Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 29, numéro 3, automne 2021 Le regard queer et l’image en mouvement Sous la direction de Joëlle Rouleau et Julianne Pidduck
Sommaire (10 articles)
Dossier
Le regard queer et l’image en mouvement
-
Présentation
-
De l’immaturité de Hannah Horvath. Commentaire queer sur l’inaccomplissement de soi dans Girls
Olivier Tremblay
p. 15–32
RésuméFR :
Cet article s’inspire des théories queer pour interroger les normes changeantes de la maturité, plus spécialement féminine, sur lesquelles la série Girls (HBO, 2012-2017) attire l’attention par la mise en récit de l’échec de ses protagonistes à réaliser leurs propres ambitions dans leur vie adulte. L’analyse proposée se concentre sur la protagoniste, Hannah Horvath, incarnée par Lena Dunham, créatrice de la série. Décrivant d’abord la figure d’inaccomplissement représentée par le personnage, l’auteur fait valoir ensuite la pertinence des approches queer pour contester la chronologie normative du parcours de vie. Retournant vers Girls, il examine le contexte dans lequel évoluent les personnages pour voir en quoi ses spécificités peuvent amener à redéfinir ou approfondir un argumentaire queer principalement axé sur la sexualité reproductive. L’auteur termine en faisant ressortir le potentiel critique queer des affects négatifs véhiculés par la série.
EN :
This article draws on queer theories to interrogate the changing norms of maturity, and women’s maturity in particular. On this topic, the television series Girls (HBO, 2012-2017) attracts attention by virtue of the way it narrates the failure of the show’s protagonists to fulfill their dreams in their adult lives. The analysis offered here focuses on the main character, Hannah Horvath, played by Lena Dunham, who created the series. The author initially describes the lack of accomplishment represented by the character, and then demonstrates the aptness of queer approaches in contesting the normative chronology of the character’s path in life. Returning to Girls, he examines the context in which the characters live in order to see how the specificities of this context can lead to redefining or giving greater depth to a queer argument based for the most part on reproductive sexuality. The author concludes by bringing out the potential queer criticism of the negative affects the series sets in motion.
-
« Neither of us was much into feminist or queer porn. » Petit traité audiovisuel de pornographie queer en quatre scènes
Caroline Bem
p. 33–56
RésuméFR :
Cet essai développe une « écriture queer audiovisuelle » afin de proposer une méditation sur la pornographie queer. Pour ce faire, l’autrice part d’une phrase utilisée par Joey Soloway dans son mémoire autobiographique She Wants It (2018) pour décrire un moment qui a précédé la rédaction qu’iel allait faire avec Eileen Myles du Thanksgiving Paris Manifesto (2015) dont les premières lignes prennent pour objet la pornographie dite mainstream. Si Soloway et Myles sont en position de sensibiliser un grand nombre de lecteur·trice·s sur la nécessité de développer une pornographie éthique, leur texte ignore cependant l’existence des manifestes féministes et queer qui l’ont précédé, ainsi que l’importante production de pornographie non mainstream, féministe, queer et éthique déjà existante. Ainsi, pour répondre au « faux radicalisme » de Soloway et Myles, et après avoir mis en lumière le problème fondamental de la pornographie queer qu’iels pointent, l’autrice convoque ce qu’elle considère être l’un des plus grands « succès » de la pornographie queer à ce jour : la franchise Crash Pad (2005–…) de Shine Louise Houston.
EN :
This essay develops a form of “queer audiovisual writing” in order to offer a meditation on queer pornography. To do so, the author takes as her starting point a phrase of Joey Soloway’s in their autobiographical memoir She Wants It (2018) to describe a moment preceding the writing of the Thanksgiving Paris Manifesto (2015) with Eileen Myles. The opening lines of this work take as their subject so-called mainstream pornography. Although Soloway and Myles were in a position to make a large number of readers aware of the need to develop ethical pornography, their text nevertheless paid little heed to the feminist and queer manifestos which preceded it, or to the significant amount of non-mainstream, feminist, queer and ethical pornography already in existence. To respond, therefore, to the “false radicalism” of Soloway and Myles, and after having highlighted the fundamental problem of queer pornography they raise, the author discusses what she considers one of the greatest “success stories” of queer pornography to date: Shine Louise Houston’s Crash Pad series (2005-…).
-
« Tu te vois avec un enfant, toi et moi, oui ou non ? » Arrangements homonormatifs et futurisme reproductif dans Comme les autres de Vincent Garenq
Florian Grandena et Jami McFarland
p. 57–77
RésuméFR :
Dans cet article, les auteurs analysent la représentation de la construction de la famille queer dans des films français à thématique gaie et lesbienne. Leur analyse se focalise plus précisément sur le film Comme les autres de Vincent Garenq (2008), une production qui tente d’aborder les enjeux de l’adoption homoparentale en France avant l’autorisation du « mariage pour tous ». En s’inspirant de la littérature queer anti-normative et des perspectives féministes sur la gestation pour autrui, les auteurs discutent de la manière dont Comme les autres, caractérisé par sa focalisation sur le trope cinématographique émergent de l’« homo normal » ainsi que par son alignement avec les institutions (hétéro)normatives telles que l’éducation des enfants, le modèle binaire des genres et le « patriarcat queer blanc », soutient une politique homonormative qui favorise la (re)production de l’enfant figuratif.
EN :
In this article, the authors analyze the depiction of queer family building in lesbian- and gay-themed French films. Specifically, their analysis focuses on Vincent Garenq’s Comme les autres (2008), a pre-mariage pour tous production that attempts to address the challenges of gay adoption in France. Building from queer anti-normative literature and feminist perspectives of surrogacy, the authors discuss the extent to which Comme les autres, characterized by its focus on an emerging cinematic trope of the “homo normal,” as well as its alignment with (hetero)normative institutions, such as child rearing, the gender binary and “white queer patriarchy,” supports a homonormative politics that privileges the (re)production of the figural child.
-
Chair signalétique. Écologies transversales de l’horreur reproductrice dans Évolution de Lucile Hadžihalilović
Alanna Thain
p. 79–104
RésuméFR :
Les films d’horreur nous permettent d’imaginer la complexité des plaisirs, des peurs et du potentiel associés à la différence corporelle comme une source d’imagination révolutionnaire du care. Alors que les technologies ont découplé la reproduction de l’hétérosexualité et l’ont distanciée de la biologie humaine, comment les approches queers et féministes au sujet de l’horreur reproductrice ont-elles exploré les possibilités d’une reproduction différente ? Cet article examine une fable d’horreur corporelle pour adulte, Évolution (2015) de Lucile Hadžihalilović, pour analyser ses formes d’expérimentation féministes et séparatistes des technologies de la reproduction, des filiations réarrangées et des corps mutables. L’écart affectif qu’exploite Évolution se situe entre l’étrangeté et la similarité et réoriente l’horreur corporelle vers la vulnérabilité, la mutabilité et le contrôle.
EN :
Horror films let us picture the complexity of pleasures and fears and the potential associated with bodily difference as a source of a revolutionary imagination of care. At a time when technologies have uncoupled reproduction from heterosexuality and distanced it from human biology, how have queer and feminist approaches to the topic of reproductive horror explored the possibilities for different kinds of reproduction? This article examines a body horror fable for adults, Évolution (2015) by Lucile Hadžihalilović, in order to analyze its feminist and separatist forms of experimentation with reproductive technologies, rearranged connections and mutable bodies. The affective gap made use of by Évolution is located between strangeness and similarity and reorients body horror towards vulnerability, mutability and control.
-
Nostalgia, Ethics, and Reparative Reading: Some Further Thoughts on Jean-Marc Vallée’s C.R.A.Z.Y.
Robert Schwartzwald
p. 105–121
RésuméEN :
This article is a further reflection by the author on Jean-Marc Vallée’s 2005 film C.R.A.Z.Y., in dialogue with questions and issues raised by reviewers of his 2015 book for the Queer Film Classics series. In particular, the article explores issues of nostalgia and ethics in the film: How does C.R.A.Z.Y. fit into the wave of nostalgic cinema in Quebec in the opening decades of the twenty-first century and especially its frequent mise en scène of father-son reconciliation? Looking at divergent views over the “work” performed by the film’s epilogue, how should the claim that Zac’s reconciliation with his father constitutes an ethical gesture be evaluated? Finally, in response to the mitigated responses of queer critics to the film and the sometimes normative framing of whether Vallée’s film is actually “queer,” the value of a reparative reading strategy is explored.
FR :
Avec cet article, l’auteur poursuit sa réflexion sur le film C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée (2005), en dialogue avec les questions et problèmes soulevés par les critiques de son livre publié en 2015 dans la collection Queer Film Classics. En particulier, l’article explore les questions de nostalgie et d’éthique dans le film : comment C.R.A.Z.Y. s’inscrit-il dans la vague du cinéma nostalgique au Québec des premières décennies du xxie siècle et, surtout, sa fréquente mise en scène de la réconciliation père-fils ? Face aux divergences de points de vue sur le « travail » accompli par l’épilogue du film, comment évaluer l’affirmation selon laquelle la réconciliation de Zac avec son père constitue un geste éthique ? Enfin, en réponse aux avis mitigés des critiques queers face au film et au cadrage parfois normatif de la question de savoir si le film de Vallée est réellement « queer », la valeur d’une stratégie de lecture réparatrice est explorée.
-
Tout va bien. Regard queer sur It’s Alright Michel de Marie-Pierre Grenier
Joëlle Rouleau
p. 123–143
RésuméFR :
Cet article prend pour base la théorie de la performativité de Judith Butler et la reconnaissance du sujet queer dans le film It’s Alright Michel (Marie-Pierre Grenier, 2016) à travers deux aspects : les choix formels du film pour raconter son histoire et l’émergence d’un regard queer. L’hypothèse proposée ici est qu’une analyse formelle, elle-même développée par une analyse historique et contextuelle, permet de révéler la pertinence d’un cinéma queer comme subversion de certains enjeux éthiques généralement respectés dans une pratique documentaire. Conséquemment, cet article s’intéressera à l’aspect formel du film, soit un documentaire linéaire composé de rencontres où Michel nous fait entrer dans son monde et dans le récit de sa vie, présentées en alternance avec la mise en scène de marionnettes donnant vie à ses souvenirs. De plus, l’article s’intéressera à la question du regard afin de voir comment, par la mise en scène d’un regard singulier, ce film permet l’émergence d’un cinéma qui transgresse les normes d’éthique du documentaire, tout en abordant le sujet de la transidentité.
EN :
This article takes as its basis Judith Butler’s theory of performativity and the recognition of the queer subject in the film It’s Alright Michel (Marie-Pierre Grenier, 2016) by means of two perspectives: the film’s formal choices for the telling of its story and the emergence of a queer gaze. The hypothesis offered here is that formal analysis, itself developed through historical and contextual analysis, makes it possible to demonstrate the need for a queer cinema that subverts various generally accepted ethical issues in documentary practice. As a result, this article will explore the film’s formal aspect as a linear documentary made up of encounters in which Michel brings us into his world and the story of his life, shown in alternation with marionettes which bring his memories to life. The article also explores the question of the gaze in order to see how, by focusing on a singular life, this film makes possible the emergence of a cinema which transgresses the documentary’s ethical norms as it takes up the topic of transgender identity.
Hors dossier / Miscellaneous
-
De la peinture au péplum. L’anticomanie du second xixe siècle et son héritage à l’écran
Yannick Le Pape
p. 147–172
RésuméFR :
Dès les premiers courts métrages des années 1890, le cinéma épique s’est mis à puiser allégrement dans l’imagerie que lui fournissait la peinture académique de la seconde partie du xixe siècle. Les visions de Jean-Léon Gérôme, de Poynter ou d’Alma-Tadema ne cessèrent d’ailleurs jamais de servir de modèles pour reconstituer l’Antiquité à l’écran. L’influence est telle qu’elle cache sans doute plus qu’une astuce facile pour les cinéastes en manque d’inspiration. À la fois fantasmatique et très documentée, cette esthétique singulière – celle des peintres « pompiers » – correspond précisément aux attentes contradictoires d’une industrie cinématographique essayant depuis toujours de concilier un grand réalisme scientifique, gage d’authenticité et de légitimité, et ce goût du public pour les mises en scène spectaculaires qui lui assurent audience et popularité. Il n’y aurait alors pas là un simple phénomène de recyclage bon marché, mais une connivence – entre la peinture et le cinéma – dans la manière de concevoir les images et, conséquemment, de donner à voir l’histoire.
EN :
Since the earliest short films in the 1890s, the filmed epic has blithely drawn on the imagery provided to it by academic painting of the latter half of the nineteenth century. In fact, the visions of Jean-Léon Gérôme, Poynter and Alma-Tadema have never stopped serving as models for recreating Antiquity on screen. This influence is so great that it has undoubtedly been the source of more than one easy trick for filmmakers in need of inspiration. The singular aesthetic of these pretentious painters, an aesthetic at one and the same time fantastic and highly documented, corresponds exactly to the contradictory expectations of a film industry which from the beginning has tried to reconcile great scientific realism, the mark of authenticity and legitimacy, with the public’s taste for spectacular productions which provide that industry with an audience and popularity. In this case, we are not dealing with a simple phenomenon of low-cost recycling, but rather with complicity between painting and cinema in the way images are conceived and, as a result, the way history is shown.
-
L’impossible populisme de Frank Capra. Rhétorique et politique dans la « Trilogie de la Grande Dépression »
Raphaël Jaudon
p. 173–197
RésuméFR :
Cet article aborde les trois films de Frank Capra sur l’Amérique de la Grande Dépression (Mr. Deeds Goes to Town, Mr. Smith Goes to Washington, Meet John Doe), sous l’angle de leur intérêt pour la situation rhétorique (l’acte de prise de parole, la relation entre l’orateur et son auditoire, le rituel démocratique). À rebours des analyses existantes, souvent thématiques ou narratologiques, l’auteur propose une lecture esthétique de la parole populaire, de sa mise en corps et en espace. Il interroge ainsi le présupposé de « populisme » que l’on trouve régulièrement accolé au nom de Capra, en mettant en balance ses implications idéologiques et culturelles d’un côté, sensibles et formelles de l’autre. À partir de là, l’analyse révèle le caractère paradoxal du cinéma de Capra, très différent selon qu’il touche aux formes ritualisées du discours politique ou aux manifestations spontanées de la présence populaire.
EN :
This article examines Frank Capra’s three films on the United States during the Great Depression (Mr. Deeds Goes to Town, Mr. Smith Goes to Washington, Meet Jon Doe) from the perspective of their interest in the rhetorical situation (the act of speaking, the relationship between the speaker and his or her audience, the democratic ritual). In a way running counter to existing analyses, which are often thematic or narratological, the author offers an aesthetic reading of popular speech and the way it is embodied and situated in space. In this way, he interrogates the supposed “populism” regularly associated with Capra’s name by weighing its ideological and cultural implications on the one hand against its perceptible and formal implications on the other. On this basis, the author’s analysis reveals the paradoxical nature of Capra’s films, which vary greatly depending on whether they touch on the ritualized forms of political discourse or the spontaneous manifestations of the presence of ordinary people.