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Les principales nations colonisatrices en Afrique (la Grande-Bretagne, la France et la Belgique) mettent en place, à partir des années 1930, des systèmes d’éducation et de propagande via des dispositifs de projection cinématographique ambulants. Dans l’Empire britannique, cela concerne tout d’abord la Nigeria Health Propaganda (1931-1940), puis la Bantu Educational Cinema Experiment (BEKE, 1933-1937), avant de voir une généralisation et un renforcement des moyens, en 1939, avec la création de la Colonial Film Unit (CFU, 1939-194?). Suivant la même logique, le gouvernement belge crée le Service de l’information du Congo belge en 1943. Après la Deuxième Guerre mondiale, la France tente d’implanter des dispositifs similaires, d’abord en Algérie (Service de diffusion cinématographique du Gouverneur général [SDC], 1947-1962) puis en Afrique de l’Ouest (1958).

L’inefficacité des dispositifs de propagande coloniaux en Afrique est maintenant relativement bien documentée (Ramirez et Rolot 1990 ; Burns 2000 ; Bouchard 2011). Plusieurs raisons permettent d’expliquer la mauvaise réception des films coloniaux et la très faible compréhension des messages éducatifs par les populations locales. Tout d’abord, il faut prendre en compte l’extrême diversité culturelle, économique et sociale qui caractérise les territoires africains sous domination européenne. Il est en effet difficile de communiquer avec des audiences cibles aussi diversifiées, ne partageant ni les mêmes langues, ni les mêmes références culturelles, ni la même expérience des dispositifs modernes tels que le cinéma. Faute de moyens suffisants, autant sur le financement de la production de films mieux adaptés que la régularité des tournées de projection, les dispositifs de propagande ont échoué à convaincre ; la situation s’est progressivement détériorée au fur et à mesure qu’une pensée anticoloniale s’est généralisée. Cependant, le principal frein à la diffusion des messages réside dans la conception erronée de la propagande en Afrique : pour la plupart des administrateurs coloniaux, le cinéma est perçu comme un vecteur de diffusion d’un message universellement déchiffrable, qui offre un accès direct au subconscient du spectateur. Or cette conception est brutalement contredite par l’expérience des équipes sur le terrain, qui en rendent compte dans des rapports d’activités, révélant le décalage fondamental entre une conception du cinéma comme propagande largement répandue et pratiquée en Europe et les adaptations nécessaires aux contextes culturels africains.

Ainsi, à travers l’exploration des archives gouvernementales de ces trois pays[1], on constate la même opposition entre la vision théorique des administrateurs et les tactiques créées par les équipes sur le terrain entre les années 1940 et 1950. Par exemple, l’une des difficultés rencontrées par les propagandistes est de rendre intelligible un message audiovisuel à des spectateurs qui ne maîtrisent ni les codes cinématographiques ni les références culturelles des colonisateurs. Si l’ajout d’un commentateur de film est une condition sine qua non à la réception des séances éducatives dans un contexte colonial, il est loin de garantir le succès de la propagande, car d’autres facteurs entrent en jeu : la qualité technique, esthétique et éducative des films ; la qualité visuelle et sonore de la projection ; et la régularité des séances auprès d’un public donné. Comme ces autres améliorations, l’idée d’une performance en direct d’un animateur avant, pendant et après le film se répand assez largement à partir des années 1950. Or, cet ajout au dispositif de propagande étant connu depuis au moins la fin des années 1930, pourquoi faut-il attendre aussi longtemps pour voir sa généralisation ? Avant de pouvoir répondre à cette question, revenons en détail sur sa faible mention dans les archives coloniales, afin de mieux comprendre les enjeux de terminologies développées par les administrateurs coloniaux sur le terrain.

Les archives britanniques

Dans les années 1930, la Bantu Educational Cinema Experiment (BEKE, 1933-1937) contribue à l’exploration des possibilités éducatives offertes par le commentaire en langue vernaculaire, réalisé en direct, tout en disqualifiant son efficacité en tant que propagande. Dès le départ, les organisateurs de la BEKE, Leslie Alan Notcutt et George Chitty Latham, savent que, pour être bien compris, leurs films doivent s’agencer autour d’un commentaire adapté à leur public : « A good commentary can save a poor film and a bad commentary can to a large extent spoil a good film » (1937, 149). Ils sont aussi conscients des problèmes posés par le son : « […] synchronized sound would be prohibitive in cost and there would be the constant language difficulty in a land of so many different vernaculars » (28-29). Comment obtenir une bande sonore de qualité, compréhensible par l’ensemble des spectateurs ? Les principaux organisateurs et les rapporteurs du projet doivent faire face à une grande diversité linguistique et culturelle, qui rend très complexe la question de la réception des films éducatifs. Durant la BEKE, les organisateurs explorent deux types de solution : l’une, technique – « sound-on-disc » –, l’autre, improvisée en cours de tournée – le commentaire performé lors de la projection. Conscients des difficultés liées à la fragilité du vinyle, les deux administrateurs ne s’attendaient pas à rencontrer autant de problèmes lors des projections : désynchronisation, bris de matériel, amplification insuffisante pour une audience de plusieurs milliers de personnes, diversité des publics, etc. (167-75). À de nombreuses reprises, Notcutt et Latham décrivent le déroulement concret d’une séance et mentionnent la nécessité d’interagir en direct avec la foule à travers un microphone, avant et pendant la séance (Bouchard 2020). Ils embauchent régulièrement des clercs africains bilingues afin de traduire et d’expliquer le film aux spectateurs. À plusieurs reprises, ils s’en remettent à « Hamedi (the cook) », employé polyglotte de la BEKE chargé de la cuisine qui, manifestement, semble bien charismatique, car il rencontre chaque fois un grand succès. Or, dans leurs conclusions, les deux administrateurs ne mentionnent pas la question du commentaire en direct des films, même si cette pratique a été nécessaire à de nombreuses reprises afin de rendre le film intelligible aux spectateurs. Au contraire, ils décident d’argumenter contre ce principe dans leurs publications ultérieures[2].

De manière générale, si les archives britanniques regorgent de rapports sur les différentes expériences cherchant à projeter des images audiovisuelles à des populations sous colonisation britannique, une très faible proportion mentionne les questions de réception, de langue de projection et de stratégies de traduction. La situation change marginalement pendant la Seconde Guerre mondiale, avec quelques références à ces sujets dans les rapports émanant des territoires coloniaux. En effet, après l’urgence de l’entrée en guerre, la Grande-Bretagne profite du changement de rapports de force en 1942, afin de réorganiser ses services coloniaux et, en particulier, la propagande. Il apparaît rapidement que, malgré des investissements importants, la communication par le film tarde à porter ses fruits : si au Canada, le National Film Board a convaincu la population, tout particulièrement la partie anglophone, à participer à l’effort de guerre, les colonies africaines, quant à elles, ne se mobilisent pas. L’administration londonienne décide de lancer une série d’enquêtes afin de comprendre ce phénomène, d’identifier les éventuels problèmes, de chercher des solutions et d’améliorer le dispositif de propagande. Les principaux thèmes traités sont, comme précédemment, les questions budgétaires[3], les qualités esthétiques, techniques et éducatives des films produits à Londres et tout ce qui concerne le matériel de projection (le « cinema van », l’appareil, etc.)[4]. Ainsi, le rapport sur « The Development of the Cinema in Nigeria », rédigé à Londres en 1943, résume les différentes étapes de la mise en place de la Colonial Film Unit (CFU, 1939-194?) au Nigeria et détaille toutes les caractéristiques des projections coloniales sur ce territoire depuis 1939. Il ne mentionne ni la question de la langue de diffusion des films ni celle des difficultés éventuelles de réception ; au contraire, celui-ci fait l’apologie du système tel que géré[5].

À la fin de l’année 1942, George Pearson, assistant de William Sellers au sein de la CFU, rappelle les principes qui guident leur production cinématographique[6]. On observe alors un certain changement dans la stratégie de la CFU, car, plutôt que de livrer un contenu éducatif destiné à la population britannique, les producteurs doivent tenter de s’adapter à un public ayant très peu d’expérience du cinéma. De même, ils cherchent des thèmes adaptés à des « spectateurs illettrés », c’est-à-dire qui ne maîtrisent pas l’anglais, comme le montrent les conclusions du « Survey of Educational Films » (1942)[7]. Enfin, un « Extract from the Annexure to Mass Education Report », publié par le British Film Institute à Londres en 1943[8], analyse les qualités et les défauts de la production de la CFU et tente de cerner les besoins des populations coloniales dans le domaine éducatif. Il n’aborde pas la question des versions ni des conditions de projection. On observe la même chose dans le « Report of the Adult and Mass Education Sub-Committee » (1943) et dans « Minutes of Meeting on Films for the Colonies » (1943)[9]. Tous ces décalages sont symptomatiques des difficultés rencontrées par la CFU et, jusqu’à un certain point, des malentendus récurrents entre les équipes sur le terrain et les employés restés en métropole.

Figure 1

« Cinema van » en Gold Coast, 1939-1948.

Londres, National Archives, NSC 29/15

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Or, à la même période, plusieurs administrateurs de séances coloniales soulignent les difficultés de diffuser une propagande cinématographique et la nécessité de compléter la projection des films par un commentaire performé en direct. J’ai isolé les plus anciennes remarques de ce type dans une grande enquête planifiée fin 1942 par le Ministry of Information et dont le questionnaire[10] a été envoyé début 1943 dans les territoires coloniaux, dont le Basutoland (territoire actuellement partagé entre l’Afrique du Sud et le Lesotho), le Bechuanaland (actuel Botswana), Ceylon (actuel Sri Lanka), la Gambia, la Gold Coast (actuel Ghana), le Kenya, le Nigeria (3 réponses transmises), la Northern Rhodesia (région de l’actuelle Zambia), le Nyasaland (Afrique de l’Est, incluant le Malawi – 2 réponses transmises), la Sierra Leone, l’Uganda, le Zanzibar et le Tanganyika (région de l’actuelle Tanzania)[11]. Cette enquête ne cherchait manifestement pas à mettre de l’avant l’ajout du commentaire en langue vernaculaire, réalisé en direct, au dispositif de projection, car le questionnaire, composé de 23 questions réparties en 4 sections[12], est relativement classique. En effet, la plupart des points soulevés concernent les films[13], les sujets pédagogiques[14] ou des questions techniques ou esthétiques de production (partie B). Seule la dernière partie, « D. Audience Reactions », est innovante, avec 3 questions faisant directement référence aux interactions entre les films projetés et les spectateurs : « 17. If the films do not interest, how does the audience respond? » ; « 18. Is keen interest in a film shown by silent attention or by noisy vocal comment? » ; « 19. If a sequence in a film is completely unintelligible, how does the audiences react? ». Une seule question aborde l’aspect du commentaire enregistré : « 22. Apart from specialised films, what percentage of the running time do you consider should be taken up with commentary? ». De ce fait, aucune question ne fait référence directement à la traduction des films, en versions ou en direct, ni à une forme d’explication avant, pendant ou après la projection.

Sur les 14 réponses que j’ai pu consulter, une seule n’aborde à aucun moment une forme de pratique cinématographique orale, soit celle de E.A.L. Gaskin, Information Officer au Nigeria. Curieusement, les deux autres rapports provenant du Nigeria[15] évoquent à la fois les réactions sonores et gestuelles de l’audience, mais également la nécessité d’expliquer le film pendant la séance. Cinq rapports ne mentionnent que les activités verbales des spectateurs[16]. Six administrateurs évoquent également, lorsque cela est nécessaire pour justifier leur réponse, le fait qu’un film doit être expliqué sur place pour être compris[17]. Enfin, deux Cinema Propaganda Officers[18] utilisent manifestement cette occasion de communication afin de faire la promotion de leurs choix en termes de dispositif de propagande.

Les premières conclusions apparaissent en 1943, dont un rapport administratif de 36 pages, « Analysis of Questionnaire », compilant presque toujours mot à mot les réponses reçues aux 23 questions, et une version résumée de 24 pages, « Short Analysis of Questionnaire », constituant une forme de sélection des réponses les plus pertinentes aux yeux de l’administrateur responsable de cette synthèse[19]. Il n’existe aucun document annexe expliquant les conditions de production de ces conclusions. De même, les deux documents sont anonymes et sans entêtes. Il est difficile de déterminer précisément dans quelle mesure les réponses du premier rapport (« Analysis of Questionnaire ») ont été sélectionnées, dû à l’accès restreint à toutes les réponses transmises par les administrateurs dans les colonies, dont celles communiquées par le Basutoland et le Bechuanaland. Par ailleurs, les réponses de la Gambia et de la Sierra Leone, même si elles sont disponibles dans l’archive, n’apparaissent pas dans les deux synthèses : elles sont probablement arrivées trop tardivement pour y être incluses – c’est pourquoi les remarques suivantes n’en tiennent pas compte. À part quelques variations mineures – comme des reformulations ou des coquilles –, il ne semble pas y avoir de modifications importantes dans le premier document. Seule la réponse du Nyasaland (enclosure no 1), probablement jugée trop longue et trop développée, a été tronquée à plusieurs reprises, incluant deux mentions du commentaire en direct. Cependant, il est difficile de tirer des conclusions à partir d’un corpus aussi faible.

Il est tout de même possible d’isoler quelques éléments de la grille éditoriale des rapporteurs, en analysant la transformation entre la version complète et la version courte (« Short Analysis of Questionnaire »). Globalement, le second rapport, qui fait les deux tiers de la longueur du premier (24/36 pages), respecte la même structure en 4 parties et 23 questions. Toutefois, concernant le nombre de pages, si la 3e partie (« C. Arrangement of Programmes », 3/5) respecte la proportion de 2⁄3, la 4e (« D. Audience Reactions », 8/10) et surtout la 2e (« B. Technique of Production », 7/8) sont surreprésentées dans la seconde synthèse (plus de 4/5). Ceci, au détriment de la 1re partie (« A. Suggestions and Comments about Films », 6/13), avec un ratio de moitié, particulièrement visible à la question 1[20], réduite suivant une proportion de 1/6 ! Voyons pourquoi en détail.

En ce qui concerne le contenu, plus de la moitié des mentions des pratiques cinématographiques orales ont été éliminées, et d’autres ont été sorties de leur contexte. J’ai ainsi répertorié 15 mentions de l’action de commenter à travers un microphone au cours de la séance. Il n’en reste plus que 7 dans le résumé : dans la partie « A. Suggestions and Comments about Films », les 6 citations provenant des réponses aux questions 1[21] et 2[22] sont absentes. Il semble que, pour le second rapporteur, le fait de mentionner la nécessité d’un commentaire explicatif lors de la projection ne soit pas pertinent dans les réponses concernant la qualité des films fournis par la CFU. Au-delà de la quantité, cette suppression est dommageable, car elle a de fait décontextualisé les réponses suivantes. En effet, les premières réponses présentent, dans un long développement, la manière dont les administrateurs perçoivent leur dispositif. Ceci est particulièrement visible dans la réponse détaillée – voire, hors sujet – du Nyasaland (enclosure no 1) concernant le succès des films de la CFU :

Some of the scenes shown in the others were not understood despite the fact that a commentary was given explaining the things shown[23]. Once or twice during the Recruiting tour the sound effects and commentary were switched on. But for most of the time the commentary was given by Ladu who had been carefully coached beforehand. I was struck by the fact that not even the best of the Boma Clerks who heard the English commentary ever caught half of what was said. All those to whom I spoke said that the voice did not sound to them clearly and was very fast. So it appears that the commentary should be in the vernacular of the Natives who make up the audiences. Even a slowly and carefully spoken commentary in English will not be understood fully by the best educated Native.

Si ce paragraphe ne répond pas directement à la question posée, il respecte l’esprit de l’enquête en proposant des explications possibles aux échecs de la propagande audiovisuelle au Nyasaland. Il en est de même à la seconde question[24], où l’expérience du Nyasaland portant sur les films adaptés à ce type de séance n’est toujours pas citée. Dans la partie « B. Technique of Production », la réponse du Zanzibar (question 7[25]) et celle du Nyasaland (question 11[26]) sont également ignorées. Or, dans ces derniers cas, la référence aux explications données lors de la projection est une réponse directe à la question.

Considérant que la réponse du Nyasaland (enclosure no 1) a déjà été raccourcie dans la version longue, on constate une certaine tendance à décontextualiser le témoignage, ce qui à la fois le discrédite – il semble infondé, voire incompréhensible – et en diminue la portée. Ainsi, à la question 19[27] portant sur les réactions du public à une séquence inintelligible, la réponse originale du Nyasaland[28] n’a plus le même sens dans la version résumée : « Common ejaculatory noises. Commentary often drowned[29] ». Dans la suite des réponses du Nyasaland (enclosure no 1), il semble toutefois clair que l’expression « any commentary becomes impossible[30] » fait référence à toute forme d’explication – soit enregistrée sur le support, soit donnée lors de la projection. Or, dans les synthèses, et plus encore dans la version résumée, l’expression « commentary often drowned » semble plutôt faire référence uniquement à la voix off du film. Si rien ne permet de montrer l’intentionnalité de ces choix éditoriaux, on peut tout de même observer une certaine constance, à travers différentes formes de transformation du témoignage original, comme la sélection et la reformulation.

Sans que cela soit aussi spectaculaire, d’autres rapports ont été modifiés lors du travail de synthèse, ce qui a eu aussi pour conséquence de rendre ambiguë l’origine – enregistrée sur le support ou performée – du commentaire. Par exemple, la première mention de l’explication donnée en direct, dans le témoignage de la Northern Rhodesia[31], étant supprimée de la seconde synthèse, le sens des autres réponses s’en trouve modifié. Ainsi, la reformulation des réponses dans une version plus courte, au lieu d’éclairer les propos, tend au contraire à leur rajouter de l’ambivalence et à limiter leur portée. Ceci est spécifiquement visible à la question 22[32], cruciale, portant sur la place du commentaire dans les films éducatifs. Alors que tous les administrateurs qui mentionnent le commentaire en direct fondent cette pratique sur des arguments logiques et pragmatiques, la justification est omise dans le « Short Analysis of Questionnaire ». Par exemple, la réponse du Tanganyika[33] est reformulée et simplifiée comme suit : « The operator makes running comments[34]. » De même, G.I. Jones (Owerri, Nigeria) affirme dans son rapport : « Neither. The audience does not hear English and a silent film which the action is self explanatory is probably best. At present commentary is best supplied by a speaker before, after and possibly during the film[35]. » La justification de l’usage du commentaire en direct est supprimée dans la version courte : « Neither. Explanation given by a speaker before, after and possibly during the film’s running[36]. » Ces stratégies de réécriture ne laissent pas supposer un intérêt particulier du rapporteur pour ces solutions éprouvées de manière pragmatique.

On retrouve bien sûr des citations qui font clairement référence au commentaire en direct, comme celles du Basutoland, « Silent generally, broken by laughter and comment. Apt comment on the microphone is much appreciated[37] » ou « A sound track with gaps to allow the use of the microphone for explanation would be ideal[38] ». Cependant, elles sont relativement isolées dans l’ensemble des sujets abordés et ne sont absolument pas mises en avant. Par exemple, l’auteur de la synthèse aurait pu, au vu du nombre de références à cette pratique, changer le format du questionnaire et regrouper les différentes stratégies expérimentées sur le terrain afin de pallier ces problèmes techniques (amplification sonore), filmiques (contenu pédagogique incompréhensible ou insuffisance du commentaire enregistré) ou simplement culturels (inexpérience de la projection cinématographique ou absence de références culturelles). Évidemment, pour cela, il aurait fallu identifier les pratiques cinématographiques orales comme une solution possible aux problèmes de communication rencontrés sur le terrain par les équipes de la CFU.

Le traitement éditorial subi par d’autres formes de performance en direct, comme celle de l’« interpreter », semble, en apparence du moins, identique à celui imposé aux expressions « commentary » ou « commentator ». Ce cas est plus simple à analyser, car, avant 1943, ce terme n’est employé que par H.E. Lironi, Cinema Propaganda Officer, basé à Accra, Gold Coast. On peut donc comparer la sélection sur les trois niveaux de rédaction : toutes les références du document de base sont citées dans le « Analysis of Questionnaire ». Au contraire, sur 7 références dans la version complète, il n’en reste que 3 dans le « Short Analysis of Questionnaire » : comme dans le cas précédent, le terme « interpreter » est absent du second rapport dans les parties « A. Suggestions and Comments about Films », question 1, et « B. Technique of Production », questions 6 et 7. Par ailleurs, les réponses ont été reformulées et simplifiées. Par exemple, à la question 17[39] portant sur les réactions des spectateurs à un film qui ne les intéresse pas, la réponse est très directe :

If a film does not interest, it is only because it is not understood. The audience responds by shouting questions at the interpreter, by loud adverse comment, and by a hubbub of conversation in their own tongue to each other, trying to make out amongst themselves what is on the screen[40].

La transcription ignore les explications et le contexte : « Shouted questions to interpreter … loud adverse comment … conversation amongst audience … etc.[41]. » Il se produit la même chose à la question 20[42], sur la capacité de rétention des spectateurs, où H.E. Lironi donne une réponse détaillée :

Replies to questions asked by the interpreter the morning after a performance prove that the exciting parts of films are more frequently referred to. Confirmation of this is also shown by the fact that a van returns to a village or town on its next circuit, it is frequently greeted by the inhabitants shouting out references to the more exciting parts of films shown on its previous tour[43].

Malheureusement, la reformulation change complètement le sens : « Yes … after the show, the audience talk to the Interpreter about the scenes … often ask him for the film to be shown again when the van visits later[44]. » La transformation est encore plus spectaculaire à la question 22[45], sur l’importance du commentaire dans les films éducatifs :

A continuous running commentary is preferable to an intermittent one; in point of fact, a good Interpreter has his work cut out to get his explanation of a particular shot during the period that the shot is on the screen. Pauses are made at the exciting or amusing sequences to allow the audience to express itself and then the commentary is continued. I have no experience of a commentary interjected in a natural sound track[46].

Les deux paragraphes sont résumés en quelques lignes, sans que l’on puisse évidemment y retrouver tous les arguments :

Continuous commentary preferred to an intermittent one. It is difficult for the Interpreter to get in explanation of a particular shot during its running period. Pauses are essential to permit audience vocal reaction to subside. It should be noted in possible future sound tracks that after pauses where audience reaction is likely, the sound track should start again on a higher level. Audience reaction then ceases abruptly[47].

En résumé, on observe le même type de transformation que dans les premiers exemples. La reformulation change le sens et décontextualise les témoignages, ne donnant pas une idée juste du plein potentiel de l’interpreter. Comme précédemment, on peut en conclure, sans toutefois le présenter comme un choix conscient, que les pratiques des acteurs sur place lors des projections ne sont pas la priorité du rapporteur.

Par cette analyse comparée des réponses et des synthèses de l’enquête menée par la CFU sur la réception de ses films, il est possible de retenir deux constats. D’une part, les organisateurs des projections coloniales sur les territoires ont, pour la plupart, modifié le dispositif en incorporant un commentaire explicatif donné au microphone en langue vernaculaire, et ils le mentionnent presque tous dans leurs réponses, de manière plus ou moins directe. D’autre part, cela ne semble pas être une solution à explorer pour les producteurs de films basés en Grande-Bretagne. Si la solution de l’explication performée en direct n’est pas celle a priori recherchée par la CFU à Londres, il serait faux d’affirmer que les témoignages des organisateurs sur le terrain n’ont eu aucun impact et qu’aucune pratique cinématographique orale n’est venue modifier le dispositif de propagande de la CFU. Cependant, la prise de conscience a eu lieu de manière détournée, en particulier à travers la figure de l’interpreter.

En effet, la stratégie de H.E. Lironi atteint tout de même son objectif, soit de faire remarquer aux administrateurs londoniens l’importance d’accompagner les projections coloniales d’une explication en direct. Plusieurs indices nous amènent à cette conclusion. Tout d’abord, de manière inattendue, l’auteur de la deuxième synthèse a ajouté deux mentions du terme « interpreter ». Il a d’abord inventé une réponse à la question 19[48], portant sur la réaction de l’audience face à une séquence non comprise : « loud adverse comment … questions to Interpreter … etc.[49]. » Cette citation est absente de la première synthèse et du rapport original de H.E. Lironi. Par ailleurs, le second rapporteur utilise l’expression « local interpreters » dans une remarque qui suit les réponses à la question 22[50], afin de souligner un malentendu entre le commentaire enregistré et l’explication donnée en direct : « NB : It seems that the purpose of this question is not clearly appreciated. There is confusion with soundtracks and spoken commentaries by local Interpreters[51]. » Il indique par-là sa propre difficulté à distinguer les deux types de commentary et le fait qu’il a parfaitement intégré la fonction de l’interpreter. Or, comme le souligne le second rapporteur, l’interpreter ne peut pas être confondu avec la voix enregistrée sur le film, contrairement aux expressions « commentary » ou « commentator ». Ainsi, chaque fois qu’il est mentionné dans la seconde synthèse (questions 17, 20 et 22), même dans une citation très brève, il n’y a pas de malentendu possible.

La stratégie de H.E. Lironi consistant à parler d’« interpreter » est payante, et l’expérience de la Gold Coast autour de l’interpreter va rapidement devenir un modèle promu par la CFU et repris sur d’autres territoires. En imposant une expression, il rend possible la promotion d’une pratique au sein de la CFU. Au même moment, en juillet 1943, la même unité envoie à Londres un « Memorandum of the Cinema Branch of the Information Department Gold Coast and the Use of Mobile Cinema Units for Mass Information and Education ». Le document d’une dizaine de pages retrace l’historique et le fonctionnement de la CFU sur le territoire. Il est constitué de 10 parties[52] et de 75 paragraphes numérotés. Il est fort probable que l’auteur des deux documents soit le même, car on retrouve les mêmes expressions, dont « questions shouted at the Interpreter », « questioning individual members of the audience on the morning following », « followed with silent attention » et « hubbub of conversation ». Évidemment, le « Memorandum » est beaucoup plus long et détaillé que le sont les réponses aux questionnaires, et son impact est beaucoup plus grand, car ses principaux passages sont publiés dans la revue mensuelle Colonial Cinema, diffusée largement entre octobre 1943 et janvier 1944[53].

La stratégie de communication de la Gold Coast est manifestement bien meilleure que celle du Nyasaland, mais, outre les expressions utilisées, qu’est-ce qui distingue les expériences menées sur ces deux territoires ? Pourquoi l’une marque-t-elle les esprits au point de devenir une référence, alors que l’autre disparait dans les archives ? À la vue des informations disponibles dans les archives, il ne me semble pas y avoir de différence fondamentale au niveau de la fonction ou de la formation entre Ladu « who had been carefully coached beforehand[54] » au Nyasaland et les interpreters formés et enrôlés dans les équipes de tournée en Gold Coast. Il semble alors que la différence s’est plutôt construite sur les connotations divergentes véhiculées par ces deux termes. En effet, l’interprète est perçu de manière positive : à part quelques rares exceptions, les colonisateurs européens ne maîtrisent pas les langues vernaculaires, et chacune de leurs expériences sur le terrain est accompagnée de cette figure rassurante, car cet Autre qui comprend leur langue, leur culture et leurs besoins facilite la « survie » dans un monde potentiellement hostile, car perçu comme moins « civilisé ». En effet, en tant que médiateur, le traducteur est un facilitateur et un diplomate ; il est également l’un des rouages importants du système de domination mis en place durant la colonisation[55]. C’est pourquoi l’ajout de cette figure essentielle du système colonial dans le dispositif de propagande semble à la fois logique et efficace. Si les autorités britanniques semblent très méfiantes face à cette figure controversée de l’histoire du cinéma, la transformation en interpreter va rendre possible l’incorporation officielle des interprètes aux équipes de tournée. Par ailleurs, comme nous allons le voir, les administrations belges et françaises partagent les mêmes réticences.

Nommer le « speaker-interprète » en Algérie

Il serait intéressant de mener le même type d’enquête dans les archives africaines du ministère des Affaires étrangères de la Belgique. Malheureusement, il n’a pas été possible de recueillir des données exhaustives : beaucoup de documents abordent la question des séances de cinéma, et ce, sans mentionner les difficultés de réception ou la nécessité (après 1948) du commentaire en direct. Par exemple, le rapport « Matériel de projections cinématographiques et public-adress [sic] en usage » (s.d.)[56] se concentre sur les questions techniques, sans aborder les pratiques cinématographiques orales. De même, l’article sur la « Cinémathèque du Congo belge » (s.d.)[57] détaille uniquement les films disponibles, les supports de diffusion et les conditions de location. Même si ce document date des années 1950, rien n’est précisé sur la manière recommandée par le gouvernement belge au Congo de présenter les films. Même chose dans les archives françaises, où quelques rapports seulement abordent la question d’un commentaire dit ou lu pendant la séance afin de pallier l’absence de son – les projections silencieuses étant moins chères – ou de faciliter l’appropriation des films par les spectateurs.

Cependant, la situation est quelque peu différente dans les archives du Service de diffusion cinématographique du Gouverneur général en Algérie (SDC, 1947-1962), où le principe du commentateur de film en direct est déjà largement accepté lorsque les activités débutent à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. L’enjeu ici concerne davantage la prise de conscience de l’importance de sa présence dans le dispositif de propagande. Ainsi, la mention du commentateur de film dans les « Rapports de tournée » connaît une courbe relativement simple : en ce qui concerne l’aspect purement quantitatif, les premières mentions du « speaker » datent de 1949, atteignent un pic au milieu des années 1950 et disparaissent après cela. En 1947, le SDC dispose de deux camions cinéma opérationnels, c’est-à-dire deux équipes regroupant un chef de bord (Roger Plassard et Pierre Recorbet), un chauffeur, un opérateur de projection et un « speaker ». Il a été possible de consulter 4 rapports, correspondant à 63 séances, sur un total de 251 séances[58], soit environ 25 % ; on peut considérer cet échantillon comme représentatif. Aucun des rapports ne mentionne le commentateur, les réactions des spectateurs ou la langue de diffusion. La situation est similaire en 1948 (7 rapports, 63 séances sur 251, soit environ 25 %), où seulement 2 rapports mentionnent le commentaire réalisé en direct. En 1949, le SDC compte trois équipes (Gilbert Heros, Roger Plassard et Pierre Recorbet) qui organisent 304 séances, regroupant environ 680 000 spectateurs européens et algériens[59]. Sur les 8 rapports consultés (regroupant 73 séances sur 304, soit environ 24 %), 5 mentionnent la question des pratiques cinématographiques orales. La tendance se confirme en 1950 : dans 23 rapports, qui rendent compte de 179 séances sur un total de 317 (soit 58 %), la moitié abordent la question du « speaker » et des versions. À la même période, aucun des 5 rapports écrits par Pierre Murati (« Introduction aux rapports d’activité » ou « Rapport d’activité ») ne mentionne ces questions. En 1951, 11 rapports sur 21 mentionnent la question du commentateur en direct (106 séances sur 326, soit 32 %) ; 6/16 en 1952 (128 séances sur 331, soit 38 %) ; 4/12 en 1953 (86 séances sur 333, soit 25 %) ; 6/16 en 1954 (16 rapports, 206 séances sur 341, soit 60 %). À partir de 1954, le Service compte quatre équipes actives (G. Heros, R. Plassard, P. Recorbet et Roger Toche). Pour l’année 1955, sur 15 rapports consultés, correspondant à 43 % du total des séances (153 sur 355), 5 rapports mentionnent la question des pratiques cinématographiques orales.

Figure 2

L’équipe (un électricien-mécanicien, un projectionniste et un chauffeur) du Service de l’information du Congo belge chargée des projections cinématographiques, Léopoldville, 1947.

Collection RMCA Tervuren ; photographie de L. Van Bever (Inforcongo), CC BY 4.0

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Figure 3

Représentation cinématographique en plein air, Léopoldville, 1947.

Collection RMCA Tervuren ; photographie de J.P. Jourdois (Inforcongo), CC BY 4.0

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En 1956, le Gouverneur général en Algérie investit massivement dans le Service de diffusion cinématographique : nouveaux locaux spécialement conçus pour ses activités, plus de matériel de projection et plus de films. Le Service s’est réorganisé autour de six équipes actives (quatre en 1955). Il semble ainsi clair que le gouvernement français attend en retour plus d’efficacité de ce Service. De plus, en 1956, le SDC est en concurrence directe avec les Compagnies de haut-parleurs et tracts (CHPT, qui deviendront les Compagnies de diffusion et de production [CDP] en 1959), gérées directement par les autorités militaires. Basées sur le modèle du Service de diffusion cinématographique, les CHPT bénéficient de budgets plus importants[60]. Contrairement aux projections civiles, les Compagnies de haut-parleurs et tracts s’adressent directement aux populations algériennes et la quasi-totalité des films diffusés sont en version arabe (Denis 2012, 205). Cette situation de compétition force le SDC à prouver son utilité, en montrant comment il diffuse mieux et différemment la propagande de l’État français. Or, la même année, la plupart des séances sont annulées alors que le Front de libération nationale lance un appel au boycottage, les Algériens renonçant ainsi aux projections : « C’est en 1956 seulement que la guerre se ferait sentir sur les chiffres de participation publique du SDC, avec 350 000 spectateurs déclarés et des projections plus ponctuelles, faisant suite à l’état d’urgence puis aux pouvoirs spéciaux » (209). Malheureusement, en l’état des archives, il est impossible de consulter des rapports de tournée pour l’année 1956.

Figure 4

Les « unités mobiles » du Service de diffusion cinématographique du Gouverneur général en Algérie : une camionnette équipée pour la projection en 16 mm, quatre « cinébus » et deux groupes électrogènes sur camionnettes.

SDC de l’Algérie, La Filmathèque, Alger, 1955, Collection SHD, GR 1 H 2560

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Figure 5

Séance cinématographique du SDC sur la Place de la Victoire, Souk-Ahras, Département de Constantine, avril 1954.

SDC de l’Algérie, La Filmathèque, Alger, 1955, Collection SHD, GR 1 H 2560

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À partir de 1957, tous les rapports du SDC sont signés par le directeur Pierre Murati. Cela signifie que nous n’avons plus accès aux comptes rendus des chefs de bord, en contact avec les spectateurs, et que la communication avec les autres services administratifs – à qui ils sont destinés – est reprise en main par le directeur. Ainsi, les 7 rapports consultés (représentant 31 % du total des séances organisées par le SDC) abordent tous la question des conditions de projection. Cette année est donc une période charnière : celle de la fin d’une prise de conscience, au sein du Service, de l’importance du commentateur de films. En 1958, seulement 2 rapports sur 4 mentionnent la question ; 2/7 en 1959 ; 3/4 en 1960. Même si ces chiffres ne peuvent pas être mis en perspective par rapport à la totalité des activités, il semble y avoir un changement dans le discours du SDC au niveau de son efficacité, de ses réalisations, de ses besoins en matériel et en films et de ses difficultés à se coordonner avec d’autres services administratifs. Les rapports se focalisent plus sur des questions d’organisation des tournées – collaboration avec les autorités civiles et militaires locales, sabotages, réactions des audiences, manifestations antigouvernementales – et cherchent à montrer l’efficacité et la portée des activités du SDC, comme sa propagande contrant celle de la rébellion ou l’importance du public féminin.

Dans le détail des mentions sur le commentateur de film, on peut constater plusieurs tendances qui convergent vers une valorisation des employés algériens et de leur apport au dispositif de propagande. En premier lieu, les rapporteurs prennent l’habitude de nommer les commentateurs. La première mention du nom d’un employé algérien concerne un traducteur dans un « Rapport de tournée » datant de février 1945, à Touggourt : « M. l’administrateur Murati prononce une courte allocution […]. Cette allocution très applaudie est traduite ensuite en arabe par M. Issad Hassani[61]. » De même, quelques jours plus tard : « La projection des films est suivie avec intérêt et illustre d’une manière très nette l’allocution prononcée en français par M. Murati et traduite avec recherche et élégance par M. Issad, dont l’arabe simple et clair fut tout au long de notre tournée unanimement compris par nos auditeurs[62]. » Pierre Murati, alors chef de bord de la première « voiture automobile munie d’un haut-parleur », est donc le premier à citer le nom de l’employé, mais aussi à faire la promotion de ce rouage important du dispositif de réception. Gilbert Heros et Pierre Recorbet ont une pratique semblable, en nommant le speaker de leur équipe, comme le montre un rapport de tournée effectuée dans le département d’Alger en novembre 1951 : « Après la diffusion des disques enregistrés par le SDC en faveur des Bons d’équipement et la présentation du programme faite au micro par moi-même en langue française, et en arabe par le speaker Achite Mohamed, notre séance débuta […][63]. » Il en est de même dans le département de Constantine en novembre 1951 : « Avant la séance, le programme fut présenté en français par moi-même et en arabe par le speaker du camion. Ces allocutions furent suivies immédiatement de la diffusion de deux disques relatifs à l’émission des Bons d’équipement enregistrés dans nos ateliers par M. l’administrateur Murati, chef du SDC et Achite Henni, speaker du camion cinéma no 1[64]. » Dans ces formulations, la hiérarchie est tout de même respectée, comme la prédominance de la langue française : « [Les spectateurs] purent écouter dans un silence absolu la présentation du programme faite au micro par moi-même et traduite, d’autre part, en arabe par le speaker Achite Mohamed[65]. » De même, dans les territoires du Sud en mars 1954, « une foule énorme et disciplinée, évaluée à plus de 7 000 spectateurs, européens et musulmans, écouta avec attention la présentation du programme faite au micro, en français par moi-même et en arabe par le speaker Khaldi[66] ». Il est intéressant de noter ici que ces rapports font très rarement mention des noms ou de l’activité des chauffeurs et des projectionnistes.

Dès son embauche en 1954, Roger Toche mentionne très régulièrement les activités du speaker. Lors des tournées du camion cinéma qu’il dirige, les films sont « présentés au micro en français par M. Toche et en arabe dialectal par M. Boulares, speaker[67] ». De même, après la séance, « M. Boulares, speaker, et moi-même avons été assaillis de questions au sujet des projets de l’administration concernant Ourlal[68] ». La formulation est à la fois respectueuse et très positive quant à l’apport de son collègue aux activités du camion. Elle inverse également la hiérarchie classique entre les langues. Cela reflète certainement l’ancienneté de son subordonné : Sahnoun Boulares est un employé du SDC depuis au moins 1948[69] – première mention de son nom dans un rapport d’activité. On peut aisément en conclure qu’en plus de mieux connaître la culture des spectateurs, le commentateur possède une longue expérience des projections coloniales en Algérie. Il est intelligent de la part de ce chef de bord de rendre compte de la réalité de la situation et d’associer son équipe au succès de la tournée.

À l’inverse, certains cadres du SDC utilisent un pronom possessif lorsqu’ils citent le speaker. C’est le cas de Pierre Recorbet, qui conserve cette habitude tout au long des années 1950[70] : « À Collo, malgré un calme apparent, il semble que les éléments nationalistes travaillent beaucoup plus qu’ailleurs. C’est ainsi que, durant la projection, mon speaker et moi-même qui circulions dans la foule, avons entendu à plusieurs reprises des insultes dites à voix basse et souvent à haute voix à l’égard de notre service qui gêne la propagande des organisations nationalistes et plus particulièrement celles du PPA et du PCA[71]. » Le fait de rapporter régulièrement les réactions négatives du public donne une impression de fusion : « durant la projection, mon speaker qui circulait dans la foule entendit à plusieurs reprises des insultes dites à voix basse[72] ». Dans cette affirmation, le chef de bord et le commentateur semblent unis dans la même équipe, partageant les mêmes objectifs et la même idéologie. En même temps, cette formulation peut être interprétée de manière négative, l’employé étant assimilé au matériel du camion cinéma, dans une forme d’objectivisation très discutable, surtout dans un cadre colonial.

Le second aspect des mentions du commentateur de film concerne le remplacement du terme « speaker » par « speaker-interprète ». L’expression « speaker » en tant que « public adress » [sic] est directement empruntée au vocabulaire du Psychological Warfare Office. Le terme est repris par l’ensemble des cadres du SDC, comme au sujet d’une tournée à Orléansville, en février 1948, par Roger Plassard : « Les disques adaptés au folklore musical local, ainsi que les annonces du speaker, ont attiré, amusé et intéressé la foule dans la majorité des centres, avant l’heure du cinéma[73]. » Pierre Recorbet fait de même dans ses « Rapports de tournée », particulièrement en mars[74] et en mai 1951[75]. D’après les archives consultées, les deux adjoints du Service conservent cette expression tout au long de leurs activités au sein du SDC. Gilbert Heros mentionne également, et de nombreuses fois, le « speaker », avant d’adopter, en mars 1951, l’expression « speaker-interprète[76] ». D’autres chefs de bord, parmi ceux embauchés après 1954, reprennent à leur tour ce terme – Roger Toche est probablement le plus constant[77], alors que Pierre Murati utilise ce terme depuis 1952[78]. L’expression continue à être employée dans les rapports d’activité du SDC jusqu’aux années 1960.

Il n’existe à l’heure actuelle aucune source permettant de retracer l’origine de cette évolution, mais il pourrait s’agir d’un emprunt du terme « interpreter » aux activités de la CFU en Gold Coast. En effet, la revue Colonial Cinema aborde à plusieurs reprises ce sujet en 1942[79] : étant disponible dans certaines administrations françaises, on suppose que Heros aurait pu y avoir accès. Dans « Le cinéma dans les territoires d’outre-mer » (1945)[80], Albert Lacolley utilise fréquemment le terme « interprète » – cependant, il est difficile d’établir un rapport direct entre ces deux hommes. Murati, pour sa part, reprend ce terme avant mars 1951, non pas au sujet des commentateurs de film, mais plutôt en référence aux « secrétaires-interprètes » du Service de Liaisons[81]. Enfin, comme nous l’avons vu pour les projections coloniales britanniques, l’interprète est une figure importante dans la colonisation en Afrique de l’Ouest (Lawrance et al. 2006). Or le terme « traducteur » est plus souvent utilisé pour qualifier cette activité au sein de l’administration française en Algérie (Bargelli 2003). En fait, le terme « speaker-traducteur » est même parfois employé au sein du SDC[82], mais de manière anonyme et exceptionnelle. Le chef de bord du SDC aurait donc pu arriver à la même conclusion que ses collègues britanniques en Gold Coast, s’inspirant de la figure coloniale de l’interprète afin de souligner la nécessité d’un médiateur entre le dispositif de propagande et les audiences.

En effet, les deux expressions ne véhiculent pas les mêmes connotations et on peut supposer que Gilbert Heros cherche à exprimer une nuance en changeant de terme. D’un côté, l’activité de traducteur semble plus objective, car elle renvoie à une personne transposant des textes d’une langue dans une autre. Il ne semble pas y avoir de modification ni d’implication humaine dans le processus de communication. Au contraire, lorsqu’un interprète traduit des paroles ou un dialogue, il devient intermédiaire entre deux sphères culturelles, cherchant à expliquer et à rendre accessible le contenu d’une langue dans une autre, mais aussi à adapter les références entre deux communautés. Ce personnage fait également allusion au théâtre ou à la musique, où l’artiste joue une partition ou donne sa version d’un texte. Il y a ainsi une notion de talent ou de compétence à transmettre une idée ou un sentiment à une foule.

Conclusion

Il reste à tenter d’expliquer la reconnaissance tardive de ce qui est devenu la figure centrale du dispositif de propagande. Dans un article consacré au terme « bonimenteur », Jean-Philippe Restoueix remet en question la place de cette figure profilmique dans l’histoire du médium : « […] à travers l’emploi des mots “bonimenteur”, “bonisseur” et “conférencier”, se dévoile le passage entre un cinéma-divertissement de foire, où résonnent les boniments, et un cinéma éducateur, où gravement oeuvre le conférencier, alors que c’est dans le silence que certains rédacteurs de l’époque voulaient trouver un art cinématographique » (1996, 74). En fait, cette transition est plutôt favorable au commentateur de film en direct, en particulier dans un contexte pédagogique : pourquoi dans ce cas ne pas généraliser la figure du conférencier en lui donnant une coloration coloniale à travers la figure de l’interprète ? Pourquoi ne pas favoriser un usage dont l’efficacité pédagogique semble reconnue et dont le coût de fonctionnement est relativement modeste[83] ? Au-delà d’une pratique jugée non fiable par les fonctionnaires coloniaux, car rapprochée d’une image caricaturale du bonimenteur du cinéma des premiers temps, plusieurs hypothèses permettent d’expliquer l’absence, relative, des pratiques cinématographiques orales. Le fait de dépendre d’un employé subalterne et de ne pas pouvoir contrôler précisément le message performé à la population est probablement une limite importante. Par ailleurs, la performance en direct vient modifier en profondeur l’impact du film projeté sur l’esprit du spectateur. De même, la séance commentée devient ainsi une séance collective où les réactions de la foule peuvent, dans certaines conditions, devenir incontrôlables. Ces craintes sont manifestement présentes à l’esprit des administrateurs des projections coloniales et influencent certainement la manière dont ils organisent la propagande.