Résumés
Résumé
Dans ce bref essai initialement paru en 2015 dans Slate, l’auteur s’interroge sur la relation entre l’activité de création artistique et la conscience des désastres liés à l’Anthropocène : peut-on et faut-il encore se concentrer sur des oeuvres d’art en se détachant du monde ? Évoquant son engagement de jeunesse en tant qu’activiste écologiste en Alaska, Adams se rappelle avoir choisi d’être compositeur parce qu’il était, dans ce rôle, irremplaçable. Pour lui, s’engager pleinement dans l’activité créatrice, sans s’assigner d’objectif politique ni même de thématique à évoquer, est précisément ce qui rend possible une expressivité authentique de sa musique, libre de charrier d’éventuelles significations sociales et capable d’inspirer un renouveau de la conscience chez ses auditeur·trice·s. La responsabilité de l’artiste porte sur son art, qui en retour contribue à transformer la manière d’être au monde de notre espèce.
Mots-clés :
- Anthropocène,
- Alaska,
- musique en extérieur,
- activisme,
- responsabilité de l’artiste
Abstract
In this short essay, originally published in 2015 in Slate, the author looks at the relation between art-making and an awareness of the disasters associated with the Anthropocene: can we, should we, still focus on making works of art, detached from the world? Recalling his youthful involvement in environmental activism in Alaska, Adams remembers choosing to be a composer because, in that role, he was irreplaceable. For him, being fully engaged in a creative activity with no political agenda, or even a particular theme, allows him to make music that is authentically expressive, free of possible social meanings, and thus capable of inspiring renewed consciousness in its listeners. The responsibility of the artist is to their art, which may then help our species transform its way of being in the world.
Keywords:
- Anthropocene,
- Alaska,
- outdoor music,
- activism,
- artist’s responsibility
Corps de l’article
Je suis sur une plage, seul, debout, à l’écoute de l’océan Pacifique. Les vagues se déversent en explosant, rugissant, gargouillant, huant. J’écoute leurs voix – les contours, chaque fois uniques, de leur montée et de leurs retombées, la singularité de leurs crescendos et diminuendos. J’écoute l’intervalle entre telle vague et la précédente, l’intervalle avec la suivante, la façon dont elles s’avancent et se retirent, s’emmêlent et se traversent, s’écrasent sur la grève comme des cymbales. J’écoute l’entrechoquement des cailloux, inexorablement ramenés vers ces eaux d’une vastitude inimaginable qui s’étirent jusqu’en Asie.
Je fais de mon mieux pour avoir une écoute aussi attentive et approfondie que possible. Malgré cela, mon esprit s’évade.
Une bouteille en plastique parmi les rochers me rappelle que l’on rencontre, au large, de vastes îles mouvantes de détritus. Un fort coup de vent me rappelle l’inconstance croissante du climat, les tempêtes qui s’abattent sur la côte (celle-ci comme d’autres) avec une férocité toujours plus grande. Les rayons brûlants du soleil me renvoient au dégel de la toundra, à l’extension des déserts, au rétrécissement de la banquise et à la montée des mers de toutes parts sur la Terre.
Je fais de mon mieux pour recentrer mon attention, en revenir uniquement à l’écoute. Mais comment être ici aujourd’hui sans penser à tout cela ?
La Terre a 4 540 000 000 ans. Ce que l’on a documenté de l’espèce humaine tient dans les 11 700 années écoulées depuis la dernière glaciation – soit la brève période géologique appelée Holocène. Tout au long de cette histoire, nous, les humains, avons altéré la surface de la Terre. Mais c’est au cours du dernier siècle environ que nous sommes devenus une indéniable force géologique, opérant des changements profonds, perturbants, sur la terre et ses systèmes vivants. Aujourd’hui, un nombre croissant de géologues pense que nous avons quitté l’Holocène pour entrer dans une période nouvelle – l’Anthropocène –, dans laquelle l’humanité elle-même est la force géologique dominante.
Qu’est-ce que cela veut dire pour la musique ? Qu’en est-il de mon travail en tant que compositeur et qu’en est-il pour n’importe quel artiste travaillant dans tel ou tel médium aujourd’hui ?
Les menaces imminentes sur la biosphère m’incitent à écrire une musique qui soit davantage qu’un agrément, davantage qu’un discours personnel ou que la célébration d’un héroïque combat individuel. Mais la musique peut-elle faire cas d’événements actuels tout en s’en détachant ? Peut-elle à la fois résonner avec le monde qui nous entoure et engendrer le sien propre ?
Quand j’étais jeune, j’étais activiste environnemental à plein temps. Dans les années 1970 et 1980, j’ai travaillé pour la Wilderness Society, l’Alaska Coalition et le Northern Alaska Environmental Center. Le rôle modeste que j’ai joué dans le vote de l’Alaska National Interest Lands Conservation Act (la plus importante loi de protection des espaces naturels de l’histoire des États-Unis) et pour empêcher des projets destructeurs tels que barrages, autoroutes, mines ou forages pétroliers, compte parmi les expériences les plus gratifiantes de ma vie.
Ensuite est arrivé le moment où j’ai réalisé que je devais choisir entre une vie d’activiste et une vie d’artiste. J’ai alors décidé que quelqu’un d’autre pouvait prendre ma place dans le domaine politique, mais que personne ne pouvait faire la musique que j’avais en tête. C’était un acte de foi : croire que l’art et la musique pouvaient être tout aussi importants que l’activisme et la politique. Et au fil des ans, tandis que le changement climatique et les autres menaces environnementales globales prenaient de la vitesse, tandis que nos systèmes politiques apparaissaient de plus en plus dysfonctionnels, j’en suis venu à croire que, fondamentalement, l’art importe davantage que la politique.
En tant que compositeur, je crois que la musique a le pouvoir d’inspirer un renouveau de la conscience, de la culture et de la politique. Je me refuse pourtant à faire de l’art politique. Celui-ci échoue bien souvent politiquement et il échoue vraiment trop souvent artistiquement. Pour atteindre sa pleine puissance, pour nous toucher et nous être pleinement utile, l’art doit rester lui-même. Si mon oeuvre ne fonctionne pas puissamment sur le plan musical, à quoi bon toutes les poétiques notices de programme et autres justifications extra-musicales ? Au contraire, si je suis fidèle à la musique, si je la laisse être ce qu’elle veut, alors le reste suivra – y compris d’éventuelles significations sociales ou politiques.
Les titres de mes oeuvres, tels que songbirdsongs, In the White Silence et Become Ocean, ne font pas mystère du fait que je m’inspire du monde qui m’entoure. Mais lorsque je franchis le seuil de mon studio, c’est toujours avec l’espoir de laisser le monde derrière moi, au moins pour un temps. Impossible, pourtant, de maintenir l’état de grâce bien longtemps. Des pensées font inévitablement intrusion. Certaines fois, je pense à des gens, des lieux, des expériences vécues. D’autres fois, je pense à l’état du monde plus généralement, au futur incertain de l’humanité. Pour autant, cela ne m’intéresse pas de faire passer des messages ou de raconter des histoires en utilisant la musique. Même dépeindre des paysages musicalement – ce que j’ai volontiers pratiqué – n’éveille plus mon intérêt. À vrai dire, faire de la musique à propos de quelque chose ne m’intéresse plus.
Une pièce peut s’amorcer à la faveur d’une pensée ou d’une image, mais lorsque la musique émerge, la pièce devient un monde en soi, indépendant de mes associations extra-musicales. Les inspirations initiales peuvent finalement subsister dans le titre ou la notice de programme, invitant les auditeur·trice·s à trouver leur propre chemin dans la musique. Toutefois, la dernière chose que je veux, c’est brider leur imagination. Si quiconque se sent contraint en quoi que ce soit par les mots dont j’ai accompagné une musique, je l’encourage à les ignorer. Peu de choses me rendent aussi heureux qu’un·e auditeur·trice qui entend, expérimente, découvre dans une musique quelque chose dont on ne savait pas qu’elle s’y trouvait. La musique n’est complète qu’à travers la présence, la conscience, l’implication créative de l’auditeur·trice.
Mon désir d’une plus grande liberté de découverte – pour l’auditeur·trice, des interprètes, des compositeur·trice·s – m’a mené à un nouveau territoire musical. Au cours de ma vie, j’ai surtout fait de la musique inspirée par le monde extérieur, mais elle était presque toujours entendue en intérieur. Il y a quelques années, j’ai fini par me dire qu’il était peut-être temps de composer de la musique conçue, dès le départ, pour être entendue à l’extérieur. Faire de la musique en plein air engage un mode d’attention différent, qu’on pourrait nommer « écoute écologique ». Dans une salle de concert, nous nous isolons du monde et concentrons notre écoute sur une petite quantité de sons produits avec soin. Dehors, plutôt que de focaliser notre attention sur notre monde intérieur, nous sommes mis au défi d’étendre notre champ de conscience pour prendre en compte une multiplicité de sons – écouter vers l’extérieur. Nous sommes invité·e·s à recevoir des messages non seulement du compositeur ou de la compositrice, mais aussi d’une vaste portion du monde autour de nous.
Dans des oeuvres en extérieur comme Inuksuit, les musicien·ne·s sont éparpillé·e·s à travers une large zone ouverte. Il n’y a pas de chef·fe ; tous et toutes sont solistes. Personne n’a exactement la même partie à jouer et chacun·e suit son chemin, unique entre tous, à travers le paysage physique et musical de la pièce. Même chose pour l’écoute : il n’y a pas de « meilleure place » dans la salle, vous pouvez faire le choix de vous poser à un endroit en laissant la musique tourner autour de vous, ou celui de vous mouvoir librement au sein du concert en suivant vos oreilles – c’est vous, alors, qui façonnez votre expérience, créant votre propre « mix » de cette musique. Pour moi, cette relation entre la musique et l’auditeur·trice simule une société humaine dans laquelle notre engagement dans le monde serait plus profond, où nous nous sentirions plus à même de contribuer à le changer.
Faire de la musique au-dehors m’a aussi mené à comprendre de façon nouvelle la polyphonie musicale, en tant que communauté de voix ou écosystème de sons. Lors d’une exécution musicale en extérieur, il est parfois difficile de dire exactement où la pièce finit et où le monde reprend. Il n’y a pas qu’un seul point focal auquel s’intéresser : tous les points environnant l’horizon auditif sont potentiellement intéressants, tous appellent l’écoute.
John Cage, avec l’élégance radicale dont il était coutumier, a défini la musique comme « des sons entendus ». L’idée que la musique dépend du son et de l’écoute peut paraître aller de soi, tout comme l’idée que nous, animaux humains, sommes une partie inséparable de la nature. Pourtant, ces deux vérités simples nous mettent au défi d’appliquer notre conscience écologique à nos propres vies, tant à l’échelle individuelle que collective.
La définition cagienne de l’harmonie était : « des sons entendus ensemble ». En écoutant sans arrêt la multiplicité des sons qui nous entourent, nous apprenons à entendre la merveilleuse harmonie qu’ils créent. Et entendre cette harmonie nous mène à comprendre quelle est, en elle, la place de nos voix d’humain·e·s.
Un chasseur inuit à l’affût de sa proie dans la toundra vous dira que là où on en apprend le plus, c’est en regardant sur les côtés. J’ai passé la plupart de ma vie de créateur bien loin des centres de la culture cosmopolite. En Alaska, j’ai imaginé comment je pourrais travailler à l’autre extrémité de la culture, en tirant ma musique plus directement de la terre. C’est cette musique que j’ai écoutée au long de quatre décennies – en montagne et dans la toundra, sur les plateaux des glaciers et au bord de l’océan Arctique, ou encore dans la forêt septentrionale en apprenant les chants des oiseaux.
À présent, je me tiens ici, sur cette plage du Pacifique, toujours à l’écoute, immergé dans la musique de la mer. La nuit, quand nous dormons, ma femme et moi, ce flot se déverse au plus profond de ma conscience. Par moments, il résonne en moi comme si les vagues allaient déferler par la fenêtre ouverte et nous emporter. Puis il se réduit à un murmure et me réveille en sursaut. Dans ces soudains moments de calme, je me sens empli d’un mélange exquis de tranquillité et de terreur. Au matin, je me lève et fais de mon mieux pour noter la musique que j’ai entendue dans mes rêves.
À force d’écouter jour après jour et nuit après nuit, un son nouveau commence à prendre forme – vaste et amorphe, inexorable et profond. Mes pensées reviennent souvent à la fonte de la banquise et à la montée des mers. Je repense au fait que toute vie sur cette planète provient initialement de la mer. Et je me demande si nous, l’espèce humaine, ne retournerons pas à la mer plus tôt que nous ne l’imaginons.
Cela étant, si vous me demandez si je compose une pièce sur le changement climatique, je vous répondrai : « Non. Pas vraiment. »
Est-ce alors de la musique sur la mer ?
Oui. Enfin, en un certain sens. Mais ce que j’espère vraiment à propos de cette musique, c’est qu’elle soit en elle-même un océan, une inexorable mer de son, susceptible d’amener l’auditoire à un état d’esprit océanique.
Les géologues sont actuellement engagés dans un vif débat pour déterminer si l’Anthropocène peut être légitimement qualifié d’époque géologique. Quelle que soit l’issue de ce débat, nous ne pouvons dénier la réalité de l’influence sans précédent des humain·e·s sur la Terre. Certaines personnes imaginent un « bon » Anthropocène dans lequel nous parviendrions à sauver notre peau et minimiser nos répercussions sur la Terre au moyen de technologies nouvelles. Mais la foi aveugle en la technologie est, pour partie, ce qui nous a mis dans cette situation ; et nous ne sommes tout simplement pas en mesure de programmer notre sortie. D’autres affirment que le concept même d’Anthropocène nous mène inévitablement à conclure qu’il est déjà trop tard pour changer quoi que ce soit. Peut-être. Mais je crois que, même s’il est trop tard pour éviter le désastre, essayer de le faire est un impératif à la fois éthique et biologique.
Mon travail n’est pas de l’activisme. C’est de l’art. En tant qu’artiste, ma responsabilité première porte sur mon art en tant qu’art. Néanmoins, il m’est impossible de considérer ma vie de compositeur comme distincte de ma vie d’être pensant et de citoyen de la Terre. Notre survie en tant qu’espèce dépend d’un changement fondamental de notre façon d’être au monde. Si ma musique peut inciter les gens à écouter plus en profondeur le monde miraculeux que nous habitons, alors j’aurai fait ce que je peux, en tant que compositeur, pour nous aider à traverser l’ère périlleuse que nous avons nous-mêmes engendrée.
Pour moi, tout commence par l’écoute.
Parties annexes
Note biographique
John Luther Adams (né en 1953) a grandi à New York où il pratique la batterie et découvre Zappa, Varèse, Feldman, avant d’étudier au California Institute of the Arts auprès de Leonard Stein et James Tenney. Basé en Alaska de 1978 à 2014 en tant que percussionniste, compositeur et militant écologiste, puis dans le désert de Sonora depuis 2015, il a construit son oeuvre en dialogue avec les instruments, traditions, environnements naturels de l’Alaska. Sa pièce orchestrale Become Ocean lui a valu le prix Pulitzer de musique en 2014. Il a enseigné dans plusieurs universités et publié deux essais : Winter Music (2004), journal de composition, et The Place Where You Go to Listen (2009), à propos de l’installation audiovisuelle du même nom au Museum of the North (Fairbanks).
Note
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© John Luther Adams . Texte originellement publié le 24 février 2015 par Slate.com. Traduit de l’anglais par Nicolas Donin.
John Luther Adams (2015), « Making Music in the Anthropocene : How Should Artists Engage with Times of Crisis ? », Slate Magazine, 24 février, https://slate.com/culture/2015/02/john-luther-adams-grammy-winner-for-become-ocean-discusses-politics-and-his-composition-process.html (consulté le 24 mai 2022).