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Dès lors qu’on étudie la place qu’occupent les youtubeurs dans notre société, on est inévitablement amené à lire des milliers de commentaires que laissent les internautes en marge [1] de leurs expériences de visionnement. Des commentaires qui viennent s’arrimer dans les minutes, les heures et les jours qui suivent la mise en ligne d’un nouvel épisode et qui témoignent des liens étroits entre ces échanges sur les réseaux sociaux et le visionnement sur YouTube.

Pour comprendre plus avant le rôle de ces commentaires dans l’expérience de visionnement de l’internaute, j’analyserai l’expérience youtubeur comme un espace de communication où se joue une synergie entre une plateforme de visionnement et des réseaux sociaux qui repose sur des règles et des contraintes que partagent créateurs et internautes (Odin, 2011, p. 23). Je conduirai cette analyse en explorant un genre audiovisuel parmi les plus populaires sur YouTube, le vlog. Dans ce genre, des youtubeurs s’adressent, face à la caméra, directement aux internautes, dans des réalisations qui conservent une facture « imparfaite », une esthétique qui rappelle la webcam et un montage syncopé typique de ces blogues vidéo (Burgess et Green, 2018 ; Lange, 2019). Un genre qui appelle par sa mise en scène à des échanges sur les médias sociaux en marge du visionnement. Un genre caractéristique de ce que peut être YouTube : « un réseau social » devenu dans son usage « une plateforme de médias sociaux » (Helmond, 2015, p. 8), une plateforme de distribution qui « fonctionne réellement en tant que réseau social » (Burgess et Green, 2018, p. 106), « un cadre d’orientation pour les personnes qui interagissent socialement par le biais de vidéos et d’autres médias sociaux » (Lange, 2019, p. 4).

Dans l’esprit des travaux de Frank Kessler sur le dispositif (Kessler, 2011) j’explorerai l’espace de communication spécifique à YouTube à travers une série de questions fondées sur cette convergence entre une plateforme de visionnement et des réseaux sociaux. C’est-à-dire si on considère que l’expérience de l’internaute est le résultat du visionnement suivi, sans être systématique, d’un vlog et des échanges auxquels il participe par sa présence, par ses « j’aime », par le partage de la vidéo ou par ses commentaires sur des plateformes asynchrones, ou encore, à l’occasion de réunions virtuelles ou « réelles »[2] avec le youtubeur et la communauté de fans. Mais aussi, si on considère que le dispositif (Foucault, 1994 ; voir aussi Albera et Tortajada, 2011 ; Baudry 1975) de cette expérience de visionnement est une combinaison d’une plateforme de visionnement, YouTube, et d’au moins une plateforme d’échanges sur les réseaux sociaux en marge du vlog (YouTube, Facebook, Instagram, Twitter)[3]. Suivant ces considérations, que peut-on apprendre sur les conditions pragmatiques dans lesquelles se produit l’expérience de visionnement de l’internaute ? Comment l’internaute s’investit-il dans un dispositif de visionnement qui implique aussi des moments d’échange avec le youtubeur et une communauté d’internautes ?

Pour répondre à ces deux questions sur la spécificité de l’expérience youtubeur, j’adopterai dans un premier temps une approche sémio-pragmatique (Odin, 2011) et temporaliste (Domenget, 2018) pour faire ressortir le contexte pragmatique de cette expérience de visionnement propre au web. J’approfondirai notamment les conditions dans lesquelles l’internaute combine le récit audiovisuel du youtubeur et les échanges sur les réseaux sociaux pour créer une expérience de visionnement inclusive, dans laquelle il s’affiche comme participant à la communauté qui gravite autour du youtubeur.

Dans un second temps, j’amorcerai une réflexion sur cette combinaison de visionnements et d’échanges à travers la notion d’espace de communication. L’objectif sera de mettre de l’avant ce qui fait la spécificité de cet espace de communication théâtre d’un (quasi) échange entre créateur et internautes pour, dans un troisième temps, questionner les caractéristiques de ce dispositif dans lequel l’internaute crée son expérience personnelle du vlog au travers une combinaison de plateformes de visionnement et d’échanges et, parfois, de réunions réelles ou virtuelles.

À terme, l’objectif est de développer une approche pragmatique du dispositif qui se veut l’occasion d’une réflexion sur la perception de l’expérience youtubeur et ses enjeux pour l’internaute.

Des récits arrimés par le temps, l’authenticité et l’absence de distinction entre fiction et non-fiction

La diffusion d’un nouvel épisode du vlog concentre en quelques jours ou parfois quelques heures l’essentiel des commentaires et visionnements[4]. Cet effet de « rendez-vous » avec la mise en ligne repose sur une collaboration entre youtubeurs et internautes. Ce sont des messages que les youtubeurs ont envoyés à leurs fans, des suggestions que se partagent des internautes, un abonnement qui se traduit par une alerte, ou parfois un calendrier de publication auquel s’astreignent youtubeur et internautes : avant la sortie imminente d’un nouvel épisode ou d’une nouvelle saison, une fébrilité se lit dans les échanges[5]. L’attente ou le retard d’une sortie annoncée provoque une série de commentaires dans lesquels des internautes partagent tantôt leur plaisir tantôt leur impatience de voir le nouvel épisode[6]. Dans l’abondance et la diversité de l’offre sur le web, il faut susciter le geste de visionnement : en amont, le youtubeur et les internautes actifs sur les réseaux sociaux contribuent par leurs publications, leurs échanges et leurs partages, à créer le rendez-vous de la mise en ligne[7].

Chaque diffusion ouvre une fenêtre de temps durant laquelle la vidéo connaît sa « vitalité réceptive » (Lange, 2019, p. 118) où elle suscite visionnements et commentaires : le youtubeur et une communauté d’internautes acceptent pour contrainte temporelle le rendez-vous de la mise en ligne qui devient un point de passage (Proulx et Latzko-Toth, 2000) qui les rassemble en marge du vlog.

Cette contrainte temporelle varie et fluctue suivant les genres, les audiences, les plateformes de diffusion ou le succès de la production. PewDiePie a vu cette concentration connaître des fluctuations de deux jours à quelques semaines au fil des dix dernières années. Les échanges en marge du vlog Solange te parle occupent en moyenne une à deux semaines alors que la publication des vidéos de ASMR Darling suscite encore des commentaires un mois après leur mise en ligne. Variable, modulable, impliquant des plateformes d’échange asynchrones (Antaki et al., 2005 ; Bonu et Denouël, 2011), la contrainte temporelle est néanmoins toujours là et donne un cadre de participation depuis le moment où l’internaute accepte le rendez-vous du visionnement et fréquente les échanges en marge de l’épisode sur les plateformes « officielles » ou parmi son réseau d’amis.

L’espace de communication de ces récits audiovisuels sériels sur le web est modelé par la culture du présentéisme et de l’instantanéité du web (Domenget, Larroche et Peyrelong, 2015). Cette culture ne se réduit pas à la seule mise en ligne : s’appuyant sur sa connaissance de ce vlog, de cette plateforme, du web et de ses usages, l’internaute va choisir dans cette fenêtre de temps le moment de son intervention. L’internaute s’expose dans l’espace public de la communauté lorsqu’il reconnaît dans les échanges un moment où sa présence et son commentaire ont un potentiel de quasi-interaction (Ross, 2013) avec d’autres internautes, parfois ses amis, et le youtubeur. Dit autrement, suivant le type de commentaire qu’il souhaite afficher, suivant les personnes qu’il souhaite rejoindre, l’internaute cible un moment pour intervenir dans la fenêtre de temps. Je reviendrai plus loin sur les cycles qui structurent les commentaires.

En marge de ces productions sérielles sur le web, les commentaires n’affichent pas la distinction fiction versus non-fiction[8] : dans ses messages, l’internaute peut interpeller le youtubeur indifféremment par son nom civil ou sous son nom de youtubeur. L’internaute investit un espace de communication où fiction et non-fiction se confondent, où le rendez-vous de la mise en ligne ouvre sur une quasi-interaction entre youtubeur et internautes, où la mise en scène du contact intime et direct du vlog colore son expérience d’un sentiment d’authenticité (Cunningham et Craig, 2017 ; Hall, 2015 ; Ellcessor, 2012).

Ce sentiment d’authenticité est alimenté par la dimension autoréflexive qu’affichent les créateurs de ces vlogs (Simonsen, 2012) : ils parlent de leur travail de concepteur, partagent leurs expertises de youtubeurs, confient leurs projets personnels dans des réalisations qui conservent, dans leur facture, la véracité de la webcam. Directement interpellé, l’internaute est parfois invité à collaborer par ses suggestions au vlog de Solange pour de nouveaux sujets, à celui de PewDiePie pour de nouveaux jeux ou à échanger avec Cyprien sur son métier de youtubeur[9].

Ce sentiment d’authenticité n’est pas un a priori du vlog : sous l’étiquette « vlog », on pourra retrouver des personnages animés[10], des personnages fictifs[11], des cas d’usurpations d’identité[12], etc. Le sentiment d’authenticité est le résultat d’un ensemble de facteurs, depuis une réalisation qui affiche cette facture propre au vlog et explicite le travail de création, jusqu’à une plateforme, YouTube, où l’internaute peut répondre par un « j’aime », un geste de partage, un commentaire ou en créant sa vidéo (Lange, 2019). Un sentiment d’authenticité qui fait par moments oublier que le vlog du youtubeur est un geste de représentation de l’internaute-youtubeur qui a une finalité : attirer plus de visionnements, plus de fans et, incidemment, plus de commentaires sur les réseaux sociaux[13].

L’espace de communication du récit audiovisuel sériel sur le web

Cette expérience de communication est possible dans un contexte où internautes et créateurs collaborent au processus de production de sens depuis leurs espaces d’émetteur et de spectateur. Ils acceptent des contraintes, celles du temps et de l’authenticité notamment, qui permettent le rendez-vous et l’échange ; ils suivent des usages et des pratiques déterminées par le contexte du web ; ils puisent dans leurs « compétences communicationnelle », « discursive », « langagière » et « référentielle » (Odin, 2011, p. 43-44) pour créer et reconnaître un geste de communication qui se décline sous différentes modalités à travers différentes plateformes et événements. Ce seront des vidéos diffusées plus ou moins régulièrement sur la plateforme YouTube, des publications, des commentaires ou des échanges en direct sur Facebook, Twitter ou Instagram, des réunions à l’occasion d’un lancement ou d’un événement où la communauté de fans retrouve le youtubeur. Balisée par des usages et des pratiques, la participation de l’internaute révèle son caractère fungible qui prend une diversité de formes et de modalités (Lange, 2019).

Dans ce processus, l’internaute a un rôle actif de premier plan : il s’appuie sur ses compétences communicationnelles pour reconnaître et mettre à contribution les plateformes qui participent à l’espace de communication lié à ce youtubeur ; il contribue à créer le rendez-vous de la mise en ligne lorsqu’il manifeste sa présence par un « j’aime », un geste de partage ou un commentaire dans cette fenêtre de temps où il sera vu. Il incarne cette communauté lorsqu’il participe à ces réunions ou ces moments d’échanges en direct avec le youtubeur.

Dans cet espace de communication qui s’anime l’espace de quelques jours ou quelques heures à chaque nouvelle annonce ou à chaque nouvelle mise en ligne, visionner, aimer, partager ou commenter sont autant de gestes d’appropriation (Yakimov, 2015) à travers lesquels l’internaute charge son expérience d’un potentiel conversationnel (Antaki et al., 2005, p. 118 et sq.) avec une communauté d’internautes parmi laquelle il y a le youtubeur. Des gestes d’appropriation personnelle qui reposent sur un braconnage[14] (Certeau, 1980 ; Maigret, 2000) à travers lequel l’internaute définit son expérience personnelle du vlog[15]. Pour l’un, ce pourra être une occasion d’affirmer sa notoriété dans une communauté d’internautes qui accordent une valeur à la première place : à l’annonce de la mise en ligne, il s’affiche parmi ces internautes qui inscrivent un commentaire d’ouverture, sous la forme d’un « First », « Oooo nice », « Howdey », « Sup », « Premier », « hey hey », « Won », avant même d’avoir vu l’épisode[16]. Un autre pourra y trouver l’occasion d’affirmer une présence discrète, mais active dans la communauté de fans : il est de ceux qui inscrivent leur réaction sur le coup du visionnement par un « Well duh », « Lol good », « More please », « That’s creepy », « NOT SCARY DIDN’T SPOK », « Much spok », dans les premières heures après la mise en ligne. Des commentaires de réaction qui semblent parfois écrits pendant le visionnement : « Pewdiepie going bald :( », Hold up, did pewds just do a … intro? », « YES horror game content is what I NEED right now!!! », « What is going on with pewds beard? Haha », « I love this». D’autres internautes s’affichent dans les échanges comme un expert, un leader ou un intime des créateurs qui bénéficie d’une aura dans la communauté de fans. Ils publieront un commentaire personnel dans lequel il s’adresse au youtubeur : « Thank god u r back », « Hey Pewds », « LOVES YOU », « NO NECK ED UPDATE PEWDS????? », ou à la communauté d’internautes : « Wait, the creepy pasta sounds like a movie. Does anyone know what I mean? Does anyone know the movie? », « The floor gang made the old intro come back Im tears this is so hapi », « Anyone notice he looks like a French poet? ». À cela s’ajoute les interventions de squatteurs qui ciblent des moments dans les échanges où leur invitation vers une autre page, un autre vlog aura une grande visibilité : « Visit please », « GOOD JOOB GOOD LUCK FORYOU YOUTUBE jangan lupa like saya dan SUBSCRIBE ». Par ailleurs, ces commentaires de squatteurs font l’objet d’un travail éditorial et sont souvent effacés des échanges après quelques heures. Ils redeviennent plus visibles après quelques jours, lorsque le travail éditorial se relâche.

Chaque vlog a sa dynamique et son cadre temporel. Solange te parle ou l’ASMR Darling se déclinent dans des fenêtres de temps de quelques semaines qui accueillent des commentaires très personnels dans lesquels des internautes se confient ou interpellent la youtubeuse[17]. Variable suivant les genres, suivant la communauté qui se structure autour d’un youtubeur, suivant le succès ou le déclin du vlog, les échanges en marge d’un vlog répondent à une structure implicite reconnue par les internautes. En juillet 2020, un imbroglio au moment du lancement de la vidéo de Cyprien Les instagrammeuses. Le mariage a mis à mal cette structure attendue par les internautes. La vidéo mise en ligne le 30 juillet a été annoncée 15 heures plus tard, le 31 juillet. On peut lire des commentaires publiés avant l’annonce de la mise en ligne qui questionnent ce qu’est cette vidéo affichée sans rendez-vous : « C’est quoi cet épisode d’émission de télé », « Yo on est les seul », « Pourquoi elle est non répertorier ». On a pu aussi lire des commentaires publiés après coup où des internautes questionnent le cadre implicite dans leur expérience : « Comment ça se fait que la vidéo a etait posté il y a 4 minutes et tu as mis ton com ya 15 h », « Abonnement payant YouTube ? », « Pk je reçois la notif 15 h après wsh », « Comment tu l’as vu 15 h avent tlm ». Le fan de PewDiePie sait devoir manifester sa présence dans les premières 48 heures s’il veut être lu. Le fan qui veut des votes (Thumbs up) ou des réponses à son commentaire intervient dans les premières heures après la ruée pour ouvrir les échanges (voir Annexe 3). L’internaute qui suit ASMR Darling reconnaît l’inutilité qu’il y aurait à écrire un commentaire d’ouverture et privilégie des interventions qui traduisent un moment d’intimité avec la youtubeuse.

Visionner, partager, commenter pour ouvrir, réagir ou s’adresser au youtubeur ou à la communauté de fans, participent au processus d’appropriation qui nourrit l’expérience youtubeur : de spectateur d’un récit audiovisuel, l’internaute devient acteur dans une interaction médiée (Lange, 2019) avec le youtubeur et les internautes. Il pourra espérer s’afficher dans les premiers commentaires, se présenter parmi ces fans qui réagissent dans les premières heures, s’afficher comme un ami voire un intime qui échange avec le youtubeur ou comme un internaute qui retrouve son groupe d’amis à l’occasion d’un de ces « points de passage ». Un autre trouvera là l’occasion de se faire connaître comme un youtubeur qui lui aussi devrait être vu. En publiant son commentaire, l’internaute cible un moment dans les échanges pour « se définir dans sa communauté imaginée » en marge du vlog (Lange, 2019, p. 158).

L’espace de communication YouTube

Pour apprécier cette dynamique entre une plateforme de visionnement, des échanges sur les réseaux sociaux et des réunions virtuelles ou réelles, le concept de dispositif permet de rendre compte de la synergie qui fonde l’expérience youtubeur.

Revisitant les travaux de Foucault, Baudry (1975), Albera et Tortajada (2011), Kessler (2011) rappelle que la notion de dispositif dépeint un réseau qui se tisse entre des technologies, des discours, des institutions, des aménagements, des lois, des règles explicites ou implicites, etc. Les liens dans ce réseau sont dynamiques et s’adaptent aux changements que connaît le dispositif au gré des pratiques et des usages. Sous-jacente à ces transformations, il y a l’idée qu’un dispositif répond aux changements de contextes techniques et sociaux en imposant à ses usagers de nouvelles règles et ces nouveaux usages (Kessler, 2011).

Le dispositif est toujours une résultante d’une interrelation contextuelle entre :

(1) la technologie et les usages qu’elle rend possibles (2) les formes textuelles, les modes d’adresse et les usages auxquels elle donne lieu, et (3) le positionnement ainsi que les possibilités d’action qu’elle offre aux spectateurs ou usagers. Le dispositif, autrement dit, se présente sous forme d’une « triade langage-social-technique » […] à l’intersection du sémiotique, du social et de la technique. (Kessler, 2011, p. 24)

Lorsque l’internaute accepte le rendez-vous de la mise en ligne, lorsqu’il répond à l’invitation de « partager », « aimer » ou « commenter » que lance le youtubeur dans son vlog, lorsqu’il écrit un commentaire dans la fenêtre de temps qu’ouvre la mise en ligne ou participe à une réunion réelle ou virtuelle, il introduit dans le dispositif YouTube l’espace de son interaction. Cette participation active au dispositif YouTube a ses règles : l’internaute doit reconnaître les plateformes où il peut intervenir ; il doit visionner, aimer, partager, commenter dans cette fenêtre de temps de quelques heures ou quelques jours qu’ouvre la mise en ligne ; il doit se manifester à ce point de passage qui réunit cette communauté imaginée en marge de son expérience YouTube. C’est à condition de suivre ces règles que le dispositif devient aussi un espace d’interaction médiée où l’internaute peut définir son rôle et son identité dans une communauté imaginée.

Cette combinaison de plateformes, médias sociaux et réseaux sociaux est précaire : ce moment où le commentaire de l’internaute devient une interaction médiée tient dans une fenêtre de temps de quelques jours, voire quelques heures, et ne saurait résumer les expériences de visionnement de ces vlogs. Les épisodes dans un vlog peuvent être visionnés en rafale, découverts un peu par hasard à travers les suggestions de la plateforme, revus entre amis des mois ou des années plus tard, etc. Pour être au rendez-vous, pour être de ces échanges, l’internaute doit naviguer à travers des pratiques, des plateformes et des technologies qui se transforment rapidement sur le web, reconfigurant les dispositifs et le rôle de l’internaute.

L’internaute investit un dispositif qui lui échappe : fenêtre de temps imposée par la mise en ligne, espace de communication régi par des règles, des usages et des compétences socioculturelles propres au web et au vlog, l’expérience youtubeur est un territoire de médiation entre appropriation et contrainte, entre individu et communauté, entre singularité et collectivité, entre fiction et non-fiction. L’expérience de l’internaute qui aime, partage ou commente est tiraillée, mais du même souffle nourrie par ces pôles qui ne disparaissent jamais de cette expérience : l’internaute n’a pas à choisir entre visionner ou commenter, participer ou s’approprier, être spectateur ou interlocuteur. Le dispositif du vlog crée un entre-deux (Peeters et Charlier, 1999) où l’internaute doit naviguer entre des pôles qui affichent leurs écarts dans un espace de médiation irréductible. Des pôles qui ouvrent des possibilités et des options qui font la diversité d’expériences de visionnement des internautes. Ainsi, en marge de la même vidéo, on peut lire des commentaires où un internaute s’affiche dans une interaction individuelle et médiée avec le youtubeur : « Dude,would u make another serial of scare pewd :) », « can you not stop playing horror games, I miss your scream », « Pewds you literally read my mind. I dont even have to comment cos I just know u got me ». Ou encore, des commentaires où un autre internaute affiche des liens avec une communauté imaginée de fans avec lesquels il partage des souvenirs communs : « Good thing pewds is gaming again », « I miss when he played horror games », « Is it just me, or pewds is loosing charm on gameplays? ». Enfin, des commentaires où un internaute propose une expérience collective à cette communauté imaginée en partageant un moment dans son expérience de visionnement : « Pewds’ speech at 18:53 » « 4:35 i think we all saw him on the right ». En inscrivant son commentaire, chaque internaute participe à créer une expérience de visionnement au sein de laquelle il peut naviguer entre les rôles de spectateur, d’interlocuteur et de créateur, jusqu’à brouiller les frontières de son expérience.

Cet entre-deux est possible parce que l’internaute investit le vlog comme un objet-frontière (Boundary objects).

Les objets-frontières sont à la confluence de plusieurs mondes qui se croisent […] et répondent aux exigences informationnelles de chacun d’eux. Les objets-frontières sont des objets suffisamment plastiques pour s’adapter aux besoins et contraintes des différents utilisateurs, mais suffisamment robustes pour conserver une identité commune d’un site à l’autre. Ils sont faiblement structurés dans l’utilisation courante et deviennent fortement structurés lors de l’utilisation par l’individu in situ. Ils ont des significations différentes selon les mondes sociaux, mais leur structure est suffisamment commune pour permettre à plus d’un monde de les rendre reconnaissables. (Leigh Star et Griesemer, 1989, p. 393 ; traduction libre)[18]

À la fois plateforme de distribution et de visionnement, média social, réseau social, espace d’échange et média, le dispositif du vlog est vécu par l’internaute comme un cadre structuré qui impose ses usages et ses règles et comme un espace d’interaction sociale qu’il peut aborder comme une interaction médiée avec le youtubeur et une communauté imaginée. Le vlog est investi comme un objet-frontière qui permet le glissement entre les modalités et les formes que peut prendre l’expérience youtubeur : par son geste d’appropriation, l’internaute définit un dispositif qui peut devenir un espace d’interaction médiée ou demeurer une plateforme de visionnement. Et parce que c’est un objet-frontière, l’internaute n’a pas à choisir, à définir l’espace de communication sur YouTube : le dispositif lui permet de glisser entre les rôles de spectateur, ami et interlocuteur du youtubeur, fan actif dans la communauté, créateur, etc. Un objet-frontière que l’internaute définit et investit pour créer son expérience de visionnement.

On a vu avec l’exemple du rendez-vous manqué lors de la mise en ligne de la vidéo de Cyprien Les instagrammeuses. Le mariage que ce potentiel à être investi comme un d’objet-frontière, à la fois expérience de visionnement médiatique et espace d’interaction sociale, peut être mis à mal : face à la vidéo découverte trop tôt, on ne retrouve pas de commentaire ouvreur, pas de commentaire de réaction, ni commentaire adressé à Cyprien. Sans le rendez-vous de la mise en ligne, les internautes qui s’appuient sur leur connaissance des plateformes, des usages et des pratiques questionnent le statut de cette vidéo égarée. Il faudra qu’elle soit annoncée par Cyprien pour que la vidéo devienne un objet-frontière que les internautes pourront s’approprier comme une communication médiée avec leur youtubeur et la communauté de fans. À l’opposé, on se souviendra de l’émoi chez les fans de LonelyGirl15 lorsqu’ils ont découvert avoir été trompés par la facture vlog et des échanges fictifs sur les réseaux sociaux : ils s’étaient investis dans une websérie de fiction croyant être devant un objet-frontière. En fait, les conditions d’émergence d’un objet-frontière ne sont jamais assurées ni ne garantissent l’ouverture d’une interaction médiée : l’objet-frontière demeure toujours une construction incertaine, fragile et éphémère que l’internaute crée lorsqu’il investit son expérience youtubeur.

Réflexions

J’ai ouvert cette analyse avec pour objectif de questionner ce qui fait la particularité de l’expérience youtubeur pour l’internaute qui visionne un vlog et participe par sa présence et ses commentaires aux échanges en marge de ce vlog. L’approche temporaliste et sémio-pragmatique a permis de mettre de l’avant les caractéristiques de cet espace de communication qui repose sur une synergie entre une plateforme de visionnement et les réseaux sociaux. On a vu ainsi apparaître le rôle que joue l’internaute par ses « j’aime », ses gestes de partage, ses commentaires adressés au youtubeur ou à une communauté imaginée ou en participant à ces réunions réelles ou virtuelles, à travers lesquels il vient définir son expérience personnelle du vlog.

Cette analyse nous rappelle que le web et l’expérience youtubeur transforment les spectateurs que nous sommes. Nous nous investissons aujourd’hui dans des expériences qui demandent une disponibilité temporelle et affective de tout instant pour répondre en quelques minutes par un « j’aime ». Cela implique notre présence sur différentes plateformes qui ont leurs contraintes et leurs usages et dans lesquelles nous avons un rôle actif, depuis la conception (proposer des sujets), jusqu’à la diffusion (partage entre internautes, soirées de lancement) : ce qui mettrait à mal la magie du cinéma ou de la série télévisée garantit aux fans du vlog l’authenticité de sa relation avec le youtubeur et une communauté imaginée.

Nous découvrons avec ces formes audiovisuelles des objets-frontières qui affichent leur caractère pluriel, comme des possibilités inconciliables et nécessaires que l’internaute investit pour créer son expérience de visionnement. Des possibilités qui participent de la finalité que porte le dispositif dans l’expérience youtubeur : susciter le visionnement et la participation de l’internaute.

Nous sommes devant des expériences audiovisuelles qui nous ramènent à ce qui devrait être une évidence : il faut revoir nos paradigmes et nos outils méthodologiques et théoriques si l’on veut rendre compte de ces expériences différentes que le web et ses possibles nous apportent déjà.

Annexes

Annexe 1

Sur les 30 311 commentaires publiés entre le 12 et le 14 mai 2020 en marge de Siren Head is to Spok 4 me (PewDiePie, 12 mai 2020), un échantillonnage de 5000 commentaires a été analysé. Les colonnes représentent la fréquence des commentaires publiés par heure à différents intervalles après la mise en ligne. Ces variations dans la fréquence des échanges (de plus de 3300 à 500 messages à l’heure) reflètent le phénomène de rendez-vous qui rassemblent la communauté d’internautes qui suit le vlog dans une fenêtre de temps de quelques jours ou quelques heures. On peut suivre aussi la place qu’occupent les différents types de commentaires à différents moments des échanges.

Figure 1

Fréquence des commentaires publiés (par heure)

Fréquence des commentaires publiés (par heure)

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Annexe 2

Les courbes reflètent les variations que connaissent les différents types de commentaires au fil du temps. Dans ce corpus, les commentaires ouvreurs très présents dans les premières minutes disparaissent des échanges en moins de deux heures. Les commentaires de réaction d’abord discrets sont concentrés sur une courte de période (2 h-4 h) après la mise en ligne. Les commentaires sur la vidéo très présents dans les premiers échanges connaissent une baisse au moment où on observe une montée dans le nombre de commentaires de réaction, à propos de soi ou interpellant le youtubeur ou la communauté. Les commentaires ouverts sur la communauté suivent les variations dans la fréquence de publication des commentaires avec des pics en ouverture, vers 2 heures et vers 8 heures. Les commentaires à propos de soi sont toujours bien présents, avec une montée à près de 50 % des échanges 8 heures après la mise en ligne. Les commentaires destinés au youtubeur plus présents dans les premières heures sont par la suite éclipsés par des commentaires visant la communauté ou faisant état de son expérience personnelle. La présence des commentaires de squatteurs suit la fréquentation des internautes pour remonter dans les derniers échanges lorsque les autres commentaires diminuent.

Figure 2

Mouvements dans la place qu’occupent les différents types commentaires

Mouvements dans la place qu’occupent les différents types commentaires

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Annexe 3

Le nombre de réponses et de votes (Thumbs up) pour 100 commentaires donne un aperçu du nombre d’internautes qui lisent et interagissent avec les commentaires publiés à différents moments dans les échanges. Dans ce corpus, on voit apparaître des fenêtres de temps, où les commentaires suscitent davantage d’interactions (1 h, 2 h et 8 h). Les commentaires de réaction publiés dans les premières minutes suscitent proportionnellement moins de votes et de réponses.

Figure 3

Votes et réponses que suscitent en moyenne 100 commentaires

Votes et réponses que suscitent en moyenne 100 commentaires

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