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Discours et analyse du discours est un ouvrage à la visée pédagogique affirmée. Dominique Maingueneau y expose le modèle théorique qui le fait connaitre depuis le tournant des années 2000 comme une figure incontournable de l’analyse du discours française (ADF), autant pour ses propres contributions à cette discipline (Maingueneau, 2002, 2014) que pour les synthèses qu’il en propose, adressées aux publics novices (Maingueneau, 2012, 2016) ou experts (Maingueneau, 2008, 2011).

L’ouvrage est présenté comme une introduction et, en ce sens, s’attache surtout à faire l’exposé du système conceptuel développé par l’auteur au fil de sa carrière. On notera d’emblée que les méthodes d’analyse textométrique, autre trait distinctif d’une ADF favorisant traditionnellement une analyse très centrée sur la matérialité des corpus (Guillhaumou, 2002), est laissée en suspens ici. Plus globalement, l’ouvrage ne propose « pas de méthode opératoire » (p. V), et fait donc l’économie d’une démonstration détaillée de l’applicabilité de sa théorie, ce qui pourrait décevoir la personne lectrice en quête d’un modèle exemplaire à émuler sur ses propres corpus. Heureusement, on pourra recourir aux très nombreuses études de cas publiées en ADF et citées dans l’ouvrage pour compenser cette absence, au risque cependant de n’y retrouver là que des cadres théoriques que partiellement analogues à celui présenté ici.

Le plan de l’ouvrage est resté sensiblement le même entre les deux éditions, séparé en trois sections : « Études de discours et analyse du discours » (chapitres 1 à 5), « Les unités de l’analyse du discours » (chapitres 6 à 8) et « L’univers du discours » (chapitres 9 à 17). Cette première section est tout particulièrement appréciable. D’abord, pour les remarques historiques que nous livre l’auteur à propos de l’ADF dans le premier chapitre. L’analyse du discours est née, en France, dans un contexte intellectuel (celui des années 1970 et d’un « renouvellement » des sciences humaines et sociales par l’apport, notamment, de la linguistique) qui contribue pour beaucoup à son approche particulière des productions discursives. L’histoire de la discipline est marquée par le problème de l’institutionnalisation (Bonnafous et Krieg-Planque, 2014), dans un contexte où les enjeux qu’elle prétend traiter sont en partie déjà abordés par d’autres disciplines, nonobstant les différences prononcées de méthodes. Cette position complexe de l’ADF – qui l’a souvent obligée à une sorte de réflexivité, mais qui contribue en partie à son originalité (Gadet et Marandin, 1984) – est ensuite bien illustrée par l’argumentaire que présente l’auteur en faveur d’une conception de l’ADF comme « discipline » plutôt que comme « approche » (chapitres 2 et 4). Les chapitres 3 et 5, quant à eux, traitent de deux thématiques très fortes en ADF depuis les travaux fondateurs de Michel Pêcheux, soit l’ancrage empiriste dans le texte (chapitre 3) et le rapport à l’entreprise critique en sciences sociales. Cet angle critique est associé à l’influence marxiste, revendiquée dans les travaux de Pêcheux (REF), mais il s’est depuis enrichi des apports renouvelés de cette tradition toujours très active en sciences humaines et sociales (chapitre 5). Cette première section offre ainsi un survol riche d’une tradition intellectuelle qui mériterait d’être encore mieux connue et distinguée en dehors de ses propres réseaux de laboratoires de recherche.

On remarquera déjà, dans cette première section, la propension de l’auteur pour les schématismes typologiques, dans le développement qu’il consacre à la distinction entre disciplines et approches. Après avoir rejeté la notion d’ approche , trop large, on passe par une catégorisation des pratiques de recherche en termes d’« études [du discours] », de « disciplines », de « courants », et de « territoires ». Bien que chaque terme de cette liste soit présenté comme l’hyperonyme du suivant, ce qui donne à l’ensemble une cohérence encore assez facilement intelligible, les nombreux recoupements entre disciplines et courants et les hybridations qui s’observent en pratique chez chaque chercheur ou chercheuse individuellement, notés par l’auteur, nous font nous demander si, finalement, le terme d’approche ne suffit pas et si l’on ne pourrait tout simplement pas parler de problématiques ou d’objets partagés (ce à quoi se reconnaissent des démarches appartenant à la même discipline, selon l’auteur), ou de méthodes partagées (ce par quoi il définit un courant).

La deuxième section présente en trois chapitres les unités pouvant servir à l’analyse. La distinction principale de cette deuxième section, celle entre unités topiques et non topiques est à ce titre exemplaire des abus typologisant qui affectent tout l’ouvrage. L’utilité analytique de cette distinction n’est, en effet, jamais vraiment abordée, si bien que l’apprentissage de ces termes peut sembler peu économique, autant du point de vue du pédagogue que de l’analyste en herbe. Par ailleurs, cette distinction s’appuie sur une métaphore spatiale qui présente le risque de disperser encore plus les différentes compréhensions de la distinction que ces termes sont pourtant censés expliciter, en plus d’être déjà utilisée dans les sciences du langage ( topos ). De façon plus fondamentale encore, cette distinction entre unités d’analyse reflétant les « catégorisations effectuées par les usagers » (p. 56) (topiques) et celles construites par les analystes (non topiques) révèle d’un parti pris épistémologique reproduit tout au long de l’ouvrage qui laissera peut-être inconfortables ceux et celles qui se méfient davantage des entreprises visant à exhumer des positivités heureuses, pour reprendre le mot de Foucault (1970). Reprenant un instant l’argumentaire ethnométhodologique, on se questionnera sur la distinction radicale que l’auteur propose entre les analyses que produisent les analystes et celle que produiraient « les usagers », dont seraient exclus les analystes. Ainsi, la technologisation du discours (Fairclough, 1992) et la circulation des discours sociologisants débordant de loin l’espace universitaire (Boltanski et Thévenot, 1991) infirment cette tentative de préserver aux « analystes » l’usage exclusif (explicite ou non) de la notion de formation discursive (identifiée pourtant comme unité non topique), par exemple.

C’est à une réelle prolifération terminologique que l’on assiste ensuite, toujours dans cette seconde section, alors que l’auteur définit tour à tour, seulement autour de la notion de genre, les « genres de discours », « types de discours », « champs discursifs », « sphères d’activité », « lieux d’activité », « valences génériques » (interne ou externe), « genres auctoriaux » ou « genres routiniers », « scène génériques », « scènes englobantes », « scénographies », « modes de généricité » et « hypergenres ». Bien qu’encore ici alourdis par cette propension à la création terminologique, les chapitre 7 et 8 présentent une synthèse intéressante de nombreux travaux en analyse du discours, soit sur les notions de formation discursive (Foucault, 1992; Haroche et al., 1971), de formule (Krieg-Planque, 2003), rebaptisée « parcours », et de registre.

Enfin, la troisième section, « L’univers du discours », présente un éventail de réflexions motivées par la diversité des discours observables. Contrairement à la seconde section qui présente l’armature la plus rigide du système théorique de Maingueneau, les typologies proposées ici le sont davantage, parfois sur le mode de l’hypothèse. Cette modalité différente, traduite entre autres par une organisation des chapitres par problème (le problème des conversations banales, le problème de la virtualisation des échanges, le problème du cadre sociomatériel des énoncés, etc.), plutôt que par méta-catégorie (topiques, non topiques), donne un aperçu certainement stimulant d’une pensée scientifique à l’œuvre, devant les phénomènes qu’elle entend comprendre.

En ce sens, le chapitre 11, nouveauté de cette seconde édition, est exemplaire. L’auteur y présente un prolongement de son modèle de la scène d’énonciation (Maingueneau, 2004), présenté au chapitre 10, à partir d’une réflexion sur le contexte matériel de l’énonciation et l’influence que ce contexte peut avoir sur la mise en scène du discours. L’auteur donne l’exemple de la disposition des salles de classe qui permettent maintenant, depuis la disparition des estrades, aux personnes enseignantes de mettre en scène un échange beaucoup plus interactif, puisqu’elles parlent au même niveau que leur public, qu’elles peuvent circuler plus naturellement entre les pupitres et qu’elles peuvent les déplacer en toutes sortes de configurations plus ou moins asymétriques. De même, le chapitre 12 développe une réflexion sur deux types d’énonciation (« attachées » et « détachées »), à partir de l’observation selon laquelle certains énoncés semblent particulièrement autonomes par rapport à un contexte d’énonciation : les dictons, proverbes, mais aussi les paroles rapportées à la figure auctoriale, en littérature.

Enfin, portons au crédit du livre l’espace qui y est consacré pour l’examen des transformations des modes de communication provoquées par l’apparition de nouvelles techniques de communication (chapitre 16). Ce chapitre est néanmoins alourdi par une énième typologie aux termes encore particulièrement opaques et inutilement métaphoriques; cette fois celle des « formes de textualité » (p. 176), textualités « immergée », « planifiée » (« monologale » ou « dialogale ») et « navigante ». Finalement, le chapitre 17 livre un plaidoyer stimulant pour une (re)validation des discours typiquement délaissés par les analystes du discours : discours auctoriaux, sloganesques, caricaturaux; soit ceux dont l’autonomie partielle, donc, implique une détermination du discours peut-être moins simplement endogène à la situation de communication que ce qu’auraient suggéré les analystes de conversation les plus « émergentistes » (Sawyer, 2010).

En conclusion, bien que l’auteur ait étayé ailleurs, avec nuance, nombre des propositions conceptuelles qu’il présente dans cette introduction, force est de constater que ces propositions n’ont pas encore été suffisamment entérinées dans l’usage, même dans la plupart des travaux se réclamant explicitement de l’ADF, pour pouvoir être présentées ici comme éléments fondamentaux de la discipline. À notre avis, c’est lorsque l’auteur s’appuie le plus sur son érudition (lorsqu’il discute simplement de la notion de genre, par exemple), et non sur son originalité, qu’il atteint au mieux l’objectif qu’il s’est fixé pour cette introduction, celui d’aider les étudiants « à mieux appréhender les lignes de force qui structurent ce champ [de l’analyse du discours] » (p. V). Cette seconde édition de Discours et analyse du discours saura séduire les personnes qui sont déjà convaincues par le projet de Maingueneau, ou les étudiants et les étudiantes en quête d’une armature conceptuelle extensivement développée et reconnue pour guider leurs expérimentations analytiques. Comme texte de soutien pour un cours dont l’objectif ne serait pas spécifiquement d’introduire à l’approche de l’analyse du discours bien personnelle à l’auteur, en revanche, on préfèrera sans doute sélectionner quelques chapitres afin de profiter de ses lumières, sans s’engager entièrement dans le réseau conceptuel parfois trop intriqué (et dont certaines prémisses, on l’a vu, restent questionnables en plus de ne pas être problématisées) qu’offre cet ouvrage.

Considérant la tendance qu’ont les praticiens et praticiennes des sciences de la communication à accorder un respect relatif et tout pragmatique aux frontières disciplinaires, cette introduction à l’analyse du discours par Dominique Maingueneau a peu de chances de s’établir comme référence dans cette discipline. La terminologie profuse et prise en réseau ainsi que l’absence de problématisation des présupposés onto-épistémologique (ne serait-ce que sous une forme vulgarisée) rendent assez malaisée la mise en dialogue de la théorie développée dans l’ouvrage avec les autres qui constituent le référentiel protéiforme et extensif des sciences de la communication. D’autres travaux issus du paradigme large de l’ADF se sont donné des projets peut-être plus restreints, mais les ont réalisés de manière plus approfondie et, à notre sens, rigoureuse (Voir Kerbratt-Orecchioni [2005], pour un exemple sur le même thème).