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Ce dossier dresse un panorama inédit de l’évolution de l’exploitation cinématographique sur quatre continents. Alors que toute la filière a abandonné la pellicule pour basculer dans le numérique depuis 2009, il convenait de quitter une approche trop souvent centrée sur les pays industrialisés qui ont vu naître le cinématographe. Les sept articles réunis ici permettent ainsi de faire le point sur la situation des salles de cinéma dans des régions très dissemblables de la planète, et pas seulement sur une fraction de l’hémisphère Nord très souvent étudiée et richement dotée d’organismes statistiques comme d’équipes de chercheurs. Les pays ainsi éclairés permettent une mise en relief de situations extrêmement contrastées, par rapport auxquelles les problématiques occidentales paraissent être celles d’un « vieux monde », indubitablement déconnectées de celles des pays du Sud ou émergents, elles-mêmes totalement hétérogènes.
Notre propre analyse revient sur les causes ayant provoqué la disparition des salles de cinéma en Afrique sud saharienne, phénomène spécifique à cette étendue géographique vaste comme treize fois la France. Après l’immobilisme du duopole français qui, durant un demi-siècle, a cumulé les fonctions d’importation et de distribution des films, d’exploitation directe de la majorité du parc et de programmation des autres salles de la zone, c’est l’aveuglement idéologique des cinéastes africains et la défense à court terme de leurs intérêts corporatifs durant les deux décennies ayant suivi les indépendances qui ont signé la disparition, dans les années 1980, de toute la filière cinéma. La méconnaissance des marchés internationaux de la distribution, l’absence de formation des exploitants, l’atomisation des marchés qui se sont repliés sur un étroit pré carré national, le refus d’une billetterie contrôlée par la puissance publique, tous ces facteurs, auxquels s’ajoutent la corruption et le piratage, font que les bases minimales d’une régulation étatique des marchés manquent encore, empêchant la reconstruction des salles comme de toute la filière cinématographique.
En Asie, le pays qui est en passe de devenir le plus peuplé de la planète, l’Inde, souvent cité pour son dynamisme dans la production mais pas pour la variété de ses publics, soulève justement la question de savoir comment documenter une histoire peu traitée, celle des salles de cinéma. Némésis Srour cherche à mettre en évidence les grands enjeux de l’exploitation en Inde de façon diachronique en montrant que, depuis les débuts du cinéma jusqu’à aujourd’hui, la problématique de la conquête des zones rurales et de leurs publics persiste. À cette opposition entre territoires urbains et territoires ruraux se superpose, en ville, la distinction entre différentes catégories de cinémas. Si la problématique varie dans sa forme, les analyses de l’auteure révèlent toutefois une permanence de problèmes structurels, entre pénurie de salles et fortes disparités territoriales. Le déploiement des multiplexes et de leurs avatars en taille réduite — les miniplexes et les valueplexes — semble ouvrir une voie vers la conquête des marchés ruraux.
Christophe Falin aborde quant à lui le marché le plus dynamique du début du xxie siècle, celui de la Chine, dont le nombre d’écrans est passé de seulement 1 400 en 2002 à vingt fois plus en 2016 ! Sa contribution éclaire ainsi l’évolution des salles de cinéma et des lieux de projection indépendants dans la capitale chinoise depuis les années 1990, leur place dans la cité, l’augmentation du nombre de spectateurs et l’évolution des pratiques culturelles, ainsi que les différentes politiques mises en oeuvre, entre encouragement au développement des salles et répression des réseaux indépendants. La vitesse de l’accroissement du parc de salles dans les grandes villes chinoises, qu’aucun autre pays n’avait encore connue à l’échelle de l’étendue de cette immense nation — il s’ouvre chaque année en Chine depuis 2014 plus d’écrans que n’en compte actuellement toute la France (5 600) —, y est soulignée à travers l’évocation des investissements et des implantations des principaux circuits d’exploitants à Pékin.
Ces trois parties les plus peuplées de la planète contrastent avec les pays qui ont vu naître le cinématographe, dont les problématiques contemporaines divergent. Les tentatives — notamment d’innovations technologiques — se multiplient pour tenter de reconquérir les spectateurs aux États-Unis, où les salles connaissent depuis 2003, année de fréquentation record des trois décennies écoulées, une érosion du nombre de leurs spectateurs, notamment des plus jeunes. Joël Augros s’intéresse à la façon dont le secteur de l’exploitation réagit à cette situation. Si certains circuits rejouent la carte du spectaculaire (salles IMAX), d’autres mettent l’accent sur l’amélioration du confort ou visent le haut de gamme (salles VIP) ; quant aux quatre circuits les plus importants, mécontents de l’offre actuelle de films, ils s’allient à des producteurs pour susciter une production élargie afin de redonner aux spectateurs états-uniens l’envie de sortir de chez eux et de leur faire retrouver plus nombreux le chemin des salles.
En cette période d’intenses mutations, notamment liées à l’abandon du film sur support pellicule au profit du numérique, il fallait s’interroger sur ce qu’est encore la salle de cinéma. Judith Thissen rappelle ainsi l’existence, dans de nombreux pays européens (Allemagne, Pays-Bas, France, etc.), d’autres formes et lieux de diffusion des films — cinéma ambulant, salles polyvalentes, etc. — qui étaient présents dès l’origine du cinématographe et qui persistent en de nombreuses régions de l’Europe, contribuant à la diffusion du septième art et jouant un rôle indispensable d’animation culturelle et sociale, notamment en zones rurales.
L’étude d’une ville allemande permet également de voir comment son parc de salles s’est adapté au public sur une longue période. Frank Kessler et Sabine Lenk rappellent dans leur article l’évolution des salles de cinéma à Düsseldorf entre 1920 et 1989, en particulier à l’époque de l’après-guerre. Si, entre 1945 et 1959, le nombre de salles augmente continuellement, avec la chute de fréquentation une nouvelle stratégie se manifeste en 1969 : la « segmentation » d’un cinéma en plusieurs salles, qui deviendra une pratique dominante au cours des années 1970. Les auteurs cherchent à rendre compte de la complexité du processus en prenant en considération, entre autres, les conséquences des changements de mode de vie.
Il était dès lors utile d’interroger le regard qu’avait pu porter une revue cinéphile comme les Cahiers du cinéma sur la mutation de l’exploitation durant la décennie suivante, puisque les années 1980 furent décisives dans la recomposition du parc de salles de cinéma en France. Hélène Valmary décrit la manière dont les Cahiers se sont positionnés et ont rendu compte de certaines problématiques, liées notamment à la chute de fréquentation ou à la place prise par la vidéo, dans une période qui était, pour la revue aussi, charnière. Nourrie d’exemples parisiens, prenant pour modèle la programmation de la Cinémathèque française, la revue va développer un discours qui accompagnera celui de sa mue vers une nouvelle formule, qui veut renouer avec son public cinéphile, intégrer les nouveautés technologiques, et faire dialoguer films du passé et films contemporains.
Parties annexes
Note biographique
Claude Forest est professeur en études cinématographiques à l’Université de Strasbourg et enseignant-chercheur en économie et sociologie du cinéma. Il est l’auteur de Quel film voir ? Pour une socioéconomie de la demande (2010). Il a codirigé un numéro de la revue Afriques contemporaine intitulé « L’industrie du cinéma en Afrique » (2011) ainsi que l’ouvrage Figures des salles obscures. Des exploitants racontent leur siècle de cinéma (avec Samra Bonvoisin et Hélène Valmary, 2015).