Résumés
Résumé
La popularité des séries policières n’est plus à faire, et le genre continue de se réinventer. D’abord centrées sur l’enquêteur, puis sur les processus d’enquête, on constate un récent foisonnement de séries dont le ou la protagoniste est coupable. Le personnage de Norman Bates, tiré du roman Psycho (1959) et du film éponyme (1960), n’échappe pas à cette tendance dans la série Bates Motel (2013-2017), campée dans l’adolescence du protagoniste. Si le genre policier s’attache à dissimuler le meurtrier jusqu’à la dernière minute, comment s’articule une série de type « antépisode » comme Bates Motel, qui débute alors que Norman a déjà été annoncé comme potentiel meurtrier ? L’article démontre de quelles manières les créateurs et créatrices s’y prennent pour maintenir l’adhésion de l’auditoire : loin de renier ses origines, l’histoire renouvèlerait l’intérêt du public en donnant un meilleur accès au point de vue de Norman et en tissant un jeu narratif entre la fiction et l’auditoire, entre la série et le film.
Abstract
Television crime shows will always be popular, and the genre continues to reinvent itself. Initially they focused on the investigator, and then on the investigative process; recently we have seen a flurry of series in which the protagonist is an anti-hero. The character Norman Bates, taken from the novel Psycho (1959) and the film of the same title (1960), follows this trend in the series Bates Motel (2013-2017), in which the protagonist is a teenager. If the crime genre endeavours to conceal the identity of the murderer until the last minute, how does an “antepisodic” series such as Bates Motel unfold, given that Norman is already identified as a potential murderer from the outset? The present article demonstrates the ways in which the show’s creators tackled this question in order to maintain viewer loyalty: far from denying its origins, the story keeps audiences coming back by providing a better picture of Norman’s perspective and by weaving a narrative web between the fiction and the viewer and between the television series and the film.
Corps de l’article
L’éclatement des plateformes télévisuelles et numériques de la dernière décennie a placé les oeuvres de fiction au coeur de la vie quotidienne : à l’ère du streaming, le public a vu évoluer sa relation avec la télévision (Esquenazi 2013). La popularité des séries policières n’est plus à faire, et le genre a su se réinventer dans la forme au cours des dernières décennies. En effet, d’abord centrées sur le personnage de l’enquêteur ou de l’enquêtrice, puis sur les processus d’enquête au tournant des années 2000 (Esquenazi 2006, 248), on constate, depuis les dernières années, un accroissement de la production de séries dont le ou la protagoniste est coupable[1]. Il s’agit de moins en moins de retrouver l’auteur du crime, mais plutôt de comprendre son passage à l’acte et comment il en est venu à poser ces gestes. Le personnage de Norman Bates, apparu dans le paysage fictionnel il y a près de 60 ans dans le roman Psycho (Robert Bloch, 1959) et dans le film éponyme (Alfred Hitchcock, 1960), n’échappe pas à cette tendance. Porteur de thèmes sombres et complexes tels le matricide et la maladie mentale, Norman est sans contredit passé à l’histoire comme l’un des meurtriers les plus marquants de la fiction. Une récente série télévisée relatant son adolescence, Bates Motel (A&E, 2013-2017), a attiré sur lui une attention différente. Narrée du point de vue du tueur en série psychotique Norman Bates, la série retrace les événements ayant mené jusqu’au récit du film d’Hitchcock. Si le genre policier auquel s’identifiait le film Psycho s’attache à dissimuler la ou le véritable coupable jusqu’à la dernière minute à l’aide de ce que Todorov appelle « l’anti-vraisemblable » (1971), il convient de se demander comment s’articulent la vraisemblance, les rapports entre les faits avérés dans la diégèse et la réalité distordue présentée par le protagoniste dans une série de type « antépisode[2] » comme Bates Motel, qui débute alors que le public risque fort de reconnaître d’emblée Norman comme potentiel meurtrier grâce au célèbre film qui l’a précédé. Nous chercherons donc à montrer de quelles manières on s’y prend, du point de vue narratologique (récit) comme esthétique (langage audiovisuel), pour maintenir l’adhésion des spectateurs et spectatrices dans ce type de fiction dont le protagoniste est un meurtrier. D’abord, nous aborderons les fonctions de la vraisemblance en lien avec la façon dont est représentée la violence dans la série. Nous nous pencherons donc sur la vraisemblance éthique et sur la vraisemblance rhétorique en lien avec la figure du corax. Ensuite, nous examinerons comment le langage audiovisuel est mis à profit dans la série pour créer une « tension narrative », pour reprendre les termes de Baroni (2007). Nous verrons que la représentation de la maladie mentale de Norman produit un effet de réalisme qui donne envie de croire en la bonne volonté du protagoniste, mais qui met également en doute sa compétence à narrer les événements[3].
Représentations de la violence : fonctions de la vraisemblance
La popularité grandissante des séries de type « antépisode », qui non seulement relatent le passé de criminels notoires réels ou fictifs[4], mais prennent également pour protagoniste ce type de personnage répréhensible, amène à s’interroger sur la façon dont peuvent être représentés ces personnages violents sans toutefois que soit banalisée leur brutalité. Nous verrons que ce problème est négocié par la notion de fictionnalisation de la violence qui appelle, d’une part, une vraisemblance éthique et, d’autre part, une rhétorique qui rapproche la série de la figure du corax.
De la fictionnalisation de la violence à une vraisemblance éthique
Dans un article paru en 2012, Lucie Roy se penche sur la représentation de la violence à l’écran et explique comment la fiction s’y prend parfois pour faire accepter à l’auditoire qu’une ou un protagoniste commet des gestes aussi condamnables que l’homicide sans compromettre l’adhésion de l’auditoire au récit. Avec l’exemple du film Hannibal Rising (Peter Webber, 2007), racontant l’enfance troublée d’Hannibal Lecter et les raisons derrière ses penchants cannibales, elle définit la notion de « fictionnalisation de la violence », un concept qui s’appuie sur le système de valeurs auquel s’attache la spectatrice ou le spectateur moyen. Ainsi, au lieu de présenter des valeurs opposant simplement le bien au mal, Roy explique que le film ayant une ou un protagoniste meurtrier – ou la série télévisée, dans le cas qui nous intéresse – mettra plutôt de l’avant des valeurs de « bien pour soi » et de « bien universel », plaçant les actes violents au profit d’un idéal collectif (par exemple, la protection des personnes vulnérables) ou d’un idéal individuel (par exemple, assurer sa propre survie). Dans le cas d’Hannibal Lecter, Roy démontre que le cannibalisme est expliqué dans le film par le fait qu’étant enfant, il a été témoin du meurtre de sa petite soeur, dévorée par des soldats ennemis. En ingérant des êtres humains qu’il considère comme répréhensibles, Lecter entreprend en fait de venger la mémoire de sa soeur qu’il n’a pas su protéger (bien pour soi) et se range du côté de la protection des plus vulnérables dont les enfants font partie (bien universel). La façon dont est représentée à l’écran la violence de Norman dans Bates Motel s’inscrit résolument dans cette logique et s’illustre notamment avec le récit de la mort de son père. D’abord présenté comme un accident, on révèle, à la moitié de la saison, que le décès de Sam Bates est en fait dû à Norman qui a frappé son père à la tête après l’avoir vu s’en prendre physiquement à sa mère. Le coup mortel porté par Norman s’intègre alors dans un système de valeurs qui a été fictionnalisé : au lieu d’opposer simplement le bien et le mal – conception selon laquelle l’homicide est à proscrire et qui n’admet pas que l’on se fasse justice soi-même –, la scène du meurtre de Sam Bates s’inscrit dans le « bien pour soi » et le « bien universel ». En effet, les propos tenus pendant l’altercation agressive des parents de Norman laissent comprendre que la violence du père est récurrente, et Norman intervient, d’une part, pour y mettre un terme – car le « bien universel » comprend la condamnation de la violence faite aux femmes – et, d’autre part, pour éviter que cette agressivité ne soit dirigée contre lui – il agit selon le « bien pour soi » pour assurer sa propre protection. Dans le film Psycho, au contraire, Norman Bates assassine des gens s’immisçant de trop près dans les affaires du motel, ou bien de jeunes femmes coupables d’avoir malgré elles attisé son désir, l’homme étant rebuté à l’idée de faire de la place dans sa vie à une autre femme que sa mère. Il agit ainsi dans un système de valeurs manichéen où les actes se classent uniquement du côté du bien ou du mal, sans aucune nuance.
Par ailleurs, ce lien tissé entre la fiction et les valeurs portées par la société dans laquelle elle s’inscrit n’est pas sans rappeler la typologie de la vraisemblance, élaborée par Aron Kibédi Varga (1977), qui étudie les ambiguïtés et les diverses fonctions que peut recouper ce terme. En s’appuyant sur l’exemple du XVIIe siècle, l’auteur définit notamment la « vraisemblance morale » et la « vraisemblance sociale », qui paraissent particulièrement utiles pour aborder la représentation de la violence et des valeurs dans la série Bates Motel. D’abord, pour Kibédi Varga, la vraisemblance morale sert à corriger l’histoire en présentant les choses non pas telles qu’elles ont eu lieu ou pourraient avoir lieu, mais plutôt telles qu’elles devraient se produire. Le vraisemblable dans la fiction peut donc servir à réparer les injustices de la réalité dans laquelle il arrive fréquemment que des criminels s’en tirent en toute impunité et que des gens vertueux connaissent de grands malheurs. La vraisemblance sociale, quant à elle, se présente comme « un système de valeurs sociales qui permet d’humaniser une histoire et une nature dont le sens autrement nous échapperait » (328) et permet de prendre en compte les divergences d’opinions et de valeurs des différentes classes sociales. L’exemple plus contemporain de Bates Motel pourrait permettre d’ajouter un autre type de vraisemblance à cette typologie, qui recouperait un mélange des vraisemblances morale et sociale : la « vraisemblance éthique ». Mettant en scène un protagoniste antihéros, cette fiction télévisuelle ne sert certes pas à amender les moeurs et à réparer les iniquités de la réalité comme le vise la vraisemblance morale. Toutefois, la fictionnalisation de la violence permet de représenter des actes criminels d’une manière qui n’entre pas totalement en conflit avec la moralité partagée par le public : d’un système de valeurs binaire, on passe à un autre qui admet les nuances et les zones grises, et dans lequel priment la protection de soi et les principes collectivement valorisés. Par ailleurs, le système de valeurs mis en place par la fictionnalisation de la violence permet d’humaniser les récits comme celui de Norman et, contrairement au film Psycho, de rendre son histoire personnelle accessible à un plus grand nombre, ce qui s’inscrit dans la vraisemblance sociale définie par Kibédi Varga. Ainsi, la vraisemblance éthique pourrait se définir comme servant à expliquer ou à justifier ce qui aurait pu avoir eu lieu, non pas en corrigeant l’histoire, mais plutôt en révisant le système de valeurs présent le temps de la fiction. Une fois ce régime mis en place, il devient alors possible pour une série comme Bates Motel d’aborder l’origine de la violence sans toutefois la représenter gratuitement ou la banaliser, de telle sorte que le public puisse s’attacher au protagoniste criminel et en vienne à souhaiter qu’il ne se fasse pas prendre, alors que dans la réalité, il est probable qu’il condamnerait ou déconsidèrerait ce genre de comportement[5]. La fictionnalisation de la violence s’inscrit donc dans une démarche éthique qui se déploie sur deux plans. Du côté de l’émission du message, elle est utile aux équipes de production pour justifier la présence de la violence dans l’enchaînement du récit – cette négociation servant certainement à apaiser les diffuseurs quant aux possibles accusations de banalisation de la violence fréquemment adressées aux médias. Du côté de la réception, elle permet aux spectateurs et aux spectatrices de mieux comprendre les motivations derrière les gestes violents posés par Norman, sans toutefois qu’ils aient tous et toutes à renier les principes moraux auxquels ils adhèrent dans la réalité.
Ainsi, la fictionnalisation de la violence, dans le cas d’une fiction au protagoniste meurtrier qui s’incarne dans un processus narratif sériel induisant un mode de relation esthétique et formel particulier au récit, permet de tordre suffisamment le système de valeurs en place pour que les agissements d’un assassin comme Norman Bates paraissent plus acceptables aux yeux de l’auditoire. Toutefois, on s’assure dans cette logique de ne pas totalement entrer en conflit avec les principes moraux de la société, ce qui, comme dans Psycho, risquerait plutôt d’attirer la déconsidération de la part du public qui pourrait voir d’un mauvais oeil le fait de mettre à l’avant-plan ce type de personnage. De plus, la représentation de la violence du personnage principal donne lieu à un nouveau type de vraisemblance, la vraisemblance éthique, qui permet aux auteurs d’aborder l’origine de la violence sans paraître la banaliser ou verser dans le sensationnalisme.
Vraisemblance rhétorique et figure du corax
La façon dont la série Bates Motel représente la violence du protagoniste Norman Bates s’inscrit également dans une logique argumentative qui s’approche de celle en place dans la figure du corax. En effet, dans sa définition de ce procédé rhétorique[6], Yves Le Bozec (2005) présente certains types d’arguments pouvant être employés pour convaincre l’auditoire de la vraisemblance d’un événement, dont trois se retrouvent dans Bates Motel : le lien de causalité (relier un effet à sa cause), la règle de justice (les mêmes causes provoquent généralement des effets similaires) et ce que nous appellerons « la mobilisation de connaissances analogues ». Les différents effets de montage employés dans Bates Motel, notamment l’omniprésent montage alterné (Bordwell et Thompson 2014, 390), jouent précisément de ces trois structures argumentatives et oeuvrent de façon à dissimuler soigneusement des informations et à les révéler aux moments choisis pour créer l’effet recherché.
D’abord, la mort du père de Norman est racontée de deux façons entièrement différentes. Dans le tout premier épisode, on la présente comme purement accidentelle, alors que Norman découvre le corps inanimé sous une étagère du garage. L’adolescent semble sincèrement affecté par le décès de son père. Ensuite, comme nous le mentionnions plus haut, Norma, sa mère, raconte dans l’épisode 6 une tout autre histoire : alors que, après une dispute, Sam Bates s’en prenait physiquement à elle, Norman a frappé mortellement son père à la tête pour mettre fin aux sévices qu’elle subissait. On présente alors à l’écran un flashback montrant la scène. Norma explique toutefois que Norman n’était pas conscient au moment de poser ce geste et qu’il ne garde aucun souvenir de la mort de son père. C’est elle qui a, par la suite, maquillé le meurtre en accident afin d’éviter que son fils soit accusé d’homicide et traduit en justice. Si, dans la réalité, la plaidoirie d’aliénation mentale est extrêmement critiquée par le public, qui la considère souvent comme invraisemblable (Duval 2016), le raccordement des séquences entre elles et le choix de montrer, d’un nouveau point de vue, un événement qui a déjà été présenté dans un épisode précédent contribuent ici à convaincre l’auditoire de la série que Norman était véritablement dans un état second lorsqu’il a été violent envers son père. Dans la première moitié de la saison, il est présenté comme un garçon généralement doux et sensible, sincèrement affecté par les décès et les malheurs qui surviennent autour de lui. À partir de l’épisode 6, en revanche, on révèle que des informations avaient été mises de côté de façon à masquer le fait qu’il n’est pas aussi innocent qu’il le croyait ni qu’il le paraissait dans ce qui a préalablement été montré à l’écran. En revisitant ce moment, la série s’inscrit dans la structure argumentative de Le Bozec (2005, 188) qui s’attache à tracer un lien entre un effet et sa cause : au décès de Sam Bates (la conséquence), on associe l’acte violent de Norman (la cause) de façon à ce que soit reconstruit le sens de cet événement.
Ensuite, la série Bates Motel présente une structure argumentative s’appuyant également sur la règle de justice qui suppose qu’un événement n’est pas unique et qu’il repose sur un modèle : « les mêmes causes provoquent les mêmes effets, et les mêmes effets naissent des mêmes causes » (Le Bozec 2005, 192). Cela s’illustre avec le récit de la mort de l’enseignante de Norman, qui correspond à la chute du dernier épisode de la saison. L’événement se déroule lorsque miss Watson amène Norman chez elle afin de lui prodiguer des soins après qu’il s’est fait tabasser par d’autres élèves à la soirée dansante de l’école. Une fois qu’elle a terminé de soigner Norman, l’enseignante va se changer de tenue dans sa chambre, dont la porte demeure entrouverte. Le jeune homme l’aperçoit vêtue de ses dessous et s’imagine le discours moralisateur que lui servirait sa mère Norma si elle était présente : « Quel genre de femme invite un adolescent chez elle ? Elle veut que tu la voies. Elle veut que tu la désires. » L’apparition fantasmatique de Norma déclare alors au jeune homme qu’il sait ce qu’il a « à faire », et le plan de caméra est coupé au noir. Norman revient à lui alors qu’il court sous la pluie dans une rue déserte, avec comme dernier souvenir l’image de Miss Watson pansant ses blessures. La dernière scène de la saison la dévoile gisant sans vie sur le sol de sa chambre, la gorge tranchée. L’auditoire sait donc que Norman se trouvait chez elle le soir de son décès. Par ailleurs, en vertu du récit de la mort de son père, le public est informé du fait qu’il est déjà arrivé à Norman, par le passé, d’avoir une perte de mémoire reliée à un meurtre qu’il a commis. Ainsi, même si l’assassinat n’a pas été directement montré à l’écran, et que Norman ignore que miss Watson est décédée, la règle de justice qui « exige l’application d’un traitement identique à des êtres ou des situations que l’on intègre à une même catégorie » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 2008, 294) permet de considérer qu’il est vraisemblable que Norman soit coupable du meurtre de la femme, d’autant plus qu’une importante proportion du public est probablement familière avec le processus cognitif de Norman en connaissant le Psycho d’Hitchcock. Le montage de la série, plutôt que d’être utilisé pour montrer à l’écran le meurtre de miss Watson, appelle donc à la probabilité qu’un événement se reproduise et suggère que deux effets similaires – la mort de la jeune femme et celle de Sam Bates – soient reliés à la même cause – la violence de Norman.
Enfin, Le Bozec définit comme stratégie argumentative la mise en abyme du fictif et du réel, qui suppose notamment que le destinateur et le destinataire mobilisent certaines compétences communes pour l’adresse et la compréhension d’un message. Dans le cas de Bates Motel, les meurtres commis ne sont pas une analogie de meurtres réels – bien qu’il y a dans la réalité des cas semblables –, mais réfèrent avant tout aux homicides commis dans le film Psycho. Ce sont donc tout de même des événements fictifs que le spectateur ou la spectatrice ayant visionné le film original Psycho peut mettre à profit dans sa réception des images de la série télévisée. C’est pourquoi nous mettrons de côté les notions de « réel » et de « fictif », tout en gardant l’idée de mobilisation de connaissances analogues par le public. En effet, Le Bozec intègre, dans sa définition du corax, l’idée que « les mêmes faits peuvent conduire à des interprétations différentes » (2005, 199). Tant pour le récit du meurtre du père que pour celui de l’enseignante, deux versions du même événement sont présentées dans la première saison de la série : celle de Norman est montrée dans la scène d’ouverture – il y est montré innocent – et celle de sa mère Norma est évoquée – elle rapportera que Norman est parfois en proie à des crises de violence dont il ne garde aucun souvenir. Puisque personne d’autre n’était présent et que Norman a vécu une perte de mémoire lors du décès de son père, la parole du fils s’oppose à celle de la mère, et il serait possible d’émettre l’hypothèse que Norma ait elle-même assassiné son mari pour mettre fin aux sévices qu’il lui faisait subir. Elle aurait alors pu maquiller le meurtre en accident et tenté de faire porter le chapeau à Norman dont l’état de santé est précaire. Il en va de même pour le meurtre de miss Watson. Elle et Norman étaient seuls dans la résidence de l’enseignante, Norman n’a aucun souvenir de l’avoir assassinée, et rien de tel n’a d’ailleurs été montré à l’écran. Aucun spectateur ne peut affirmer hors de tout doute que Norman est l’assassin, d’autant plus que miss Watson avait révélé avoir des relations tendues avec son conjoint. Il serait plausible de croire, comme l’imagine d’ailleurs Norman en apprenant la nouvelle, que miss Watson ait été assassinée par son ami de coeur juste après le départ de Norman de sa résidence. Toutefois, tant dans le cas du décès du père que dans celui de la jeune enseignante, les auteurs de la série Bates Motel font appel à la connaissance du public des meurtres perpétrés par Norman dans le film Psycho, dans lequel il a tué l’amant de sa mère par jalousie et a assassiné une jeune femme après l’avoir vue se changer. Les deux assassinats de la série télévisée sont des analogies de ceux présentés dans le film d’Hitchcock, ce qui contribue à discréditer la version des faits de Norman et à rendre vraisemblable sa culpabilité. La série s’adresse donc à une partie du public qui est familier avec l’oeuvre d’Hitchcock, en sachant que Norman sera jugé à l’aune des savoirs mobilisés dans le film original, et elle fait appel aux compétences de l’auditoire à comparer les deux oeuvres de fiction.
Ainsi, Bates Motel mobilise des procédés de vraisemblance rhétorique en employant des stratégies argumentatives que l’on retrouve dans la figure du corax. Il ne s’agit donc pas dans la série de présenter forcément la vérité au public, mais plutôt de le convaincre de la culpabilité de Norman.
Effets de narration : adhésion de l’auditoire
Le film Psycho, bien qu’il soit intitulé d’après l’état psychologique de Norman Bates, ne propose que très peu d’explications ou de démonstrations de l’état de santé du personnage, hormis lors des dernières minutes du film où l’on convoque l’avis d’un médecin. L’essentiel du film est plutôt dédié à dresser une aura de mystère autour du motel et à montrer l’investigation des proches de la défunte. Dans la série, au contraire, on laisse une plus vaste place à la thématique de la maladie mentale et l’on montre au public ses impacts négatifs sur la vie de Norman. Nous verrons que les stratégies narratives employées dans Bates Motel proposent en fait aux spectateurs et aux spectatrices de faire l’expérience de la maladie mentale de Norman en créant un fort effet de réel et en appelant à l’empathie du public (Gravel 2019, 15). Apparait alors une tension entre la possible identification au protagoniste (qui est montré comme souffrant beaucoup de sa marginalité) et la compétence de ce dernier à livrer son récit, que la série met progressivement à mal.
Effets de réel créant une expérience de la maladie mentale
Dans « Introduction au vraisemblable » (1971), Todorov invalide la paire vraisemblance et vérité en affirmant que la vraisemblance survient lorsque les lecteurs ou les lectrices d’une oeuvre croient à une relation avec le réel parce que le texte parvient à en donner l’impression (1971, 95). Sans les nommer ainsi, Todorov ouvre la porte aux notions de référentialité et d’effet de réel. Dans Bates Motel, la référentialité se déploie sur deux niveaux : le rapport au film original dont la série est tirée et le rapport à la véracité des faits relatés et mis en images[7].
D’abord, outre les analogies entre les meurtres du film et ceux de la série dont nous parlions un peu plus haut et qui relèvent de la compétence du lecteur ou de la lectrice, il y a un rapport direct au texte original qui se fait par des allusions anecdotiques. En effet, la série propose un bon nombre de clins d’oeil au film original qui sont d’ordre esthétique, thématique et narratif : l’auditoire retrouvera ainsi dans l’oeuvre télévisuelle le même manoir victorien surplombant le motel du haut d’une colline, des choix musicaux rétro rappelant la décennie dans laquelle Psycho se déroule et le passe-temps de Norman pour la taxidermie – tout comme dans le film où il s’entoure d’oiseaux naturalisés. La très célèbre scène de la douche s’y retrouve même presque à l’identique dans la cinquième saison, hormis le fait que Marion Crane n’y succombe pas : l’équipe créatrice de la série mise assurément sur le rappel au film original pour créer un suspense lors de cette scène où le public peut s’attendre à tout moment à ce que Norman, vêtu de façon féminine, ouvre le rideau de douche et poignarde la jeune femme[8] – une attente qui n’est finalement pas rencontrée. Ces nombreux rappels à l’univers fictionnel élaboré par Hitchcock remplissent une fonction presque émotive pour les spectateurs et les spectatrices, et participent à rendre intéressante l’expérience de visionnement :
Il s’agit d’un plaisir rassurant pour les spectateurs. […] Puisque les spectateurs connaissent déjà l’histoire, le plaisir de Bates Motel se trouve précisément dans le jeu de références connexes, les modes de la réflexivité, l’interaction entre le connu et le nouveau.
Boni 2016-2017, 13
Pour les gens du public qui connaissent Psycho, ces références familières tiennent donc de l’ordre du sécurisant : elles contribuent au plaisir lié à l’écoute de la série puisqu’elles réfèrent à son époque et à son esthétique, et font croire à l’auditoire qu’il peut connaître à l’avance l’issue de certains moments plus angoissants. Par ailleurs, tout en valorisant le fait d’être initié à l’univers hitchcockien, ces références ajoutent un aspect ludique au visionnement puisqu’on convie ouvertement le public à tenter d’identifier les rappels au film et à les comparer avec l’oeuvre originale. La scène de la douche renouvelée annonce toutefois que l’équipe créatrice de la série ne s’est pas subordonnée à l’oeuvre de départ et Bates Motel, à partir de ce point, s’écarte de l’arc narratif élaboré par Hitchcock.
De plus, le rapport à la véracité des faits et les effets de réalisme, créés principalement par les mouvements de caméra et par les effets sonores ajoutés en postproduction, s’articulent également en opposition avec le film Psycho. Dans ce dernier, la violence de Norman ne lui est jamais directement attribuée à l’écran[9] ; elle est rapidement expliquée à la toute fin du film par un psychiatre, sans toutefois que cela permette de réellement comprendre les motivations du personnage. Plutôt que de concrètement chercher à expliquer la maladie mentale de Norman, ses sources et ses impacts sur sa vie quotidienne, le film tente avant tout de convaincre l’auditoire d’accepter les explications du médecin dont on s’attache à prouver la compétence par le contexte plutôt que par ses propos – on peut voir, dans le bureau de l’homme de science, plusieurs diplômes accrochés au mur et des classeurs laissant comprendre qu’il a géré de nombreux cas dans sa carrière. Les autres personnages, incluant des policiers d’expérience, boivent ses paroles : « S’il y a quelqu’un qui pourra nous expliquer le fin mot de l’histoire, c’est bien le psychiatre ! », s’exclame le shérif de la ville avec un air dépité. Sans convoquer de réelles notions scientifiques, l’homme de science expose alors, d’un ton assuré, que la mère de Norman, décédée depuis plusieurs années, est encore imprégnée dans l’esprit de son fils et possède une personnalité plus forte qui parvient à « l’emporter » sur celle de Norman. Lorsqu’il tue, c’est en fait « sa mère » qui, par jalousie, assassine les femmes qui viennent au motel et attisent le désir de Norman. Ces renseignements font émerger plusieurs questionnements, notamment sur la confusion qu’il semble y avoir entre psychose et dédoublement de personnalité – le terme « psychose » n’est même pas employé. Psycho s’assoit donc principalement sur l’incompréhension du public face aux motivations et à l’état du tueur, ainsi que sur la profonde singularité de la situation de Norman, afin d’en faire un personnage terrifiant, car totalement imprévisible – l’air amical du personnage aura réussi à berner l’auditoire pendant tout le reste du film et à masquer un côté monstrueux de son être. L’explication rapide du psychiatre semble ainsi avoir pour objectif de terroriser l’auditoire, de façon à ce qu’il puisse légitimement se dissocier du personnage auquel il avait pu s’identifier pendant la vaste portion du film où il le croyait innocent. L’inscription du film Psycho dans la culture populaire atteste que le film a atteint son objectif puisque Norman est, en effet, devenu l’un des meurtriers les plus marquants de la fiction (Gravel 2019, 5).
Dans Bates Motel, au contraire, on invite plutôt le public à se mettre à la place de Norman, notamment en employant un langage audiovisuel – cadrages, mouvements de caméra, effets de montage, ambiance sonore – qui amenuise la distance entre ce qui est montré à l’écran de manière subjective et la véracité des faits vécus par les personnages. En effet, à certains moments dans la série, on donne entièrement accès au point de vue du jeune homme par la caméra qui retransmet sa subjectivité. Par exemple, dans l’épisode d’ouverture de la première saison, quand Norman découvre le corps de son père, la première scène montre des images de l’adolescent, désorienté, qui semble sortir d’un long sommeil. Cherchant sa mère, il trébuche et décroche au passage plusieurs cadres en s’appuyant maladroitement au mur. On utilise à ce moment une focalisation interne à la troisième personne pour suggérer le manque d’équilibre et pour créer une distorsion de l’image, reflétant ainsi la désorientation du personnage. La caméra est portée à l’épaule, ce qui confère au plan un aspect saccadé et instable, faisant écho à l’agitation de Norman. L’emploi d’une caméra statique et l’absence d’effets visuels appliqués à l’image auraient plutôt contribué à donner l’impression d’épier Norman de loin, et cela aurait mis l’accent sur son anormalité : ici, on emploie plutôt une démarche inversée qui suggère l’identification à Norman, puisque la manière dont sont traitées les images confère à la scène un caractère intimiste, comme si le public y prenait part par le truchement de la caméra. Qui plus est, la bande sonore choisie pour accompagner l’action participe aussi à cette tentative de ne pas souligner à grands traits la mise en scène puisque, d’abord, la musique propose une trame d’ambiance plutôt qu’un air thématique marqué. Composée principalement de discrets gémissements de violons et de tonalités dissonantes, elle laisse beaucoup d’espace aux sons ambiants : le plancher qui grince sous les pas de Norman, les murmures d’une télévision allumée, le grésillement de casseroles et d’un fer à repasser laissés sans surveillance s’ajoutent également à la trame sonore. La musique ajoutée en postproduction tend donc à s’effacer et à simplement induire l’étrangeté de la situation en laissant plus d’importance aux sons intradiégétiques.
Dès la première scène de la série, on instaure donc, à l’aide du langage audiovisuel, un certain réalisme qui permet de visionner les événements de la façon dont Norman les perçoit et qui contribue à accepter la bonne foi présumée de l’adolescent. Ce type de scène où la narration se sert de la caméra pour présenter la subjectivité de Norman survient à plusieurs autres reprises, notamment dans l’épisode 3, alors que Norman s’évanouit en classe pendant un examen. On montre à l’écran qu’il distingue à peine les contours de sa feuille de réponse et, alors qu’il perd conscience, tout ce qui était devant la caméra devient flou et cette dernière semble tomber au sol comme le fait l’adolescent. Il est donc proposé à l’auditoire d’effectuer diverses incursions dans la subjectivité de Norman et cela permet graduellement d’illustrer que, malgré de nombreux moments lucides, il traverse aussi, malgré lui, plusieurs moments d’absence. La confusion que pourraient susciter ces instants chez le public vient du fait que celui-ci en arrive à sentir qu’il lui manque des pièces du puzzle, tout comme Norman comprend peu à peu qu’il perd certaines parcelles de ses journées sans parvenir à saisir ce qui lui arrive. Ainsi, alors que le roman policier prend la vraisemblance pour thème et s’attache à rendre tous les suspects potentiellement coupables jusqu’au dévoilement final (Todorov 1971, 98), Bates Motel utilise le vraisemblable dans une tout autre optique : il ne s’agit pas de masquer l’identité du coupable, mais plutôt de dissimuler certaines actions de façon à créer une gradation de la tension et à suturer progressivement le Norman Bates de la série avec celui du film.
Si l’horreur hitchcockienne fonctionnait en créant un effet de suspense et de surprise, dans son adaptation elle va se diluer, se perdre. La réécriture sérielle doit donc effectuer un choix […]. Soit on renforcera l’horreur par une logique de surenchère, soit on prendra une autre direction. Bates Motel optera pour cette deuxième possibilité. […] Le suspense disparaît […] la nature du personnage de Norman se dévoile non pas lors d’une révélation centrale, mais à travers de fausses pistes et des superpositions de cas similaires qui vont créer un crescendo de tension psychologique.
Boni 2016-2017, 13
En représentant la maladie mentale avec une caméra qui retranscrit le point de vue de Norman, on brouille la distance entre la véracité des faits et le narratif erroné inventé par Norman, et l’on propose à l’auditoire d’expérimenter la subjectivité de l’adolescent, soit sa propre vision des événements présentés.
Compétence du locuteur mise à mal
La représentation de la maladie mentale du protagoniste est toutefois à double tranchant, puisque si elle participe à un certain réalisme et permet de prouver que le protagoniste est lui aussi, en quelque sorte, victime de son état cognitif, elle crée également ce que McIntosh désigne comme des « incohérences » (2002, 19). Ces dernières peuvent avoir pour effet de semer le doute dans l’esprit de l’auditoire quant à la véracité de ce qui est présenté. Ce faisant, la narration de Bates Motel ébranle la confiance en la capacité de Norman à livrer son récit, composante que Cavillac intègre dans sa définition de la « vraisemblance pragmatique », qui se rapporte notamment aux circonstances de l’énonciation (1995, 24), selon laquelle le narrateur doit se prévaloir de certaines qualités : être informé, compétent et fiable. Si les nombreux trous de mémoire du garçon évoqués plus haut permettent au public de recevoir les informations et de découvrir la vérité en même temps que Norman, sa compétence et sa fiabilité sont mises à mal.
En premier lieu, la compétence de Norman est ébranlée dans Bates Motel par de petites aspérités qui sont, au départ, à peine perceptibles, mais qui s’intensifient rapidement au fil des épisodes. Par exemple, dans la scène où Norman s’évanouit lors d’un test en classe, la caméra le montre tantôt avec la feuille du questionnaire devant lui, tantôt avec un petit calepin trouvé dans une chambre du motel, contenant des illustrations de jeunes filles martyrisées. Alors que l’enseignante, miss Watson, s’enquiert de sa situation et s’approche pour savoir pourquoi il ne répond pas à l’examen comme les autres élèves, l’adolescent se met à avoir des visions d’elle ligotée et vulnérable comme les filles des illustrations, puis il perd connaissance dans ses bras. Dès la scène suivante, à l’hôpital, alors qu’on fait subir à Norman une batterie de tests, le médecin demande à Norma s’il a l’habitude de ces évanouissements. Sur la défensive, elle prétend que ça ne lui est jamais arrivé auparavant. Le médecin propose quand même de garder Norman en observation pour la nuit, mais Norma décide plutôt qu’ils doivent s’en aller et ils quittent l’hôpital à la hâte. Bien que le public l’ignore encore à ce moment de la saison, Norma craint probablement que l’on découvre l’état de santé réel de Norman et qu’on l’accuse du meurtre de son père. L’attitude suspecte de la mère a tout de même de quoi éveiller les soupçons de l’auditoire quant au passé médical de l’adolescent. Lorsque dans l’épisode suivant, inquiet, celui-ci questionne Norma, elle lui explique qu’il lui arrive de voir et d’entendre des choses qui ne sont pas réellement présentes. On comprend alors qu’elle a menti à l’hôpital et que Norman a fréquemment des hallucinations ou des « transes », pour reprendre le vocabulaire employé par Norma. À partir de ce moment, au fur et à mesure que son état mental se détériore, Norman se met à avoir fréquemment des hallucinations, notamment des apparitions de Norma lorsqu’il doit prendre des décisions dans des moments d’angoisse. Contrairement aux épisodes d’absence de Norman précédemment évoqués, ces apparitions fantasmatiques de sa mère ne sont marquées d’aucun traitement audiovisuel particulier. Il devient alors parfois difficile pour l’auditoire de déterminer dans quelles circonstances surviennent certaines discussions mère-fils, si Norma est réellement présente auprès de Norman, ou bien s’il est en proie à l’une de ses crises.
Par la suite, une fois ces incohérences installées, la fiabilité des interprétations des événements auxquelles se livre l’adolescent peut être interrogée. Cela est particulièrement apparent dans la représentation du désir féminin dans la série, qui passe par deux personnages gravitant autour de Norman : sa collègue de classe et son enseignante. La première, Bradley, est celle pour qui il a le béguin et avec qui il expérimente ses premiers rapports sexuels, un soir où il s’est éclipsé du motel sans l’accord de Norma. Après sa nuit avec lui, au début de la saison, Bradley devient subitement très distante avec Norman et ne souhaite plus le revoir sans verbaliser de raison précise, semblant même dorénavant s’intéresser à un autre garçon. Norman souffre beaucoup de ce soudain et inexpliqué rejet, d’autant plus que les camarades de la jeune fille se mettent à s’en prendre à lui et à le stigmatiser. Dans le dernier épisode, les camarades de Bradley isolent Norman et l’accusent d’avoir abusé d’elle, puis s’en prennent physiquement à lui. Selon ce qui était montré à la caméra, Bradley paraissait consentante lors de leur relation sexuelle. Toutefois, à la lumière de ce que le public sait désormais au sujet de Norman et de ses transes violentes, ces accusations et la soudaine froideur de Bradley ont de quoi remettre en question le témoignage initial de Norman concernant cette nuit passée chez la jeune fille : il est possible que la scène romantique entre les deux adolescents ait été narrée du point de vue de Norman lors de l’un de ses épisodes d’absence ou de distorsion de la réalité.
La même ambiguïté se reproduit avec miss Watson, l’enseignante de Norman. Tout au long de la saison, elle le valorise beaucoup, lui porte secours lorsqu’il s’évanouit en classe, ce qu’il semble interpréter comme des comportements empreints de séduction. Alors que, dans les faits, elle ne lui parle que de son cursus scolaire et de littérature – la matière qu’elle enseigne –, la caméra insiste sur des gestes qu’elle pose et qui paraissent aguicheurs : très grande proximité lors des échanges, effleurement de la joue ou du cou de Norman, etc. La tension sexuelle est également développée par l’emploi d’un traitement audiovisuel que l’on pourrait qualifier « d’intime ». En effet, lors de leurs discussions, la caméra les cadre toujours de très près, créant une proximité tant écranique que symbolique entre Norman et miss Watson : l’auditoire paraît pénétrer dans leur intimité, malgré les propos tenus lors des discussions qui restent professionnelles et qui contrastent avec ce qui est montré. Par ailleurs, lorsque miss Watson est présente à l’écran, le regard porté par la caméra change et affiche un male gaze, notion selon laquelle on tend, dans les arts médiatiques comme la télévision, à amalgamer la caméra à un regard masculin hétérosexuel qui confine le féminin au rôle « d’objet érotique pour les personnages dans le film et […] pour le spectateur dans la salle » (Mulvey 2012). Avec l’emploi du male gaze, la caméra divise l’actif (le masculin) et le passif (le féminin) et sert le désir masculin (Mulvey 2012). Or, un tel regard se fait plutôt absent du reste de la série : les autres personnages féminins ne sont pas particulièrement sexualisés par la caméra et miss Watson, elle, reçoit un traitement particulier. Elle est en effet presque systématiquement captée dans des plans très serrés qui montrent son visage, sa bouche, sa poitrine et ses mains, de façon à la sexualiser et à porter sur elle un regard empreint de désir : elle incarne le fantasme sexuel de l’enseignante attirée par son élève. Toutefois, considérant les entorses à la réalité que produit le cerveau de Norman, il y a de quoi douter de la réciprocité du désir que Norman éprouve pour miss Watson.
La représentation du désir de Bradley et de miss Watson se reflète dans la notion de « femmes désirantes », que décrivent Isabelle Boisclair et Catherine Dussault Frenette :
L’expression réfère, dans les arts, à la représentation de femmes qui ne font plus seulement l’objet du désir sexuel d’un homme, mais qui désirent. Une femme désirante peut alors servir deux significations : soit le désir de cette femme est légitime ou bien, au contraire, il fait d’elle une femme mauvaise.
Boisclair et Dussault Frenette 2013, 15
Dans Bates Motel, Norman est un garçon en proie à une maladie mentale qui donne lieu à des moments où il laisse complètement aller ses pulsions, mais il est également un adolescent qui vit l’éveil d’une sexualité mal maîtrisée. Cette dualité se retranscrit dans les traitements très différents que reçoivent Bradley et miss Watson, faisant en sorte qu’elles incarnent les deux pendants de la définition de Boisclair et Dussault Frenette : Bradley représente la sexualité normative entre deux adolescents et son désir est présenté à l’écran comme légitime, alors que miss Watson incarne plutôt, du point de vue de Norman, la femme transgressive à l’appétit sexuel démesuré. Toutefois, le contraste entre la manière dont la caméra envisage cette dernière et le traitement plus neutre réservé aux autres personnages féminins, de même que l’issue de sa relation avec Norman – elle est assassinée dans le dernier épisode de la saison –, portent à croire que l’emploi du male gaze à son endroit ne provient pas d’une instance narratrice supérieure souscrivant à cette mentalité binaire, mais sert plutôt à transmettre et à dénoncer le point de vue pervers de Norman. Ainsi, la série Bates Motel crée délibérément une intrigue habitée d’une certaine tension narrative qui « souligne (malgré nos diagnostics incessants) notre incapacité à lire les pensées d’autrui, à saisir les intentions cachées derrière les gestes, à comprendre les événements dans lesquels nous sommes enchevêtrés, à ressaisir un passé irrémédiablement opaque » (Baroni 2007, 406). Le format sériel de la fiction permet ainsi, contrairement au film d’origine, de porter un éclairage nouveau sur les événements vécus par les personnages, et ce, parce que la série tire parti de sa forme pour apporter un éclairage graduel au récit, revisiter des faits, créer des motifs et dévoiler les clés de lecture au compte-gouttes.
Conclusion
Lorsqu’il a acquis les droits du roman Psychose pour réaliser son film, Hitchcock aurait acheté la plus grande quantité possible d’exemplaires du livre, afin que l’issue demeure des plus mystérieuses. Il s’inscrivait alors parfaitement dans l’anti-vraisemblable du genre policier décrit par Todorov (1971), où l’identité du meurtrier ou de la meurtrière doit être maintenue secrète jusqu’à la dernière seconde. La série antépisodique Bates Motel prend à rebours cette logique, puisque tous savent que Norman est un potentiel meurtrier. En premier lieu, la série a une façon particulière de représenter la violence du personnage et s’attache à créer une vraisemblance éthique : grâce à la fictionnalisation de la violence, la série se réapproprie le système de valeurs de manière à rendre plus plausibles et acceptables les agissements de Norman, sans toutefois entrer en conflit avec les principes moraux auxquels souscrivent les spectateurs et les spectatrices. De plus, la série déploie des procédés argumentatifs de la figure du corax, conférant une vocation rhétorique à la vraisemblance de la série de manière à induire l’auditoire sur un certain nombre de fausses pistes avant de leur révéler certains faits au moment opportun. Ensuite, il y a dans Bates Motel une double référentialité : d’abord au film d’origine par des allusions diégétiques et esthétiques, puis au réel par une représentation subjective de la réalité de Norman à l’écran. Toutefois, le langage audiovisuel joue de tensions, puisque cette utilisation de la subjectivité dans un processus d’identification au personnage vient également mettre à mal sa compétence à livrer son récit de manière fidèle à ce qui s’est réellement passé, ce qui s’illustre par l’ambivalence de la représentation du désir féminin dans la série. Ainsi, le « vrai » du mot « vraisemblable » ne correspond pas dans Bates Motel à la vérité, mais plutôt au « vrai » de Norman, tel qu’il le vit : avec des trous de mémoire et des incohérences. La vraisemblance de Bates Motel, en vertu de son statut d’antépisode mettant un meurtrier à l’avant-plan, ne se définirait donc pas selon sa fidélité à la véracité objective des faits : il s’agit plutôt de faire comprendre la subjectivité de Norman de façon à rendre plus accessible sa façon de penser. L’adhésion du public ne se fait donc pas en fonction du désir de découvrir l’identité de l’assassin, mais plutôt par une sorte de jeu entre la série et l’auditoire qui tente de déceler les allusions au film Psycho — le défi étant de déterminer à quel moment ce qui est montré à l’écran est une distorsion de la réalité de Norman. Il serait également intéressant, dans une recherche subséquente, de se pencher davantage sur la rupture narrative entre la série et le film, plus précisément concernant l’issue de Bates Motel et le statut diégétique particulier que l’altérité de l’arc du protagoniste vient susciter. En effet, au cours des saisons suivantes, la série passe progressivement de l’antépisode à la dystopie.
Parties annexes
Notes
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[1]
Citons, à titre d’exemples, les séries Dexter (Showtime, 2006-2013), Breaking Bad (AMC, 2008-2013), Boardwalk Empire (HBO, 2010-2014), Hannibal (NBC, 2015), Narcos (2015-2017), Alias Grace (CBC/Netflix, 2017) et Orange is the New Black (Netflix, 2013-2019).
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[2]
Le prequel, nommé « antépisode » par l’Office québécois de la langue française (OQLF), relate les événements antérieurs à une oeuvre littéraire, cinématographique ou télévisuelle. Selon la chercheuse Anne Besson, il s’agit « d’un épisode d’une macro-intrigue à suivre qui, quoique écrit et diffusé plus tard, raconte les débuts de l’histoire déjà connue. Le prequel permet ainsi d’opérer un retour en arrière dans la chronologie d’un personnage ou d’un univers fictionnel, dont les “à-côtés” ou les “après” ne seraient pas ou plus disponibles. Racontées de cette façon, la jeunesse d’un personnage ou la fondation d’une société constituent des options très prisées dans la culture médiatique contemporaine […] » (2015, 500).
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[3]
Notons que l’analyse se centrera principalement autour de la première saison de la série, puisqu’il s’agit de la seule qui est véritablement écrite comme un « antépisode » du film d’Hitchcock. Les saisons subséquentes présentent effectivement des événements de récit qui s’éloignent du scénario du film original.
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[4]
Notamment Hannibal (NBC, 2013-2015) et Ratched (Netflix, 2020).
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[5]
On reconnaît en effet que, dans le cas de crimes réels, et lorsqu’il s’agit de condamner des gestes violents avérés, les populations nord-américaines réclament des peines toujours plus sévères afin de se sentir mieux protégées (Lalande et Lamalice 2006).
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[6]
Pour Le Bozec, la figure rhétorique du corax « est un lieu paradoxal qui montre l’aporie du raisonnement logique pris à son propre piège. Il met en évidence une représentation du monde construite sur des structures récurrentes et partagées, qui composent le vraisemblable. Le vraisemblable est le fondement même de la nature narrative de notre représentation du monde : les modèles littéraires, loin d’être une simple copie du réel, sont le squelette qui articule le corps de notre réalité. C’est pourquoi, il apparait aujourd’hui que la littérature non seulement dit le monde, mais le fabrique » (2005, 204).
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[7]
Il ne s’agit pas ici de rapports à la réalité, à la « vraie vie » dans laquelle évolue le public, mais plutôt de la réalité dans la diégèse : que s’est-il réellement produit lors les événements violents dans lesquels Norman est impliqué ?
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[8]
Notons que le personnage de Marion Crane est personnifié dans Bates Motel par l’artiste populaire Rihanna. La série semble notamment, par ce choix, orienter l’horizon d’attente et s’inscrire à contrecourant des conventions racistes du genre de l’horreur, dans lequel il est codifié que les personnages incarnés par des personnes issues de communautés noires sont souvent les premières victimes du meurtrier : « En effet, dès les années 1990, j’ai pu constater que, dans de nombreux films catastrophes, policiers, d’horreur, d’aventure ou d’action, des personnages noirs d’importances diverses étaient (les premiers) sacrifiés plus ou moins rapidement et presque systématiquement (Rambo, Rocky 2, Robocop, Predator, Terminator 2, Jurassik Park, Scream 2, Peur bleue, Resident Evil…). Cela donnait l’impression que le personnage de couleur servait uniquement de chair à canon. Si bien qu’en voyant dans le casting de ce type de films des protagonistes noirs (hormis les rôles principaux), la conviction que ces derniers disparaîtraient avant le dénouement de l’histoire était acquise dès le début de la projection » (Cari 2014, 7). Le spectateur ou la spectatrice avide du genre dans lequel s’inscrit Psycho reçoit donc vraisemblablement un indice supplémentaire susceptible de l’amener à penser que Marion sera assassinée dans la scène, ce qui peut contribuer à créer une tension lors du visionnement.
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[9]
Les différentes scènes violentes dans le film sont certes commises par Norman, mais ne sont jamais présentées comme telles. Elles sont en effet attribuées à Norma. Le public y voit ainsi, à la première écoute, les agissements d’une vieille femme folle, et c’est donc la violence de l’aïeule qui est représentée (même si c’est Norman qui, l’apprend-on, se cache sous sa robe).
Bibliographie
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