Résumés
Résumé
Cette proposition a pour principal objectif d’identifier les pratiques de consommation « réelles » de contenus audiovisuels des jeunes publics (18-25 ans) sur Netflix. Sans nous limiter aux séries, nous focalisons également notre attention sur un éventuel déplacement vers d’autres genres audiovisuels proposés par la plateforme afin d’interroger la place de Netflix dans les cultures audiovisuelles et médiatiques de cette population. La méthodologie mise en œuvre allie enquête quantitative (questionnaire ayant recueilli 2017 réponses) et approche qualitative (deux focus groups et des cahiers d’enregistrement). Les principaux résultats font notamment ressortir une certaine continuité entre pratiques audiovisuelles sur Netflix et celles qui lui préexistaient, dans une tentative de captation de ces dernières.
Mots-clés :
- contenu audiovisuel,
- Netflix,
- plateformes SVoD,
- pratique de visionnage,
- jeune adulte français
Abstract
The main objective of this contribution is to identify “real” consumption practices for young audiences (18-25 years old) of audiovisual content on Netflix. Without limiting ourselves to series, we are also focusing our attention on a possible shift to other audiovisual content types offered by the platform to question the place of Netflix in the audiovisual and media cultures of this population. The methodology combines a quantitative survey (questionnaire that collected 2017 responses) and a qualitative approach (two focus groups and recording notebooks). The main results notably highlight a certain continuity between audiovisual practices on Netflix and those which existed before, to capture it.
Keywords:
- audiovisual content,
- Netflix,
- SVoD platforms,
- viewing practices,
- young French adults
Corps de l’article
Introduction
Les objectifs de notre étude peuvent être envisagés à plusieurs niveaux. Nous entendons tout d’abord prolonger un travail de recherche au long cours (Perticoz et Dessinges, 2015 ; Dessinges et Perticoz, 2018 ; 2019) en identifiant les pratiques « réelles » de consommation des contenus audiovisuels des jeunes publics (essentiellement les 18-25 ans) sur Netflix, et notamment la part des séries télévisées dans cette consommation globale sans pour autant nous y limiter. Par ailleurs, en focalisant également notre attention sur un éventuel déplacement vers d’autres genres audiovisuels proposés par cette plateforme de SVoD, nous souhaitons aussi interroger la place en devenir de Netflix dans les cultures audiovisuelles et médiatiques de cette population.
Plus précisément, parler de pratiques « réelles » signifie que nos recherches, sans avoir la prétention de donner à voir toute la complexité de celles-ci, entendent toutefois interroger la réalité de certaines représentations qui leur sont souvent associées. Ainsi, notre démarche vise notamment à soumettre à l’épreuve du terrain – et donc du réel – certains discours d’acteurs économiques et/ou institutionnels[1] qui semblent s’adresser à des publics dont les pratiques de consommation audiovisuelles seraient devenues, du fait des possibilités offertes par le numérique, plus ubiquitaires, plus nomades, moins tributaires de la grille de programmation, en somme plus autonomes (Dessinges et Perticoz, 2019). C’est donc bien la réalité quotidienne de ces mutations – et la supposée rupture dont elles seraient la manifestation – que les méthodologies de recherche que nous avons mises en œuvre doivent nous permettre d’appréhender, quitte à en nuancer l’ampleur et à faire apparaître, à l’inverse, certaines continuités inscrites dans la longue durée.
À cet égard, Netflix, en tant que premier acteur majeur de la SVoD qui s’est implanté sur le marché français, nous a paru offrir un terrain privilégié pour observer ces éventuelles mutations des pratiques audiovisuelles en régime numérique et en mesurer la profondeur. En d’autres termes, nous postulons que le succès commercial rencontré par Netflix réside dans la capacité de la firme à capitaliser – au sens pleinement économique du terme – sur des pratiques médiatiques qui se sont construites tout au long des années 2000-2010 et qu’elle constitue donc, d’une certaine manière, un bon « révélateur » des évolutions en cours (Perticoz, 2019). Nous considérons ainsi qu’analyser les pratiques des publics sur Netflix peut – avec toute la prudence qu’il convient de faire preuve au moment d’en tirer certaines conclusions de portée plus générale – offrir des clés pour appréhender plus finement les évolutions les plus significatives des pratiques télévisuelles, au cours des vingt dernières années.
À cette fin, notre contribution débutera par un exposé synthétique qui reviendra sur la manière dont les technologies numériques ont pu favoriser l’émergence de certaines desdites pratiques. Nous présenterons ensuite la méthodologie mise en œuvre qui allie enquête quantitative – via l’administration d’un questionnaire sur les usages de Netflix d’une population âgée entre 18 et 25 ans et ayant recueilli 2017 réponses – et approche qualitative – via deux focus groups et la mise en place d’un protocole de cahiers d’enregistrement. Enfin, après avoir précisément caractérisé le corpus de notre recherche, nous exposerons les principaux enseignements que nous pensons pouvoir en tirer. Nous développerons ces derniers en cinq temps où nous aborderons, tour à tour : les formes de mutualisation mises en œuvre pour accéder aux contenus de la plateforme Netflix ; un renforcement des tendances aux multi-équipement et à l’individualisation des pratiques ; l’importance des sociabilités hors-lignes dans le cadre des pratiques de visionnage sur Netflix ; les niveaux de différenciation des pratiques selon le type de contenu visionné ; et, pour le dernier aspect que nous évoquerons, l’affirmation d’un certain goût du confort dans les pratiques de visionnage sur cette plateforme SVoD.
Quelles mutations des pratiques télévisuelles ?
Depuis le début des années 2000 qui se caractérisent notamment par la place grandissante prise par le numérique dans les pratiques culturelles et médiatiques, l’industrie télévisuelle a connu de multiples mutations que ce soit au niveau de sa production, de ses modes de diffusion et de distribution, de sa programmation ou encore des modalités de consommation des contenus qu’elle propose (Chambat-Houillon et Barthes, 2019). Dans le même mouvement, la numérisation des contenus, le développement massif des technologies numériques et leur appropriation par les publics ont été partie prenante des modifications observées dans les modalités d’accès aux contenus audiovisuels au cours des vingt dernières années. Leurs modes de consommation ne se limitent plus aux seuls médias audiovisuels historiques, mais se disséminent de plus en plus sur une diversité de plateformes numériques légales ou illégales qui proposent des contenus en accès libre ou payant (paiement à l’acte ou par abonnement). Ce mouvement s’inscrit dans une tendance toujours plus nette à une individualisation de la consommation et à un assouplissement vis-à-vis des contraintes imposées par la programmation télévisuelle (Perticoz et Dessinges, 2015), venant partiellement remettre en cause les logiques de « rendez-vous » qui prévalaient jusque-là (Cailler, 2011).
Dans la continuité de ces mutations, documentées et attestées tant par des études sociologiques récentes (Donnat, 2009 ; Octobre, 2014) que par des enquêtes institutionnelles régulièrement publiées (notamment en France par le CSA et le CNC), les pratiques télévisuelles et numériques ont fait l’objet d’investigations portant essentiellement sur la consommation de contenus issus de l’industrie de la télévision par les publics jeunes de moins de 25 ans (Kervella et Loicq, 2015 ; Blanc, 2015). Ces études soulignent plusieurs permanences et mutations dans les pratiques médiatiques juvéniles, notamment le fait que la télévision reste – parfois contre toute attente – un média incontournable (ou du moins de référence) de l’agenda culturel des publics considérés, malgré une consommation de plus en plus nomade, asynchrone et individuelle. Elle continue ainsi à façonner une partie de l’espace domestique malgré la concurrence des technologies numériques et donc à jouer un rôle structurant dans les logiques de sociabilités familiales. Entre autres études venant appuyer ce constat, Samuel Beuscart et al. (2012) ont mené une analyse systématique de données d’audiences journalières de l’ensemble des programmes proposés en rattrapage sur le Web par les chaînes françaises. Leurs résultats sont ainsi venus nuancer la thèse des thuriféraires de « la fin de la télévision » ou d’un éclatement total des publics. En effet, il ressort notamment de leur recherche que la désynchronisation des consommations télévisées n’entrave pas la capacité de la télévision, en tant qu’institution, à réunir des audiences pour partager des contenus.
Par ailleurs et dans la continuité de travaux portant sur l’étude des cultures fans, tels que ceux s’inscrivant dans la lignée tracée par Henry Jenkins, une partie des recherches actuelles sur l’étude des pratiques télévisuelles se concentre essentiellement sur la notion de participation, c’est-à-dire se réfère à l’idée que l’expérience de réception médiatique peut se prolonger au-delà de l’exposition au contenu audiovisuel proprement dit. Ce prolongement serait notamment rendu possible grâce aux dispositifs socionumériques permettant le partage, mais aussi la création de contenus originaux (Bourdaa, 2016), ces créations pouvant aller jusqu’au déploiement d’univers de narration transmédiatiques (Jenkins, 2006). Situant leurs recherches au cœur de la nouvelle ère télévisuelle – celle de la post-télévision ou « techno-télévision » marquée par « la rencontre entre télévision traditionnelle et Internet et par un engagement intellectuel et émotionnel de plus en plus grand de la part des téléspectateurs et plus particulièrement des fans » (Bourdaa, 2012, 236) – les travaux les plus récents sur les pratiques télévisuelles numériques s’intéressent ainsi aux ressorts de la « télévision sociale » (Garcia-Aviles, 2012) et entendent observer les usages des médias au-delà de leur réception, sous l’angle de l’expérience vécue par le public et de leur engagement (Ségur, 2017).
D’autres études se sont spécifiquement penchées sur les pratiques de consommation de contenus sériels. Selon Hervé Glevarec, les conditions matérielles de consommation domestique des séries télévisées désormais potentiellement dégagées du cadre contraignant de la grille de programmation ont joué un rôle important dans la reconfiguration du régime ascétique de la pratique culturelle. Selon l’auteur, les ressorts du plaisir sériel semblent désormais étroitement liés aux notions de « qualité » et de « légèreté » (Glevarec, 2013). Dans son travail de thèse, Clément Combes s’est pour sa part attaché à apprécier la diversité des formes d’attachement sériel qui ne sont pas dénuées de toute dimension collective, malgré une tendance forte à l’individualisation de la consommation, notamment compte tenu de la possibilité de prolonger l’expérience sérielle sur et en-dehors de la toile (Combes, 2013).
Nos propres études qualitatives sur la consommation sérielle par un public d’étudiants sériephiles ou cinéphiles ont par ailleurs mis en évidence que ces derniers inscrivaient davantage leurs activités de visionnage « interactif » du côté des commentaires, des conversations et des recommandations offline (Dessinges et Perticoz, 2018), que du côté de modalités de formes de participation proposées par les technologies numériques (forums, blogs, etc.). Bien que réalisés à petite échelle, ces résultats confirment une tendance selon laquelle la pratique consistant à investir et s’approprier les réseaux socionumériques est d’abord le fait d’un public performant (Ségur, 2017), c’est-à-dire de fans plus que d’amateurs.
Plus récemment, nous nous sommes interrogés sur la place grandissante occupée par les plateformes (légales ou non) dans la consommation de séries télévisées auprès d’une population d’étudiants et avons constaté une disparition progressive, partielle ou totale du recours aux plateformes illégales, qui s’étaient imposées comme l’un des modes de consommation privilégiée en 2016. Cet effacement relatif de pratiques à la marge de la légalité s’est, pour partie, réalisé au profit des plateformes de SVoD, et plus particulièrement de Netflix qui se positionnait en 2018 en tant qu’acteur hégémonique de fournisseur de contenus audiovisuels (Dessinges et Perticoz, 2019 ; Perticoz, 2019). Questionnant l’autonomie laissée aux usagers de ces plateformes de streaming, nous avons ainsi pointé le fait que, de manière un peu paradoxale, les étudiants que nous avons interrogés nous faisaient part d’un sentiment d’autonomie et de liberté dans leurs consommations audiovisuelles, alors même que leurs habitudes de consommation sur Netflix demeuraient finalement très encadrées (catalogue limité, algorithme de recommandation) et que, au surplus, ils ne semblaient pas être dupes de cet enfermement. Face au sentiment affirmé, voire revendiqué, d’être des consommateurs parfaitement autonomes et libres de leurs choix, notre enquête a fait ressortir qu’ils demeuraient dans une situation de dépendance vis-à-vis des plateformes, en général, et de Netflix, en particulier. À la date de l’enquête (printemps 2018), cet acteur semblait en mesure d’imposer un cadre de visionnage « hégémonique » des contenus audiovisuels sériels (Morley, 1993).
L’étude que nous présentons ici s’inscrit dans le prolongement de ces réflexions sur l’évolution des pratiques « réelles » des publics (le niveau micro de l’analyse) et les mutations récentes des industries culturelles et créatives (niveau macro). Alors que nous avions, dans un premier temps, porté notre attention sur la consommation de contenus sériels en régime numérique auprès d’une population étudiante en 3e année de licence[2] Audiovisuel, à travers une étude qualitative menée sur deux années consécutives (2017 et 2018), nous avons souhaité, dans un deuxième temps, élargir le spectre de notre analyse, à la fois en termes de contenus consommés et de public interrogé. Aussi, dans cette étude 2019, nous avons intégré dans lesdites pratiques « réelles » de visionnage de l’ensemble des contenus audiovisuels disponibles sur la plateforme de diffusion Netflix (séries télévisées bien sûr mais aussi films, séries, dessins animés et documentaires), auprès d’un public de visionneurs constitué de jeunes adultes (18-25 ans). Pour ce faire, nous avons conduit une analyse multimodale s’appuyant sur deux types de méthodologies : qualitative et quantitative.
Approche méthodologique
L’approche quantitative a consisté à construire un questionnaire de 58 questions portant sur un ensemble d’objets à saisir comme l’identité socio-géographique et socio-culturelle des répondants, la nature de leurs équipements audiovisuels et offres souscrites, leurs habitudes et activités de visionnage au sens large (fréquence de consommation, terminal utilisé, nature des contenus visionnés, contexte individuel ou collectif de visionnage, etc.), leurs modalités de recherche de programmes, l’image de la plateforme de diffusion, ses atouts et ses faiblesses. Ce questionnaire, qui préservait l’anonymat des répondants, a ensuite été administré au mois de mars (du 7 au 28) de l’année 2019, par les étudiants et par nous-mêmes, à travers nos différents réseaux professionnels et personnels, selon des modalités de diffusion électroniques et sur trois réseaux socionumériques : Twitter, Facebook et LinkedIn. Il était adressé aux jeunes consommateurs de Netflix, qu’ils soient occasionnels ou réguliers, âgés entre 18 et 25 ans. Finalement, ce protocole de diffusion nous a permis de recueillir 2017 réponses rendant possible une certaine objectivation sociologique et statistique de nos résultats, sans toutefois négliger les biais liés à l’administration du questionnaire par des acteurs sociaux socialement situés au sein d’un réseau universitaire plutôt orienté Sciences humaines et sociales. L’analyse des réponses au questionnaire a été faite en s’appuyant sur le logiciel d’enquête et d’analyse des données Sphinx IQ.
Le second volet d’enquête, lui-même mené en deux temps, s’est d’abord appuyé sur des focus groups conduits en mars 2019 auprès d’un échantillon non représentatif d’individus ayant rempli le questionnaire. Nous avons effectivement engagé nos propres étudiants de licence 3 Audiovisuel et médias numériques de l’Université Jean Moulin Lyon 3 afin de participer à deux entretiens collectifs d’environ une heure et quarante minutes, centrés sur leur expérience vécue de consommateurs de contenus audiovisuels sur la plateforme Netflix. Nous avons bien évidemment pleinement conscience des différents biais qu’implique le choix – en partie opportuniste – de cette population spécifique pour cette seconde phase de notre étude. Nous avons effectivement affaire à des individus recrutés dans le cadre de travaux dirigés sanctionnés par une évaluation comptant pour l’obtention de leur diplôme, ce qui a pu avoir une influence sur les réponses aux questions posées – et ce, même si la partie de l’enseignement consacrée à la méthodologie du focus group n’était bien évidemment pas notée. De plus, l’intitulé même du cursus d’étude choisi par ces étudiants les orientant vers les métiers de l’audiovisuel, il est donc parfaitement légitime de penser que leurs pratiques de consommation de contenus sur Netflix sont quelque peu surdéterminées. Il n’est pas non plus exclu que certains d’entre eux aient souhaité – consciemment ou non – faire « bonne figure » et justifier un projet professionnel par leurs pratiques de loisirs, et ce d’autant plus que cette phase de l’enquête était menée par leurs propres enseignants. Sans nier l’existence et l’influence de ces différents biais sur les données qualitatives obtenues, nous estimons néanmoins que les consommations et les pratiques de cette population – en raison de ses spécificités mêmes – sont susceptibles « non pas d’être prédictives, mais de refléter les tendances d’une partie de la population constituée par les jeunes adultes » (Dessinges et Perticoz, 2019, p. 13). En somme, les témoignages d’expériences vécues recueillis durant cette phase de l’enquête nous ont notamment permis d’affiner notre analyse des données quantitatives collectées lors du premier volet de l’étude et d’ouvrir des pistes supplémentaires pour les interpréter.
En effet, le guide d’entretien que nous avons élaboré suivait les grandes thématiques du questionnaire afin de permettre d’expliciter certains aspects de ce dernier. Les échanges à l’intérieur des groupes (de 11 et 12 étudiants), une fois retranscrits, nous ont ainsi permis d’apprécier avec une meilleure finesse les motivations et les dynamiques de consommation audiovisuelle au sein de la plateforme Netflix. Parallèlement, nos étudiants ont été conviés à remplir avec assiduité des cahiers d’enregistrement de leurs activités réelles de visionnage durant trois semaines consécutives (entre février et mars 2019). Ces cahiers (Annexe 1) avaient notamment pour objectifs de caractériser les durées de visionnage, les contenus regardés ou d’apporter des éléments d’information sur les contextes de visionnage (modalités individuelles ou collectives de réception, supports utilisés, lieux, activités simultanées, etc.) Au total, 125 notices audiovisuelles ont été visionnées sur la période d’enregistrement. Grâce aux données collectées sur ces cahiers, notre principal objectif était d’avoir accès à la diversité des cadres de réception audiovisuels (pendant et après le visionnage) en régime numérique et sur une plateforme dont les offres en termes de services et de contenus n’ont de cesse d’évoluer.
Caractérisation du corpus
Le public consommateur de contenus Netflix, âgé de 18 à 25 ans qui a répondu à notre enquête en ligne est majoritairement étudiant (79,9 %), féminin (73,4 %) et sans enfants. Seule une minorité des répondants sont salariés (15,4 %) ; ils travaillent principalement dans le domaine des médias et de la communication (21,4 %), du commerce et de la vente (16,2 %) et de la fonction publique (12 %). Au sein du public étudiant, les filières les plus représentées sont les Sciences humaines et sociales (47,6 %) devant les disciplines dites de Sciences dures (23 %) et de Droit/Économie/Gestion (22,8 %).
Du point de vue de sa qualification, la population interrogée se répartit assez équitablement entre les titulaires d’un Bac[3] général ou technologique (41,5 %) et les détenteurs d’un diplôme Bac+2 ou d’un niveau supérieur (50,6 %). Par ailleurs, les répondants déclarent vivre essentiellement seuls (36,3 %) ou chez leurs parents (32 %). Seulement 17,2 % d’entre eux vivent en couple ou en colocation (14,6 %). Enfin, ils résident plutôt en région Auvergne-Rhône-Alpes (47,1 %) et Ile-de-France (11 %).
Du point de vue de leurs activités culturelles, seule une minorité des enquêtés (34,2 %) déclare pratiquer de manière hebdomadaire une activité artistique ou culturelle, principalement dans le domaine de la musique et de la photographie. En revanche, l’écoute de la musique rentre très largement dans leurs activités quotidiennes (83,6 %) tandis que la lecture et les jeux vidéo représentent des activités pratiquées de manière moins systématique et moins régulière : seule une moitié des répondants s’y adonnent majoritairement plusieurs fois par mois, l’autre moitié plus exceptionnellement, voire jamais. En revanche, ces jeunes adultes ont une forte appétence pour la consommation de contenus audiovisuels et se déclarent quasiment tous sériephiles (51,6 %) ou grands amateurs de séries (36,2 %).
Principaux résultats et enseignements de la recherche
Un accès « mutualisé » à Netflix
L’accès aux contenus audiovisuels numérisés sur Netflix nous amène à formuler deux constats. Le premier, relatif à l’ancienneté de cet accès, indique que Netflix est non seulement installé dans les pratiques de visionnage des jeunes depuis maintenant au moins trois années et qu’elle continuait à être une plateforme attractive cinq ans après son lancement sur le marché français, en septembre 2014. Le taux d’accès à un compte Netflix chez les jeunes âgés de 18 à 25 ans a en effet évolué de manière timide pendant les deux années qui ont suivi son démarrage (+12 %), puis il a progressé nettement entre 2017 et 2018 (+52 % sur les deux années), pour amorcer une nouvelle dynamique de croissance positive en 2019 (+36,7 %). Alors que Disney+ a lancé sa propre offre SVoD sur le territoire français en avril 2020, ces données montraient qu’à cette époque le rythme de croissance des activités de Netflix en France n’avait pas encore plafonné. Au moment de l’enquête, Netflix représentait le principal accès à une plateforme de vidéos à la demande par abonnement chez les 18-25 ans qui déclaraient à 78,5 % ne pas avoir accès à d’autres services de SVoD. Le cas échéant, la consommation s’effectuait principalement auprès de concurrents généralistes américains ou français comme Amazon Prime Vidéo (48,4 %), Canal Play (35,4 %) et OCS (19,5 %). Mais, ressortent également des services spécialisés comme ADN (Anime Digital Network; 13,2 %) et CrunchyRoll (10,3 %), deux diffuseurs d’animation japonaise de manga et de Drama.
Le second constat, relatif à la propriété du compte, confirme que la pratique de partage de ce dernier est très répandue. Ainsi, seul un tiers de la population interrogée admet payer son abonnement à la plateforme en intégralité, les deux tiers restants ne contribuant pas du tout financièrement (46 %) ou qu’en partie seulement (21,6 %). L’analyse des résultats (tableau 1) ne montre par ailleurs aucune corrélation significative entre les modalités d’accès à la plateforme et la situation familiale des répondants. En revanche, le statut professionnel semble avoir une incidence sur le type d’accès à la plateforme : il y a beaucoup plus de salariés qui paient l’abonnement intégral, et de façon inversement proportionnelle, beaucoup plus d’étudiants qui consomment Netflix en profitant de l’abonnement d’un membre de leur entourage (famille ou amis). Ainsi, l’autonomie financière semble être un facteur non négligeable de l’autonomie de l’accès aux pratiques de visionnage en ligne. En effet, comme nous l’avions déjà souligné dans un précédent article (Dessinges et Perticoz, 2019), la possibilité de partager son abonnement et le fait que celle-ci soit fréquemment activée s’expliquent en premier lieu par le pouvoir d’achat limité de la population étudiée, alors même qu’elle figure parmi celles qui sont les plus consommatrices de contenus audiovisuels[4]. De plus, cette stratégie tarifaire a pu contribuer à installer Netflix dans le quotidien des pratiques audiovisuelles de ces publics spécifiques qui, dès lors qu’ils bénéficieront d’un revenu régulier, seront peut-être davantage enclins ensuite à souscrire un abonnement à titre personnel.
Par ailleurs, si le service Netflix est davantage réservé à un usage collectif qu’à un usage strictement personnel, le partage d’identifiants s’effectue en priorité au sein des réseaux de sociabilité très proches (tableau 2). Ainsi, parents (33,5 %) et amis (30,1 %) sont les principaux titulaires des comptes dont ils partagent l’accès, devant la fratrie (21,8 %). En revanche, lorsque l’usager paie une partie de son abonnement, il le partage principalement avec une amie ou un ami (51,5 %), la fratrie (32,8 %) et un peu moins avec ses parents (13,8 %).
De manière assez inattendue (tableau 3), le fait d’habiter chez ses parents ou non n’influe pas sur les modalités d’accès. Ainsi, un jeune adulte vivant chez ses parents est tout aussi enclin à souscrire aux offres par abonnement de Netflix que s’il vit en dehors du foyer familial.
Cette donnée semble indiquer que la consommation de contenus sur Netflix est une pratique juvénile potentiellement autonome de la culture audiovisuelle familiale et, à ce jour, peu transmise d’une génération à une autre.
Confirmation du multi-équipement et de l’individualisation des pratiques
Les données de notre enquête confirment l’importance de la place prise par les écrans et périphériques dans l’univers domestique des Français (Donnat, 2009) et des étudiants (Dessinges et Perticoz, 2019). Le taux d’équipement en écrans connectés ou non (tableau 4) est en effet important parmi les 18-25 ans qui sont très majoritairement équipés d’un téléphone intelligent et d’un ordinateur portable. Malgré des différences selon le lieu d’habitation des répondants[5], l’accès ou la possession d’un poste de télévision sont par ailleurs assez élevés (75 %).
Le visionnage de contenus de divertissement sur Netflix se fait principalement via l’ordinateur portable qui représente le terminal le plus utilisé, et ce quelle que soit la nature du genre audiovisuel consommé (tableau 5)[6]. La tablette tout comme l’ordinateur fixe ne constituent pas des supports de visionnage privilégiés. En revanche, et dans une moindre mesure, les jeunes continuent d’avoir recours au téléviseur connecté comme support de visionnage, généralement pour des critères de confort, confirmant une tendance déjà observée (Dessinges et Perticoz, 2018) et sur laquelle nous reviendrons dans notre toute dernière partie. Enfin, l’usage du téléphone intelligent, objet individualisé par excellence, est peu mentionné, hormis pour du visionnage de séries courtes (ou mini-séries).
Quels que soient les genres de contenus audiovisuels, la consommation domestique est largement dominante, voire hégémonique. En moyenne, 93,3 % des contenus sont consommés à domicile. L’analyse des cahiers d’enregistrement confirme cette tendance : 80 % des visionnages se sont effectués au domicile des individus concernés. Et, même dans les cas où ces derniers ne visionnaient pas le contenu chez eux, ils le faisaient essentiellement dans le cadre d’un foyer (au domicile d’un tiers ou dans un logement AirBnB). La consommation en mobilité est très faible et atteint son score le plus haut avec les séries courtes qui sont visionnées à 14,7 % de façon nomade, probablement parce qu’elles présentent l’avantage d’être plus faciles à insérer entre deux activités (Millerand et al., 2018). Alors même que l’écologie « des technos structures » dans nos sociétés contemporaines est source d’injonctions à la mobilité (Octobre, 2017), force est de constater que la consommation de contenus Netflix marque un repli sur le foyer, une évolution sur laquelle nous reviendrons dans notre dernière partie.
En revanche, bien qu’elle soit majoritairement domestique, la consommation sur Netflix ne s’actualise pourtant que rarement au sein d’un cadre de réception collectif (tableau 6).
Le constat est ainsi sans équivoque : quel que soit le type de contenus visionnés, ils se regardent très majoritairement en solitaire, loin devant la réception en couple, en famille et entre amis. La consommation de contenus de divertissements sur Netflix suit donc une tendance engagée il y a déjà une décennie à propos de l’individualisation de la consommation de télévision (Donnat, 2009). On relève toutefois une particularité concernant les films : même si la consommation solitaire reste dominante (36,8 %), elle se lisse dans des proportions moindres autour du couple et de la famille (respectivement à hauteur de 26,2 % et 11,9 %). Il n’en demeure pas moins que regarder un film en famille sur Netflix ne constitue pas une pratique familiale partagée très répandue.
D’une manière qui peut paraître surprenante, les tendances restent globalement les mêmes chez les jeunes vivant chez leurs parents. En effet, le visionnage est largement solitaire pour tous les types de contenus. Néanmoins, 20,1 % d’entre eux déclarent visionner des films en famille –contre 8,1 % pour les jeunes ayant quitté le domicile parental– mais ils ne sont plus que 5 % à adopter un cadre de réception familial pour les séries télévisées. Ce résultat peut s’expliquer par la nature même de ces objets médiatiques qui constituent des récits exigeants, inscrits dans une temporalité extensive et ouverte (Jost, 2016), et qui attendent de leurs spectateurs qu’ils les accompagnent dans le temps (Boully et al., 2020).
Fort logiquement, le couple représente une instance de réception collective plus commode à rassembler que les amis, et plus appropriée au temps long de diffusion de la série. Les résultats révèlent à cet égard que le couple est le cadre de réception privilégié par tous les jeunes en couple vivant sous le même toit (44,8 %), bien devant le visionnage solitaire (28,2 %), et ce quels que soient les types de contenus visionnés. Plus les jeunes vivent de manière « maritale », plus s’opère manifestement une distanciation vis-à-vis de la consommation isolée et désynchronisée. Ces résultats confirment ainsi le poids joué par la configuration familiale sur la nature du visionnage collectif ou individuel et nous amènent à formuler l’hypothèse qu’à mesure de leur installation en couple et dans la vie active, les jeunes publics de notre échantillon auront très certainement tendance à substituer le visionnage solitaire au visionnage en couple.
L’importance toujours prégnante des sociabilités hors-ligne
L’individualisation des pratiques de visionnage n’est pas forcément synonyme d’absence de sociabilités (Kervella et Loicq, 2015 ; Combes, 2013, Perticoz et Dessinges, 2018) et ce pour trois raisons au moins.
Premièrement car l’entourage – famille, pairs et conjoints – constitue de manière incontestable la source de recommandation sociale la plus importante et considérée comme la plus fiable pour les contenus visionnés sur la plateforme. 68 % des personnes interrogées y sont en effet très sensibles et la privilégient aux systèmes de recommandations de la plateforme auxquels ils se disent majoritairement moyennement sensibles (49,4 %). Ils jugent ceux-ci assez sévèrement et principalement pour des raisons d’enfermement à l’intérieur d’un catalogue : « Je trouve que les reco Netflix, ça m’enferme un peu, on tourne en rond, c’est toujours les mêmes recommandations et ça m’aide pas à explorer de nouveaux genres » (Paula, 23 ans). À l’inverse, les influences relationnelles portant sur les pratiques culturelles individuelles présentent l’avantage de se fonder sur la connaissance réciproque de soi (Dessinges et Perticoz, 2018) : « J’aime bien écouter les recommandations d’ami c’est assez fidèle à ce que je recherche » (Fanny, 22 ans).
Deuxièmement car le partage de comptes s’avère être un facteur très fort de synchronisation des pratiques culturelles de visionnage :
Aussi, avec Netflix, vu que je partage ça avec des potes, on partage forcément ce qu’on regarde et je trouve qu’avant on faisait pas du tout ça, on regardait notre film en streaming, et là maintenant, le fait que ça se passe sur Netflix et que ce soit accessible, on en parle entre nous, et je ne sais pas, ils vont me dire « ah bah j’ai regardé ça » donc je vais aussitôt le regarder, alors qu’avant je disais plutôt « ah d’accord » (Mathilde, 22 ans).
Le partage de comptes entendu ici non pas en tant que dispositif technique ou commercial, mais en tant que dispositif social, semble agir comme un facteur fort de facilitation des pratiques de sociabilités (d’échanges) en lien avec les contenus médiatiques.
Troisièmement, les données issues des focus groups nous enseignent que les réseaux de sociabilités s’avèrent être constitutifs des pratiques de visionnage de divertissement sur Netflix. La découverte de Netflix provient pratiquement toujours d’une relation sociale forte, qu’elle soit familiale ou amicale. Cette relation originelle, qui se matérialise ensuite de manière contractuelle sous la forme d’un partage des comptes pour des raisons financières car « ça vaut vraiment le coup », ou de façon plus symbolique sous la forme d’un « don » des codes d’accès à la plateforme, pourrait bien contribuer favorablement au système d’échanges précédemment décrit. Ainsi, bien que la consommation de vidéos en ligne sur Netflix constitue indéniablement une pratique individuelle, une analyse plus fine des motivations des publics étudiés à souscrire un abonnement et naviguer sur la plateforme nous permet de constater que cette pratique s’inscrit dans le développement et le maintien de réseaux de sociabilité qui pourraient, dès lors, être au fondement voire au cœur même de ce système d’échanges.
Des pratiques différenciées selon le type de contenu visionné
Les mutations des pratiques télévisuelles des publics jeunes en régime numérique observées par d’autres auteurs (Beuscart et al., 2012 ; Combes 2013 ; Kervella et Loïck, 2015), qui soulignent une tendance à la délinéarisation de la consommation des contenus audiovisuels, se confirment dans notre enquête, en particulier pour les programmes de fiction. En effet, la désynchronisation du visionnage diffère selon les genres télévisuels (Jost, 2019). Il s’avère ainsi que l’écrasante majorité des jeunes, plus de 70 % d’entre eux, déclarent ne regarder que très exceptionnellement, voire jamais, des séries ou des films à la télévision (tableau 7). Seuls les programmes d’information (magazines et journaux télévisés) sont suivis dans le flux télévisuel avec une certaine assiduité. Ainsi, un tiers des personnes interrogées sont public réguliers de ces programmes, plusieurs fois par jour ou par semaine. Les compétitions sportives sont, quant à elles, plutôt boudées à la télévision, en particulier chez les jeunes filles qui les consomment de manière beaucoup moins régulière que leurs homologues masculins (6 % d’entre elles s’y exposent tous les jours ou plusieurs fois par semaine, contre 23 % d’entre eux[7]). Les documentaires suscitent quant à eux une consommation linéaire très faible puisque plus de 72 % des personnes interrogées ne visionnent qu’exceptionnellement ou jamais ce type de programmes en direct sur une chaîne de télévision.
Si la télévision ne constitue pas un espace d’approvisionnement régulier en matière de programmes pour les 18-25 ans, les dispositifs payants de vidéo en streaming proposent quant à eux de larges catalogues de contenus de fiction et de documentaires, consommables à la demande. Adaptés à la quête de programmation personnalisée revendiquée par les publics de notre échantillon, des sociétés telles que Netflix ont ainsi réussi à s’imposer en moins de 10 ans, que ce soit comme distributeurs ou en tant que producteurs de contenus premium (Baldacchino, 2019 ; Perticoz, 2019). À l’intérieur de ce catalogue, les jeunes de notre échantillon visionnent prioritairement des fictions de formats longs comme les films et les séries (tableau 7).
La préférence des jeunes de 18-25 ans pour les programmes de fictions a déjà été définie comme une caractéristique spécifique à cette catégorie d’âge (Millerand et al., 2018). À l’intérieur de cet ensemble, se dégage pourtant une hiérarchie entre les films et les séries, ces dernières constituant les contenus les plus fréquemment visionnés sur la plateforme, et ce, pour des raisons qui sont moins liées à des goûts préférentiels qu’à la pauvreté relative du catalogue en films : « Sur Netflix il n’y a pas assez de films de cinéma français, européens, films d’arts et d’essais » ; et au manque de créations originales de qualité : « Sur Netflix, j’y vais surtout pour les séries, les films sont la plupart des trucs qu’on a déjà vus comme des Harry Potter. Il n’y a pas de nouveaux films, ou de films d’auteurs. C’est plus des blockbusters. Ou parfois on tombe sur un film cool, les productions originales sont cools. Mais les films c’est le gros défaut de Netflix » ; « Ils se débrouillent mieux en séries ». En conséquence, les usagers de Netflix confient à l’unanimité continuer, pour la consommation de films, à télécharger des films de manière illégale ou à les regarder sur d’autres plateformes plus pertinentes comme CanalPlay (remplacée depuis par myCanal).
Les documentaires et les films d’animation ne participent que très peu des cultures audiovisuelles des jeunes dans le flux télévisuel, mais sur Netflix nous voyons se dessiner une timide émergence de chacun de ces genres. Le tableau 7 informe en effet que la fréquence régulière de visionnage de ces produits audiovisuels est respectivement 2 et 5 fois plus importante en streaming qu’à la télévision. Par ailleurs, une analyse genrée de ces données, souligne le caractère légèrement sexué de la consommation d’animés : 34 % des jeunes hommes visionnent plusieurs fois par semaine des films d’animation contre 25 % des jeunes femmes qui leur préfèrent les séries télévisées (86,5 % contre 71 %).
Dès lors, peut-on considérer que Netflix est en train de reconfigurer les pratiques de visionnage du documentaire ? Il est à ce stade difficile de répondre à une telle question, mais 43,7 % des répondants font un lien entre l’augmentation de leur consommation hebdomadaire de documentaires et leur souscription ou accès à Netflix. Ils sont par ailleurs 30,5 % à déclarer que Netflix est devenu leur principale source d’approvisionnement pour ce genre audiovisuel, la première raison donnée étant le confort de visionnage de l’ensemble de leurs programmes sur une plateforme unique (soulignée par 84,5 % des répondants) et une offre de formats innovants, courts et feuilletonnants (mentionnée par 64,7 % des enquêtés).
Lorsque l’on analyse les contenus consignés par les étudiants de la licence en audiovisuel, dans leur cahier d’enregistrement, on constate une certaine hétérogénéité de la consommation : les 125 documents audiovisuels visionnés correspondent en effet à 52 titres. Cette diversité n’empêche pas l’émergence d’une culture commune autour d’un quart d’entre eux : Umbrella Academy, Brooklyn Nine Nine, RuPaul’s Drag Race All, One Day at a Time, Orange is the New Black pour les séries; To All The Boys I’ve Loved Before et Paris est à nous, Ip Man et Harry Potter pour les films ; et Hunter X Hunter pour les séries d’animation. Ainsi que l’ont noté (Kervella et Loïck, 2015) à propos des programmes de télévision chez les 12-25 ans, l’élargissement de l’offre de contenus audiovisuels sur différents espaces numériques n’entrave pas leur capacité à générer un partage symbolique d’expérience, qui s’est en partie déplacé de la télévision vers la plateforme.
Le confort de visionnage plutôt que le nomadisme ?
Sans que nous ayons épuisé l’ensemble des enseignements de notre recherche, un dernier point saillant mérite d’être souligné, celui d’un certain goût pour le confort de visionnage, celui-ci pouvant être envisagé selon plusieurs niveaux et selon différentes acceptions. Il s’agit d’un constat que nous avions déjà formulé lors de précédentes recherches (Dessinges et Perticoz, 2018) et que les résultats de notre dernière enquête semblent venir confirmer. D’une certaine manière, la consommation de contenus audiovisuels, à de très rares exceptions près, est manifestement loin d’avoir massivement basculé du côté des pratiques culturelles nomades (telles que l’écoute de musique enregistrée ou certaines pratiques vidéoludiques), mais demeure au contraire, comme nous l’avons vu précédemment, très ancrée dans la sphère domestique. Ainsi, ce que permettent des services tels que Netflix, c’est de pouvoir choisir à quel moment l’on souhaite visionner tel ou tel contenu, c’est-à-dire de soumettre le temps du visionnage aux disponibilités des spectateurs.
Ainsi et bien que la question qui nous a permis d’obtenir les résultats du tableau 8 ne visait pas à proprement parler une mesure du goût pour le confort des personnes interrogées, nous pensons néanmoins pouvoir formuler une interprétation allant dans ce sens. En effet, 61,3 % d’entre elles déclarent privilégier le « picorage » dans leurs pratiques de visionnage de contenus audiovisuels. En cela, elles se conforment parfaitement à la première partie de la logique dite ATAWAD (« Any time, anywhere, any device »), dans la mesure où elles entendent effectivement pouvoir visionner le contenu de leur choix, à n’importe quel moment de la journée. En toute rigueur, cette modalité de consommation s’inscrit dans le temps long des pratiques audiovisuelles, le magnétoscope ayant lui-même été rapidement utilisé comme un moyen de s’affranchir de la grille de programmation (Baboulin et al., 1983). Ainsi, tout en en élargissant les conditions de possibilités, les plateformes de type Netflix s’inscrivent dans une forme de continuité des pratiques des publics sur ce point. Dès lors, nous pensons pouvoir avancer que la notion de confort peut effectivement être reliée à une consommation sur le mode du picorage, en ce qu’elle permet de subordonner le visionnage aux (bonnes) dispositions du spectateur pour vivre une expérience audiovisuelle singulière.
Or ces bonnes dispositions rendant possible le visionnage de contenus audiovisuels sont, comme le tableau 9 semble le montrer, très majoritairement associées au fait d’être confortablement installé, que ce soit dans son fauteuil ou dans son lit, mais en tout état de cause chez soi. En d’autres termes, bien que les spectateurs aient la possibilité objective de visionner leurs contenus partout (et que les discours d’accompagnement autour du numérique s’en fassent très souvent l’écho), ils ne s’emparent finalement que très marginalement de cette option et privilégient dans plus de 90 % des cas d’être chez soi, y compris pour les séries courtes pour qui le pourcentage atteint 85,3 %. Nous sommes bien évidemment conscients que le rapport entre visionnage en mobilité et visionnage à domicile n’aurait peut-être pas été aussi déséquilibré dans le cas des pratiques de visionnage de vidéos diffusées sur YouTube, ces dernières se prêtant davantage au nomadisme (notamment dans le cadre des déplacements courts, dans les transports en commun urbains par exemple). Dans une certaine mesure, nous pouvons considérer que certains des formats courts de vidéos mis en ligne sur YouTube (que la plateforme « encadre » par ailleurs de plus en plus via les tutoriels disponibles sur YouTube Creators), en plus de constituer sa marque de fabrique et d’être associés à une ligne éditoriale qui ne s’affirme pas complètement comme telle[8], donnent lieu à des pratiques de visionnage dont l’un des buts serait de « remplir » les temps morts du quotidien, dont les déplacements de la vie de tous les jours font partie.
Selon nous, il n’en va pas de même pour les contenus produits et diffusés sur Netflix. Lorsque son fondateur et actuel CEO, Reed Hastings, proclame en 2013 : « Internet TV will replace linear TV » (Kang, 2013), il s’agit davantage de se positionner en tant qu’héritier (et futur acteur central) des pratiques télévisuelles, qu’en tant qu’annonciateur d’un univers de pratiques et de contenus audiovisuels radicalement différents et nouveaux. L’objectif n’est pas de faire table rase du passé, mais bien de capter un héritage en capitalisant sur les pratiques déjà existantes, tout en accompagnant leurs évolutions. Ce sont bien les publics de la télévision que Netflix entend faire migrer vers sa plateforme, ce qui nécessite une prise en compte des modalités de visionnage des contenus audiovisuels telles qu’elles existaient avant son arrivée. Or « regarder la télévision » signifie généralement « s’installer confortablement devant sa télévision », une fois que les tâches domestiques ont été réalisées. En d’autres termes, nous avons affaire à un temps dont les spectateurs entendent profiter dans les meilleures conditions. En conséquence, les résultats du tableau 9 ne sont finalement pas si étonnants et tendent à montrer qu’à certains égards, nous observons des permanences très nettes dans les manières de consommer des contenus audiovisuels, des contenus qui, il convient de le rappeler, ont d’abord été pensés pour être vus confortablement assis devant son écran. Dès lors, si nous assistons effectivement à de profondes mutations socio-économiques au sein des différentes filières de l’audiovisuel (Perticoz, 2019), c’est peut-être davantage en raison d’un renforcement de logiques sociales qui sous-tendent depuis des décennies les pratiques de visionnage, qu’à la suite de leur remise en question radicale. Netflix ne ferait ainsi qu’élargir les possibilités de pratiques déjà existantes tout en les accompagnant, mais n’entend pas a priori les remettre en question ou en proposer de radicalement nouvelles.
À cet égard, le tableau 9 nous semble venir confirmer en grande partie cette hypothèse. Parmi une liste des avantages supposés du service proposé par Netflix, les répondants se sont positionnés en premier lieu sur ceux qui favorisent un certain confort d’utilisation et une supposée meilleure qualité de l’expérience spectatorielle. Qu’il s’agisse de la non-limitation du nombre de programmes qui peuvent être visionnés (85 %), de la facilité de prise en main de la plateforme (74,5 %), le fait que Netflix propose des contenus en haute définition (64,5 %) ou encore la possibilité de choisir de les visionner dans leur langue originale (61,9 %), toutes vont dans le sens d’une expérience utilisateur qui soit la plus confortable possible. Ainsi, sans que cela puisse être considéré comme un critère sans importance, la diversité du catalogue en termes de série et la qualité des proposés n’arrivent respectivement qu’en 5e et 6e position (60,3 % et 55 %). Par ailleurs et sans que cela constitue une réelle surprise, la diversité du catalogue de Netflix en matière de films n’est considérée comme un atout de la plateforme que par 34,4 % des répondants, justifiant en cela l’offensive récente de la firme dans la filière cinématographique.
Enfin, les focus groups sont également venus confirmer, quasiment selon les mêmes termes, les tendances décrites supra, tout en apportant un éclairage supplémentaire. Ce dernier est relatif à la question de la légalité de leurs pratiques. Netflix a en effet permis de ramener nombre d’étudiants de la licence dans le « droit chemin » du respect du droit d’auteur et du copyright (du moins pour une partie de leurs pratiques de visionnage de contenus audiovisuels). En l’occurrence, c’est une forme de confort et de tranquillité d’esprit vis-à-vis de la loi (et d’éventuels courriers d’HADOPI) à laquelle la souscription à Netflix a effectivement contribué.
Conclusion
En conclusion, nécessairement partielle au regard des pistes de recherches ouvertes, il apparaît finalement que Netflix (tout comme les autres plateformes SVoD qui vont progressivement venir la concurrencer) s’inscrit pleinement dans une forme de continuité de l’expérience télévisuelle telle qu’elle s’est déployée tout au long des XXe et XXIe siècles. Ainsi, ce service semble manifestement favoriser le visionnage dans un espace de réception domestique, l’usage de Netflix pouvant dès lors être envisagé – contrairement à YouTube par exemple – dans le prolongement direct de ceux de la télévision.
Par ailleurs, s’il apparaît que Netflix est partie prenante d’une reconfiguration des sociabilités autour de la consommation de certains programmes – programmes qui ont d’abord été créés et pensés pour l’industrie télévisuelle – le support de visionnage privilégié, contrairement à la télévision des années 1970, n’est pas forcément propice à un cadre de réception collectif. Là encore, Netflix se contente finalement, si l’on peut dire, de s’inscrire dans une tendance à l’individualisation des pratiques télévisuelles dont les débuts sont observables dès les années 1980. Pour les 18-25 ans qui composent l’échantillon de notre étude, l’ordinateur a simplement remplacé la télévision, que ce soit dans leur chambre ou leur appartement d’étudiant, les contenus audiovisuels se regardant majoritairement seul pour cette catégorie d’âge spécifique.
Néanmoins, consommation majoritairement solitaire et développement de sociabilités ne sont pas aussi antagonistes qu’on pourrait l’envisager en première approximation. Ainsi, l’usage, massif en 2018, consistant à partager son abonnement Netflix avec d’autres personnes de son entourage nous semble davantage révélateur d’une reconfiguration des sociabilités que de leur progressive disparition. À titre d’exemple, nous avons notamment observé que ce partage était l’occasion de conversations pouvant aboutir à un alignement des consommations audiovisuelles sur celles de ses pairs, c’est-à-dire à une plus grande sensibilité aux recommandations de l’entourage et des proches.
Une nuance de taille nous semble toutefois devoir être apportée à ces observations. Dès lors que les 18-25 ans de notre échantillon en couple emménagent ensemble – c’est-à-dire adoptent une configuration que nous pourrions qualifier de « maritale » et qui préfigure l’entrée dans l’âge adulte – la taille de l’écran du terminal de visionnage s’agrandit (42,4 % des couples installés visionnent leurs contenus sur téléviseur ou grand écran, contre 21,2 % pour les célibataires ou non installés avec leur partenaire amoureux), la réception se faisant dès lors majoritairement à deux. Là encore, nous retrouvons des formes de consommations et de pratiques audiovisuelles qui s’inscrivent dans une forme de continuité de celles qui prévalaient auparavant avec la télévision « classique ».
Enfin, ces enseignements – une fois encore partiels – devront nécessairement être complétés par une observation sur la durée de l’évolution du catalogue de Netflix et plus particulièrement concernant la diversité des genres et types de contenus diffusés. Si Netflix entend effectivement représenter le futur de la télévision, l’entreprise devra alors être en mesure d’élargir son offre au-delà des séries et de se positionner (ce qu’elle a déjà entrepris) tant sur le cinéma, que sur les films documentaires ou d’animation, afin de représenter une alternative crédible, dans un environnement socio-économique de plus en plus concurrentiel et en constant mouvement.
Depuis la rédaction de notre contribution, deux événements importants, bien que très différents, sont venus bouleverser les secteurs de la production et de la consommation des contenus audiovisuels payants. Il s’agit tout d’abord du lancement de la plateforme SVoD Disney+ sur le marché français, en avril 2020, une offre provenant d’un géant du cinéma et visant à concurrencer directement la suprématie de Netflix. À ce jour, Disney+ apparaît comme un sérieux concurrent en revendiquant déjà près de 55 millions d’abonnés (Gaudiaut, 2020) de par le monde (contre 183 pour Netflix), six mois seulement après son lancement progressif. Cette entrée remarquée va potentiellement affecter à la baisse le nombre d’abonnés de Netflix et ses parts de marché.
Le second événement, plus favorable sans doute à Netflix et à l’ensemble des acteurs majeurs de la SVoD, a trait aux conséquences sur les pratiques audiovisuelles de la période de confinement à laquelle a été soumise la population, entre mars et juin 2020, afin d’endiguer l’épidémie du nouveau coronavirus. Durant cette période, les Français ont très nettement augmenté leur consommation de contenus audiovisuels en streaming. Selon une étude très récente de Médiamétrie portant sur le public français de la SVoD, depuis le confinement, « c’est en moyenne 18,4 millions d’internautes (34 %) qui regardent au moins un contenu en SVoD chaque semaine, soit 6 millions de plus qu’avant le confinement (12,4 millions, 23 % des internautes) » (Lellouche Filliau, 2020). Selon l’institut de sondage, cette augmentation de la pratique de la SVoD, en progression constante depuis 2015, s’est accélérée pendant le confinement notamment parce qu’elle a touché tous les profils : le public habituel des 15-34 ans, mais aussi les femmes de plus de 50 ans et les enfants (séduits notamment par l’offre Disney+) qui constituent un potentiel commercial avéré. Considérant que les implications de ces deux événements se feront sentir sur la durée, il sera décisif, dans les mois à venir, d’observer les stratégies financières et éditoriales mises en œuvre par Netflix et ses concurrents afin de mieux cerner comment ces firmes vont titrer profit du contexte inédit de crise sanitaire qui affecte nos sociétés et impacte déjà les logiques des mutations qui traversent le marché de l’audiovisuel.
Parties annexes
Notes
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[1]
Discours qui sont parfois endossés par les publics eux-mêmes, quitte à ce que l’analyse des données collectées durant le protocole de recherche viennent ensuite les remettre – au moins partiellement – en question.
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[2]
La licence française est un grade universitaire de premier cycle.
-
[3]
Le Bac français est, dans d’autres régions du monde, l’équivalent des études secondaires. Un Bac+1, par exemple, signifie que l’étudiant a complété une année d’étude post-secondaire (ou post-baccalauréat français).
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[4]
Ce qui est illustré, par exemple, par l’édition 2019 du « Baromètre de la consommation de biens culturels dématérialisés » publiée par l’Hadopi, le 5 décembre 2019. Repéré à https://www.hadopi.fr/actualites/barometre-de-la-consommation-de-biens-culturels-dematerialises-2019-une-consommation
-
[5]
Ce taux est plus élevé chez les 18-25 ans habitant chez leurs parents (92,8 %) que chez ceux qui ont quitté le foyer familial (66,3 %).
-
[6]
Les données de notre enquête permettent également de noter que l’équipement utilisé ne varie pas selon que les jeunes habitent encore chez leurs parents ou non.
-
[7]
Bien que cela ne fasse pas partie des objectifs de notre recherche, il aurait été intéressant de questionner la place prise par l’usage des sites de retransmissions illégales de compétitions sportives en streaming. En effet, le coût d’un abonnement à des chaînes telles que BeIN Sports ou RMC Sport est très certainement prohibitif pour une grande partie des personnes qui composent notre échantillon.
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[8]
En toute rigueur, YouTube n’est pas éditeur des vidéos qu’il diffuse et ne cherche d’ailleurs pas à l’être. En revanche, la plateforme n’est pas avare de « conseils » prodigués aux aspirants youtubeurs en quête de visibilité.
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