Avant-propos

Paradis en flammes et sensibilités artistiques[Notice]

  • Maxime McKinley

Ces dernières années, les incendies forestiers ont été particulièrement dévastateurs. Ce symptôme, parmi d’autres, participe à un repositionnement radical des enjeux concernant les changements climatiques : il ne s’agit plus d’anticipations, mais de catastrophes immédiates. C’est ainsi qu’en 2018, une municipalité en Californie a été presque entièrement détruite par un désastre naturel, dit le Camp Fire. Le nom de cette localité est d’ailleurs, rétrospectivement, d’une sombre ironie : Paradise. Plus récemment, en mars 2022, avait lieu au Théâtre du Châtelet la création d’un spectacle de l’ensemble Sequentia – sous la direction musicale de Benjamin Bagby – faisant entendre la musique du Roman de Fauvel dans une mise en scène de Peter Sellars. Pendant près de deux heures, s’y déployaient des images de feux de forêt filmés en Californie par Sean Casey. Si ces vidéos faisaient songer quasi inévitablement à l’Enfer, elles n’avaient pourtant rien d’imaginaire ni même de symbolique : elles étaient bien réelles. Ce dispositif était d’autant plus troublant qu’il était dépourvu d’emphase, strictement objectif. Dans un tel contexte, un rapport idyllique de l’art à la nature est-il encore possible sans mièvrerie ? Déjà en 1795, Schiller s’interrogeait dans De la poésie naïve et sentimentale : le « poète sentimental » peut-il recréer le lien « naïf » – et perdu – des Anciens avec la nature ? Philippe Beck se référait explicitement à ce traité de Schiller, en 2003, en exergue de son livre Dans de la nature. Dans ces poèmes de Beck, l’idylle n’est pas intacte, et un déplacement de sensibilité semble s’être accéléré en ce sens chez plusieurs artistes ces dernières années : l’écart du « naïf » et du « sentimental » se creuse. Pour jongler avec un autre titre de Beck : le « rude » prend le pas sur le « merveilleux ». Parallèlement, on entend de plus en plus souvent le terme « écoanxiété », particulièrement au sujet des jeunes générations, pour qui l’avenir peut facilement prendre des allures de concept incertain. Le service Tel-jeunes, en soutien psychologique aux moins de 20 ans, y consacre d’ailleurs une page web d’information. En janvier 2021, dans un entretien sur les ondes de Radio-Canada au sujet de l’Anthropocène, Sabrina Doyon, professeure au Département d’anthropologie de l’Université Laval, abordait cette notion d’écoanxiété en donnant comme exemple l’effet psychologique que peuvent avoir des transformations, apparemment irréversibles, de sonorités d’un lieu (pensons à certains chants d’oiseaux que l’on cesse d’entendre dans un endroit où on les avait pourtant toujours entendus auparavant). Ce cas de figure m’avait beaucoup frappé et immédiatement fait penser au travail sur le paysage sonore de R. Murray Schafer. Or, bien qu’indéniablement lucide et critique quant aux problèmes environnementaux, Schafer a toujours maintenu, me semble-t-il, un rapport essentiellement positif avec la nature. Il n’est pas anodin de rappeler que ce compositeur a créé un univers où un lac peut servir de scène à une oeuvre dont la temporalité est arrimée à celle du soleil. En ce sens, en termes strictement schillériens, on pourrait suggérer que Schafer fut un maître rare de la « naïveté sentimentale » en musique. Pour reprendre l’oxymore de Beck, il ne sous-estimait pas le « rude » sans pour autant céder sur son sens du « merveilleux ». Ce concepteur de l’écologie sonore étant décédé le 14 août 2021 (alors que ce numéro était déjà en préparation), Circuit a une pensée particulière pour lui, d’où aussi ces quelques mots d’hommage. Sa capacité à générer de l’émerveillement lucide, tant par son oeuvre de compositeur que de théoricien, demeurera sans doute une part féconde de son legs. Car si la …

Parties annexes