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Circuit
Musiques contemporaines
Volume 14, numéro 1, 2003 Qui écoute? 2 Sous la direction de Nicolas Donin
Sommaire (10 articles)
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Éditorial
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Traces d’écoutes : sur quelques tentatives historiennes de saisie du corps de la musique
Rémy Campos
p. 7–18
RésuméFR :
Les historiens de la musique qui ont essayé depuis une vingtaine d’années de décrire les anciennes manières d’entendre la musique se sont heurtés à une difficulté majeure : le peu de traces disponibles de cette activité à mesure que l’on remonte dans le temps. Il existait cependant des points d’observation que les chercheurs visitèrent quelquefois (journaux intimes, fragments de musique notés explicitement pour être « écoutés »). Mais l’obstacle le plus insurmontable n’était pas le déficit d’archives. Une forme sournoise d’anachronisme guettait en effet les mieux intentionnés des enquêteurs. Car se demander si les gens écoutaient la musique au XVIIIe siècle (William Weber) ou s’ils entendaient les exemples musicaux insérés dans les traités du XVIe siècle (Collins Judd dans Reading Renaissance Music Theory) ne signifie pas forcément qu’on se soit départi de nos habitudes d’auditeurs modernes. Une réflexion sur l’histoire de l’écoute ne peut se dispenser de ce travail de mise à distance — comme l’indiquera la référence à l’histoire du livre et de la lecture (Chartier) —, quitte à déboucher sur des non-lieux de la pratique auditive.
EN :
Over the last twenty years or so, musical historians who have attempted to describe the old ways of listening to music have been confronted by one major difficulty: the lack of available material concerning this activity the further one goes back in time. There were however some observation points that researchers could occasionally consult (personal diaries, musical fragments specifically noted in order to be "listened to"). But the most insurmountable obstacle was not the lack of archives. A cunning form of anachronism was lying in wait for the most well-intentioned researcher. One might ponder whether people listened to music in the 18th century (William Weber) or whether they heard the musical examples inserted into 16th century treatises (Collins Judd in Reading Renaissance Music Theory) but it didn't necessarily mean one left our modern listening habits to one side. In considering any history of listening one must place oneself in historical context—as indicated by the reference to the history of books and reading (Chartier)—even if it means emerging into uncharted listening areas.
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Les usagers de la musique : l’écoute des amateurs
Antoine Hennion
p. 19–32
RésuméFR :
Cette contribution est écrite à partir d’entretiens, d’observations ou d’expériences réalisés en équipe ces dernières années auprès d’amateurs ayant des attachements de nature et d’intensité diverses à la musique. Il s’agit de se mettre à l’écoute de leur écoute, en essayant le plus possible de laisser leur espace propre aux formes très variées qu’elle peut prendre. Loin d’être inférieures, incompétentes, passives ou obsédées par le seul plaisir immédiat du son ou de l’image facile, les oreilles des amateurs sont actives, créatives. Elles jouent avec les nouveaux moyens de la musique, la disponibilité démultipliée d’un répertoire, la manipulation instantanée de musiques diverses. Elles travaillent les positions de l’écoute, à commencer par la disposition physique de soi. Elles débouchent souvent sur un art de faire très personnel, inventant de véritables façons de se mettre en musique. Mettre l’accent sur l’écoute, c’est donc réintroduire l’hétérogénéité irréductible d’un réel-événement, fait de plis et de tissages. Non pas une oeuvre et un auditeur : des corps, des dispositifs et des dispositions, de la durée, un objet insaisissable, un instant qui passe, des états qui surgissent. Après tout, hors des laboratoires et des écoles, qu’est d’autre la musique?
EN :
This contribution has been formulated thanks to conversations, observations or experiences realised by a team of researchers over the last few years with a wide variety of music lovers who share an equally wide range of musical habits. One had to make oneself as open as possible to their extremely varied forms and patterns of listening habits. It was thus observed that the ears of music lovers were hardly inferior, incompetent, passive or obsessed with the single immediate joy of easy listening or a facile image but rather the ears of music lovers were active and creative. They are open to the new means of music, to the variety of repertoire possibilities and can instantly manipulate the diversity of musical styles. Music lovers can adapt to listening positions, beginning with their own physical disposition. This often leads to a very personal and inventive way of musical behaviour and of expressing oneself in music. Concentrating on the listening factor is therefore to reintroduce the invincible heterogeneity of a real event, full of nips and tucks. It is not merely a question of a work and a listener: there are bodies, dispositions and designs, the duration, an elusive object, an instant that passes, emerging musical states. After all, outside laboratories and schools, what else is music?
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Commerces discographiques : rayons de disques, conversations et communauté
Nicolas Jaujou
p. 33–42
RésuméFR :
Cette article interroge l’« étrange familiarité » de nos magasins de disques. Son ambition : expérimenter la condition des commerces discographiques qui y sont engagés. Pour ce faire, l’auteur questionne la mise en conversation des rayons de disques de la FNAC et du Virgin Megastore de Bordeaux afin de mettre en cause leur vocation : quelles formes de vies sont parlées et appelées par ces propositions de musique?
EN :
This article discusses the "strange familiarity" of our record stores. Its ambition: to explore the condition of committed record retailers. In order to do so, the author questioned the layout of the record shelves of the FNAC and of the Virgin Megastore in Bordeaux in order to question their vocation: which forms of life are spoken of and called forth by these musical propositions?
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L’oreille jazz : essai d’ethnomusicologie
Bernard Lortat-Jacob
p. 43–52
RésuméFR :
Au coeur de l’article : les propriétés assez particulières de l’oreille d’une population relativement bien définie, les jazzmen. Ces derniers ont en effet des jugements assez précis concernant la justesse d’intonation, qui sont en général à l’opposé de ceux qu’émettent (de façon généralement péremptoire) une autre catégorie de musiciens : ceux formés à l’art classique. L’expérience a été conduite de façon concrète à partir d’une chanson exécutée d’abord par Chet Baker (enregistrement historique), puis ré-exécutée, à notre demande, par un chanteur classique. L’analyse révèle de grandes différences du point de vue du système des hauteurs qui renvoient en fait, à deux conceptions catégorielles de la justesse, apparemment irréconciliables. Être jazzman suppose également d’avoir intégré une aptitude de mise en correspondance entre thème et variations, autant qu’entre harmonie et mélodie. Portant sur un standard bien connu de Charlie Parker de 1945, l’analyse met succinctement en évidence les aptitudes spécifiques de deux types de populations : jazzmen d’une part et musiciens classiques de l’autre, tous de haut niveau. Les résultats révèlent ici encore qu’il s’agit d’aptitudes clairement antagonistes et culturellement non partagées.
EN :
The crux of this article: the particular hearing properties of a relatively well-defined group of people, jazzmen. Jazzmen have quite precise judgements with respect to correct pitch, judgements that generally contradict those voiced (in a generally peremptory manner) by another category of musicians: those who are classically trained. This study was conducted in a particularly concrete fashion beginning with a song performed by Chet Baker (historical recording) and then re-interpreted at our request by a classically trained singer. The analysis revealed major differences from the point of view of the system of pitch which hark back to two categorical conceptions of accuracy which appear irreconcilable. Being a jazzman also supposes that one has integrated an aptitude to establish a corresponding relationship between theme and variations as much as that between harmony and melody. Focusing on a well-known 1945 standard by Charlie Parker, the analysis succinctly reveals the specific attributes of two population types: on the one hand, jazzmen and on the other classical musicians, all highly accomplished. The results demonstrate once again that one is speaking of clearly antagonistic attributes that are not shared culturally.
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Le travail de la répétition : deux dispositifs d’écoute et deux époques de la reproductibilité musicale, du premier au second après-guerre
Nicolas Donin
p. 53–86
RésuméFR :
Quelle place pour le public dans la musique sérielle, à laquelle on associe toujours le paradigme de l’écoute totale? La comparaison entre deux sociétés de concerts intimement liées à l’invention de cette musique (le Verein für musikalische Privataufführungen de Schoenberg et le Domaine musical de Boulez) permet de dissocier le mythe d’un sérialisme indifférent à toute réception, et la réalité des organisations musicales forgées par ses principaux artisans.
Chez Schoenberg, le refus des médiations musicales et de la publicité des concerts permet aux auditeurs d’accéder à des répétitions privées des mêmes oeuvres, bien avant que le disque n’en popularise la pratique. Ces répétitions sont outillées par des écrits, par des dispositifs d’écoute. Chez Boulez, l’existence du disque est intégrée dans le dispositif d’écoute : la programmation juxtapose des oeuvres issues de périodes différentes, et d’effectifs variables; la politique de diffusion engendre une importante discographie qui fixe à la fois un style d’interprétation et un répertoire.
Chacun des deux dispositifs fait travailler trois niveaux distincts de répétition : répétition interne à l’oeuvre, répétition de l’oeuvre, répétition d’une exécution. Mais l’articulation entre ces niveaux diffère chez Schoenberg et Boulez car les deux institutions s’insèrent, malgré leur relative proximité chronologique, dans deux époques éloignées de la reproductibilité musicale (l’une encore dominée par la partition et le piano, l’autre déjà par l’enregistrement sonore).
EN :
What is the public's place in serial music, which is always associated with the paradigm, total listening? The comparison between two concert societies intimately linked to the invention of this type of music (Schoenberg's Verein für musikalische Privataufführungen and Boulez's Domaine musical) allows us to dissociate the myth of a constantly unresponsive serialism from the reality of musical organisations formed and developed by the genre's principal craftsmen.
For Schoenberg the rejection of musical mediation and of the publicity generated by concerts allowed the public to partake in rehearsals devoid of the same works, long before the practise had been made popular by recordings. These rehearsals were enhanced by written commentaries and by specific listening designs. With Boulez, the existence of the record was integrated into the listening framework: the programme juxtaposed works from different periods and with variable forces: the diffusion policy gave rise to an important discography that both fixed a style of interpretation and a repertoire.
Both of these frameworks allowed the evolution of three distinct levels of repetition: repetition within a work, repetition of the work, rehearsal of a performance. But the articulation between these levels was different for Schoenberg and Boulez because the two institutions, despite their relative chronological proximity, belonged to two distant periods from the point of view of musical reproducibility (one still dominated by the score and the piano, the other, already dominated by sound recordings).
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À bon entendeur : petite note sur « l’écoute structurelle »
Jean Lauxerois
p. 87–102
RésuméFR :
La notion d’« écoute structurelle », qui apparaît dans Introduction à la sociologie de la musique, a donné lieu à une masse de commentaires qui sont autant de malentendus. Loin de faire d’une telle écoute son credo définitif, la pensée d’Adorno en effet s’est considérablement enrichie voire infléchie sur ce point. Mais il se révèle surtout qu’elle est moins une pensée de l’« écoute » que de « l’ouïr » musical, et qu’elle démobilise elle-même le privilège que la traduction du verbe hören accorde indûment, en français, au terme « écoute ». Entre écouter, entendre et ouïr, il y a une radicale différence des sens, que ce privilège oblitère.
On récusera du même coup qu’il y ait une essence invariante de l’écoute, celle d’un « sujet » également invariant. La promotion moderne de l’écoute, liée à l’apparition technique de « l’écouteur », répond au devenir métaphysique du sujet occidental et de son « oto-nomie », symptôme d’un « malaise dans l’écoute » qui serait l’une des formes de celui que Freud explore de la culture. C’est au contraire au défaut du sujet et de sa finitude que peut se situer la vérité de l’ouïr. L’oreille relève ainsi d’une temporalité, dont La Recherche du temps perdu montre qu’elle est le coeur du fait que le sujet entend toujours « à l’envers » : pour se résorber et se construire temporellement, techniquement, « à l’oeuvre ».
EN :
The notion of "structural listening", which appears in Introduction to the sociology of music, led to a multitude of comments, many of which are misunderstandings. Rather than making such a listening approach his definitive credo, Adorno's thinking was greatly enriched, even inspired, on this point. Yet it is revealed as not so much a process of "listening" as one of musical "hearing", thereby demolishing the privilege that the translation of the verb hören in French incorrectly affords the term "listening". Between "to listen" and "to hear" there is a radical difference of meaning that this privilege negates.
By the same token, one takes exception to the fact that there is an invariable essence to listening, one of an equally invariable "subject".
The modern promotion of listening, linked as it is to that of the technical emergence of the "listener", corresponds to the metaphysical development of the occidental subject and of its "oto-nomie", which is symptomatic of a "listening deficiency" that is one of the forms that Freud explored culturally. The truth of "hearing", however, can be realised only with the absence of the subject and its finality. The ear therefore emerges from a temporality, which La recherche du temps perdu shows is the heart of the matter, that the subject always hears "back to front"; to resolve and construct itself in temporal form, technically "to the work".
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Post-scriptum bibliographique
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Les illustrations
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Les auteurs