Barbara Hannigan est l’une des figures les plus singulières du monde musical d’aujourd’hui. Native de la Nouvelle-Écosse, la soprano, cheffe d’orchestre et mentore foule les scènes les plus prestigieuses du monde, tout en étant intensément connectée à la création depuis les débuts de son parcours, souvent dans des sentiers particulièrement aventureux. L’audace et le professionnalisme cohabitent de manière frappante chez cette musicienne qui, pour paraphraser Pierre Vadeboncoeur, avance sur « la ligne du risque ». Très attachée au mot « équilibre » – comme en témoigne son programme de mentorat pour jeunes artistes, nommé Equilibrium –, Barbara Hannigan évolue à la manière d’une funambule que de fascinantes conjonctions « et » contrebalancent perpétuellement. Ainsi, elle est une étoile mondiale des scènes les plus établies de l’art lyrique, et elle demeure profondément attachée aux risques de la création. Elle est européenne d’adoption (ayant vécu successivement à Londres, Amsterdam et maintenant Paris), et elle reste très fidèle à ses origines canadiennes. Elle est une chanteuse dirigée par des chefs, et elle est une cheffe dirigeant des chanteurs. De cette chorégraphie de « et », de ces jeux d’équilibre et de tensions paradoxales, émane une énergie particulièrement dynamique propre à l’art multiforme de Hannigan. C’est cet univers artistique complexe que la présente livraison de Circuit propose d’explorer. Si Hannigan est une figure abondamment médiatisée, ce numéro a pour objectif d’enrichir la documentation qui lui est consacrée en misant sur des contributions de fond, des témoignages directs et des documents de première main, tout cela en se donnant, sur le plan éditorial, le temps et l’espace d’y parvenir (librement de tout objectif promotionnel à l’égard d’un projet spécifique). Et bien que les contributeurs ne cachent pas l’admiration qu’ils ont pour les réalisations de Hannigan, la part d’hommage de ce numéro n’est que la pointe de l’iceberg. Plus profondément, une artiste aussi substantielle est le vecteur d’une abondante matière à sonder ; sans prétendre épuiser ce riche contenu, nous tentons ici, à tout le moins, de contribuer à mieux en prendre la mesure. Consacrer une monographie à Barbara Hannigan fournit l’occasion d’interroger la place de l’interprétation dans l’ensemble de la collection de Circuit, qui célèbre cette année son 30e anniversaire. Interpréter la musique (d’)aujourd’hui est le titre d’un numéro paru en 2004, et la revue a publié d’autres dossiers sur des ensembles ainsi que diverses contributions d’interprètes. Hannigan elle-même n’en est pas à sa première apparition dans nos pages, puisqu’elle avait contribué, en 2019, à notre dossier sur Pascal Dusapin. Pourtant, la présente publication n’est que le second numéro de Circuit dont le dossier thématique est entièrement consacré à un interprète ; le premier, paru en 2012, concernait Glenn Gould. À ce titre, et bien que l’exercice comporte des limites, il est tentant d’esquisser quelques contours d’une « étude comparée » entre Gould et Hannigan, deux monuments de l’histoire de la musique canadienne dont les similitudes et les différences s’avèrent fort instructives. Dans le cadre circonscrit de cette introduction, explorons très sommairement quatre « registres » de comparaisons : la sonorité, la polyvalence, la santé et l’impact social. 1. Une chose frappe d’emblée à l’écoute : chez Gould comme chez Hannigan, la sonorité (du piano, de la voix) présente une clarté particulièrement cristalline, associée à une très grande expressivité. L’évidence de la maîtrise technique n’entrave en rien l’expression chez ces deux interprètes : bien au contraire, l’aisance la libère avec beaucoup de naturel, souvent avec une légèreté qui n’a rien de superficiel. Il s’agit, dans les deux cas, d’un lyrisme élégant, doté d’une sorte de transparence (sans excès de pédale ou de vibrato, …