonter devant l’hôte étranger, étrangère et les aliments proposés. L’autrice signale les risques inhérents à la commensalité au regard notamment de l’hygiène de l’autre et des risques de contagion, et elle décrit les formes que prend la construction de la confiance dans un tel contexte, comme le recours à des représentations familiales et féminines. On est proche ici du concept de « paradoxe de l’omnivore » susmentionné, mais le caractère commercial des offres promues dans les applications de partage comme Eatwith constitue un point de contact entre l’espace culturel et l’espace marchand qui ouvre la voie à une éventuelle défiance du public, semblable à celle rencontrée dans les contextes de communication où prévaut le registre publicitaire. Après tout, n’y a-t-il pas un risque qu’une frange plus critique de la population ne voit dans la dénomination « fraise de l’île d’Orléans » qu’une supercherie commerciale? Les touristes désireux, désireuses de vivre une expérience authentiquement québécoise au restaurant La Binerie Mont-Royal pourraient-ils ou elles se sentir déçu·e·s devant le changement de décor qu’a occasionné le déménagement?
Si, comme nous l’avons expliqué au début de cette introduction, il faut procéder par une superposition des espaces épistémiques plutôt qu’une intersection, il y aurait lieu de croire que la défiance dont il est question dans la plupart des articles est en partie attribuable à la multiplicité des points de contact entre l’espace marchand et les autres espaces. Les risques que pose — pour reprendre les termes d’Hugol-Gential — la circularité des discours d’une sphère à l’autre donnent matière à réflexion sur la porosité des espaces épistémiques. Prenons l’exemple de la responsabilisation individuelle, tout aussi présente dans l’espace sociosanitaire que dans l’espace marchand : en s’adressant à l’individu comme s’il était entièrement aux commandes de ses propres choix en matière d’alimentation, l’État ne rabâche-t-il pas les discours néolibéraux de l’espace marchand, et ce faisant, n’abandonne-t-il pas à l’industrie et au commerce le soin de convaincre les consommatrices et consommateurs de ce qui est bon pour eux et elles et pour la planète?
Cela dit, dans un monde où la frontière entre le vrai et le faux est ténue, la défiance n’est pas en soi une tare, car si l’on en croit le Littré (1873-1874), « La méfiance fait qu'on ne se fie pas du tout ; la défiance fait qu'on ne se fie qu'avec précaution ». Ce numéro sur la communication alimentaire nous donne amplement l’occasion d’y réfléchir.
Parties annexes
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