Élaborés en relation étroite avec le médium et son histoire, les discours théoriques et critiques sur le cinéma — notamment ceux d’Hugo Münsterberg, de Rudolf Arnheim, de Walter Benjamin, d’André Bazin, de Siegfried Kracauer ou de Jean Mitry, et les innombrables conceptions qui en découlent — renvoient, à plus d’une occasion, au cadre plus général et plus abstrait de l’esthétique philosophique. D’un point de vue bibliographique, cependant, l’affirmation d’un lien entre cinéma et philosophie apparaît surtout à partir des années 1980. Cette évolution semble être commune à une perspective dite « continentale » — avec notamment la parution, en 1983 et en 1985, des deux tomes du Cinéma (L’image-mouvement et L’image-temps) de Gilles Deleuze, qui se place sous les auspices à la fois de Charles Sanders Peirce et d’Henri Bergson — et à une perspective anglo-américaine qui, tout en étant informée des développements de la philosophie analytique et en philosophie de l’esprit, vise à tirer toutes les conclusions du paradigme cognitiviste au sein des études cinématographiques — en particulier à la suite de la publication, en 1985, de Narration in the Fiction Film de David Bordwell et, en 1988, des Philosophical Problems of Classical Film Theory de Noël Carroll. Mais ces approches ne partagent pas la même conception ni de l’esthétique philosophique, ni des rapports entre cinéma et philosophie. L’approche deleuzienne, qui reste singulière au sein de la perspective « continentale », situe sur un même plan empirique cinéma, esthétique et philosophie, tout en cherchant à dégager, sur un plan transcendantal, une « pensée du cinéma ». De son côté, le programme épistémologique engagé depuis la perspective « analytique » est celui d’une naturalisation de l’esthétique philosophique ; dans ce cadre, la « philosophy of film » devient un domaine spécifique au sein d’une philosophie de l’art elle-même rattachée à une conception unifiée des savoirs et des pratiques scientifiques. À défaut de se retrouver sur un sol commun, les perspectives « continentale » et « analytique » participent, avec leurs différences, au rapprochement entre cinéma et philosophie. Les orientations propres à chacune de ces perspectives peuvent néanmoins déterminer telle ou telle avancée : la perspective anglo-américaine aurait davantage contribué à arrimer les études sur le cinéma à l’esthétique philosophique, alors que l’approche « continentale » ferait montre d’une plus grande lucidité quant à l’ancrage social du médium dans ses dimensions anthropologique, historique, sociologique, politique, idéologique ou éthique, nécessitant la prise en compte d’une hétérogénéité intersubjective et d’une complexité ontologique. Ne pourrait-on pas, cependant, relier cette situation des études cinématographiques à celle de la « post-analytical philosophy » ? À la suite des critiques de philosophes tels que Willard Quine, Donald Davidson, Hilary Putnam, Stanley Cavell et Richard Rorty, et à partir des mêmes années 1980, il s’agissait alors pour la philosophie américaine, comme le souligne Sandra Laugier (1995) : En 1971, Cavell avait publié La projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma, qui anticipait sur le rapprochement entre cinéma et philosophie. Mais si Cavell peut être rattaché à un philosophical turn des études cinématographiques — en particulier après la publication en 1979 de l’édition augmentée de La projection du monde —, il creuse d’abord son propre sillon ; il s’appuie sur sa légitimité dans le domaine anglo-américain, en tant que spécialiste de Wittgenstein et philosophe du langage ordinaire, tout en se référant à Kant, à Freud, à Heidegger et au domaine « continental ». Ce faisant, la perspective cavellienne — comme la perspective deleuzienne, mais d’une manière plus positive ou plus directement liée aux enjeux de l’esthétique et à des problématiques philosophiques récentes — renvoie …
Parties annexes
Bibliographie
- Bordwell 1985 : David Bordwell, Narration in the Fiction Film, Madison, University of Wisconsin Press, 1985.
- Carroll 1988 : Noël Carroll, Philosophical Problems of Classical Film Theory, Princeton, Princeton University Press, 1988.
- Cavell 1971 : Stanley Cavell, La projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma [1971], traduit de l’anglais par Christian Fournier, Paris, Belin, 1999.
- Deleuze 1983 : Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983.
- Deleuze 1985 : Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.
- Goodman 1968 : Nelson Goodman, Langages de l’art [1968], traduit de l’anglais par Jacques Morizot, Paris, Pluriel, 2011.
- Goodman 1978 : Nelson Goodman, Manières de faire des mondes [1978], traduit de l’anglais par Marie-Dominique Popelard, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992.
- Langer 1953 : Susanne Langer, Feeling and Form, New York, Scribner, 1953.
- Laugier 1995 : Sandra Laugier, « Y a-t-il une philosophie post-analytique ? » [1995], Cycnos, vol. 17, no 1, 2008, http://revel.unice.fr/cycnos/index.html?id=1623.
- Ricoeur 1980 : Paul Ricoeur, « Ways of Worldmaking (review) », Philosophy and Literature, vol. 4, no 1, 1980, p. 107-120.
- Ricoeur 1985 : Paul Ricoeur, Temps et récit III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.
- Ricoeur 1995 : Paul Ricoeur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay [1995], Paris, Pluriel, 2010.
- Schaeffer 2015 : Jean-Marie Schaeffer, L’expérience esthétique, Paris, Gallimard, 2015.
- Seel 2013 : Martin Seel, Die Künste des Kinos, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2013.