Corps de l’article

Introduction

L’État français, par le biais du Centre National de la cinématographie et de l’image animée, développe depuis l’après-Seconde Guerre mondiale une politique de soutien à la création cinématographique nationale qui se fonde sur la valorisation de la création et de l’auteurisme, en opposition à la logique industrielle et marchande qui a caractérisé la diffusion hégémonique de la production hollywoodienne à travers le monde. Ce projet, que Romain Lecler (2019) envisage dans sa portée diplomatique au prisme d’une « contre-mondialisation audiovisuelle », s’appuie sur une politique complexe comportant à la fois des dimensions législatives (la chronologie des médias, régulièrement remise en cause, en constituant l’épicentre), des dimensions économiques (les multiples politiques de soutien en particulier) et des dimensions culturelles (l’encouragement au secteur Art et Essai, mais aussi au secteur non commercial, les accords de coproduction à l’international, etc.). Basé sur une théorie globale de « production de la légitimité artistique » (Duval et Mary, 2006) lié à une conception de la « culture cinéphile » très française – et sans équivalent dans les autres pays du monde –, ce système ne peut se perpétuer que dans le contexte de l’existence d’un public susceptible de le faire vivre par son adhésion à un rapport au cinéma basé sur « une manière de voir les films, d’en parler, puis de diffuser ce discours » (de Baecque et Frémaux, 1995, p. 134).

Cette relation s’envisage, avant tout, au prisme de la capacité du spectateur à émettre des critères de jugement autonomes, nourris d’une valorisation de la création artistique d’une part, et de la capacité du média à relayer une vision personnelle de son auteur d’autre part. D’où les dimensions éducatives qui, elles aussi, interviennent de façon centrale dans le projet cinématographique de l’État français (et dont témoignent tout spécialement les différents programmes nationaux d’éducation à l’image nés de la collaboration entre le ministère de la Culture et le ministère de l’Éducation nationale), dans le but de former de nouveaux spectateurs à ce rapport singulier au cinéma en tant que culture individuelle et partagée. Traditionnellement, ce public a été formé – au-delà du rôle fondamental joué par les revues spécialisées – à l’école des ciné-clubs, des cinémathèques, des festivals, des salles art et essai… Ces dispositifs, au sein desquels se sont petit à petit institutionnalisées des modalités de médiation cinéphile récurrentes, empruntent au modèle de la médiation culturelle en général – soit, comme le rappelle Jean Davallon (2003, p. 50), un dispositif global qui, tout en assumant les spécificités propres à son objet,

vise à faire accéder un public à des œuvres (ou des savoirs) et [dont l’] action consiste à construire une interface entre ces deux univers étrangers l’un à l’autre (celui du public et celui, disons, de l’objet culturel) dans le but précisément de permettre une appropriation du second par le premier.

Or, ce modèle de transmission qui, depuis l’après-guerre, a permis de renouveler les publics cinéphiles, et donc de pérenniser le système économico-culturel voulu par l’État au-delà des alternances gouvernementales, se trouve aujourd’hui confronté à une crise majeure liée au vieillissement marqué de ses publics. Les cinémathèques et salles Art et Essai[1] accueillent un public de plus en plus âgé, et ne parviennent que difficilement à attirer les jeunes générations (Legon, 2019). Même si des données statistiques généralisées n’existent pas à ce jour, le même constat s’applique aux festivals de cinéma comme en témoignent des enquêtes ponctuelles sur certaines manifestations, à l’image de celle réalisée par Emmanuelle Garnier (2012, p. 5) sur le festival Cinéma du Réel, dans laquelle elle observait, entre 1987, 2008 et 2012, un net vieillissement de la population festivalière[2]. Nombreux sont les signes d’un vieillissement accru des pratiques cinéphiles traditionnelles, générant la crainte de la disparition d’un public – et d’un système tout entier – dans les années à venir.

Ces constats nous amènent à formuler un certain nombre d’hypothèses, autour desquelles s’articulera notre réflexion au cours de cet article.

En premier lieu, la montée en puissance des pratiques de visionnement de produits cinématographiques et audiovisuels en ligne, notamment de la part des jeunes générations, tend à désigner Internet en tant que terrain d’action privilégié pour toucher ce public spécifique. Comme le rappelait Françoise Laugée (2016), la télévision elle-même est l’objet d’une sévère désaffection de la part des plus jeunes, et comme le formulait clairement Véronique Cayla (2011), présidente d’ARTE France, la question du support doit être très directement envisagée pour continuer à toucher les plus jeunes générations :

Et il est vrai que si, sur la TNT, la moyenne d’âge du public est d’un peu moins de 60 ans, elle est de 40 ans pour les mêmes programmes diffusés sur Internet. La conclusion est simple : ce ne sont pas les programmes qui attirent un public jeune ou vieillissant, mais les supports. Il ne sert donc à rien de tenter de toucher les plus jeunes sur la télévision classique : ils sont déjà partis ailleurs. Ceux qui essaient de rajeunir leur audience vont perdre les vieux sans atteindre les jeunes.

Notre seconde hypothèse consistera à considérer que le phénomène de réintermédiation technique, rythmé par les industries culturelles et qui a marqué le développement de la Vidéo à la Demande (VàD), explique que l’offre majoritaire de visionnement de films en ligne réponde aujourd’hui à des logiques commerciales basées sur l’hyperactualité favorisant une économie du hit (Chantepie et Le Diberder, 2010) ou effet-podium (Creton, 1997). Ces logiques commerciales, par nature, tendent à l’invisibilité des marchés de niche et au « devenir grégaire des comportements », soit à la « perte d’individuation généralisée » que dénonçait Bernard Stiegler (2004).

Découlant de ces deux premières, notre troisième hypothèse consiste à affirmer que les besoins éducatifs inhérents au projet cinéphile supposent que des dispositifs de médiation adaptés à la logique de consommation en ligne soient expérimentés, afin de concurrencer sur leur terrain les propositions des acteurs intégrés. Nous considérons que cette concurrence ne peut se jouer que sur la base de stratégies de différenciation, laquelle se traduit avant tout ici par la proposition d’un accompagnement éducatif de l’usager permettant de prolonger en ligne l’action historiquement menée dans le cadre de la médiation cinéphile en présentiel.

Sur la base de ces trois hypothèses, nous formulons notre question centrale de la façon suivante : Selon quelles logiques les processus traditionnels d’accompagnement éducatif inhérents au modèle de médiation cinéphile trouvent-ils un prolongement dans les dispositifs cinéphiles de vidéo à la demande aujourd’hui expérimentés en France ?

Afin de tenter de répondre à cette question, nous articulons notre réflexion en deux parties. Dans la première, nous proposons un cadre d’interprétation à la notion « d’accompagnement éducatif cinéphile » que nous interrogeons à l’aide des concepts de « cinéphilie » et « d’éducation à l’image ». Nous exposons à l’issue de cette première partie le terrain mis en place pour répondre à la problématique énoncée. Dans une seconde partie, nous présentons les résultats de ce travail de terrain, afin d’offrir quelques pistes de compréhension des modalités de mise en œuvre d’un accompagnement éducatif au sein des plateformes cinéphiles de VàD.

L’accompagnement éducatif pensé par la cinéphilie : un cadre d’interprétation

Notre volonté de penser l’accompagnement éducatif dans le contexte spécifique de la médiation cinéphile en ligne met en perspective différents concepts sur lesquels nous allons revenir, ceux relatifs à la « cinéphilie » d’une part, et à « l’éducation à l’image » d’autre part.

Le concept de cinéphilie

Le concept de cinéphilie, qui renvoie étymologiquement à « l’amour du cinéma », s’est historiquement construit autour de la volonté de légitimer un art naissant alors objet de mépris et de déconsidération (Canudo, 1911 ; Delluc dans Lherminier, 2008). Cette ambition passe alors par une intellectualisation du rapport au film, et trouve, dès les années 1920, dans les revues spécialisées et au sein des premiers ciné-clubs, les vecteurs de sa consécration en tant qu’art par quelques représentants des élites artistiques et intellectuelles (Gauthier, 1999). Ce mouvement a connu, dans l’après-Seconde Guerre mondiale, une audience inespérée portée par deux phénomènes concomitants (De Baecque, 2003) : le travail de circulation du savoir opéré par quelques revues savantes, lesquelles sacralisent une perspective auteuriste de la création cinématographique qui constituera le socle idéologique de la cinéphilie jusqu’à aujourd’hui ; et le développement de lieux de diffusion consacrés – les ciné-clubs (Souillès-Débat, 2017), les salles spécialisées appelées à constituer l’actuel réseau de l’Art et Essai, les cinémathèques… Ces deux modes d’action, qui parviennent alors à toucher un public élargi, surtout en raison de l’investissement dont ils sont l’objet de la part des mouvements d’éducation populaire, proposent de repenser la relation à l’objet film. Ce dernier n’était non plus uniquement envisagé comme instrument de divertissement, mais comme objet et support de culture, suivant l’idée dont rend compte l’aphorisme de Jean-Luc Godard, « Le cinéma est une pensée qui prend forme tout autant qu’une forme qui permet de penser ».

Cette conception première de la cinéphilie, que d’aucuns qualifient de « savante » ou de « cultivée » au regard de l’érudition qu’elle appelait de ses vœux – érudition qui passait tout à la fois par une connaissance des textes que par une connaissance des films, dans une perspective transhistorique[3] –, va se doubler dans les périodes successives d’autres façons de réfléchir les modalités d’expression et d’épanouissement d’un « amour » pour le cinéma. Ces recherches s’ancrent dans une perspective historique, par exemple lorsqu’elles se penchent sur les « cinéphilies populaires » caractérisant les années cinquante (Layerle et Moine, 2014 ; Le Gras et Sellier, 2015), ou plus contemporaines, lorsqu’elles explorent les conséquences du développement d’Internet et des nouveaux moyens d’expression qu’il autorise. Sont réfléchies les caractéristiques de cette cinéphilie « ordinaire » sur Internet (Dupuy-Salle, 2012 ; Gimello-Mesplomb, 2012), l’activité de ces amateurs qui échangent, réfléchissent et écrivent sur le cinéma (Allard, 2000 ; Beaudouin et Pasquier, 2014) selon des modalités qui interrogent la fonction de recommandation, mais aussi qui prolongent, tout en les transformant, l’expression de l’expertise cinématographique dont les fondements ont été étudiés par Jean-Marc Leveratto (2003). Dans ces nouvelles acceptions qui s’ajoutent à la première, le pluriel s’impose pour désigner ce qui relève désormais des (nouvelles) pratiques cinéphiles (Aubert et Taillibert, 2015) comme des cultures cinématographiques (Ethis, 2014).

Ceci dit, quelle que soit la façon dont le concept de cinéphilie est appréhendé, celui-ci reste par définition lié à l’idée d’une éducation ou d’une formation. Car, développer un rapport au cinéma qui se réclame de la cinéphilie suppose d’engager une démarche de construction d’un savoir et d’acquisition d’une compétence spectatorielle, qui passe par une confrontation régulière aux œuvres. Mais aussi, par l’acquisition de connaissances autour de ces œuvres, lesquelles pourront, sur la base de critères personnels mais aussi partagés (notamment en référence aux labels attribués par l’État, mais aussi aux récompenses allouées en festival, etc.), être envisagées au gré de leur « qualité »[4]. Cette « éducation » du public a traditionnellement été prise en charge par des voies multiples : l’édition (de revues et d’ouvrages) ; l’éducation formelle (par l’insertion de la question cinématographique dans les programmes scolaires ou à l’Université) ; et surtout, la médiation telle qu’elle va se vérifier dans les multiples dispositifs cinéphiles voués à la découverte des œuvres. Ceci nous amène au second concept sur lequel se fonde notre problématique, celui de « l’éducation à l’image » telle qu’elle a été institutionnalisée, formalisée, pensée historiquement jusqu’à devenir, aujourd’hui, un fondement de la politique cinématographique nationale.

L’éducation à l’image : ses fondements et ses modes d’action

Pour énoncer les bases de ce qui constituera la matrice théorique de notre terrain, nous abordons successivement deux aspects de ce concept en réfléchissant tout d’abord aux fondements symboliques de l’action éducative cinéphile, et ensuite à la matrice médiationnelle, la base historique de développement de cette œuvre éducative.

L’unique expression d’« éducation à l’image » (Bergala, 2002 ; CNC, 2009 ; Lardoux, 2014) aujourd’hui privilégiée se fonde en réalité sur trois objectifs distincts, qui possèdent leurs propres champs épistémologiques, leurs propres référents symboliques, et participent de façon complémentaire à articuler l’action éducative.

Le premier de ces objectifs recouvre ce que nous appelons « l’éducation par l’image » et renvoie à l’ensemble des situations où l’image animée est utilisée en tant que support, dans le but de transmettre des connaissances, des idées, des regards sur le monde, des valeurs… Ce premier versant fut historiquement expérimenté dès la période muette, ouvrant la longue histoire de la cinématographie éducative, scolaire et parascolaire, portée à la fois par l’État et par les réseaux d’éducation populaire (Taillibert, 1999 ; De Pastre, 2004 ; Vignaux, 2007 ; Hamery, 2009 ; Laborderie, 2015). Elle trouve ses prolongements dans l’histoire de la télévision scolaire et éducative, puis du multimédia éducatif. En fonction des dispositifs investis, cette éducation peut engager l’intervention d’un médiateur (l’enseignant, le conférencier, l’animateur de ciné-club ou de festival), être médiatisée par des dispositifs spécifiques (l’insertion dans une programmation plus vaste ou encore l’accompagnement par des documents de réflexion), ou être livrée au destinataire sans intervention humaine sous la forme de « documents » cinématographiques ou audiovisuels plus ou moins éditorialisés dans une perspective pédagogique.

Le second objectif, que nous évoquons en tant qu’« éducation à la culture cinématographique », concerne l’ensemble des situations où le cinéma devient l’objet d’éducation : l’histoire de ses courants esthétiques, de ses œuvres marquantes, de son environnement technologique, de ses évolutions socio-économiques, des hommes et femmes qui ont accompagné son évolution, des politiques culturelles et législatives, etc. est considérée comme le fondement d’une culture à partager. Ce versant spécifique entend former des spectateurs de cinéma conscients des apports du passé, et de la diversité des conceptions créatrices à travers le monde et à travers les époques, un projet qui passe par la confrontation avec des œuvres atypiques, originales et artistiquement distinguées. Il s’inscrit dans des projets plus globaux visant tour à tour l’émancipation personnelle telle que formulée par l’éducation populaire, l’éducation artistique selon des perspectives évolutives au gré des directions empruntées par le ministère de l’Éducation nationale, ou encore la défense de la diversité culturelle.

Enfin, le troisième objectif relève de « l’éducation au langage cinématographique ». Il recouvre les situations éducatives désireuses de permettre aux spectateurs de maîtriser les codes communicationnels spécifiques au média cinématographique ou audiovisuel, dans un geste fondé sur la sémiologie. En effet, puisqu’il s’agit de réfléchir à la façon dont les images animées « produisent du sens », à l’instar des grandes questions posées par Roger Odin (1990) dans son ouvrage Cinéma et production de sens, qu’il présentait de la façon suivante :

Qu’est-ce que le cinéma ? quelles sont ses unités signifiantes, les grands modes et les grands niveaux de production de sens à l’œuvre dans les films ? comment le cinéma exprime-t-il la temporalité, la négation, le pluriel, etc. ? comment s’effectue la reconnaissance des objets dans une image ? comment fonctionne le montage, la relation images-sons ? comment décrire la structuration d’ensemble du langage cinématographique ? (quatrième de couverture)

Cette perspective a logiquement rencontré la volonté de transmettre aux spectateurs, envisagés avant tout comme des citoyens, un regard critique sur l’ensemble des images animées dont ils sont abreuvés au quotidien, en leur conférant les outils de compréhension des intentions qui prévalent à leur énonciation.

Nous retenons ces trois axes constitutifs de « l’éducation à l’image » en tant que cadre d’interprétation des velléités éducatives observées dans les déclinaisons en ligne des dispositifs cinéphiles de Vidéo à la Demande. Nous articulons cette première trame d’analyse avec une réflexion portant sur la nature des modalités d’action mises en œuvre, que nous envisageons au regard du concept d’accompagnement. Ce terme, qui renvoie à l’idée d’un chemin parcouru ensemble et d’un partage dans l’expérience, tend à envisager le sujet « à éduquer » au gré de ces perspectives, conformément à la proposition de Philippe Meirieu (2010, p. 3) pour qui « L’autre n’est pas un objet que nous fabriquons, l’autre est un sujet que nous accompagnons dans son émergence ». Ce concept d’accompagnement permet d’envisager l’éducation – la transmission – non pas comme la « fabrication » d’un sujet apprenant, mais comme résultant d’un processus dans lequel les deux parties, à travers le partage auquel elles s’adonnent, évoluent parallèlement. Ce principe rejoint en substance ce qu’avançait Estrella Rojas (2007), lorsqu’elle écrivait que « le savoir n’est pas un objet immuable à atteindre, mais une création continuée ».

Les accompagnements éducatifs cinéphiles auxquels nous faisons allusion peuvent être approchés au regard de ce qui constitue le modèle historique de la médiation cinéphilique, et dont la matrice peut être trouvée dans le dispositif de médiation initialement formulé par les ciné-clubs, autour du triptyque « Présentation / Projection / Débat ». Au centre de ce dispositif se trouve le moment de découverte du film, dans son intégralité et sans interruption, dans l’obscurité et le silence, afin de respecter la valeur de cette « rencontre » avec l’œuvre d’art qu’André Malraux avait placée au cœur de son action culturelle, misant sur le choc esthétique qu’elle était susceptible d’occasionner. Autour de cette rencontre, « unique », « imprévisible » et « sidérante » (Bergala, 2002, p. 62), deux gestes éducatifs, relevant de deux conceptions fortes de la médiation, vont se positionner. La présentation, proposée par l’animateur du ciné-club, s’inscrit dans le registre d’un modèle de transmission vertical, par lequel des informations vont être transmises du haut, depuis quelqu’un qui sait vers ceux qui apprennent. Ces informations peuvent avoir trait tout autant à la carrière du cinéaste, à la place du film dans l’histoire et les mouvements cinématographiques (éducation à la culture cinématographique), qu’à des éléments contextuels de compréhension de la narration (éducation par l’image cinématographique), ou encore à des éléments langagiers plus précis (éducation au langage cinématographique). Dans les dispositifs qui ont, aujourd’hui, pris le pas sur la forme ciné-club à destination du public cinéphile (festivals, salles Art et Essai, etc.), la pratique de la « présentation » est restée très marquée, mais s’accompagne d’autres modalités de transmission verticale : présence d’invités (spécialistes, équipe artistique ou technique du film), organisation de Masters Class, distribution de documents d’accompagnement, organisation d’expositions, etc.

Le débat, lui, participe cette fois d’un registre de transmission envisagé de façon horizontale, laquelle place les spectateurs collectivement au centre du processus. Misant sur « le devenir d’un public participant » (Ethis, 2007, p. 11), l’échange organisé à la suite de la projection se fonde sur l’idée selon laquelle le partage des expériences artistiques singulières, personnelles, subjectives, et leur confrontation, permettront l’émergence – éventuellement dans le conflit – d’éléments structurants de compréhension du film, de sa portée et de son langage, mais qui restent éminemment personnels tout en se nourrissant du regard de l’autre. Car, comme l’écrivait Élisabeth Caillet (1994, p. 69), « la lecture recherchée est celle qui “dit” quelque chose à son récepteur, qui lui “parle”, qui emporte son adhésion ». Cette modalité d’action s’appuie également sur l’idée selon laquelle la prise de parole participe d’une émancipation de l’individu devenu citoyen, dès lors qu’il est admis que « la citoyenneté, en matière culturelle comme ailleurs, c’est la capacité retrouvée du jugement critique autonome » (Carasso, 2005, p. 42). Le ciné-club devient donc dans cette perspective un « espace de culture discuté » (Fleury, 2008, p. 20) au sein duquel le spectateur-citoyen se confronte à l’objet filmique, défend son regard, son jugement et sa sensibilité, et ce, à la fois sur le contenu du film, son langage propre, et sa place dans l’art cinématographique ; autrement dit, dans l’ensemble des volets éducatifs propres à l’éducation à l’image. L’accompagnement proprement dit, par un animateur, consiste à favoriser la parole de chacun, la confrontation des points de vue, et la création d’espaces de signification dans lesquels chacun construit son interprétation afin de donner corps à cette « herméneutique qui donne toute sa place à l’expérience vécue du sujet » (Caune, 1999, p. 170).

Ce modèle structurant caractéristique de la médiation cinéphile s’est vu décliner, selon des formes sensiblement identiques, dans les autres dispositifs tels que les festivals, les salles Art et Essai, les cinémathèques, etc. S’il est important pour nous de le rappeler, avant d’envisager la façon dont nous allons pouvoir en observer une transposition dans les dispositifs de médiation cinéphile en ligne, c’est parce que nous considérons qu’il constitue, aujourd’hui, pour les spectateurs cinéphiles, un véritable rituel, au sens des rituels structurants dont Philippe Meirieu (2014, p. 32) vante le rôle en éducation, et tout particulièrement dans le domaine de l’éducation artistique :

Pour un certain nombre de jeunes aujourd’hui, en effet, les rituels scolaires et familiaux sont devenus obsolètes. Aller au cinéma, c’est autre chose, au musée et au théâtre également. L’expérience le prouve : un élève ne s’exprime pas de la même manière lorsqu’il entre dans l’un de ces lieux. Parce que l’art a gardé des rituels structurants, en lien fort avec son projet propre, comme ont pu le faire, par ailleurs, la justice ou le sport. L’art montre à nos enfants qu’il existe des rituels qui rendent possible l’attention, l’expression, la pensée, l’émotion, dans ce qu’elles ont de plus fort. Éducateurs et artistes ont ici une cause commune essentielle : rendre possibles l’émotion authentique et la pensée réfléchie en installant des rituels.

Nous partirons donc du principe que ces rituels médiationnels d’accompagnement traduisent, pour les acteurs de la médiation cinéphiles, les velléités éducatives inhérentes à leur démarche, et constituent, pour les spectateurs, un horizon d’attente spécifiquement lié à la participation à une médiation cinéphile, appelant un surcroît qualitatif hautement symbolique.

Un terrain d’investigation : les plateformes cinéphiles de Vidéo à la Demande

Sur la base du cadre théorique précédemment dressé, nous nous appuyons sur un travail de terrain développé à partir d’un corpus de plateformes de Vidéo à la Demande (VàD) cinéphiles. Le choix de nous concentrer sur la VàD permet, en effet, contrairement à la proposition des nombreux Blogs ou sites divers qui fleurissent sur Internet, de conserver l’idée de la rencontre avec l’œuvre filmique comme élément fondateur de l’acte de médiation. Nous concentrerons notre intérêt sur des plateformes respectueuses du droit d’auteur, et cela, quel que soit le modèle économique retenu et dont le caractère cinéphile est clairement affirmé par leur concepteur. Notre ambition sera donc, conformément à notre problématique, d’interroger la façon dont les accompagnements éducatifs traditionnellement retenus par les dispositifs de médiation cinéphile trouvent des correspondances dans les expérimentations de médiation proposées par ces plateformes.

Seize plateformes, sur des créneaux très différents, ont été retenues pour ce travail de terrain :

  • cinéma Art et Essai et du cinéma indépendant : l’écosystème numérique d’ARTE, UniversCiné, Ciel, Nowave, La Toile et Le CiNéMa Club ;

  • court métrage : Benshi sur le créneau du cinéma jeune public ; Bref Cinéma, UPOPI et Le Kinetoscope ;

  • patrimoine cinématographique : La Cinetek ;

  • film ethnologique et anthropologique : Bretagne & Diversité ;

  • cinéma amateur régional : Mémoire ;

  • cinéma et de l’audiovisuel régional (Bretagne) : KuB ;

  • cinéma français : My French Film Festival;

  • cinéma français : Tënk.

Nous nous proposons de travailler sur ce corpus sur la base d’une analyse des interfaces respectives de chacune de ces plateformes, afin de comprendre les logiques inhérentes aux parcours de navigation proposés aux usagers. Ce travail est complété par une série d’entretiens semi-directifs, réalisés entre mai 2017 et janvier 2018, simultanément avec l’analyse des plateformes correspondantes, avec les concepteurs et animateurs de ces dernières, de manière à confronter les observations réalisées à propos des modalités des accompagnements éducatifs observés avec les ambitions annoncées et l’univers symbolique dans lequel évoluent ces acteurs en ligne.

Le devenir de l’accompagnement éducatif au sein des plateformes de Vidéo à la Demande cinéphile

Les résultats de nos observations témoignent du fait que les acteurs de la Vidéo à la Demande cinéphile construisent leur action dans un souci évident de continuité avec les principes historiquement éprouvés au sein des dispositifs en présentiel, quand bien même les modalités de leur adaptation s’avèrent plus ou moins évidentes au regard des caractéristiques des interfaces numériques investies.

Un geste éducatif toujours pensé autour des trois axes symboliques fondateurs de l’éducation à l’image

La façon dont les plateformes de notre corpus développent leur proposition rend compte de la volonté de préserver, en matière d’action éducative, l’entrelacement des trois axes symboliques propres à l’éducation à l’image que nous avons mis en évidence. Toutefois, nous observons une surreprésentation évidente de l’éducation à la culture cinématographique par rapport aux autres axes. Ceci n’est pas étonnant dans la mesure où l’enjeu principal qui accompagne l’introduction d’une médiation cinéphile dans le nouveau dispositif que constitue la VàD, réside dans la capacité à introduire des éléments de différenciation, d’appréciation et alternatifs au regard des images animées consommées, afin d’induire une modification des attentes et, ce faisant, des typologies de produits privilégiés par les usagers. La sauvegarde du système cinéphile passe, dans ce contexte, par un travail de fond opéré autour d’une dichotomie assumée par les acteurs concernés entre la culture et le divertissement, l’art et l’industrie, l’indépendance et les acteurs intégrés, etc. Les acteurs de la VàD cinéphile rendent volontiers compte de ce positionnement à travers leur discours. Marie-Louise Khonji, fondatrice du CiNéMa Club, affirme par exemple :

Nous sommes bombardés avec des vidéos en tous genres sur Internet. À un moment, j’ai eu envie de distinguer ce qui était du cinéma et ce qui n’en était pas, de proposer une offre généreuse, nouvelle, fraîche, de pouvoir dire : « c’est gratuit mais c’est du vrai cinéma, de qualité, et vous pouvez éduquer votre œil, en découvrant ce que nous montrons chaque semaine ». (Entretien du 7 juillet 2017)

Bérangère Dastarac, fondatrice de la plateforme Nowave, abonde dans ce sens lorsqu’elle déclare :

Il y a deux cinémas, il y a le cinéma de divertissement et le cinéma culture - qui sous ce parapluie englobe le cinéma Art et Essai, mais aussi les expérimentations cinématographiques ou audiovisuelles plus larges, les œuvres audiovisuelles plus atypiques, les nouveaux médias qui s’y mêlent. […] Dans le monde où nous vivons, qui est super globalisé et qui, aussi, je pense, propose du divertissement qui est assez passif (c’est un peu comme MacDo quoi), il y a la nécessité de mettre en lumière un cinéma, l’autre cinéma. (Entretien du 4 mai 2017)

Les acteurs cinéphiles de la Vidéo à la Demande, conformément à ce projet global, envisagent donc les accompagnements proposés comme un moyen pour apporter à l’usager des éléments susceptibles de l’aider à « faire le tri » entre les images animées proposées, soit à distinguer celles qui relèvent d’une pratique de « l’art cinématographique » du tout-venant. Cette tendance peut être observée au regard de la mise en avant d’une vision clairement auteuriste, destinée à valoriser la démarche artistique accompagnant le travail de mise en scène. « L’acte de création » constitue un élément-clé autour duquel gravitent les modalités d’accompagnement qui s’inscrivent dans ce premier geste relatif à l’éducation à la culture cinématographique. Louis-Paul Desanges, créateur de la plateforme Benshi, rend compte de cette préoccupation :

La seule chose sur laquelle nous allons insister, nous, c’est sur la spécificité de l’image cinématographique… Sur ce qui est pour nous la spécificité de l’image cinématographique : le temps qui est passé à la construire, le contexte dans lequel elle est découverte, ce qu’elle véhicule, son mode de production… (Entretien du 15 janvier 2018)

Cette préoccupation rencontre directement la préoccupation énoncée par Alain Bergala (2002, p. 33) lorsqu’il appelait à « penser le film comme la trace d’un geste de création. Non comme un objet de lecture, décodable, mais chaque plan comme la touche du peintre par laquelle nous pouvons comprendre un peu son processus de création ». Comme nous aurons l’occasion de le développer plus avant, cette préoccupation va essentiellement se traduire par la proposition d’accompagnements cherchant à replacer l’œuvre dans un geste de création ; cela, en offrant une place importante au parcours de l’artiste – le metteur en scène dans cette vision profondément auteuriste héritée de la « politique des auteurs » –, à ses déclarations d’intention, à ses choix esthétiques et narratifs, etc.

Si l’éducation à la culture cinématographique prédomine au sein des plateformes de VàD cinéphiles, les autres dimensions de l’éducation à l’image ne sont pas pour autant absentes des préoccupations. L’éducation par l’image cinématographique va être, elle aussi, prise en considération, à travers un registre d’énonciation qui insiste en permanence sur la fonction dévolue à l’image animée, à savoir un art sensible et ouvert sur le monde. Une des façons de travailler cette dimension consiste à intégrer les collections cinématographiques et audiovisuelles proposées à la consultation dans un cadre d’interprétation modelé sur les disciplines scolaires, afin de montrer les liens qui peuvent être établis entre les œuvres et les besoins documentaires liés aux différents enseignements académiques. C’est le cas, à titre d’exemple, de l’écosystème numérique d’ARTE, dans le cadre de la plateforme spécifique (Éduc’ARTE) qui y est destinée aux enseignants désireux d’utiliser les images animées comme support pédagogique. Gilles Freissinier, directeur du développement numérique d’ARTE France, rappelle à quel point, et au-delà de la proposition spécifique de cette interface pédagogique, l’éducation par l’image est partie intégrante du travail du groupe :

Nous sommes vraiment la chaîne de la création. Avec nos émissions de service public, cette création est au service du décryptage du monde qui nous entoure, ou de l’accès à la culture, et certains aspects sont clairement éducatifs, certains de nos programmes éduquent à certains sujets. Ce sont avant tout des programmes qui doivent nous permettre de mieux décrypter le monde dans lequel nous vivons, et donner accès à cette culture, que ce soit par la fiction, par le documentaire ou autre. (Entretien du 1er juin 2017)

Les responsables du Kinetoscope, plateforme entièrement dévolue aux enseignants, intègrent de la même façon cette préoccupation, même si nous sentons dans les propos de Cécile Horreau, responsable éducative au sein de l’Agence du court métrage dont dépend directement la plateforme, que l’éducation par l’image constitue une ambition secondaire au regard des objectifs poursuivis :

La plateforme, dans un établissement, peut être utilisée par un enseignant qui va s’occuper de l’option cinéma, mais elle peut aussi être utilisée par un enseignant de lettres qui veut travailler sur l’adaptation du conte. Enfin, voilà, nous ne sommes pas forcément dans des usages d’éducation au cinéma, ça va être le cinéma comme support. Ce n’est pas comme ça qu’elle a été pensée, mais nous le comprenons très bien… (Entretien du 10 mai 2017)

Concrètement, et à l’intention de ces usages spécifiques, des entrées par thématiques sont proposées aux usagers de la plateforme pour parcourir les collections. La présentation de cette proposition insiste sur la richesse que constitue la capacité du cinéma à rendre compte de regards singuliers sur une thématique choisie :

Chaque thématique propose une sélection de films pour approcher le thème de manière différente. La forme courte vous permet de montrer plusieurs films au sein d’une même séance ou d’un atelier. Vous pourrez alors explorer la thématique en mettant en regard les différentes propositions portées par les réalisateurs.[5]

Nous retrouvons cette tendance, à différents degrés, dans de nombreuses plateformes de notre corpus (Tënk, Mémoire, ARTE, UniversCiné, Bretagne & Diversité, Benshi, KuB, My French Film Festival), à travers la proposition d’aiguillages pensés au regard des contenus informationnels – les thématiques – propres à chacun des films proposés, et ce, que cette dimension soit revendiquée ou inconsciente de la part des auteurs des œuvres en question.

La question de l’éducation au langage cinématographique parcourt aussi les propositions d’accompagnement observées sur ces plateformes. Certains acteurs accentuent cette dimension, à l’image de ceux qui sont à l’origine de l’écosystème CICLIC (constitué des plateformes UPOPI, Ciel et Mémoire). En effet, la plateforme UPOPI, qui propose des courts métrages à la consultation dans le cadre de son onglet « Voir », associe cette proposition à des onglets intitulés « Analyser », « Apprendre », qui assument pleinement cette volonté didactique d’éducation au langage cinématographique. L’onglet « Analyser » est introduit de la façon suivante :

Cette rubrique comporte des modules courts permettant d’aborder et de décrypter différentes formes audiovisuelles. Des captations de conférences complètent ces propositions, afin de mieux cerner l’évolution de nos regards et des régimes de production audiovisuelle.[6]

L’écosystème est alors pensé dans sa globalité au gré d’une interaction permanente entre des propositions de découvertes filmiques, de différentes natures selon les plateformes consultées au sein de l’écosystème, et une démarche d’auto-éducation permettant d’acquérir un appareillage théorique, et des connaissances ciblées susceptibles de modifier en profondeur le regard porté sur les images animées et leurs modes de production.

Cette démarche analytique, par nature très didactique, va se retrouver dans d’autres plateformes de notre corpus sous des formes diverses que nous allons à présent tenter de décrypter. En effet, si nous avons dans cette sous-partie introductive mis en avant la permanence de la tridimensionnalité constitutive de l’éducation à l’image dans les modes d’action engagés par les acteurs cinéphiles de la Vidéo à la Demande, il nous faut à présent interroger la nature même de ces modes d’action. Afin de développer cette réflexion, nous allons réfléchir successivement au devenir, dans ces dispositifs numériques, des modalités d’action verticales et horizontales propres à la médiation cinéphile.

Accompagner en ligne selon un modèle de transmission verticale : l’étayage informationnel

Plusieurs modes d’action sont expérimentés sur ces plateformes de Vidéo à la Demande pour travailler la dimension verticale du modèle éducatif cinéphile. Le plus évident et le plus récurrent est celui de l’étayage informationnel, par lequel des informations complémentaires sont apportées à l’usager afin d’intégrer la découverte du film au cœur d’une démarche plus large, éminemment culturelle, apte à travailler la « compétence du spectateur » (Leveratto, 2003).

Cet étayage informationnel est essentiellement travaillé dans une logique interne. La modalité la plus usitée, d’un point de vue strictement technique, consiste à faire du portage de documents vers un format numérique. Il s’agit le plus souvent de documents proposés sous une forme écrite, même si un nombre non négligeable de plateformes proposent des documents d’accompagnement sous forme audiovisuelle (p. ex. UniversCiné, My French Film Festival, Upopi, Bref Cinéma, La Cinetek). Les images fixes (photographies, dessins) sont aussi largement usitées dans ce cadre. Ces documents d’accompagnement renvoient le plus souvent, conformément au projet inhérent à l’éducation à la culture cinématographique, au geste artistique propre aux auteurs convoqués, que ce soit par le biais d’un retour sur l’ensemble de leur carrière (la présence de « portraits » des réalisateurs est extrêmement fréquente) comme de textes ou interviews qui abordent plus spécifiquement le cas précis du film proposé à la découverte. De la même façon, ils peuvent aussi renvoyer à une volonté d’éducation par l’image cinématographique lorsque ces documents fournissent des informations relatives aux thématiques traversées par les films offerts sur la plateforme. La proposition faite par Bretagne & Diversité, qui offre à la consultation, à titre gracieux, un catalogue de films sur les peuples minoritaires à travers le monde[7], est un exemple probant de cette double dimension informationnelle. Selon une première perspective, nous y trouvons en effet des « Portraits de réalisateurs », souvent très approfondis, réalisés par la conceptrice et animatrice de la plateforme, Caroline Troin. Ils sont présentés de la sorte :

Les portraits réalisés par Caroline Troin sont l’occasion de découvrir le parcours de réalisateurs attachés à la diversité culturelle, de mettre en lumière leurs préoccupations, leurs désirs de films et même des références littéraires qui ont guidé leurs pas.[8]

Cette déclaration d’intention est intéressante dès lors qu’elle met en évidence l’inscription symbolique de ce geste d’accompagnement : l’idée d’un « parcours » renvoie au cheminement de l’artiste – angle analytique propre à l’histoire de l’art – ; la mise en avant des « préoccupations » et « désirs » de l’artiste le désigne comme nécessairement impliqué dans le monde et désireux de rendre compte par son art de son regard personnel ; et enfin, l’allusion à des « références » met au premier plan l’idée d’interdépendance des productions artistiques et, donc, de la nécessité d’une culture élargie pour les appréhender. Les longs portraits réalisés par Caroline Troin se composent en premier lieu d’un texte introductif dans laquelle elle rend compte de son intérêt personnel pour le cinéaste portraitisé, en même temps qu’il offre des éléments d’analyse des œuvres offertes à la consultation ; en deuxième lieu se trouve la retranscription d’entretiens réalisés avec le cinéaste pour les besoins de la plateforme ; ils se concluent par une filmographie et une bibliographie qui confirment la dimension profondément pédagogique de la démarche, visant à une forme d’érudition sur les sujets investis.

Parallèlement à cette première approche, et selon une seconde perspective, Bretagne & Diversité propose de nombreux documents d’accompagnement sur des thématiques extra-cinématographiques. Un onglet intitulé « Peuples » propose, peuple par peuple, des liens intertextuels vers des fiches d’information très fournies sur la situation géographique, politique, sociale de chacun d’eux, et là encore, nombre de références bibliographiques sur le sujet. Ces documents ont été réalisés en étroite collaboration avec des universitaires, spécialistes de chacun des peuples retenus, et donc avec une volonté évidente de scientificité qui participe de l’inscription de la consultation des films dans une démarche d’érudition.

Sur l’ensemble de notre corpus, la question de l’éducation au langage cinématographique participe aussi de cet étayage informationnel interne tel qu’il est pratiqué par les plateformes observées. C’est très clair sur la plateforme Upopi dont nous avons rappelé l’enracinement notable au regard ce registre éducatif singulier : les films proposés à la consultation y sont assortis d’une analyse globale de l’œuvre et des choix dont elle résulte, et d’analyses de séquences sous forme de vignettes vidéo (Figure 1).

Figure 1

Analyse de séquence sur la plateforme Upopi, autour du film Orgesticulanismus (M. Labaye, 2008)[9]

Analyse de séquence sur la plateforme Upopi, autour du film Orgesticulanismus (M. Labaye, 2008)9

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L’étayage informationnel tel qu’il est pratiqué par les plateformes de notre corpus n’est pas uniquement envisagé à une échelle interne. Il se développe aussi à une échelle plus vaste, en renvoyant vers des sources documentaires diversifiées. Les bibliographies systématiquement proposées sur Bretagne & Diversité, et que nous avons déjà évoquées, en offrent un exemple. Elles rendent compte de la volonté de la conceptrice du site, Caroline Troin, d’associer la vision des films à une proposition d’ouverture informationnelle, à l’image de la façon dont elle-même envisage la découverte d’un document audiovisuel : « Je voulais vraiment développer des bibliographies. Moi quand je regarde un film, ça va souvent de pair avec une recherche en aval, pour trouver d’autres documents qui complètent ma vision » (entretien du 30 octobre 2017).

Cette volonté d’ouvrir la démarche informationnelle à des ressources variées prend, la plupart du temps, la forme d’insertion sur la plateforme de liens vers des sites de natures diverses, mais directement identifiables au regard de leur caractère cinéphile. Cette logique d’étoilement traduit la solidarité constitutive du système cinéphile au sein duquel les différents acteurs poursuivent un but similaire : l’adhésion du public aux valeurs dudit système. À titre d’exemple, les plateformes Benshi et Le Kinetoscope, toutes deux plus spécifiquement destinées au jeune public, pratiquent largement cet étoilement solidaire en renvoyant vers des sites qui se consacrent à l’éducation à l’image, tels que : Transmettre le cinéma, Nanouk, L’Enfant et le 7e Art. Cette pratique fait globalement appel à une conception de la médiation éducative selon laquelle la découverte d’un film constitue un point de départ vers un enrichissement de l’usager, selon un cheminement pensé en amont, organisé par le concepteur de la plateforme, et qui élargit la portée éducative de sa proposition.

Pour conclure sur ce point, il nous faut préciser que toutes les plateformes ne pratiquent pas l’étayage informationnel avec la même intensité. Quelques acteurs de la VàD cinéphile envisagent davantage leur rôle en tant que garant de l’exigence de la programmation et de sa forte éditorialisation, considérant, dans une perspective très malrucienne, que l’organisation de la rencontre avec le film, dans leur dispositif de médiation, se suffit à elle-même (c’est le cas de Nowave ou du CiNéMa Club dans notre corpus). La créatrice de Nowave, Bérangère Dastarac, justifie ce choix par la crainte qu’un environnement numérique affichant de façon trop ostentatoire ses velléités éducatives rebute des usagers non explicitement adeptes de la démarche cinéphile. Elle résumait ce choix en affirmant : « Nous essayons de proposer un emballage un peu plus facile pour un contenu un peu plus exigeant » (entretien du 4 mai 2017).

Pour la part majoritaire des autres acteurs de ces plateformes, l’étayage informationnel participe directement de la structuration de l’espace de médiation, invitant l’usager, par la consultation de documents envisagés comme une plus-value culturelle, à dépasser l’état de sidération que ne manque pas d’occasionner la vision d’un film. Ce geste s’inscrit donc dans le cadre d’une valorisation de la vigilance intellectuelle, suivant l’idée largement répandue chez les acteurs de la cinéphilie selon laquelle aujourd’hui, « la sidération n’est plus un rituel anthropologique, mais […] est inscrite dans une gigantesque machinerie commerciale » (Merieu, 2004, p. 1). L’étayage informationnel, qu’il soit envisagé d’un point de vue interne ou externe, est censé conférer à l’usager l’outillage théorique nécessaire (d’un point de vue esthétique, historique, sociologique, géopolitique, social…) pour appréhender l’œuvre avec un recul réflexif autorisant un accès à la symbolisation.

L’autre procédé expérimenté par les acteurs de la Vidéo à la Demande cinéphile pour accompagner l’usager selon des logiques d’éducation verticale consiste à construire à son intention des parcours de découverte, lesquels constituent un cadre d’appropriation d’une notion, d’une problématique cinématographique ou extra-cinématographique. La plateforme dont la proposition est la plus probante à ce sujet est Le Kinetoscope à travers l’articulation globale de son travail d’éditorialisation autour de « Questions de cinéma » : pour chacune de ces « questions », qui recouvrent en substance une problématique esthétique, technique ou scénaristique du cinéma, un parcours est proposé autour de différents courts métrages. De cette façon, l’usager peut « confronter les films entre eux, pointer les similarités », car « relever les singularités permet alors de problématiser la thématique initiale et de faire émerger un questionnement »[10]. Il ne s’agit pas, comme dans la perspective de l’étayage informationnel, d’introduire des informations, des regards et des analyses, mais d’inviter l’usager à formuler ses propres réponses sur la base de la fréquentation et de la confrontation de diverses propositions filmiques.

Ce mode d’action éducative rencontre directement les propositions énoncées par Alain Bergala (2002, p. 69), lorsqu’il vantait le fait d’« approcher les films comme appartenant à une chaîne d’œuvres dont même le film le plus neuf et le plus libre est un maillon ». Il ajoutait : « Sans ces liens, il peut y avoir une série de chocs émotionnels qui, isolés, ne feront jamais culture, mais un patchwork de films orphelins ». Internet a bien entendu offert un terrain de jeu particulièrement propice à cette mise en œuvre pédagogique. Jean-Michel Frodon (2016, p. 1) s’en réjouissait lorsqu’il faisait le constat suivant :

Dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma, Jean-Luc Godard racontait à la fin des années 70 comment, invité à enseigner au Conservatoire d’art cinématographique de Montréal, il avait rêvé de faire cours en ayant à portée de main la totalité du cinéma mondial, dans lequel il aurait puisé pour rendre sensible des filiations, des analogies, des contrastes, la diversité de réponses possibles à une question ou une situation. Ce dispositif existe aujourd’hui, il s’appelle Internet.

D’autres plateformes travaillent cette modalité d’action, à l’image de Benshi dont l’onglet « Parcours » propose différents cheminements de découverte filmique, autour de questions qui renvoient tour à tour à des perspectives d’éducation par l’image cinématographique (p. ex. « Noblesse oblige », « Mythologies du monde »), d’éducation à la culture cinématographique (p. ex « Trésors du Japon », « Parcours cinéphiles »), ou d’éducation au langage cinématographique (p. ex « Le son de cinéma », « Le cinéma de genre »). Nous retrouvons cette logique dans les propositions d’un grand nombre des plateformes de notre corpus, à travers les programmations thématiques autour desquelles s’articulent leur travail d’éditorialisation et qui, de la même façon, tendent à travailler la dimension éducative inhérente à cette logique de « mise en rapport » que vantait Alain Bergala.

Avant de poursuivre notre réflexion, nous synthétisons (Figure 2) les observations que nous avons pu développer à propos de ce premier geste éducatif, de nature verticale, dont rendent compte les propositions d’accompagnement des plateformes de notre corpus.

Figure 2

L’accompagnement vertical expérimenté par les acteurs de la Vidéo à la Demande cinéphile

L’accompagnement vertical expérimenté par les acteurs de la Vidéo à la Demande cinéphile

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Accompagner en ligne selon un modèle de transmission horizontale

La question de la transmission horizontale, que nous avons qualifiée de constitutive de la médiation cinéphile traditionnelle, n’est pas absente des modalités d’action expérimentées par les acteurs de la VàD cinéphile. Ces derniers tentent en effet de travailler les « sociabilités cinématographiques » (Ethis, 2007) constitutives de la découverte du cinéma en salles, pour reconstruire en ligne des espaces d’échange propres au partage d’expérience et à la confrontation des regards.

Conformément aux pratiques communautaires et sociales autour desquelles s’est historiquement développé le Web 2.0, et qui donnent la part belle aux concepts de partage, d’échange et de collaboration, les acteurs de la Vidéo à la Demande ont cherché à mettre à profit les dispositifs éprouvés en matière de sociabilités numériques. C’est le cas, par exemple, de l’usage qui est fait des espaces de commentaires et des outils de recommandation. Sur ces plateformes, l’introduction d’espaces de commentaires est pensée en parfaite continuité avec la prise de parole à laquelle est appelé le spectateur à l’issue d’une projection en présentiel (dans le cadre d’un débat formel comme dans les espaces plus informels pensés à cet effet), comme une invitation à partager ses ressentis, ses observations et ses jugements. Nous observons cette proposition sur KuB, Mémoire, et UniversCiné, sous la forme d’encarts spécifiques au sein de l’interface de visionnement du film où l’internaute est invité à s’exprimer par écrit. L’observation des usages qui sont faits de ces propositions amène toutefois à un constat assez mitigé : l’utilisation de ces espaces d’expression s’avère en effet extrêmement faible de la part des usagers des plateformes concernées. Pour la plupart des films, aucun commentaire n’a jamais été posé. Et lorsque c’est le cas, loin de donner lieu à de véritables exercices d’expression de la pensée, ils contribuent plutôt à l’énonciation de jugements non étayés, plus proches de la recommandation que de l’expression d’un jugement autonome et averti[11]. Il n’y a que sur la plateforme de My French Film Festival, peut-être en raison du caractère événementiel de la proposition qui renforce le développement d’un sentiment communautaire chez ses usagers, que nous pouvons observer la présence de textes plus approfondis dans ces espaces dédiés. Jean-Rémi Ducourtioux, créateur de la plateforme, insiste sur l’importance de cette dimension dans la vie de ce festival en ligne :

L’avantage, l’intérêt, c’est de se sentir aussi dans une communauté qui aime ou pas ce film-là, qui va voter ou non pour ce film-là, en clair qui a sa voix et qui a son choix […] C’est une façon de communiquer, et une façon de rendre le site vivant, peut-être pas comme un festival, mais en tous cas nous essayons de s’en approcher un maximum. (Entretien du 7 juillet 2017)

Au-delà de ce cas, les autres plateformes de notre corpus témoignent de grandes difficultés à mettre en œuvre cette incitation à la prise de parole, pourtant fondatrice de la médiation cinéphile en présentiel. Et rappelons que la plupart d’entre elles n’ont même pas cherché à intégrer aux interfaces de consultation des espaces de commentaires. Comment pouvons-nous tenter d’expliquer cet état de fait, alors même que les internautes sont aujourd’hui friands et coutumiers de l’exercice de la recommandation en ligne ? Nous posons l’hypothèse selon laquelle l’individualisme qui accompagne le développement des pratiques de consommation d’images animées en ligne n’engage pas directement un désir de communication, alors même que les modes de visionnement collectifs le sollicitent plus naturellement. Par ailleurs, l’absence de médiateur incarné, invitant à prendre la parole, lançant des pistes réflexives, peut apparaître comme un frein à cet exercice difficile consistant à affirmer ses opinions devant le plus grand nombre. Enfin, nous pouvons de même supposer que la sollicitation d’un mode d’expression écrit, et non oral comme dans les dispositifs en présentiel, impose une démarche beaucoup plus engageante, donc rebutante, pour l’usager qui s’y adonne.

Il ne faut toutefois pas conclure de ces premières observations que le travail sur les communautés soit quasi-inexistant dans le contexte de la VàD cinéphile. S’opère en la matière un déplacement vers les – nombreux - réseaux sociaux sur lesquels les animateurs de ces plateformes organisent leurs espaces communicationnels. Tous les acteurs de notre corpus, sans exception, recourent aux réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, et dans une moindre mesure, Google Plus, YouTube et Tumblr) proposant à leurs usagers d’y prolonger les expériences artistiques et culturelles initiées sur la plateforme. Si les réseaux sociaux semblent plus propices à l’exercice de la « prise de parole », en tant que lieux privilégiés de l’expression de soi, l’observation de leurs déclinaisons pour ces plateformes renvoie une nouvelle fois à un constat peu convaincant. Ces interfaces sont avant tout utilisées par les plateformes comme des outils de communication en direction de leur communauté, plus qu’elles ne le sont par les usagers comme lieu d’expression sur les films visionnés.

La création d’espaces de partage d’expérience ne constitue toutefois pas la seule tentative pour introduire des modalités d’accompagnement horizontal dans le dispositif de la Vidéo à la Demande cinéphile. Nous observons aussi, pour une minorité d’acteurs toutefois, des expérimentations visant à organiser des espaces collaboratifs, par lesquels les interactions entre les usagers sont favorisées autour de logiques de coopération. Les responsables de Mémoire, à titre d’exemple, jouent cette carte. L’objet de cette plateforme consiste à proposer gratuitement, au visionnement, une collection de films amateurs tournés dans la région Centre-Val de Loire, des années 1920 jusqu’à aujourd’hui, avec la volonté de « constituer et faire vivre une mémoire collective autour de l’histoire de la région et de ses habitants »[12]. Accompagnant l’évolution du catalogue, les usagers sont invités à participer activement à l’élaboration de la base de données, notamment par l’apport de leur expertise dans la reconnaissance des lieux, des personnes et des dates des films mis à disposition sur la plateforme. Voici à titre d’exemple quelques extraits des onze commentaires postés à propos du film Reugny Magazine, datant de 1949 :

Figure 3

Commentaires postés à propos du film Reyny Magazine (1949)[13]

Commentaires postés à propos du film Reyny Magazine (1949)13

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C’est ici dans le registre de l’éducation par l’image cinématographique que s’exerce cette coopération entre usagers, qui apprennent à mieux connaître leur région et son histoire à travers ces documents cinématographiques qu’ils sont appelés à scruter et à analyser. Les animateurs de la plateforme proposent en outre, afin de stimuler ses usagers dans cette quête d’informations, des énigmes relatives à des films en ligne, les meilleurs enquêteurs étant ensuite récompensés par des Sherlocks (le détenteur de la médaille d’or à ce jour ayant résolu non moins de 1793 énigmes ![14]).

Cette invitation à la collaboration peut prendre d’autres formes en fonction des plateformes. Prenons Le Kinetoscope, les usagers sont invités à composer des parcours de découverte filmique, autour des questions de leur choix, parcours qu’ils peuvent ensuite partager avec les autres pour qu’ils puissent, à leur tour, profiter de cette proposition horizontale d’éditorialisation. La même possibilité est d’ailleurs offerte sur Mémoire, les usagers peuvent s’adonner à la constitution d’albums, sous la forme d’extraits montés et commentés, pouvant être enrichis à tout moment au gré des découvertes engendrées par de nouveaux visionnements. Ces albums peuvent être partagés avec la communauté qui a la possibilité de réagir sous forme de commentaires, ou en leur attribuant une note.

Ces quelques expériences, quoiqu’isolées, témoignent d’une tentation de mise en œuvre de la dimension horizontale propre à la médiation cinéphilique au sein du dispositif de la VàD. Elles restent toutefois largement minoritaires au regard de l’importance de la médiation verticale dont nous avons montré les multiples mises en œuvre.

Conclusion

Nous avons tenté, dans cet article, de réfléchir à la façon dont les éléments caractéristiques de l’accompagnement éducatif cinéphile trouvaient des prolongements au sein des plateformes de Vidéo à la Demande cinéphiles, envisagées comme autant de nouveaux dispositifs de médiation mis au service de la rencontre entre des films – sélectionnés en vertu de critères qualitatifs respectueux du système de valeurs cinéphile auquel il se réfère – et un public idéalement élargi et rajeuni.

La mise en œuvre sur ces plateformes de rituels médiationnels d’accompagnement propres à ancrer l’identité cinéphile de la médiation se traduit avant tout par une attention portée à la dimension verticale de l’action éducative, par laquelle les acteurs de la médiation, tout en mettant en avant leur identité charnelle et humaine – contre le principe d’une réintermédiation technique autosuffisante – assument une relation volontiers pédagogique par laquelle des éléments d’information sont réfléchis, conçus, puis mis à disposition de l’usager. En les consultant, ce dernier est invité à prolonger le visionnement des films mis à sa disposition par une démarche d’appropriation d’un savoir lié à la culture ou au langage cinématographique, ou d’une tout autre nature, qui déplace résolument la découverte filmique dans une perspective culturelle.

En revanche, nous avons fait le constat d’une évidente tiédeur dans la mise en œuvre d’une dimension plus horizontale de l’éducation par l’image, ce qui est d’autant plus étonnant que l’outil investi – le Web 2.0 – a été pensé en vertu des possibilités d’échanges et de collaboration entre pairs qu’il permettait. Si quelques exemples probants ont été mis en avant, les acteurs de la VàD cinéphile, tout comme ses usagers, se montrent globalement assez rétifs à l’épanouissement de sociabilités numériques au sein de ce dispositif singulier. L’existence, préalable au développement de la plupart des plateformes que nous avons retenues, de sites explicitement voués à la constitution de communautés virtuelles autour du cinéma, explique probablement que cette fonction n’ait pas été retenue par les acteurs s’engageant dans la VàD. Ils cherchaient davantage à offrir une alternative, légale et cinéphile, au peer-to-peer comme au marché montant de la Vidéo à la Demande strictement commerciale. Les usages liés à Vodkaster, qui ont été étudiés par Arnaud Moschenross et Olivier Thévenin (2017), sont symptomatiques de la façon dont ce terrain avait déjà été investi au préalable.

Ce phénomène témoigne par ailleurs du souci qu’expriment les acteurs de la VàD de préserver les dispositifs de médiation cinéphile en présentiel : loin d’envisager un remplacement des modalités traditionnelles de rencontre avec les films par des interfaces numériques, ils définissent au contraire leur travail comme une œuvre d’éducation susceptible de renforcer, directement ou à moyen terme, les dispositifs en présentiel. La salle, en particulier, reste clairement dans leur discours le cœur du système cinéphile, et donc un lieu de sociabilité à préserver sans qu’il soit nécessaire de lui en substituer d’autres – a fortiori en ligne. « Je défends le cinéma en salles » affirmait par exemple Caroline Troin (Bretagne & Diversité, entretien du 30 octobre 2017) tandis que Marie-Louise Khonji (Le CiNéMa Club, entretien du 7 juillet 2017) rappelait son attachement à « la magie de la salle de cinéma ». Philippe Germain (directeur général de CICLIC, entretien du 9 mai 2017) définissait la salle comme « le lieu naturel de la rencontre avec les œuvres », David Simon (responsable de l’éducation artistique de CICLIC, entretien du 9 mai 2017) tenait à préciser qu’il « tenait à la diffusion des œuvres en salles », Jean-Rémi Ducourtioux (My French Film Festival, entretien du 7 juillet 2017) déclarait, lui, qu’« un film se voit avant tout […] en salle », car « il y a ce sentiment collectif, de partage de quelque chose qui reste et qui est essentiel ».

La façon dont est pensé l’accompagnement éducatif au sein des plateformes de Vidéo à la Demande cinéphile est ainsi l’objet d’un geste contradictoire : d’une part, un désir affirmé d’éducation des usagers et de formation de nouveaux spectateurs cinéphiles, et d’autre part, une crainte évidente de voir disparaître les dispositifs de médiation traditionnels au profit des uniques interfaces numériques, ce qui amène leurs acteurs à privilégier la redirection des usagers vers les lieux emblématiques de la cinéphilie (la salle, le festival, la cinémathèque…), qui représentent aussi des espaces d’épanouissement des sociabilités indissociables de leur œuvre de médiation. Conformément à ce que Chloé Delaporte (2019) observait au niveau des modalités de catégorisation générique adoptés par les acteurs de la VàD, ces observations confirment par ailleurs une évidente continuité entre les principes éducatifs historiquement consacrés par les dispositifs traditionnels de médiation cinéphilique en présentiel et la continuité de leurs actions dans le domaine de la Vidéo à la Demande.