Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 25, numéro 2-3, printemps 2015 Le remake : généalogies secrètes dans l’histoire du cinéma Sous la direction de Marie Martin
Sommaire (12 articles)
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Présentation
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Le remake secret : généalogie et perspectives d’une fiction théorique
Marie Martin
p. 13–32
RésuméFR :
Cet article expose la construction d’un cas particulier d’hypertextualité filmique qui, sous le nom de « remake secret », entend rendre compte d’un type de réécriture indexée sur le Traumarbeit : un film source est refait par un film second qui, selon une logique onirique de condensation, de déplacement et de figurabilité, en fait apparaître la part traumatique latente ou refoulée. Inscrite dans le prolongement des travaux d’Anat Zanger (2007) et de Jean-François Buiré (2005), la notion, qui assume d’être une fiction théorique, produit de la spectature, est élaborée par l’auteure à partir des concepts de « figure » de Martin Lefebvre (1997) et de « travail du film » de Thierry Kuntzel (1975). Une étude de cas actualise le modèle : bien qu’adaptation de roman, The Grifters (Les arnaqueurs, Stephen Frears, 1990) est analysé comme remake secret de Psycho (Psychose, Alfred Hitchcock, 1960), reprenant en la déguisant la figure du meurtre sous la douche pour mieux rejouer et accuser, au niveau dramatique et figuratif, les complexes psychiques qui la fondent.
EN :
This article discusses a particular case of the construction of filmic hypertextuality which, under the name “secret remake,” stands for a kind of rewriting indexed in the Traumarbeit: a source film remade by a second film which, employing a logic of condensation, displacement and figuration, brings out its latent or suppressed traumatic quality. The author develops this notion, an extension of the ideas of Anat Zanger (2007) and Jean-François Buiré (2005), which is understood to be a theoretical fiction, a product of spectatorship, out of the concepts “figure” (Martin Lefebvre, 1997) and “the work of the film” (Thierry Kuntzel, 1975). A case study provides a model: although it was an adaptation of a novel, The Grifters (Stephen Frears, 1990) is read as a secret remake of Psycho (Alfred Hitchcock, 1960), taking up in disguise the figure of murder in the shower in order to better play out and bring out, on the dramatic and figurative levels, the psychic complexes underlying it.
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Figure(s) de sang : amours secrètes, troubles fratries et « miscégénation » dans The Searchers, The Unforgiven et The Missing
Denis Mellier
p. 33–53
RésuméFR :
Sorti quatre ans après The Searchers (La prisonnière du désert, 1956), de John Ford, The Unforgiven (Le vent de la plaine, 1960), de John Huston, traite également des thèmes de la famille, des amours interdites et de la « miscégénation ». Au-delà des ressemblances attribuables à l’imaginaire des romans homonymes d’Alan LeMay que ces deux oeuvres adaptent, une circulation de motifs et d’arguments fonde un dialogue objectivable entre les deux films. Cet échange semble se poursuivre dans The Missing (Les disparues, 2002), de Ron Howard, où les mêmes éléments sont présents, mais déplacés et reformulés. Cet article examine la façon dont une figure, comprise comme un réseau de motifs et d’associations, permet une forme de reprise implicite conditionnant des effets de lecture complexes. Cette circulation figurale se distingue des formes de la réflexivité et de l’intertextualité ou du jeu avec les conventions d’un matériau générique. À l’intérieur de l’imaginaire du genre, le secret et l’implicite font émerger un sens jouant de libres associations, d’effets de mémoire et d’imagination. Il s’agit alors de s’interroger sur ce processus d’émergence dans le cadre d’une pensée de la généalogie des films qui ne saurait se limiter, sans pour autant les méconnaître, à leurs relations objectivées de reprises et d’influences.
EN :
John Huston’s The Unforgiven (1960), released four years after John Ford’s The Searchers (1956), also addresses themes around the family, taboo love and “miscegenation.” Beyond the similarities attributable to the fictional worlds of the homonymous novels by Alan LeMay from which they were adapted, the circulation of motifs and arguments creates an objectifiable dialogue between the two films. This exchange appears to continue on in Ron Howard’s The Missing (2002), in which the same elements are present, but displaced and reformulated. This article examines the way in which a figure, understood as a network of motifs and associations, makes possible a kind of implicit remaking, giving rise to complex readings. This circulation of figures is distinct from forms of reflexivity and intertextuality, and from playing with the conventions of generic material. In the genre’s imaginary world, the secret and the implicit bring out a meaning that plays on free associations and effects of memory and imagination. What is thus at stake is to inquire into this process of emergence in a framework of thinking about the genealogy of films in a way which would not be limited to their objectified relations of remakes and influences without at the same time neglecting these relations.
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Les répliques d’une explosion (carambolages et remake de soi dans Death Proof de Quentin Tarantino)
Hervé Aubron
p. 55–74
RésuméFR :
Quentin Tarantino est souvent abordé à travers les prismes de l’érudition cinéphile et du jeu citationnel : la notion de « remake secret » représente un moyen de l’envisager par-delà sa seule virtuosité. Son film Death Proof (Boulevard de la mort / À l’épreuve de la mort, 2007) est particulièrement riche en jalons référentiels, l’un des plus nets étant Vanishing Point (Point limite zéro, 1971), de Richard Sarafian. Cette illustre production de série B partageait bien des figures avec Zabriskie Point, de Michelangelo Antonioni, sorti un an auparavant. Sarafian pourrait-il être un intercesseur entre Antonioni et Tarantino ? Un autre indice permet en effet de concevoir Death Proof comme un remake secret de Zabriskie Point : au mitan du film de Tarantino, une collision automobile, reprise sous plusieurs angles et au ralenti, évoque les derniers plans du film d’Antonioni, leur boucle autour d’une villa qui explose. Peut-on refaire, rejouer une explosion sur le mode de la réplique — au sens de la copie, de la réponse, mais aussi de la secousse sismique ?
EN :
The work of Quentin Tarantino is often taken up through the prisms of cinephilic erudition and quoting: the notion of the “secret remake” is a way of addressing this work beyond virtuosity alone. His film Death Proof (2007) is particularly abundant in referential markers, one of the clearest being Richard Sarafian’s Vanishing Point (1971). This famous B movie shared many figures with Michelangelo Antonioni’s Zabriskie Point, made one year earlier. Could Sarafian be an intercessor between Antonioni and Tarantino? In fact another sign makes it possible to see Death Proof as a secret remake of Zabriskie Point: in the middle of Tarantino’s film, a car accident, shot from several angles in slow motion, calls to mind the final shots in Antonioni’s film of an exploding villa. Can one remake and redo an explosion in the form of a réplique—in the sense of a copy and a reply, but also that of an aftershock?
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La chambre verte de François Truffaut, remake secret du Paradis perdu d’Abel Gance. Du culte des morts à celui du cinéma
Marie Martin et Laurent Véray
p. 75–95
RésuméFR :
Cet article vise à démontrer, à travers l’analyse croisée des deux films et de divers documents d’archives, que, davantage qu’une adaptation littéraire affichée de différents thèmes de Henry James, La chambre verte (François Truffaut, 1978) est avant tout le remake secret de Paradis perdu (Abel Gance, 1940). L’aveuglement des critiques à l’époque de la sortie du film de Truffaut invite à réfléchir à la question du secret qui, dans le sillage de la fameuse figure dans le tapis jamesienne, se fonde sur une dénégation truffaldienne et sert de pierre de touche à une ferveur cinéphile conçue sur le modèle du culte des morts mis en scène par les deux films. Ces convergences permettent de théoriser la part de la projection, au double sens de dispositif cinématographique et de processus psychique, dans l’élaboration du remake secret.
EN :
This article seeks to demonstrate, through a comparative analysis of two films using a variety of archival documents, that François Truffaut’s La chambre verte (The Green Room, 1978), more than an ostentatious literary adaptation of various themes from Henry James, is above all a secret remake of Abel Gance’s Paradis perdu (The Lost Paradise / Four Flights to Love). The critical blindness demonstrated at the time of the Truffaut film’s release invites reflection on the question of the secret which, like Henry James’ famous figure in the carpet, is based on a Truffauldian denial and serves as a touchstone for a cinephilic fervour conceived on the model of the cult of the dead present in both films. These convergences make it possible to theorize the role of projection, in the dual sense of cinematic apparatus and psychic process, in the creation of a secret remake.
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Remaking a European, Post-catastrophic Atmosphere in 2000s China: Jia Zhangke’s Still Life, Iconology and Ruins
Lúcia Ramos Monteiro
p. 97–117
RésuméEN :
Jia Zhangke’s Still Life (Sānxiá hǎorén, 2006) was shot in Fengjie, shortly before its flooding brought about by the construction of the Three Gorges Dam, the world’s largest hydropower station in terms of capacity. The film remakes the post-apocalyptic atmosphere found in European films made after the Second World War. From a web of cinephilic, intermedial and intertextual references, which inscribes Still Life in a local and global history of art and of film, this text compares the way Jia films his characters in a disappearing Fengjie with sequences from Roberto Rossellini’s Germany Year Zero (Germania anno zero, 1948) and Michelangelo Antonioni’s Red Desert (Il deserto rosso, 1964). While remaking the composition of ruins framing Edmund, in the first case, and in the second, a complex relation between background and figure in a deserted industrial landscape, Still Life creates a strange temporality, combining the imminence of a future catastrophe with the memory of past ones.
FR :
Tourné dans la ville chinoise de Fengjie peu de temps avant qu’elle ne soit engloutie par les eaux du barrage des Trois-Gorges, qui alimente la plus puissante centrale hydroélectrique du monde, Still Life (Sānxiá hǎorén, Jia Zhang-ke, 2006) recrée l’atmosphère postapocalyptique des films européens de l’après-guerre. Partant d’un réseau de références cinéphiles, intermédiales et intertextuelles qui inscrivent le film de Jia Zhang-ke dans l’histoire (nationale et mondiale) de l’art et du cinéma, l’auteure de cet article compare la façon dont le réalisateur filme ses personnages, dans une Fengjie vouée à disparaître, avec certaines séquences de l’Allemagne année zéro (Germania anno zero, 1948) de Roberto Rossellini et du Désert rouge (Il deserto rosso, 1964) de Michelangelo Antonioni : en reproduisant la composition des ruines qui entourent Edmund dans le film de Rossellini ou la relation complexe entre la figure et le fond dans un paysage industriel désert mise en scène par Antonioni, Still Life crée une étrange temporalité qui associe l’imminence d’une catastrophe à venir à la mémoire de catastrophes passées.
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Remake secret et univers multiples
Marc Cerisuelo
p. 119–137
RésuméFR :
Deux ouvrages récents, l’un de Pierre Bayard (Il existe d’autres mondes, 2013) et l’autre d’Alain Boillat (Cinéma, machine à mondes, 2014), ont contribué à une meilleure connaissance de la problématique de la pluralité des univers en littérature et au cinéma. Cet article présente les thèses de ces deux auteurs en les reliant aux « fictions de l’amour perdu dans le temps » et développe l’articulation d’un passage consacré à Je t’aime je t’aime (Alain Resnais, 1968) et à Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Du soleil plein la tête, Michel Gondry, 2004) dans le livre d’Alain Boillat avec la question du remake et, plus largement, avec celle de l’histoire du cinéma comme champ de réécritures multiples, sous l’espèce de la négociation générique, mais aussi de la généalogie secrète entre les répliques d’un même ébranlement fondateur : ici, celui de Vertigo (Sueurs froides, Alfred Hitchcock, 1958).
EN :
Two recent volumes, by Pierre Bayard (Il existe d’autres mondes, 2013) and Alain Boillat (Cinéma, machine à mondes, 2014), have contributed to a better understanding of the question of the plurality of worlds in literature and film. This article introduces the theses of these two authors by connecting them to “fictions of love lost in time” and discusses a passage in Alain Boillat’s book devoted to Je t’aime je t’aime (Alain Resnais, 1968) and Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004) in relation to the question of the remake and, more broadly, to that of the history of cinema as a field of multiple rewritings in the form of generic negotiation but also that of the secret genealogy in the dialogue of the same founding shockwave: in the present case, that of Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958).
Hors dossier / Miscellaneous
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Incohérence et transgression dans Sucker Punch : une esthétique du secret. Lecture phénoménologique d’un (dé)voilement du sens
Matthieu Dubois
p. 141–158
RésuméFR :
Cet article prend le parti de lire Sucker Punch (Coup interdit, 2011), de Zack Snyder, à contre-courant des critiques qui n’y ont vu qu’un film miné par des incohérences et un scénario sans profondeur. À partir de l’analyse d’un délire diégétique, l’auteur met en lumière des indices qui l’amènent à élaborer une interprétation à rebours du récit, sur le modèle de l’analyse qu’effectue Pierre Bayard (1998) du Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie. Avec l’aide de la phénoménologie de Michel Henry est mise au jour une réflexion sur le caractère nécessairement subjectif, trompeur, de la narration filmique, qui invite à concevoir un twist structurant le récit : soit à considérer l’existence de l’héroïne (Babydoll) comme illusoire au profit d’un personnage secondaire (Sweet Pea), selon un procédé de dédoublement de la personnalité visant à mettre à distance un vécu traumatique. Cela fait de Sucker Punch une oeuvre qui interroge en profondeur les potentialités de l’imaginaire et propose, en creux, une réflexion sur les enjeux du septième art, en cette ère de développement sans précédent des effets numériques.
EN :
This article takes up the task of reading Zack Snyder’s Sucker Punch (2011) against the grain of those critics who saw in it only a film consumed by contradictions and a shallow script. Beginning with an analysis of diegetic transport, the author highlights the reasons he has developed an against-the-grain interpretation of the narrative based on Pierre Bayard’s (1998) analysis of Agatha Christie’s The Murder of Roger Ackroyd. With the assistance of Michel Henry’s phenomenology, the author updates the necessarily subjective and deceptive nature of filmic narration, inviting us to see a twist in the structure of the film’s story: that the existence of the heroine (Babydoll) is illusory in favour of a secondary character (Sweet Pea), in a personality doubling process enacted to distance a traumatic experience. This makes Sucker Punch a work that explores deeply the potentialities of the imagination and offers a kind of negative reflection of the issues at play in cinema in the present era, as digital effects grow without precedent.
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De la filmologie à la sémiologie : figures de l’alternance au cinéma
André Gaudreault et Philippe Gauthier
p. 159–173
RésuméFR :
Dans ses premiers travaux sémiologiques, Christian Metz s’est penché sur les divers mécanismes du montage cinématographique, ce dont rend bien compte son fameux tableau de la « grande syntagmatique ». Il s’agit dans cet article d’essayer de comprendre le rôle de ces travaux dans l’histoire de la théorie sur le montage, plus précisément en ce qui a trait aux figures de l’alternance (soit, essentiellement, le montage alterné et le montage parallèle). Les auteurs dressent d’abord un portrait de la « situation définitionnelle » des figures de l’alternance dans les écrits de théoriciens ou d’historiens français des années 1950 et du début des années 1960 (dont Étienne et Anne Souriau, Henri Agel, André Bazin et Jean Mitry), pour mettre ensuite en lumière la manière dont les propositions de Metz ont levé une part importante de l’ambiguïté qui prévalait dans la définition de ces figures de montage, ouvrant ainsi la voie à l’écriture d’une histoire renouvelée du montage alterné.
EN :
In his earliest semiological studies, Christian Metz took up the question of the various mechanisms of film editing, as seen in his famous “general syntagmatic” table. In this article the authors try to understand the role that this work has played in the history of editing theory, more precisely with respect to alternation devices (basically crosscutting and parallel editing). First, they sketch a portrait of the definitions of alternating devices in the writings of French film theorists and historians in the 1950s and early 1960s (including Étienne and Anne Souriau, Henri Agel, André Bazin and Jean Mitry), and then highlight the ways in which Metz’s propositions cleared up to a large degree the prevailing ambiguity around the definition of these editing devices, opening the door to a new history of crosscutting.
Comptes rendus / Book Reviews
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De quelques règles de l’archive en ligne : éditer et contextualiser / Matteo Treleani, Mémoires audiovisuelles. Les archives en ligne ont-elles un sens ?, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Parcours numériques », 2014, 210 p.
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The Historian and the Antiquarian: Erkki Huhtamo’s Media Archaeology / Erkki Huhtamo, Illusions in Motion: Media Archaeology of the Moving Panorama and Related Spectacles, MIT Press (Leonardo Book Series), 2013, 456 pp.