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S’il est un objet d’étude qui s’avère incontournable dans l’histoire de la cinématographie des débuts, mais qui reste pourtant relativement en marge du développement des recherches dans le domaine, c’est bien celui des séries d’art apparaissant en Europe au tournant des années 1910, et plus particulièrement la production du Film d’Art lancée en France en 1908. De l’existence de la société du Film d’Art fondée par Paul Laffitte, on ne retient guère, en général, qu’une poignée d’informations qui vont peu ou prou dans le sens d’une vision réductrice, évolutionniste et téléologique de l’entreprise. Il faut dire que les traditions historiographique et cinéphilique ont longtemps tenu en disgrâce cette expérience qu’elles accusaient d’avoir jeté le cinéma dans une impasse, celle du « théâtre filmé ». Derrière la tentative d’anoblissement du cinématographe par une élite intellectuelle et artistique en partie issue du monde dramatique, se cache en réalité un projet plus complexe qui conduit Alain Carou et Béatrice de Pastre à « renverser les termes du problème » (p. 10), c’est-à-dire à embrasser le phénomène dans toute sa richesse plutôt que de le restreindre à un modèle schématique. Ils réunissent pour ce faire une multitude d’approches propres à l’analyse des démarches esthétiques, des décisions économiques, des stratégies commerciales ou des préoccupations nationales suscitées par la création des séries d’art. Aussi différents soient-ils, ces regards ont toutefois en commun de s’inscrire de près ou de loin dans le courant de la « nouvelle histoire du cinéma », d’une part parce qu’ils effectuent un retour fructueux aux documents de première main, notamment à la correspondance inédite d’Henri Lavedan, mais aussi aux scénarios, aux partitions ou aux livres de comptes, et d’autre part parce qu’ils mettent à profit certains outils conceptuels, ne serait-ce qu’en relevant les tensions entre « attractions monstratives » et « intégration narrative », tels que ces systèmes ont été définis par Tom Gunning et André Gaudreault (1989). Aux contributions d’une finesse et d’une rigueur exemplaires s’ajoutent des extraits d’archives, une chronologie et une filmographie qui font de ce numéro de 1895 un guide indispensable pour appréhender les séries d’art et réamorcer du même coup la réflexion sur le sujet en suivant les nouvelles perspectives esquissées.
La mise au jour des archives privées d’Henri Lavedan amène pour commencer Alain Carou à préciser le rôle de cette figure centrale dans les premiers mois d’activité de la société du Film d’Art. Écrivain et dramaturge reconnu placé à la direction littéraire de l’entreprise naissante, Lavedan gère l’arrivée des propositions scénaristiques émises par le vivier artistique qui s’est formé autour de lui. Sa correspondance laisse apparaître les mailles d’un réseau fondé d’abord et avant tout sur les rapports de confiance qu’il entretient avec les différentes personnalités sollicitées pour l’écriture de scénarios. Les nombreux échanges épistolaires de Lavedan témoignent d’ailleurs moins d’une faveur accordée à un genre littéraire spécifique ou à une catégorie d’auteurs en particulier que d’une ouverture sur un foisonnement de projets émanant de dramaturges, mais aussi de nouvellistes et d’historiens. Ainsi les suggestions les plus variées parviennent-elles à Lavedan, faisant par exemple se côtoyer les idées d’Edmond Rostand, d’André de Lorde et d’Albert Robida. Les discussions de Lavedan avec ses correspondants trahissent également les hésitations, les tâtonnements et les maladresses qui se manifestent de part et d’autre, les auteurs manquant de directives et de modèles d’écriture préexistants, et les administrateurs retenant des sujets dont la réalisation sera par la suite jugée impossible. À l’été 1908, ces problèmes de coordination entraînent « une révolution dans le processus d’élaboration des scénarios » (p. 28) avec la création d’un bureau dramatique chargé d’approvisionner plus efficacement la société en histoires adaptables à l’écran. Dès lors, le travail d’écriture suit une ligne directrice plus précise en privilégiant les « grands sujets » et en facilitant la communication entre les intervenants, pour aboutir en 1910 à une « politique scénaristique déterminée » (p. 38). L’étude de Carou retrace l’évolution des relations avec les écrivains dans tous leurs détours, de sorte qu’elle vient compléter avec justesse les hypothèses déjà exposées par l’auteur dans un précédent ouvrage (2002).
Ce sont les rapports du Film d’Art avec une autre personnalité liée aux débuts de la société, le conférencier-projectionniste Jules Gervais-Courtellemont, que met pour sa part en lumière Emmanuelle Devos. Le dépouillement d’une correspondance riche en informations, laissée par l’épouse de cet explorateur, se trouve là aussi à l’origine d’une bonne part des réflexions de l’auteure. D’une forme de spectacle qui fonctionne en autonomie dans la salle Charras en vertu d’une entente avec les frères Laffitte, Gervais-Courtellemont et son épouse vont faire l’un des numéros essentiels des séances du Film d’Art. Après plusieurs semaines d’exploitation, les Visions d’Orient, conférences illustrées par des projections d’autochromes tirés de voyages, reflets à la fois d’une « volonté didactique » et de la quête d’un « aspect spectaculaire » (p. 62), sont en effet intégrées aux soirées du Film d’Art dès la première du 17 novembre 1908. Devos démontre qu’à ces images fixes en couleurs se joignent par la suite des Visions cinématographiques, films également pris lors d’expéditions, qui font selon les preuves avancées « pleinement partie des représentations » (p. 60). Comme Albera plus loin, elle nous invite à replacer ces projections au sein des programmes de spectacles pour interroger les enchaînements de numéros et leurs effets sur le public. Elle souligne enfin la contribution probable de Gervais-Courtellemont à la préparation de certains films d’art, son expérience de voyageur ayant pu faire de lui un « conseiller en “orientalisme” » (p. 61) pour la mise en scène des sujets bibliques.
Le débat se tourne ensuite vers des questions plus proprement économiques avec la recherche de Stéphanie Salmon sur les différents accords contractuels entre le Film d’Art et Pathé. Après avoir évoqué certains changements de politique industrielle qui s’opèrent chez Pathé au moment de la création du Film d’Art, notamment après le passage à la location des films, l’auteure met l’accent sur un besoin de diversification et de valorisation de l’offre qui joue en faveur d’une collaboration avec la nouvelle société. Les clauses du premier contrat conclu en 1908 accordent une place cruciale aux scénarios en assurant une protection aux auteurs du Film d’Art, en même temps qu’elles assignent à Pathé un ensemble de tâches qui relèvent de ce qui est en train de devenir une fonction à part entière, le « métier d’éditeur » (p. 71). Les difficultés importantes rencontrées dans la production de films incitent toutefois Pathé à revoir ses engagements et à prendre au cours de l’année 1909 une série de mesures qui vont dans le sens d’un contrôle croissant de la société, en s’octroyant par exemple un droit de regard sur les sujets à tourner : « La mainmise sur la jeune société est complète, le Film d’Art devenant dans la pratique un sous-traitant de Pathé » (p. 76). La rupture est toutefois sans appel lorsque Pathé décide de mettre fin à la collaboration au début de 1910. Solidement étayée par une documentation administrative précieuse, l’analyse de Salmon dessine une histoire intimement liée à la conjoncture économique, qui encourage la prise en compte d’une dimension souvent laissée de côté.
Ouvrant une section consacrée à la production du Film d’Art, François Albera s’attache à réévaluer cet exemple canonique qu’est L’assassinat du duc de Guise (1908), non pas dans une perspective génétique qui viserait à dégager les étapes successives d’un processus de création menant à une oeuvre aboutie, mais plutôt en envisageant les multiples transformations opérées au fil du temps comme relevant de la nature même du film, instable et changeante. Reprenant en cela la notion de « produit semi-fini » développée par Thomas Elsaesser (2006), l’auteur rappelle les divers paramètres sujets à changement lors des projections du film, en signalant plus précisément la « dimension chorégraphique de la mise en scène » (p. 98), accentuée par la configuration du spectacle à la salle Charras, avec l’accompagnement musical de Camille Saint-Saëns par exemple. Il suggère également de voir dans les contradictions des différentes versions scénaristiques du film, qui font l’objet d’un examen comparatif scrupuleux, les signes d’une « “instabilité” textuelle » (p. 105). Ces différences révèlent en fait une pluralité de propositions narratives, spécialement au premier tableau, dont les remaniements d’une description à l’autre impliquent des changements de sens appréciables, le metteur en scène ayant même songé à supprimer ce segment. La lecture du manuscrit original fait en outre ressortir la place privilégiée allouée aux indications sonores, renvoyant à des échanges de propos, à des situations d’écoute ou à des émissions de bruits. Albera conclut cette recherche très documentée et féconde en enseignements en élargissant la discussion au rôle des attractions dans L’assassinat du duc de Guise et, plus généralement, dans les films d’art.
Illustration convaincante des bénéfices que l’historiographie du cinéma peut retirer d’une alliance avec le champ des études théâtrales, la contribution d’Ariane Martinez traite de l’incursion des mimes dans deux autres productions, L’empreinte ou la main rouge (1908) et La main (1909). Non seulement les films en question sont adaptés de mimodrames populaires du tournant du siècle, mais ils font en plus appel à ces acteurs de pantomime fameux que sont Séverin, Max Dearly et Charlotte Wiehé. Sans oublier d’évoquer l’histoire de ces spectacles de scène repris par le cinématographe, ni de mentionner les formations dramatiques dissemblables des comédiens, l’auteure concentre son étude sur la gestuelle des mains et ses fonctions au sein des deux films. Si l’art du mime peut à l’occasion se substituer à la parole, comme le montre l’explication d’une étonnante « phrase gestuelle » (p. 140) exécutée par Séverin, il est loin de se limiter à cet emploi qu’on serait tenté d’emblée de le voir occuper. Il suffit en effet d’un instant pour que se produise un retournement de situation, pour que surgisse l’érotisme des corps pendant un numéro chorégraphique ou encore pour qu’apparaisse un symbole. Ce sont, selon Martinez, trois aspects de la gestuelle qui mettent en relief la plurivocité (p. 147) du jeu des mimes, de même qu’une proximité avec d’autres formes d’expression, telles que la peinture et la danse. Cette analyse subtile prouve qu’il reste encore beaucoup à découvrir sur les rapports entre la pantomime et la cinématographie, à condition qu’on garde toujours en tête les modifications provoquées par le passage d’une pratique à l’autre.
L’article de Laurent Guido poursuit justement certains questionnements soulevés par l’intégration de performances scéniques dans L’empreinte ou la main rouge, ainsi que par l’interprétation d’une composition musicale inédite pendant les projections de ce film à la salle Charras. Le chercheur prend soin de retourner au mimodrame d’origine et de dégager les liens que la société du Film d’Art noue avec le milieu du spectacle, que ce soit avec des acteurs, des danseuses, des musiciens ou des maîtres de ballet. Il examine plus en détail les relations entre la partition de Fernand Le Borne et les prestations de Max Dearly, Mistinguett ou Stacia Napierkowska, relations que sous-tendent selon lui des aspirations divergentes. D’un côté, l’accompagnement musical se conforme à un « mode de structuration propre au régime de l’attraction » (p. 161), qui contribue au spectaculaire des numéros à sensations, le tableau de la « valse apache » en apportant un parfait exemple. De l’autre, il s’inscrit dans une « logique d’institutionnalisation » (p. 153) marquée par une volonté de légitimation, puisqu’on y cède la place à un musicien de prestige, par une volonté d’uniformisation, puisqu’on y utilise une partition adaptée, et par une volonté de narrativisation, puisqu’on y a recours à des techniques de composition telles que le leitmotiv. Guido repère et décrit les moments de transition et de chevauchement entre les deux modes, comme dans Carmen (1910), où « c’est via la profondeur du cadre que se confrontent et interagissent ces deux aspects fondamentaux du cinéma que sont la monstration spectaculaire et la progression du récit » (p. 169). La précision de l’analyse des composantes du spectacle, et surtout la mise en rapport des dimensions sonore et visuelle, nous incitent à poursuivre sur ces bases la redécouverte des films d’art [1].
Christophe Gauthier s’intéresse quant à lui moins aux oeuvres en elles-mêmes qu’au sort que leur ont réservé les discours historiographiques traditionnels [2]. Son étude peut d’ailleurs tout à fait être lue préalablement au reste du dossier, dans la mesure où elle expose avec brio les postulats des historiens des premières générations et justifie du même coup la nécessité d’une révision des recherches. De la formule expéditive « théâtre filmé » aux dénonciations d’une union contre nature, Gauthier passe au crible les raisonnements de G.-Michel Coissac, Maurice Bardèche et Robert Brasillach, ou encore de René Jeanne, qui ont multiplié pendant l’entre-deux-guerres les condamnations à l’encontre de l’expérience du Film d’Art en général et de L’assassinat du duc de Guise en particulier. Si les emprunts à la scène se trouvent au centre des attaques, notamment l’intervention des acteurs de la Comédie-Française, c’est que l’idée d’une alliance avec le domaine dramatique est devenue inconcevable à un moment où l’on cherche à élever le cinéma au rang d’art spécifique, se suffisant à lui-même : « Tout concourt ici à établir une étanchéité complète entre cinéma et théâtre, au profit d’une mythologie en cours d’élaboration : celle de l’autonomie artistique du cinéma » (p. 178). Bien que la voix d’André Antoine se soit élevée dans les années 1920 pour prendre la défense du projet, la perception du Film d’Art n’évolue vraisemblablement que dans les années 1940 avec les travaux de Marcel Lapierre, Georges Sadoul et Henri Langlois, qui s’apparentent à une « tentative de réhabilitation » (p. 175). Gauthier se penche en somme sur des modes de pensée qui ont suivi une logique d’autonomisation du cinéma, quitte à sacrifier des pans entiers de l’histoire sur l’autel du « septième art ».
Une autre section importante, dévolue à l’apparition des séries d’art dans le contexte européen, s’amorce avec les recherches de Giovanni Lasi et Silvio Alovisio sur la problématique des rapports franco-italiens. Le premier texte révèle un projet de collaboration de l’aristocratie milanaise, d’abord avec la société Théophile Pathé, puis avec la firme Pathé, qui préfigure, en 1908, la création de la Film d’Arte Italiana un an plus tard. L’engagement de la noblesse dans cette entreprise est stimulé à la fois par le désir de reconnaissance sociale et par l’ambition de transmettre une culture artistique élitiste. Les conditions imposées par Théophile Pathé et les difficultés financières rencontrées par cette société ne sont cependant pas faites pour rassurer les aristocrates italiens, qui se retirent des négociations. Il reste la possibilité d’une association avec Pathé, qui présente des bases plus solides, mais le comité d’organisation se fait cette fois devancer par un autre groupe d’investisseurs en relation avec la société française pour fonder la Film d’Arte Italiana. La seconde étude se penche sur la réception de la production cinématographique française en Italie et, plus spécialement, sur les réactions de la presse corporative par rapport aux séries d’art. Les débats suscités par les oeuvres du Film d’Art et de la SCAGL reflètent les transformations d’un discours en voie de spécialisation. Le jeu des comédiens de théâtre amène par exemple les journalistes à accorder une attention accrue aux nuances de l’interprétation, en se livrant à un « travail critique spécifique » (p. 211). Des critères d’appréciation des films se mettent en place pour juger de la qualité des bandes, mais aussi pour promouvoir de nouvelles méthodes. Les films d’art français servant de modèle de référence en 1908 tombent néanmoins en défaveur dès 1910 au profit de la production nationale. Ces articles mettent bien en évidence le rôle des échanges extérieurs dans le processus d’institutionnalisation du cinéma, notamment avec l’influence marquante de Pathé sur le marché européen.
Les importations de films d’art se situent également au coeur des préoccupations de Jon Burrows, d’une part, et de Frank Kessler et Sabine Lenk, d’autre part, qui en observent les répercussions respectivement en Angleterre et en Allemagne. De 1908 à 1910, le marché britannique est assailli par les bandes en provenance de France et d’Italie, deux pays où les comédiens de théâtre les plus prestigieux ont accepté de collaborer avec des sociétés de cinématographie. Si une réaction vive des entrepreneurs anglais se fait attendre, certaines initiatives locales s’inscrivent tout de même dans une démarche proche de celle du Film d’Art. Le répertoire shakespearien constitue à cet égard une base idéale pour lancer des projets de légitimation misant sur le patrimoine culturel national. Partant d’exemples de films tirés de spectacles de scène, Burrows décrit d’abord des stratégies de commercialisation innovantes cherchant à valoriser le produit par la mention du nom des acteurs dans le discours promotionnel, voire dans les intertitres, ou encore des stratégies optant pour une distribution limitée par le nombre de copies et la durée d’exploitation. Il montre ensuite que la presse corporative anglaise préconise un jeu énergique et expressif qu’elle trouve mieux adapté au cinéma, ce qui pourrait expliquer la participation aux films shakespeariens d’un comédien tel que F. R. Benson, connu pour son « affectation gestuelle effervescente » (p. 243). L’auteur apporte aussi dans cette recherche très dense de nombreuses informations contextuelles sur la production et la réception des films d’art britanniques, en passant par un examen des traditions dramatiques qui leur servent de modèle. L’industrie cinématographique allemande ne fournit quant à elle rien d’équivalent dans l’immédiat aux séries d’art, bien qu’une association avec Pathé ait été envisagée. Kessler et Lenk s’intéressent à l’accueil assez réservé que la presse spécialisée ménage à la production du Film d’Art, et en même temps à la définition qu’elle donne de la notion de Kunstfilm : « un type de films relativement longs, coûteux, somptueux dans leur mise en scène et traitant de sujets nobles et importants, permettant aux exploitants de vendre les billets à un prix élevé » (p. 256). Les auteurs suggèrent que le peu d’enthousiasme que suscitent ces bandes en Allemagne est moins imputable aux thématiques du catalogue du Film d’Art qu’à la politique de distribution mise en place par Pathé avec des tarifs élevés et un système de location expérimental. Une catégorie de films allemands et scandinaves réalisés en étroite collaboration avec des vedettes du monde dramatique voit cependant le jour en 1913 sous le nom d’Autorenfilm, son essor étant favorisé par l’évolution du marché vers la location ou encore par l’exploitation de sujets avec lesquels le public germanique est plus familier. Kessler et Lenk offrent ainsi une réflexion éclairante sur le mouvement de légitimation culturelle qui accompagne le cinéma allemand à cette époque.
La dernière section du numéro étend le débat à des questions qui portent non seulement sur le Film d’Art mais aussi, plus largement, sur la multiplication des séries d’art en France. Laurent Le Forestier commence par s’interroger très pertinemment sur la notion d’art à laquelle renvoie le nom de la société fondée par Paul Laffitte, nom qui a pu en effet entraîner des malentendus dans l’idée qu’on s’est faite par la suite de l’entreprise. La volonté de légitimation qui est parfois attribuée directement au milieu du cinéma revient en fait à un groupe de personnalités dont le projet se caractérise par une « extériorité revendiquée » (p. 269), ce qui amène l’auteur à reconnaître dès le départ que « Le Film d’Art n’entend […] pas produire, au sens strict, de l’art cinématographique mais, plus précisément, diffuser par le cinématographe des scènes dont l’artisticité relève des arts nobles » (ibid.). La politique de production adoptée par les administrateurs du Film d’Art place la société en retrait du reste du monde cinématographique, et même des autres producteurs de séries d’art, dans la mesure où elle implique des investissements importants dans la préparation des films et, par conséquent, des taux de location plus hauts que la moyenne. Le Forestier met ces décisions économiques en relation avec les préoccupations esthétiques de la société du Film d’Art, en montrant que sa production reflète plutôt « une conception intertextuelle de l’art » (p. 276) dans les rapports qu’elle établit avec différentes disciplines artistiques, tandis que les autres séries d’art traduisent plutôt « une conception patrimoniale de l’art » (ibid.) en propageant la culture populaire nationale [3]. Il distingue également des innovations dans la composition des oeuvres du Film d’Art en elle-même, sous-tendues par une aspiration au réalisme et soutenues par le système de production déjà en place. Le Forestier formule au final un ensemble cohérent d’hypothèses, en faisant s’articuler les aspects économiques, idéologiques et esthétiques autour de la problématique de l’art.
À partir d’un corpus d’une dizaine de titres issus des séries d’art françaises, François de la Bretèque se demande de son côté quelle influence a pu avoir le choix de traiter de sujets historiques, et plus spécifiquement médiévaux, sur la mise en forme des bandes, tant du point de vue de la narration que de celui de l’esthétique. Après avoir défini les époques dépeintes et les types de récits mis en scène, il replace ces films dans la continuité des « recueils historiques de faits illustres, Miscellanea ou recueils d’exempla » (p. 292). Il indique que le rôle de ces bandes dans le processus de narrativisation du cinéma mérite d’être nuancé, compte tenu des importantes ellipses et de l’absence de transitions entre les tableaux dans une oeuvre comme Jeanne d’Arc (Pathé, 1909). En fait, les fabricants de films semblent encore faire largement appel à une « préconnaissance du spectateur » (p. 294), c’est-à-dire à une connaissance préalable de l’intrigue qui a pu être développée par l’apprentissage scolaire ou les leçons de catéchisme. Les correspondances des films avec des sources iconographiques variées, notamment des tableaux d’histoire auxquels les techniques de reproduction de l’image donnent un accès croissant, facilitent encore la compréhension de ces bandes. L’auteur esquisse bien les rapports qui se nouent entre les films d’art et des pratiques culturelles contemporaines de leur création.
Bernard Bastide se penche pour finir sur les démarches engagées par la société Gaumont pour s’adapter à l’évolution du marché cinématographique au moment de l’apparition des séries d’art. Outre qu’il s’agit de faire face à une nouvelle concurrence, les choix de Gaumont s’insèrent dans une politique qui entend tout à la fois enrichir le catalogue de films, composer des programmes variés et lancer une gamme de qualité. L’une des initiatives de la firme consiste dans la création de la série du Théâtro-Film en 1909, sous la responsabilité d’un sociétaire de la Comédie-Française, Maurice de Féraudy. Hormis quelques points de convergence avec le Film d’Art, des ambitions moindres font de ce projet une « expérience éphémère et marginale » (p. 305). Bastide tente alors plus généralement d’évaluer l’apport dans la production Gaumont de ces « grandes sources d’inspiration » (p. 311) que sont la peinture, la mythologie, la littérature et l’histoire. Il évoque enfin l’inauguration, en 1910, de la série d’art du Film Esthétique, marquée par la publication d’une note d’intention attribuée à Louis Feuillade, qui affiche certains désaccords avec les entreprises précédentes en mettant l’accent sur « la nature ontologiquement plastique de l’image » (p. 323) [4].
Mis à part les écarts inhérents à ce genre d’ouvrage collectif, force est de constater que les études réunies dans ce dossier présentent une certaine cohérence, soit qu’elles soulèvent des problématiques communes, soit qu’elles éclairent un même objet sous des angles différents. On tirera, à n’en pas douter, de nombreux enseignements de ces recherches, à commencer par la nécessité de considérer des données économiques dans l’examen des séries d’art, tant l’histoire de ces films reste liée aux politiques de production et d’édition qui se mettent en place au tournant des années 1910. Il importe, dans une plus large mesure, de prendre en compte des informations contextuelles qui illustrent le caractère instable de ces films, l’accompagnement sonore, l’intercalation de films d’art au sein de programmes comportant plusieurs numéros ou l’exportation dans d’autres pays européens témoignant bien de l’influence de paramètres externes sur leur réception. Il faut enfin repenser les rapports que la cinématographie des débuts entretient avec le monde dramatique, mais aussi avec d’autres sphères culturelles, comme le montre la question de l’intermédialité, qui est au centre de plusieurs réflexions formulées dans ce dossier. La collaboration avec des historiens d’autres champs disciplinaires, qui semble devoir s’imposer sur cet objet d’étude à la croisée de nombreuses traditions culturelles, aurait à ce titre pu être un peu plus marquée. Un partage des savoirs tel que le souhaite David Mayer (1997, p. 111-112) ne pourrait en effet que favoriser l’avancée des connaissances sur un phénomène qui se caractérise par son « impureté ». Les relations avec les autres arts nous invitent aussi à éclaircir les ambiguïtés qui se font parfois encore sentir autour des notions d’« inspiration » et d’« adaptation ». Ces termes renvoient en général à une « artisticité » plus proprement cinématographique, pour faire écho aux propos de Le Forestier, de sorte que leur emploi peut contredire l’idée que les films d’art s’inscrivent au sein de séries culturelles préexistantes. Ce ne sont là que des suggestions pour la suite des recherches, car il ne fait aucun doute que ce dossier constitue un ouvrage de référence sur la question des séries d’art.
Parties annexes
Note biographique
Stéphane Tralongo est doctorant en études cinématographiques à l’Université Lyon 2 et à l’Université de Montréal. Il a été chargé de cours au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Il travaille actuellement en tant qu’ingénieur d’étude au Centre de recherche Littératures, Savoirs et Arts (LISAA) de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Ses travaux portent sur les échanges qui s’engagent entre les genres dramatiques populaires et les pratiques cinématographiques émergentes au tournant du xxe siècle.
Notes
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[1]
Il faut souligner la richesse de l’appareil de notes de cet article, tout en signalant que des décalages semblent s’être produits à certains endroits dans la numérotation.
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[2]
Il est à noter que l’auteur fournit une seconde étude plus brève en fin de dossier, portant sur les captations cinématographiques d’un MacBeth et d’un Pelléas et Mélisande en 1915, dont les copies sont conservées à la Cinémathèque de Toulouse.
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[3]
L’auteur précise toutefois qu’il serait vain de mettre en opposition ces deux tendances, car elles apparaissent avec plus ou moins de netteté dans la production du Film d’Art comme dans les autres séries d’art.
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[4]
Le texte en question est reproduit à la suite de l’article.
Bibliographie
- Carou 2002 : Alain Carou, Le cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre (1906-1914), Paris, École nationale des Chartes/AFRHC, 2002.
- Elsaesser 2006 : Thomas Elsaesser, « La notion de genre et le film comme produit “semi-fini” : l’exemple de Weihnachtsglocken de Franz Hofer (1914) », 1895, no 50, 2006, p. 67-85.
- Gaudreault et Gunning 1989 : André Gaudreault et Tom Gunning, « Le cinéma des premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma ? », dans Jacques Aumont, André Gaudreault et Michel Marie (dir.), Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris, Publications de la Sorbonne, 1989, p. 49-63.
- Mayer 1997 : David Mayer, « Learning to See in the Dark », Nineteenth Century Theatre and Film, vol. 25, no 2, 1997, p. 92-114.