Résumés
Résumé
La série Oz met en scène un prisonnier, Augustus Hill, dans une sorte de cage transparente, s’adressant au téléspectateur au début, à la fin et au coeur de chaque épisode. À première vue, il est hors-diégèse et ses propos entretiennent une relation sémantique avec l’épisode. En réalité, cette « cellule narrative » est à la fois un espace immune et un sas entre le monde extérieur et la prison, puis entre le monde des morts et le monde des vivants. L’auteur du présent article étudie d’abord les multiples variations des interventions de Hill, tant d’un point de vue iconique que plastique. Si celles-ci sont l’objet d’une constante re-création, paradoxalement, elles ont une fonction rhétorique qui n’est pas loin de caractériser les séries américaines en tant qu’elles sont américaines, et qui trouve ses racines dans une tradition littéraire anglo-saxonne, celle du commonplace book. La particularité d’Oz est de construire sa narration sur la pierre angulaire de l’intimité télévisuelle : le regard-caméra. Par cette analyse, l’auteur cherche à montrer que, pour comprendre les séries comme des objets télévisuels, il faut les remettre dans leur contexte et examiner leur finalité, soit leur diffusion programmée sur un média qui accompagne le téléspectateur dans sa temporalité.
Abstract
The series Oz features a prisoner, Augustus Hill, in a kind of transparent cage, addressing the television viewer at the beginning, middle and end of each episode. At first sight, he appears to be extra-diegetic and his comments appear to be related semantically to the episode. In reality, this “narrative cell” is both an immune space and a buffer zone between the outside world and the prison, and then between the world of the dead and the world of the living. The author begins by studying the multiple variations in Hill’s interventions from both an iconic and an artistic point of view. While they are constantly being recreated, they have a paradoxical rhetorical function which might be described as characteristic of American television series and whose roots lie in an Anglophone literary tradition, that of the commonplace book. The particularity of Oz is that its narrative is built on the cornerstone of television’s intimacy : looking at the camera. Through his analysis, the author seeks to demonstrate that, if we are to understand series as televisual objects, they must be put back in their context and finality, that of a programmed broadcast in a medium which accompanies television viewers in their temporality.
Corps de l’article
Si l’étiquette « an HBO-style-series » est devenue quasiment un genre aux États-Unis, aussi bien qu’une garantie de qualité, elle le doit à plusieurs fictions sérielles, comme The Sopranos (David Chase, 1999-2007), The Wire (David Simon, 2002-2008), Six Feet Under (Alan Ball, 2001-2005) et, notamment, à Oz (Tom Fontana, 1997-2003), qui sera au centre du présent article (McCabe et Akass 2007, p. xviii). On peut même avancer que ces productions ont amené dans l’espace théorique américain le concept de « quality TV », devenu aujourd’hui un « super-genre ». Dans le paysage aseptisé des grands networks, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Oz détonne. D’abord par les caractéristiques de son monde diégétique, Emerald City, qui est un quartier expérimental de haute sécurité d’Oswald (« Oz »), où les prisonniers jouissent d’une liberté étonnante et peu en accord avec nos représentations des prisons américaines : ils sortent de leur cellule, jouent aux cartes, regardent ensemble la télévision ou font du sport presque quand ils le veulent. Ensuite, par la contrainte narrative forte qui pèse sur la construction de ce monde, l’unité de lieu : 56 épisodes de 55 minutes dans le seul espace de la prison, dont on ne sort que par l’entremise de l’écran de télévision que regardent les prisonniers et par les flashbacks illustrant le crime pour lequel ils ont été condamnés. Enfin, par ses actions, par ses dialogues, par son style, Oz rompt avec les contraintes imposées aux networks : loin d’être bannis ou censurés, les jurons pullulent (on ne compte pas les « fuck » dans les dialogues), des actes hétérosexuels ou homosexuels sont mis en scène de façon très crue, de même que la violence entre les détenus. Première série produite par HBO, Oz clame bien fort la liberté que lui donne la diffusion sur le câble.
Tous ces éléments donnent des raisons suffisantes pour s’intéresser à cette série créée par Tom Fontana et diffusée entre 1997 et 2003 aux États-Unis. Et ils sont à coup sûr à la base du plaisir ou de l’intérêt qu’ont pu y trouver les téléspectateurs et téléspectatrices [1]. Pourtant, ce n’est pas sur cette rupture emblématique des fictions d’HBO que je voudrais m’arrêter, mais sur une autre particularité d’Oz, qui me fascine par son invention narratologique (à quoi servirait la narratologie si elle n’expliquait ce qui fascine !) : la présence réitérée d’un prisonnier en fauteuil roulant, Augustus Hill, dans une sorte de cage transparente, qui s’adresse au téléspectateur au début, à la fin et au coeur de chaque épisode. À première vue, il est hors-diégèse et ses propos fournissent un cadre interprétatif à l’épisode. En réalité, ce n’est pas si simple : son statut est fluctuant, de même que sa position par rapport à la diégèse, comme on va le voir. Sur ce point comme sur d’autres, on mesurera combien Oz est à l’opposé de l’esthétique du format, qui impose à chaque épisode le retour du même. Les interventions de Hill sont en effet le lieu d’une constante re-création, qui agit aussi bien au niveau narratif qu’au niveau iconique ou au niveau plastique, au sens que le Groupe µ donne à ce terme [2].
Néanmoins, et c’est là un paradoxe, tout en présentant une configuration narratologique exceptionnelle dans l’univers des séries, les propos de Hill ont une fonction rhétorique qui n’est pas loin de caractériser les séries américaines en tant qu’elles sont américaines, et qui trouve ses racines dans une tradition littéraire anglo-saxonne.
Quel est le sens de ces adresses au téléspectateur par rapport à la diégèse représentée ? En quoi sont-elles en congruence esthétique avec les récits racontés par les épisodes d’Oz ? C’est ce que nous verrons pour finir.
Le but de cet article est donc d’abord de caractériser une configuration narratologique exceptionnelle, aussi bien dans l’univers cinématographique que dans l’univers des séries.
D’où parle Augustus Hill ?
Bien qu’il fasse pleinement partie des prisonniers et de l’univers carcéral, Hill apparaît aussi dans un autre espace — structure parallélépipédique, parfois sans murs, parfois munie de parois de verre —, d’où il parle. Nous l’appellerons la cellule narrative. Comme cellule, elle occupe un espace très particulier, à la lisière du monde diégétique. En tant que lieu d’où s’origine la narration verbale, elle confère à son occupant une position par rapport à la diégèse qu’on ne saurait réduire à la seule relation d’extériorité [3]. Pour étudier ce lien, j’ai analysé ces interventions dans les saisons 1, 2 et 6 en fonction de deux pertinences sémiotiques :
le niveau iconique : l’étude de la relation qui unit l’espace du narrateur à l’espace diégétique. Plus précisément, les deux lieux sont-ils en continuité ou en discontinuité ? Forment-ils un espace cohérent et unitaire relevant de la géométrie euclidienne ? Quelles relations s’instaurent entre la parole narratrice et les actions représentées ?
le niveau plastique : l’étude des transformations qui affectent la mise en cadre, la couleur, la texture de l’image, etc., de la représentation de Hill.
Évidemment, les différentes configurations que permettent de décrire ces deux critères n’interviennent pas n’importe quand dans le récit : leurs occurrences obéissent à une logique narrative articulant l’ensemble des épisodes. Toutefois, plutôt que de prendre cette logique comme fil conducteur, je préfère dans un premier temps adopter un ordre sémiotique, qui permettra de mieux apprécier la méthode qui a présidé à l’analyse. Pour le dire dans les termes de Descartes, je privilégie ici l’ordre des raisons à l’ordre des choses.
I. Analyse iconique : cellule et prison
Si Hill a sa propre cellule dans l’espace diégétique de la prison, il a donc pour particularité d’habiter une autre cellule quand il s’adresse au téléspectateur, une armature parallélépipédique formée de poutres métalliques, entourée parfois de parois de verre sans reflets, donnant par transparence sur l’espace carcéral ou sur des lieux extra-diégétiques. C’est l’étude de cette relation entre la scène narrative et le fond qui est ici en jeu.
1. Continuités
Par « continu », j’entends ici un espace proximal, qui met en contiguïté le lieu narratif et le cadre diégétique. Rappelons que l’on parle de :
[…] disjonction proximale toutes les fois que le spectateur peut supposer, à partir des informations de nature spatiale émises par le film, une possibilité de communication visuelle ou sonore non amplifiée (la lunette d’approche, par exemple, est un moyen d’amplification de la vue et le téléphone, d’amplification du son) entre deux espaces non contigus rapprochés par le montage
Gaudreault et Jost 1990, p. 95
1.1. Continuité spatiale mais étanchéité des deux mondes : un espace unitaire
1.1.1. Continuité euclidienne
La relation la plus « naturelle » de la cellule à l’espace environnant est ce que j’appellerais la « continuité euclidienne ». Ici, la cellule est comme posée dans la prison et obéit aux mêmes lois de perspective que son environnement. Ce n’est pourtant que dans la sixième saison de la série, la dernière, qu’interviendra cette configuration. Le narrateur, mort dans la saison précédente, apparaîtra dans un décor vidé de tous ses attributs de vie :
Yeah, it’s me. You thought I was dead, didn’t you ? Well, I am. But that don’t mean I can’t keep jawing, and now that I crossed over, I got a whole new perspective on things. And I’m seeing a lot of familiar faces.
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Sur ces mots apparaissent des personnages en surimpression, comme des fantômes. Cette liaison entre l’espace narratif et le lieu diégétique se fait parfois de façon plus brutale : par exemple, quand la cellule, suspendue au plafond, tombe brutalement sur le sol de la prison (6/2).
La continuité géométrique ne fait pas pour autant communiquer ces deux mondes. Si la cellule est dépourvue de murs, elle est néanmoins imperméable, étanche : Hill, quand il est dans son parallélépipède, n’est ni touché par les autres, ni même vu. Il est, pour ainsi dire, immune, tout en étant coprésent. Le paroxysme de cette situation est atteint à la fin de la première saison, au moment où se déclenche dans la prison une bagarre générale (8/1). La cellule de Hill, avec tout son aménagement, est filmée sur un fond noir qui l’isole de l’action, tandis que Hill conclut :
[…] home is what it’s all about, right? Making a home no matter where you are, no matter who you are. At the end of the day, everybody wants somewhere to rest, somewhere to lay their bones, even if it’s in a land called Oz. Yeah, like Dorothy says when she wakes up in her own bed back at Aunt Em’s, “There’s no place like home.” There’s no fucking place like home…
Cette référence à la morale du film The Wizard of Oz (Victor Fleming, 1939) éclaire évidemment ironiquement la série. J’y reviendrai.
1.1.2. Continuité « eschérienne »
Quand la série commence, Hill ne se trouve pas dans cet espace euclidien que nous avons nommé « naturel [4] », il se trouve dans une cellule qui ressemble fort à celle qu’il habite dans la diégèse, à ceci près que son sol est transparent, qu’il est filmé en plongée verticale et perpendiculaire, donnant à voir de façon très schématique l’ameublement : un lit et une cuvette de toilettes. Hill est obligé de lever la tête pour s’adresser au téléspectateur. Le décor de la prison est, lui, filmé de façon frontale.
La superposition des deux lieux a pour effet de créer un espace géométriquement impossible dans notre monde, un espace beaucoup plus proche des dessins d’Escher que de l’espace dans lequel nous vivons.
1.2. Continuité spatiale/perméabilité des mondes. Le narrateur-observateur
Si la cellule confère à Hill une sorte d’immunité, il arrive en de rares occasions que s’établisse un lien avec l’action qui se déroule dans l’espace carcéral.
C’est le cas de ce passage de l’épisode 6 de la saison 1, qui donne lieu à une mise en scène virtuose : la séquence commence sur un mouvement vertical de caméra qui arrive sur Hill de trois quarts, puis le prend de dos, avec son épaule en amorce. En contrebas, on le voit alors allongé sur un lit d’hôpital, d’où il continue à redire, d’une voix fatiguée, son obsession d’arrêter la drogue. On passe enfin à un gros plan de lui dans sa cellule, en contre-plongée. Puis un autre gros plan le montre en train de regarder la télévision dans l’espace de vie de la prison, apprenant la condamnation d’un criminel. Les deux espaces se sont rejoints. Cette rencontre des deux espaces est, comme on le voit, en corrélation avec la direction du regard. Pour que le narrateur Hill voie le personnage qu’il est dans la diégèse, il doit quitter un moment le régime de l’adresse au téléspectateur. Il glisse alors du statut de locuteur à celui de locuteur-observateur.
Au lieu de regarder un monde qui est censé lui préexister, le locuteur Hill peut aussi, en certains moments, le créer par sa parole.
Pour comprendre les relations des actes de langage au monde, John R. Searle (1982) les différencie en fonction de ce à quoi ils tentent de s’ajuster : certains tentent de s’ajuster au monde (comme la description qui cherche le mot juste pour rendre compte de la réalité), d’autres cherchent à conformer le monde aux mots (par exemple, la liste des courses) et sont donc des actes directifs. Selon cette dichotomie, il est clair que les paroles de Hill agissent sur la représentation visuelle, qui s’y ajuste : par exemple, lorsque, après sa mort, il évoque ceux qu’il rencontre dans l’au-delà :
Yeah, it’s me. You thought I was dead, didn’t you ? Well, I am. But that don’t mean I can’t keep jawing, and now that I crossed over, I got a whole new perspective on things. And I’m seeing a lot of familiar faces.
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Cette surimpression fantomatique est cependant ambiguë, puisqu’elle est suspendue entre la parole de Hill qui affirme un lien visuel avec l’image (« I’m seeing ») et une mise en cadre qui recouvre son visage de l’objet décrit (« a lot of familiar faces »), de telle sorte qu’il n’est visible que pour le téléspectateur.
Dans certains cas, il arrive même qu’il y ait plus qu’une relation visuelle, quand, par exemple, la cage est agitée par un prisonnier qui la tient par une corde : les deux mondes entrent alors en interaction par l’entremise d’une continuité pragmatique (au sens étymologique de pragma, action).
Cette interaction se produit au début de l’épisode 4 de la première saison, quand Hill explique que l’État jouit du droit ultime de mettre à mort, mais que, quand on écrase un cafard, d’autres apparaissent. La manipulation du locuteur dans sa cellule vaut alors pour la situation des prisonniers en général qui, bien qu’ils jouissent de « droits inaliénables » de par la constitution américaine, peuvent être exécutés en toute légalité. La continuité devient absolue lorsque la cellule, qui était suspendue en l’air, tombe brutalement au milieu de la salle commune au moment où Hill vient d’affirmer qu’on doit être responsable de ses actes. Il retombe sur terre, en quelque sorte (6/2).
1.3. L’adresse intradiégétique
Cette rencontre du monde de la narration et du monde diégétique culmine dans la dernière saison. Au sixième épisode, en effet, c’est la vraie cellule de Hill qui devient le lieu de l’origine narrative. Le prisonnier s’adresse au téléspectateur par l’intermédiaire d’un miroir qui lui renvoie son regard, puis il lui tire dessus dans un plan qui fait clairement référence à The Great Train Robbery (Edwin S. Porter, 1903). Dans l’épisode final de la dernière saison, où, je le rappelle, Hill est déjà mort, sa cage est au milieu de la salle de vie, mais tous les prisonniers sont autour de lui, l’écoutent et rient en l’entendant raconter l’histoire d’un prisonnier de l’Utah qui est entré par effraction dans sa prison. Tous s’approchent de lui, tandis qu’il boit une bière qu’on lui a tendue. Les narrataires sont alors multiples : les téléspectateurs encore, qu’il regarde toujours dans les yeux, mais aussi ses compagnons de geôle.
1.4. La cellule comme lieu intermédiaire : le sas
L’imperméabilité de la cellule, ce que j’ai appelé son immunité, caractérise essentiellement les moments où Hill philosophe sur la vie, le monde ou la politique, dans un mode de discours sur lequel je reviendrai.
Mais la cellule, en tant qu’espace, joue un autre rôle : elle est le lieu où les prisonniers sont présentés par Hill, en association avec le flashback qui montre le crime qui a motivé leur condamnation. La présentation de Schillinger est très emblématique du modus operandi. Le personnage est connu par le spectateur depuis le début de la série, mais le parcours qui l’a amené dans la prison n’est explicité qu’au huitième épisode de la saison 1. Debout sur un plafond de verre, au-dessus de Hill qu’on aperçoit en contrebas, il lève la tête vers le téléspectateur, les attributs du combat à la main. Bien qu’il semble menaçant, il ne s’attaque pas à Hill, qui fait d’ailleurs ironiquement un petit signe de la main au téléspectateur derrière son dos. Dans la scène suivante, Schillinger demande à voir ses enfants. Comme on le constate, en entrant dans ce sas, qui est un lieu intermédiaire entre l’extérieur et la prison, il emprunte, comme tous ceux qui y passent, ces deux traits qui l’extraient du monde diégétique : le regard-caméra et l’immunité.
2. Discontinuités
En dehors des cas où la cellule de Hill est en continuité avec l’univers carcéral par le regard ou par une action externe, il en est d’autres, tout aussi courants, où la relation au décor ne résulte d’aucun contact direct, sensoriel ou gestuel, en d’autres termes, où l’espace est distal.
2.1. Espace distal de la prison
Le dernier épisode de la saison 2 s’ouvre sur la bouche de Hill, dans un très gros plan renvoyant au début de Citizen Kane (Orson Welles, 1941), qui prononce distinctement « escape ». Puis, un travelling arrière montre son visage incrusté derrière sa cellule complètement vide, dans laquelle il évolue en chaise roulante. Il continue :
What a word! What a concept! The dictionary says: “escape: to break loose, to bust free.” Yeah. There are all kinds of ways to get the fuck out of Oz. For example, you can dig your way out…
Sur cette dernière phrase, on voit Bob Rebadow qui creuse un tunnel dans sa cellule, évidemment hors de portée du regard de Hill. Ce dernier s’affirme alors comme un vrai narrateur omniscient qui articule différents moments de la diégèse. Sa voix liée à l’image continue en occurrence déliée puis libre [5], retrouvant la fonction de la voix over dans de nombreux films.
L’extérieur de la prison n’apparaît que dans les flashbacks, dont j’ai parlé plus haut, et dans les incrustations, qui se font de plus en plus nombreuses dans la saison 2. Hill, dans son fauteuil roulant, est devant un mur d’images, qui viennent en contrepoint de ses propos « philosophiques ». L’épisode 4 de la deuxième saison, qui traite d’amours homosexuelles violentes, commence par des images d’une bluette entre un petit garçon et une petite fille tandis que Hill, assis à une table, un verre à la main, disserte :
Boy meets girl, boy loses girl, boy gets girl. Yeah. Boy meets girl. That first moment when every corpuscle in your dick is percolating. Of course, not everybody has the same impulse…
4/2
L’épisode se poursuit alors avec une scène d’homosexualité aussi crue dans le langage que brutale dans l’image. Il finira avec le même dispositif sur l’incrustation d’un couple qui fait l’amour, tandis que Hill conclura : « In Oz, most times the illusion is better than reality. » Un peu plus tard (7/2), des images du National Geographic illustrent une réflexion ironique sur la relation des prédateurs et de leur proie, réflexion qui culmine dans la dernière minute de l’épisode, qui commence sur des images des prisonniers et se poursuit sur des images d’animaux :
What is that separates you and me from the goldfish, the butterfly, the flat-billed platypus? Our minds, huh? Our souls, huh? The fact that we can get HBO? Well, maybe it’s that humans are the only species to put other animals in cages. Put its own kind in cages.
7/2
Une grille se referme sur Hill. Les illustrations de ce mur d’images ont bien sûr un statut ambigu, le spectateur se retrouvant entre deux impressions contradictoires : thématiquement, elles semblent parfaitement coller avec l’esprit du personnage de Hill, qui fait montre à maintes reprises d’une ironie désabusée ; narratologiquement, il faut bien admettre qu’elles apparaissent par magie dans son dos, révélant du même coup la main du narrateur implicite.
2.2. Les non-lieux
Au titre de la discontinuité on peut aussi ranger tous ces moments où Hill s’adresse au téléspectateur sur un fond indifférencié : fond noir sur lequel s’inscrit le mot « fuck », fond blanc (6/6) ou fond bleu. En fait, le non-lieu se généralise dans la sixième saison, après la mort de Hill (8/5). La cage devient le sas où reviennent les morts. Hill lui-même n’a pas perdu son pouvoir de s’adresser à nous (« Yeah, it’s me […] »), mais il n’est plus le seul. C’est d’abord le prisonnier exécuté dans un épisode précédent, Jefferson Kean, qui apparaît sur un fond noir dans la structure métallique, écrasée par une longue focale au point qu’elle semble n’être qu’un cadre. De sas entre l’extérieur et la prison, le lieu d’où l’on s’adresse au téléspectateur devient un sas entre le monde des vivants et le monde des morts, comme le suggèrent les mots du revenant :
Hey, I wanna talk to you about what happens after death. The afterlife. See, the ancient Greeks believed when a brother died he just got on a boat, crossed the river Styx and went to a place called Hades.
1/6
Une image de vagues le recouvre en surimpression, illustrant bien que le cadre est le point de départ vers le Styx. Kean explique ensuite que pour les Grecs, dès lors qu’il s’était levé tous les jours, chacun pouvait accéder à l’Hadès et mériter une récompense éternelle. Dix minutes plus tard, Kean reprend son cours d’histoire des religions et explique que les Italiens ont eu une tout autre façon de voir les choses :
This Dante dude describes Hell as a series of little circles where sinners are tormented by a punishment that reflects their crime. […] What would be the one thing that would torture you for all of eternity? Your mother-in-law? Britney Spears singing? For me, it’d be a big pair of tits just hanging out of my reach.
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Les flammes ont envahi l’écran en surimpression, puis une image de poitrine féminine s’y est substituée. La poitrine de la petite amie de Hill à cause de laquelle il est en prison : il a tué l’homme avec qui il l’a surprise au lit. Cette seconde conception de l’enfer, qu’illustre furtivement ce cadre donnant sur nulle part, est bien celle qui torture les habitants d’Oz.
3. Un lieu télévisuel
Du célèbre slogan de HBO, « It’s not TV, it’s HBO », on conclut souvent que HBO, c’est d’abord du cinéma (Feuer 2007). Ce n’est pas si simple. Et si on peut y trouver, à n’en pas douter, des influences ou des références à des films, comme j’en ai noté en passant, Oz se singularise par le fait qu’elle travaille une relation qui n’est pas loin de caractériser la télévision : le regard à la caméra et cet axe « les yeux dans les yeux », qui construit une relation avec le téléspectateur. Si le regard-caméra était fréquent dans la première période du cinéma muet, à laquelle fait référence le tir de Hill, s’il est habituel dans certains genres comme la comédie musicale, on sait qu’il est généralement proscrit dans les films de fiction pour ne pas casser l’illusion fictionnelle. Toutefois, on se trompe quand on part des modèles cinématographique et scénique pour comprendre cette relation à la télévision, comme le fait Véron (1983, p. 105) :
L’axe Y-Y [c’est-à-dire les yeux dans les yeux] produit son effet de défictionnalisation dans deux autres modalités de son apparition : les programmes de variétés et les transitions faites par les speakerines.
L’axe Y-Y à la télévision n’a pas comme interprétant le spectacle vivant et le face-à-face de l’artiste de music-hall avec le public. Comme au cinéma, il restitue une situation dialogale d’adresse au public, à tel point que les téléspectateurs des années 1950 avaient parfois l’impression que la speakerine leur parlait [6]. L’un des premiers directeurs de la télévision française, Wladimir Porché (1954), recommandait d’ailleurs à tous ceux qui s’adressaient au public « de fixer la caméra puisqu’ils s’adressent non seulement à une salle, mais à des spectateurs isolés ». Cette différence de construction du destinataire est au centre de toutes les télévisions du monde et c’est bien de ce constat que part la fiction d’Oz. La fiction est adressée à un narrataire absent, mais dont la place est inscrite dans le discours de Hill. Notons d’ailleurs que ce postulat de base, qui est au centre de la communication narrative d’Oz, avait déjà été au centre de l’adaptation par Pierre Cardinal du Rouge et le noir (1961) pour la télévision française : au lieu de la « défictionnaliser », le regard-caméra y est le principe même de la fiction. Qu’il s’agisse de scènes de dialogue ou de monologue, les personnages s’adressent à la caméra et, loin de produire un effet de champ-contrechamp, ce dispositif construit un tiers, qui n’est autre, évidemment, que le spectateur. Comme le dit le réalisateur à un journaliste : « les interprètes ne s’adressent pas à un partenaire : ils parlent aux seuls téléspectateurs [7] » (cité dans Delavaud 2005, p. 174). On ne peut ancrer plus clairement le regard à la caméra au modèle de la conversation. Et c’est bien sur ce mode que Hill s’adresse à nous dans un discours émaillé de « you ».
L’adresse est donc clairement le dispositif d’une fiction qui s’insère dans le flux télévisuel et qui se construit du même coup comme beaucoup plus télévisuelle que cinématographique. En même temps, la place de Hill et de sa cellule complique singulièrement les choses. Il ne s’agit nullement, en effet, d’un espace neutre, un studio par exemple, où se trouverait le locuteur d’un récit, comme c’est le cas dans certaines émissions d’histoire où des images viennent illustrer les propos d’un animateur ou d’un historien. Cet espace est une sorte de sas entre la fiction et nous, dont l’intégration diégétique est variable. Dans un récit littéraire, nous ignorons la plupart du temps d’où est raconté un récit à la première personne. Le lieu de l’origine narrative peut fort bien n’être pas précisé. Au cinéma, de même, nous savons rarement d’où sort la voix over. Oz problématise cette relation, par essence intermédiaire, du locuteur avec ce qu’il conte, dont la tentative d’analyse précédente est loin d’épuiser les variations.
II. Niveau plastique
À ces variations iconiques continues s’ajoute un travail sur la dimension plastique tout aussi complexe.
1. Mise en cadre
Les cellules d’Oz donnent sur la salle commune par un mur transparent. La cellule narrative accentue encore cette dimension puisqu’elle n’est faite que de structures métalliques sans murs, de sorte que Hill se retrouve dans un espace qu’il pourrait tout aussi bien quitter, par l’avant tout au moins, celui-ci ne se transformant en cage qu’exceptionnellement. Mais cet espace peut se resserrer au point de devenir un cadre qui emprisonne celui qui se trouve en son centre. Si Hill n’est pas directement victime de cette opération plastique et symbolique, c’est ce qui arrive au condamné à mort, Kean, lors de son retour vers le monde des vivants : l’armature de la cellule, prise avec une longue focale, est tellement écrasée qu’elle semble n’être qu’un cadre, d’autant plus que, par le jeu irréaliste des échelles, le narrateur est en plan ceinture pour s’adresser à nous. Il commence alors à chanter un gospel, qui est une prière pour monter au ciel, tandis que s’incrustent derrière lui des détails d’église. Son chant se termine sur le judas qui découpe l’image de Schillinger au mitard. Le lien entre la cellule narrative et les cellules de la prison est alors explicite. Il l’est aussi par un jeu de mots verbo-iconique qui revient à plusieurs reprises : Hill parle devant une incrustation de cellules (« cells ») vues au microscope.
À d’autres moments, cet enfermement est renforcé par le recours à un cadre dans le cadre, lorsque, par exemple, l’image de Hill dans sa cellule est insérée dans l’image d’un journal à fond perdu (5/1). D’abord sur un fond de nuages, alors qu’il parle des inondations et des catastrophes naturelles. À la fin de l’épisode, il est sur un fond de vieilles photos d’un prisonnier qui a étranglé une prostituée. L’esthétique construite alors est beaucoup plus proche de la vidéo que du cinéma dans la mesure où elle met en jeu un trucage qui se donne pour tel, comme ont pu le faire les oeuvres d’art vidéo. Et, du même coup, elle s’écarte un peu plus du réalisme auquel certains veulent cantonner les séries américaines.
2. Éclairages, couleurs, déformations
L’éclairage, la couleur et les déformations sont trois dimensions qui affectent l’image dans son aspect plastique. Pour donner une idée du travail accompli par la série, je me contenterai d’en citer trois qui caractérisent de façon suggestive la vie et la mort de Hill.
La première est chromatique. Elle intervient après l’aveu de l’événement qui a jeté Hill en prison : il a tué le mari de sa maîtresse et, à la suite de ce crime, on l’a jeté du haut d’un mur, ce qui a causé son hémiplégie. Tandis qu’il conclut que l’amour et la mort sont deux façons d’en finir, un plan le représente dans un espace totalement extérieur à celui que nous connaissons, une sorte de non-lieu, où l’on voit son cou se couvrir de liquides blanc et rouge, qui coulent sur lui et sur le fond noir.
La deuxième est une déformation de l’image, plus attendue, qui illustre sa dépendance à la drogue.
La troisième le représente tel que l’intrigue l’a changé : son visage, en très gros plan et éclairé latéralement, ne laisse ressortir que les angles et laisse deviner sous la peau le squelette du mort qu’il est dans la diégèse (8/6). Cette dernière mise en forme du narrateur par la lumière nous rappelle le royaume des ombres où il se trouve, d’où surgit la morale « provisoire » de la série :
A man lives in prison and dies. How he dies, that’s easy. The who and the why is the complex part. The human part. The only part worth knowing. Peace.
8/6
Que dit Hill ?
Si la situation narrative d’Augustus Hill, rare dans l’univers des séries, est proprement télévisuelle, il reste à montrer que, malgré cette originalité indéniable, elle est pourtant très américaine. Mais, avant d’en venir à cette conclusion, il me faut résumer rapidement la teneur de ses propos.
Au tout début du premier épisode, Hill n’est qu’une bouche, qui prononce en très gros plan « Oz », comme un autre avant lui lâche « Rosebud » avant de mourir. Puis c’est un visage qui présente la prison et l’unité expérimentale, Emerald City — ou plus simplement Em City —, du quartier de haute sécurité d’Oswald, dans lequel cohabitent et s’affrontent des prisonniers regroupés en communautés : les Aryens, les chrétiens, les Afro-Américains, les homosexuels, les Irlandais, les motards, les Italiens, les musulmans et les Latinos. Ses premières interventions construisent le monde diégétique et le postulat qui permet de tout comprendre : la routine tue et la condamnation à perpétuité est pire que la mort. Dans l’épisode 2, il poursuit dans cette voie en énumérant les mots-clés qui résument les relations entre les habitants d’Oz : « fuck », « rape », « wife », « love ». Une fois ce monde planté, il commence une réflexion métaphysique sur le monde :
In the beginning, God was nothingness. So he started making stuff. He made the dirt, he made the sky, he made the water […]. He breathed life into man. And he’s been sucking the life out of us ever since.
2/1
Derrière lui, les prisonniers marchent dans la prison envahie du nuage épais d’un fumigène. Sur ses derniers mots, on passe à une séquence où le curé de la prison fait son homélie sur la résurrection.
Un peu plus tard, Hill énumère les sept péchés capitaux que le montage relie à des prisonniers et conclut enfin l’épisode par cette sentence :
God is the ultimate gangster. The supremo boss, you know what I mean? Forgiveness, live by his code. Deadness, if we don’t. Yo, he never has to talk to us face to face […] (Singing) “Got the whole world in his hands.” [8] He got the whole world by the balls. In excelsius deo and all that shit.
3/1
À l’épisode 5, il évoque les inondations (« flood »), qui renvoient une fois encore à la Bible par l’évocation du déluge (qui se dit de la même manière en anglais) et il s’interroge sur la résignation des gens qui les subissent en la rapprochant de la situation des prisonniers.
La genèse fictionnelle se modèle sur la Genèse et se construit par référence, voire par opposition, aux dogmes du christianisme. Ce n’est pas le seul système de croyance remis en cause. Les attaques à la politique des États-Unis peuvent être violentes. Quand, par exemple, à l’épisode 4, Hill énumère les droits des Américains et les met en regard du droit de condamner à mort un homme. Ou quand il interpelle l’American dream : « Listen up, America ! You ain’t ever gonna get rid of drugs until you cure pain » (5/1). À d’autres moments, il formule des vérités simples : « Simple truth number 22 : Be careful what you wish for, brother ! » (7/1).
Les points de départ de la réflexion de Hill peuvent être aussi de simples dictons, qu’il prend à contre-pied :
“You made your bed, now lie in it.” Anybody wanna tell me what the fuck that means? […] The phrase should be, “You laid in your bed, now make it.” Point being, you got to be responsible for your actions. Responsible.
6/2
Cette maxime renvoie à une scène qui intervient huit minutes plus tard : une femme est condamnée à mort pour avoir tué sa fille. Elle prétend, elle, que c’est un accident. La gardienne l’interroge :
You sleep at night? — Yes. — How that possible? — When people ask me about my daughter’s death, I tell them it was an accident. But it wasn’t an accident. It was what had to happen. It was what had to be. And so I sleep.
À d’autres moments, ce sont des phénomènes naturels, comme « l’effet papillon », qui lancent le récit, ou encore, des statistiques, des informations ou une réflexion sur l’écologie. On n’en finirait pas d’énumérer les genres du discours qui impulsent la narration de Hill. Comme on le voit dans quelques exemples, qui nous suffiront ici pour amorcer la réflexion, les paroles de ce locuteur d’un type particulier qu’il faudra définir ont de multiples fonctions : fonder la vraisemblance par l’explicitation de postulats diégétiques, donner une clé d’interprétation d’un épisode, son isotope, diraient les sémioticiens, mais aussi aller contre les idées reçues, quitte à prononcer des paroles impies — « God is the ultimate gangster » — ou à remettre en cause le rêve américain, en particulier par la condamnation réitérée de la peine de mort.
Qui est le magicien d’Oz ?
Si précédemment nous avons essayé de forger une typologie des configurations spatiales de la cellule narrative, il faut aussi remarquer que celles-ci n’apparaissent pas dans n’importe quel ordre. Au début de la série, Hill se trouve dans ce que j’ai appelé un espace « eschérien » : son fauteuil roulant tourne sur lui-même, verticalement, comme suspendu dans l’air, et le met dans des positions impossibles, brouillant les coordonnées de l’espace euclidien. Ce n’est que dans la deuxième saison qu’il acquiert sa position frontale pour s’adresser au téléspectateur dans de multiples déguisements (une sorte d’extraterrestre cosmonaute [épisode 2], un joyeux fêtard [épisode 3], avec un chapeau haut-de-forme [épisode 5]). À la toute fin, comme on l’a vu, sa cellule se trouve au milieu de l’espace commun et elle est perméable à l’entrée de ses compagnons de geôle.
À première lecture, cette évolution ternaire peut s’interpréter comme un apprentissage progressif de la « routine » de l’enfermement, une résignation. À y regarder de plus près, on doit bien admettre qu’elle joue ironiquement avec une référence, que le titre de la série ne peut qu’évoquer, pour un Américain, le film de Victor Fleming, The Wizard of Oz (1939), ou même le roman éponyme de Lyman Frank Baum (1987 [1900-1907]). Comme on sait, celui-ci raconte l’histoire de Dorothy, dont la maison est arrachée par une tornade, emportée par les vents et qui atterrit finalement dans le pays d’Oz. C’est bien ce qui arrive à la cellule narrative : après avoir tourné dans tous les sens dans la saison 1, elle tombe brutalement du plafond pour finir sa chute dans la salle commune. Au même moment ou presque, Hill conclut qu’on est responsable de ses actions : il a enfin les pieds sur terre, il est dans le quartier de haute sécurité d’Oz, plus précisément dans Emerald City, qui est aussi le lieu où vit le magicien d’Oz. À la fin de la première saison, la dernière intervention de Hill, déjà citée, valide cette isotopie :
[…] home is what it’s all about, right? Making a home no matter where you are, no matter who you are. At the end of the day, everybody wants somewhere to rest, somewhere to lay their bones, even if it’s in a land called Oz. Yeah, like Dorothy says when she wakes up in her own bed back at Aunt Em’s, “There’s no place like home.” There’s no fucking place like home…
8/1
Bien d’autres références au Wizard of Oz interviennent dans la série : le labyrinthe que peint au sol McManus, le créateur de l’espace utopique Em City, n’est pas sans évoquer la route de briques jaunes qui y mène dans le film ; le prénom du directeur de la prison, Leo, renvoie au lion que rencontre Dorothy ; et l’apparition de Kean, dans son cercle de feu, reprend l’apparition du magicien d’Oz. La morale du magicien, enfin, qui utilise des trucs pour impressionner et qui nous persuade, finalement, que chacun a déjà au fond de lui ce qu’il recherche depuis toujours, n’est pas éloignée de celle de Hill, qui est au centre de tous les trucages vidéo possibles.
Cette adresse constante au téléspectateur ne se rencontre guère dans les films, où le locuteur est en général en position diégétique d’avoir un narrataire (Fernando Rey dans Cet obscur objet du désir [Luis Buñuel, 1977], qui raconte son histoire à ses compagnons de compartiment) et dont le récit se transforme rapidement en voix over. Elle a un précédent notable dans l’univers des séries, qui est la femme à la bûche de Twin Peaks (1990-1991), de David Lynch et Mark Frost, cette femme assise devant une cheminée, une bûche dans les bras, qui présente chaque épisode, comme celui-ci, par exemple :
Sometimes ideas like men jump up and say “hello.” They introduce themselves, these ideas, with words. Are they words? These ideas speak so strangely. All that we see in this world is based on someone’s ideas. Some ideas are destructive. Some are constructive. Some ideas can arrive in the form of a dream. I can say it again: some ideas can arrive in the form of a dream.
Introduction, 2/1
Comme dans Oz plus tard, cette adresse au téléspectateur énonce ce que Hill appelle quelque part « a simple truth », une assertion qui est entre le bon sens populaire et le dicton. Mais, contrairement à la cellule narrative, ce plan est véritablement extra-diégétique, son décor n’est pas en continuité avec l’épisode et il n’apparaît qu’au début. Du point de vue formel et rhétorique, on n’a pas tort de voir là une ressemblance, peut-être même une filiation, entre les deux séries. Néanmoins il convient d’observer que, du point de vue du contenu, ces considérations d’ouverture sont beaucoup moins exceptionnelles et qu’elles ont une large descendance. Il suffit de prendre au hasard. Qu’il s’agisse de Grey’s Anatomy (Shonda Rhimes, 2005-…), de Desperate Housewives (Marc Cherry, 2004-2012) ou d’Ugly Betty (Silvio Horta et Salma Hayek, 2006-2010), toutes ces séries, beaucoup moins innovantes dans la forme qu’Oz, ont en commun de partir de vérités générales que la suite du récit illustre. Ce peut être une formule lapidaire — « Everyone has a little dirty laundry » (Desperate Housewives, 3/1) — ou des lieux communs :
The game. They say a person either has what it takes to play, or they don’t. My mother was one of the greats. Me, on the other hand… I’m kinda screwed.
Grey’s Anatomy, 1/1
Comme je l’ai montré ailleurs (Jost 2011), les séries à voix over se fondent sur un enthymème, c’est-à-dire, selon Aristote, un syllogisme rhétorique fondé sur le probable, c’est-à-dire sur ce que le public pense, et la valeur du raisonnement vient donc du récit et non d’une déduction abstraite. Ce mécanisme narratif fondé sur une quantité indéfinie (et parfois contradictoire) de propositions générales peut être illustré par une pluralité d’histoires et tout l’art de certaines séries est de construire plusieurs fils narratifs autour du même topos initial. Cependant, à la différence de Hill, qui se trouve toujours en position d’adresse au téléspectateur, les séries diégétisent généralement ce bon sens populaire par le biais d’une voix over.
Contrairement à toutes ces séries beaucoup plus formatées, Oz va généralement à l’encontre des idées reçues, plutôt que de tenir pour vrais les topoï. Il n’en reste pas moins que la persistance de ce mode de fonctionnement argumentatif invite à aller au-delà de l’analyse narratologique et rhétorique. Comment expliquer sa persistance, quelle que soit la forme qu’il emprunte (adresse ou voix over) ? Pour répondre à cette question, il faut dépasser l’immanence du récit et prendre en compte l’histoire culturelle. De ce point de vue, on peut rapprocher le phénomène décrit des commonplace books, qui appartiennent à une tradition littéraire anglo-saxonne très forte. Ces livres, dont le nom renvoie directement à la traduction de lieu commun (tópos koinós), servaient à compiler des fragments de toute sorte : proverbes, prières, lettres, poèmes, formules, etc. Certains furent tenus par de grands écrivains ou philosophes (Coleridge, Twain) mais, plus généralement, les commonplace books furent abondamment utilisés dans la pédagogie et firent partie des techniques de l’enseignement populaire. Les « introïts » d’Oz poursuivent cette tradition par d’autres moyens en allant puiser des connaissances encyclopédiques de toute part ou en mettant en cause ces lieux communs qui nous gouvernent.
Le rapprochement de la cellule narrative avec le commonplace book définit le mode de discours qui s’y profère. Mais, entité ambivalente, cette cellule est aussi un lieu doté de propriétés diégétiques. Elle est à la fois le Styx, par où l’on entre dans l’enfer d’Oz, puisque c’est en passant par elle que nous sont présentés les condamnés, la durée de leur peine et le crime qu’ils ont commis, et l’espace d’où ils viennent parler aux vivants après leur mort. Disant cela, je ne pense pas au seul fait que Hill continue à s’adresser aux téléspectateurs après sa mort diégétique, mais aussi au fait que plusieurs autres personnages partagent ce privilège après leur décès. J’ai déjà évoqué le cas de Kean, le prisonnier exécuté par une dose létale de poison, mais c’est aussi celui de Nappa (« suffocated in Oz ») : il s’adresse d’abord à nous en finissant la phrase de Hill (« Poor God, he has no one to talk ») sur un fond totalement blanc, puis dans la cellule narrative posée dans la salle commune. Comme pour Hill, durant son discours, personne ne se tourne vers lui ou ne le regarde. Il est immune (4/6). Il raconte l’histoire d’Internet, qui nous isole et, ce faisant, fait allusion à l’autre sens qu’il faut donner au titre de la série, la référence à l’Australie, familièrement dénommée « Oz » :
A primitive tribe in the other Oz, Australia, already beats us to it. They talk by not talking. Yeah, they’re way, way ahead of us in the realm of communications in the aborigene sense.
3/6 et 4/6
Plus tard, c’est le tour de Dino Ortolani (« burnt to death in Oz ») de s’adresser à nous (6/6). La cellule narrative est un sas entre le monde des vivants et le monde des morts et permet d’aller dans un sens ou dans l’autre.
Dans ce contexte où Hill apparaît comme la figure de Charon, l’avant-dernier épisode jette un trouble sur l’interprétation narrative de l’ensemble de la série. Le début de l’épisode 7 de la saison 6 est ouvert, comme d’habitude, par Hill qui s’adresse au téléspectateur. À plusieurs diapositives de lui avec divers objets en main (arme, volant, etc.), succède une série d’incrustations montrant un cimetière de voitures, des objets au rebut, un empilement de vieux meubles, fauteuils, tandis qu’il dit : « Junk is the stuff that was once valuable to us, but that we now have no use for […]. Junk is still and always somewhere. » Sur ce, on passe brutalement dans la cellule d’un prisonnier qui lit un livre et lance à son compagnon de cellule : « It’s Hill’s book, man. He writes good. It makes me a little jealous. » Hill réapparaît quelques secondes plus tard pour présenter un nouveau détenu. Le personnage de Hill a alors un double statut : comme narrateur dans sa cellule narrative, il semble vivant, alors qu’il est déjà mort ; dans l’espace diégétique, où se trouve le prisonnier lecteur, il est bien mort et il a laissé derrière lui un livre, qu’on ne saurait imaginer autrement que comme un commonplace book. Une hypothèse traverse alors l’esprit du spectateur que je suis : est-ce que toutes les interventions de Hill ne sont pas simplement l’illustration des pensées inscrites dans son livre, en sorte qu’au moment où commence la série, il serait déjà mort et parlerait de ce lieu intermédiaire entre l’Hadès et notre monde ? Des mémoires d’outre-tombe, en quelque sorte…
On regarde aujourd’hui les séries comme des films, comme si la légitimation de la télévision ne pouvait passer que par l’emprunt au cinéma. L’argument n’est pas nouveau. On pourrait même presque dire qu’il est aussi ancien que la télévision. Cet usage cinématographique des séries tient à plusieurs raisons, dont l’essentiel est que beaucoup de leurs fans les visionnent sur ordinateur et non pas sur le poste de télévision auquel elles sont prioritairement destinées. Emballés par leur nouveau réalisme, certains analystes des séries ont tendance à ne les juger qu’en regard des films dont ils firent d’abord leur objet. D’où la multitude des textes qui vantent leur réalisme, leur authenticité, jamais atteinte par le cinéma. Notons en passant que c’était déjà le motif de l’émerveillement du critique Lacheney (cité dans Jost 2001, p. 122) après qu’il ait vu Si c’était vous, de Marcel Bluwal et Marcel Moussy, en 1957 : « Je me demande s’il ne faudra pas aller chercher dans le récepteur cette vérité que le cinéma français ne peut plus nous offrir. » Derrière le pseudonyme « Lacheney » se cachait François Truffaut, qui allait écrire Les 400 coups (Truffaut, 1959) avec Marcel Moussy… Il suffirait de remplacer « dans le récepteur » par « dans les séries » et « français » par « américain » pour retrouver, presque littéralement, les motifs d’enthousiasme de certains critiques devant les séries américaines. Dans cet article, j’ai pris le parti inverse : si l’on veut comprendre les séries comme des objets télévisuels, il importe de les remettre dans leur contexte et d’examiner leur finalité, soit leur diffusion programmée sur un média qui accompagne le téléspectateur dans sa temporalité. Les 56 épisodes d’Oz (soit un peu plus de 34 longs-métrages) mériteraient beaucoup plus que la courte analyse présentée dans cet article, mais j’ai voulu ici mettre l’accent sur un des éléments centraux autour desquels tourne l’esthétique télévisuelle depuis les débuts de la télévision : le regard à la caméra. Certes, il se conserve dans un visionnage sur ordinateur, mais il prend tout son sens dans la diffusion télévisuelle, où la plupart des genres — téléjournal, talk show, variétés, etc. — y recourent. Du point de vue temporel, on aurait pu montrer aussi que l’écriture de cette série était conçue en fonction de sa première date de diffusion. Comme l’atteste le début de l’épisode 3 de la deuxième saison, diffusée en 1998, où Hill, un chapeau pointu sur la tête et sous une avalanche de confettis déclare :
End of the century is coming, y’all! End of the millennium. A lot of lists being printed about who’s the greatest person of the past thousand years. […] Einstein, Edison, Freud. I can tell you one thing for sure: my name won’t be on that list.
Le propre des séries américaines, c’est de construire un présent à notre image, un présent dans lequel nous baignons encore.
Ce qui me fascine dans les séries américaines, ce n’est donc pas leur réalisme, genre le plus codifié et qu’elles ne feraient que perpétuer (Jost 2011), c’est au contraire leur invention, leur capacité à travailler des sentiers du récit inexplorés, parce qu’elles ne prennent leur véritable signification que dans la durée et la variation, un peu comme les multiples façons qu’a Bach de travailler l’art de la fugue.
Parties annexes
Note biographique
François Jost est professeur à l’Université Paris 3, où il dirige le laboratoire Communication information médias (CIM) et le Centre d’études sur l’image et le son médiatiques (CEISME), et où il enseigne l’analyse de la télévision et la sémiologie audiovisuelle. Spécialiste de l’image, il a écrit ou dirigé plus d’une vingtaine de livres sur le cinéma et la télévision et publié 150 articles. Il est directeur de la revue Télévision, première revue francophone scientifique sur ce média, publiée par CNRS éditions. Son plus récent ouvrage en français est De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? (2011).
Notes
-
[1]
Dans l’ensemble de ce texte, je parle de téléspectateur plutôt que de spectateur, pour des raisons que l’on comprendra au fil du texte, bien qu’on puisse regarder une série sur son ordinateur, par exemple.
-
[2]
Le signe iconique est un signe visuel analogique qui renvoie par mimétisme à un objet du monde ; le signe plastique est lui aussi un signe visuel mais non analogique. Il se détermine selon trois paramètres : la texture, la couleur et la forme. Pour plus de détails, voir Groupe µ (1992).
-
[3]
Comme a tendance à le faire Claudia Schippert (2012, p. 394) : « The appearance of the glass cage in the narrative signals an extra-diegetic layer. »
-
[4]
Disant cela, je pense à ce que dit Umberto Eco (1978, p. 156) en réponse aux journalistes qui ironisaient sur le fait que Robbe-Grillet, chantre de la déconstruction du récit, avait raconté dans l’ordre chronologique l’accident d’avion dont il venait d’être victime : « Personne n’irait prétendre qu’un spécialiste des géométries non euclidiennes doive faire recours à la géométrie de Riemann pour mesurer sa chambre, s’il veut y construire un placard. » Et il conclut : « Lorsqu’il s’agit d’interpréter un fait qui surgit devant nous et qui réclame de nous une réponse immédiate — ou lorsqu’il s’agit de le décrire en l’enregistrant à l’aide d’une caméra de télévision — les conventions habituelles sont encore les plus adéquates. »
-
[5]
Je parle d’« occurrence déliée » quand un son est d’abord lié au contexte visuel puis perd ensuite cet ancrage pour devenir libre (Jost 1985).
-
[6]
On trouve au détour d’un dépouillement des magazines de télévision des années 1950 cette demande d’un téléspectateur à une speakerine de ne pas bouger pour qu’il puisse prendre une photo. L’écrivain Pierre Mac Orlan (1952, p. 5), qui écrit régulièrement des chroniques sur la télévision, note : « En télévision […] on doit tenir compte de toutes les nuances sentimentales que les images animées provoquent chez le spectateur. Il suffit de tourner un bouton et un petit personnage très vivant, très net apparaît dans la demeure de chacun de nous. C’est un visiteur souvent inattendu. On est sur le point de lui offrir un siège, selon la plus élémentaire courtoisie. Il est donc nécessaire que ce visiteur soit sympathique […] ce doit être un ami. »
-
[7]
Voir L’Aurore, 19 décembre 1961, dont ce passage restitue l’analyse.
-
[8]
Notons en passant que c’est le titre d’un gospel très connu.
Bibliographie
- Baum 1987 : Lyman Frank Baum, Wizard of Oz [1900-1907], Prague, Schocken, 1987, 306 p.
- Delavaud 2005 : Gilles Delavaud, L’art de la télévision. Histoire et esthétique de la dramatique télévisée (1950-1965), Bruxelles/Bry-sur-Marne, De Boeck/INA, 2005, 240 p.
- Eco 1978 : Umberto Eco, s. t., Obliques, nos 16-17. Repris dans François Jost (dir.), Robbe-Grillet, Paris, Nyons, 1978, p. 156.
- Feuer 2007 : Janet Feuer, « HBO and the Concept of Quality TV », dans Janet McCabe et Kim Akass (dir.), Quality TV: Contemporary American Television and Beyond, London (NY), I.B. Tauris, 2007, p. 145-157.
- Gaudreault et Jost 1990 : André Gaudreault et François Jost, Le récit cinématographique, Paris, Nathan, 1990, 159 p.
- Groupe µ 1992 : Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992, 504 p.
- Jost 1985 : François Jost, « Pour une approche narratologique des combinaisons audiovisuelles », Protée, 1985. Repris dans Vibrations, no 4, février 1987, p. 42-57.
- Jost 2001 : François Jost, La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction, édition revue et augmentée, Paris/Bruxelles, INA/De Boeck Université, 2001, 212 p.
- Jost 2011 : François Jost, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Paris, CNRS, 2011, 61 p.
- Mac Orlan 1952 : Pierre Mac Orlan, s. t., Radio 52, 1952, p. 5.
- McCabe et Akass 2007 : Janet McCabe et Kim Akass (dir.), Quality TV: Contemporary American Television and Beyond, London (NY), I.B. Tauris, 2007, 292 p.
- Porché 1954 : Wladimir Porché, s. t., Mon programme, no 78, 1954.
- Schippert 2012 : Claudia Schippert, « From Oz to Lockup: Bringing Prison Life (Back) Home », TV/Series, 2012, p. 391-400. http://www.univ-lehavre.fr/ulh_services/IMG/pdf/24-SchippertOK.pdf.
- Searle 1982 : John R. Searle, Sens et expression. Études de théorie des actes de langage, traduit de l’américain par Joëlle Proust, Paris, Minuit, 1982, 243 p.
- Véron 1983 : Eliséo Véron, « Il est là, je le vois, il me parle », Communications, vol. 38, 1983, p. 98-120.