Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 23, numéro 2-3, printemps 2013 Fictions télévisuelles : approches esthétiques Sous la direction de Germain Lacasse et Yves Picard
Sommaire (12 articles)
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Présentation
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Quand les documentaristes de l’ONF « fictionnalisent » les potentialités télévisuelles
Gwenn Scheppler
p. 15–38
RésuméFR :
En 1953, l’ONF inaugure ses deux premières séries documentaires spécialement conçues pour la télévision de Radio-Canada : Sur le vif/On the Spot et Regards sur le Canada/Window on Canada. Ces deux séries hebdomadaires, qui vont garder l’antenne jusqu’en 1956 pour la première et 1955 pour la seconde, vont connaître un accueil mitigé de la part du public, en particulier Regards sur le Canada. Chacune de ces séries est différente dans son principe, même si les artisans de l’une sont souvent ceux de l’autre (notamment Bernard Devlin). Alors que Sur le vif fonctionne à la manière d’un reportage divertissant simulant le direct télévisuel, Regards sur le Canada fonctionne plutôt à la manière d’un ciné-club éducatif, où un présentateur-conférencier fait jouer d’anciens films qu’il commente ensuite avec des invités sur un plateau de télévision. Le dispositif de ces deux séries est donc significatif, d’un point de vue historique tout autant qu’esthétique : ils marquent, chacun à sa façon, une transition entre le cinéma et la télévision, une phase d’adaptation et d’expérimentation que l’auteur documente et analyse.
EN :
The NFB inaugurated its first two documentary series designed especially for the CBC in 1953: On the Spot/Sur le vif and Window on Canada/Regards sur le Canada. These two weekly series, which remained on the air until 1956 in the case of the former and 1955 in the case of the latter, met with a mixed reception from audiences, in particular Window on Canada. The principle of the two series was different, although the people behind them were often the same (in particular Bernard Devlin). While On the Spot functioned like an entertaining reportage simulation of live television, Window on Canada was more like an educational film society, with a presenter-speaker showing old films he then discussed with his guests in a television studio. The way in which these two series was organized is thus significant, from both a historical and an aesthetic point of view: each in their own way, they marked a transition from cinema to television, a phase of adaptation and experimentation which the author documents and analyzes.
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Visual Style in the “Golden Age” Anthology Drama: The Case of CBS
Jonah Horwitz
p. 39–68
RésuméEN :
Despite the centrality of a “Golden Age” of live anthology drama to most histories of American television, the aesthetics of this format are widely misunderstood. The anthology drama has been assumed by scholars to be consonant with a critical discourse that valued realism, intimacy and an unremarkable, self-effacing, functional style—or perhaps even an “anti-style.” A close analysis of non-canonical episodes of anthology drama, however, reveals a distinctive style based on long takes, mobile framing and staging in depth. One variation of this style, associated with the CBS network, flaunted a virtuosic use of ensemble staging, moving camera and attention-grabbing pictorial effects. The author examines several episodes in detail, demonstrating how the techniques associated with the CBS style can serve expressive and decorative functions. The sources of this style include the technological limitations of live-television production, networks’ broader aesthetic goals, the seminal producer Worthington Miner and contemporaneous American cinematic styles.
FR :
Si la plupart des histoires de la télévision américaine ne manquent pas d’évoquer « l’âge d’or » de la série anthologique en direct, l’esthétique de ce genre singulier a souvent été mal interprétée. Les spécialistes avancent que la série anthologique privilégie le réalisme, l’intimité, ainsi qu’un style sans éclat, effacé, usuel, voire même un « anti-style ». Une analyse attentive d’épisodes méconnus de ces séries anthologiques révèle pourtant un style distinct, reposant sur de longues prises de vue, une caméra mobile et une mise en scène en profondeur. Une déclinaison de ce style développée au réseau CBS utilise même avec virtuosité cette « mise en scène d’ensemble », usant d’habiles mouvements de caméra et d’effets visuels visant à diriger l’attention du téléspectateur. L’auteur examine plusieurs épisodes en détail afin de montrer comment les techniques propres au style de la CBS sont employées à des fins expressives et décoratives. Ce style trouve son origine à la fois dans les limites technologiques de la télévision en direct, les visées esthétiques plus larges des réseaux, l’influence de l’important producteur Worthington Miner et les styles cinématographiques américains de l’époque.
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La télévision selon Alfred Hitchcock. Une esthétique de l’émergence
Gilles Delavaud
p. 69–95
RésuméFR :
Alfred Hitchcock ne se contente pas d’apparaître au début et à la fin de chaque épisode de ses séries télévisées Alfred Hitchcock Presents (1955-1962) et The Alfred Hitchcock Hour (1962-1965). Il se met en scène, incarne un quasi-personnage (qui n’est ni Hitchcock producteur ni Hitchcock réalisateur), joue un rôle. Et en même temps, il tient un discours. Celui-ci n’a le plus souvent que peu de rapport avec la fiction qu’il est censé présenter. Hitchcock nous parle d’autre chose, principalement (et avec une constance remarquable) de télévision : de la télévision comme institution et comme dispositif. Pour lui, le dispositif télévisuel, comme celui du cinéma, est un dispositif ludique ; mais les règles du jeu diffèrent. En télévision, la présentation est essentielle. Dans cet article centré sur la notion de présentation, l’auteur se demande d’abord à quoi joue Hitchcock présentateur. Puis, en quels termes nouveaux se pose, pour le cinéaste, le délicat problème de la « direction de spectateurs » : qu’advient-il de cette ambition de contrôle, considérée par lui comme constitutive de son art, lorsqu’on n’a plus affaire, comme au cinéma, à un public captif ? Par l’établissement d’une définition de l’« esthétique de l’émergence », l’auteur propose des éléments de réponse permettant d’éclairer la stratégie hitchcockienne.
EN :
Alfred Hitchcock appeared at the beginning and at the end of each episode of his television series Alfred Hitchcock Presents (1955-1962) and The Alfred Hitchcock Hour (1962-1965). These interventions enabled him to take the stage, to play a role, to embody a quasi-character who was neither Hitchcock the producer nor Hitchcock the director. They gave him the opportunity to speak about matters which were rarely connected with the fictional story he was supposed to be introducing. Hitchcock speaks to us of other things, principally (and with remarkable consistency) television: about television as institution and apparatus. For him, the television apparatus, like that of cinema, is ludic in nature. Yet its rules differ. In television, presentation is essential. In this article, focusing on the notion presentation, the author wonders, first of all, what Hitchcock the presenter is playing at. Then, how is the delicate problem of “directing the viewer” posed in new ways? What becomes of this desire for mastery, which Hitchcock sees as the essence of his art, when he is no longer dealing with a captive audience the way he is in cinema? Through a definition of an “aesthetic of emergence,” the author suggests answers to these questions in order to shine light on the Hitchcockian strategy.
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Du degré zéro au second degré dans la fiction télévisuelle québécoise
Yves Picard
p. 97–120
RésuméFR :
Constatant que la fiction télévisuelle aurait atteint depuis peu un « âge d’art », l’auteur remonte le fil de la théorie pour éclairer le trajet esthétique du domaine, du degré zéro au second degré. Le degré zéro de la fiction télévisuelle serait marqué par le retrait de la visualité au profit de l’attrait de l’oralité (Caldwell et Butler). Le second degré de la fiction télévisuelle serait pour sa part caractérisé par l’attrait de la visualité, souvent accompagné d’un retrait de l’oralité (Genette et Metz). L’auteur soutient ces propositions en examinant deux objets de la fiction télévisuelle québécoise, liés par un thème commun, celui du retour d’un homme réticent à parler de son passé : Le Survenant (1954-1960) et Aveux (2009).
EN :
Describing television fiction as having recently attained an “art age,” the author reviews theory to shed light on the genre’s aesthetic trajectory from degree zero to the second degree. The degree zero of televised fiction sees visuality recede in favour of the appeal of orality (Caldwell and Butler). The second degree of televised fiction puts the emphasis on the appeal of visuality, often accompanied by diminished orality (Genette and Metz). The author supports his argument by examining two Quebec fiction television programs with a common theme, that of a man who is reluctant to talk about his past: Le Survenant (1954-1960) and Aveux (2009).
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Islands in the Screen: The Robinsonnade as Television Genre
Paul Heyer
p. 121–143
RésuméEN :
The island survivor narrative, or robinsonnade, has emerged as a small but significant television genre over the past 50 years. The author considers its origins as a literary genre and the screen adaptations that followed. Emphasis is placed on how “island TV” employed a television aesthetic that ranged from an earlier conventional approach, using three cameras, studio locations, and narrative resolution in each episode, to open-ended storylines employing a cinematic style that exploits the new generation of widescreen televisions, especially with the advent of HDTV. Two case studies centre the argument: Gilligan’s Island as an example of the former, more conventional aesthetic, and Lost as an example of the new approach. Although both series became exceedingly popular, other notable programs are considered, two of which involved Canadian production teams: Swiss Family Robinson and The Mysterious Island. Finally, connections are drawn between robinsonnades and the emerging post-apocalyptic genre as it has moved from cinema to television.
FR :
Le récit de rescapés échoués sur une île, ou « robinsonnade », s’est érigé au cours des cinquante dernières années comme un genre télévisuel mineur, mais important. L’auteur aborde les origines littéraires de ce genre et les adaptations filmiques et télévisuelles qui ont suivi. Il met l’accent sur la grande variété d’approches esthétiques dont ont fait preuve les séries télévisées ayant développé ce thème : du tournage conventionnel en studio, à l’aide de trois caméras, avec une clôture narrative après chaque épisode, jusqu’aux longues intrigues continues, servies par un style cinématographique qui tire profit de la nouvelle génération de télévisions à écran large, particulièrement depuis l’avènement du HDTV. Deux exemples seront au coeur du propos : Gilligan’s Island, en tant qu’exemple de l’esthétique plus conventionnelle, et Lost, en tant que représentant de la nouvelle approche. Bien qu’ils n’aient pas connu l’immense popularité de ces séries phares, d’autres exemples notables seront considérés, parmi lesquels deux productions canadiennes : Swiss Family Robinson et The Mysterious Island. Enfin, des parallèles seront proposés entre la robinsonnade et le récit post-apocalyptique, alors que ce genre émergent se déplace du cinéma vers la télévision.
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Oz, la prison et l’art de la fugue
François Jost
p. 145–174
RésuméFR :
La série Oz met en scène un prisonnier, Augustus Hill, dans une sorte de cage transparente, s’adressant au téléspectateur au début, à la fin et au coeur de chaque épisode. À première vue, il est hors-diégèse et ses propos entretiennent une relation sémantique avec l’épisode. En réalité, cette « cellule narrative » est à la fois un espace immune et un sas entre le monde extérieur et la prison, puis entre le monde des morts et le monde des vivants. L’auteur du présent article étudie d’abord les multiples variations des interventions de Hill, tant d’un point de vue iconique que plastique. Si celles-ci sont l’objet d’une constante re-création, paradoxalement, elles ont une fonction rhétorique qui n’est pas loin de caractériser les séries américaines en tant qu’elles sont américaines, et qui trouve ses racines dans une tradition littéraire anglo-saxonne, celle du commonplace book. La particularité d’Oz est de construire sa narration sur la pierre angulaire de l’intimité télévisuelle : le regard-caméra. Par cette analyse, l’auteur cherche à montrer que, pour comprendre les séries comme des objets télévisuels, il faut les remettre dans leur contexte et examiner leur finalité, soit leur diffusion programmée sur un média qui accompagne le téléspectateur dans sa temporalité.
EN :
The series Oz features a prisoner, Augustus Hill, in a kind of transparent cage, addressing the television viewer at the beginning, middle and end of each episode. At first sight, he appears to be extra-diegetic and his comments appear to be related semantically to the episode. In reality, this “narrative cell” is both an immune space and a buffer zone between the outside world and the prison, and then between the world of the dead and the world of the living. The author begins by studying the multiple variations in Hill’s interventions from both an iconic and an artistic point of view. While they are constantly being recreated, they have a paradoxical rhetorical function which might be described as characteristic of American television series and whose roots lie in an Anglophone literary tradition, that of the commonplace book. The particularity of Oz is that its narrative is built on the cornerstone of television’s intimacy : looking at the camera. Through his analysis, the author seeks to demonstrate that, if we are to understand series as televisual objects, they must be put back in their context and finality, that of a programmed broadcast in a medium which accompanies television viewers in their temporality.
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Les séries télévisées et l’esthétique carnavalesque
Jean-Pierre Esquenazi
p. 175–195
RésuméFR :
Dans son livre sur Rabelais, Mikhaïl Bakhtine pose les principes d’une esthétique carnavalesque qui serait à l’origine de l’ensemble de la littérature « hétéroglossique », c’est-à-dire capable de brasser les discours peuplant un univers social. L’auteur établit un parallèle entre ces écrits et certaines fictions télévisuelles où se manifestent les traits caractéristiques du carnavalesque (la grossièreté, le brassage des genres, la conquête d’un point de vue discordant, l’impertinence envers les puissances), inspirés par le bref renversement social que constituent les carnavals au Moyen Âge. L’auteur propose de regarder un moment de l’histoire des séries télévisées à travers la perspective carnavalesque, capable selon lui de rendre compte du projet de ces séries. L’auteur étudie en détail la narration de deux séries carnavalesques : The Simpsons (1989-…) et Boston Legal (2004-2008). Dans la première, la narration fait d’une petite ville fictive, Springfield, un microcosme des attitudes et des stéréotypes américains aperçus à travers la loupe de la famille Simpson. Dans la seconde, des juristes obsédés, obsessionnels et pervers se confrontent aux douleurs d’une Amérique vacillante.
EN :
In his book on Rabelais, Mikhail Bakhtin set out the principles of the carnivalesque aesthetic at the root of all “heteroglossic” literature, in which discourses in a social universe are intermingled. The author establishes a parallel between these writings and certain fictional television programs in which features of the carnivalesque can be seen (such as coarseness, the mixing of genres, the presence of conflicting opinions, impertinence towards forms of power), inspired by the brief social reversals found in medieval carnivals. He examines a moment in the history of television series from a carnivalesque perspective, which he argues is capable of accounting for these series’ projects. The narratives of two carnivalesque series, The Simpsons (1989- ) and Boston Legal (2004-2008), are studied in detail. In the former, the small fictional town of Springfield is turned into a microcosm of American attitudes and stereotypes, seen through the lens of the Simpson family. In the latter, obsessed, obsessive and twisted lawyers run up against the sufferings of an unstable America.