Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 21, numéro 2-3, printemps 2011 Des procédures historiographiques en cinéma Sous la direction de Laurent Le Forestier
Sommaire (10 articles)
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Présentation
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L’écriture de l’histoire au présent. Débuts de l’historiographie du cinéma
Frank Kessler et Sabine Lenk
p. 27–47
RésuméFR :
Dès la fin du xixe siècle, on trouve de nombreux textes qui abordent la cinématographie comme un objet ayant une histoire. Ainsi, les photographies animées sont inscrites dans une, voire plusieurs histoires qui, d’une part, les rattachent à des découvertes techniques ou scientifiques du passé et, d’autre part, en esquissent l’évolution à la fois technique et, parfois du moins, formelle. Les auteurs de l’article qui suit cherchent à distinguer quatre dimensions dans ces écrits. Ces dimensions concernent, respectivement, l’établissement d’une généalogie, les querelles de priorité, l’incorporation de l’histoire dans la description de la technologie et, finalement, les débuts d’une histoire des formes. Ajoutons à cela que ces champs d’analyse comportent tous des topoï qui seront repris par la suite par les histoires du cinéma traditionnelles.
EN :
In the late nineteenth century, numerous texts began to address kinematography as something with a history. Thus animated photographs were seen as belonging to one or sometimes several histories which on the one hand tied them to technical and scientific discoveries in the past and on the other outlined their technical and, sometimes at least, formal evolution. The authors of this article seek to distinguish four dimensions in these writings: the establishment of a genealogy, differences of opinion over priority, integrating history into descriptions of technology and, finally, the beginnings of a history of forms. We would add to this that these fields of analysis all contain topoi that will recur later in traditional histories.
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1945 : trois « intrigues » de Georges Sadoul
François Albera
p. 49–85
RésuméFR :
Le grand historien du cinéma Georges Sadoul a longtemps joui d’une réputation qui dispensait d’examiner son entreprise avec un oeil critique. Jacques Deslandes inaugura ce réexamen avec sévérité s’agissant du premier tome de l’Histoire générale du cinéma, puis la « nouvelle histoire du cinéma », issue du Congrès de Brighton de 1978, marqua son commencement par le rejet dans un même ensemble indifférencié des « historiens classiques » — dont Sadoul — que Comolli avait quelques années plus tôt entrepris d’aborder sous l’angle idéologique. La réflexion historiographique ne peut cependant se contenter de tels partages, qui ont fini par araser la singularité de démarches historiennes fort différentes que sont celles de Ramsaye, Pasinetti, Sadoul, Toeplitz, Mitry et bien d’autres. On s’efforcera ici de donner un aperçu de la complexité de l’entreprise sadoulienne par l’examen de trois « objets historiques » traités par l’historien dans l’immédiat après-guerre, trois objets dont la dominante appartient pour chacun à un champ distinct : historique (l’invention), langagier (l’école de Brighton), critique (le réalisme poétique). Cet article entend par là contribuer à définir le travail de Sadoul dans l’ordre de ce que Michel de Certeau a appelé l’« opération historiographique ».
EN :
The great film historian Georges Sadoul long enjoyed a reputation which did not examine his venture with a critical eye. Jacques Deslandes began this re-appraisal with severity in his discussion of the first volume of Histoire générale du cinéma, and the “new film history” that arose out of the Brighton Congress in 1978 began by rejecting, indiscriminately, all those “classical historians”—including Sadoul—whom Comolli had examined a few years earlier from an ideological perspective. Historiographical thinking, however, cannot be content with such divisions, which have levelled the singularity of such quite different historical projects as those of Ramsaye, Pasinetti, Sadoul, Toeplitz, Mitry and many others. The present article aims to provide a glimpse of the complexity of Sadoul’s enterprise by looking at three “historical subjects” he discussed in the immediate post-war period—three subjects whose dominant feature in each case belongs to another field of study: historical (film’s invention); formal (the Brighton school); and critical (poetic realism). It thus intends to place Sadoul’s work in the realm of what Michel de Certeau described as the “historiographical operation.”
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L’histoire amateur et l’histoire universitaire : paradigmes de l’historiographie du cinéma
Philippe Gauthier
p. 87–105
RésuméFR :
L’auteur de l’article qui suit propose l’esquisse d’un nouveau découpage historiographique qui tient compte davantage du contexte dans lequel les différents discours historiques étudiés ont émergé et des limites imposées par le contexte en question. Ce découpage repose non pas sur le concept de « génération » (histoire traditionnelle/nouvelle histoire), qui tend à enfermer le chercheur dans le carcan d’une approche téléologique, mais plutôt sur le concept de « paradigme », qui permet plutôt de s’affranchir des impératifs de périodisation et de certaines contraintes temporelles. Selon l’hypothèse formulée par l’auteur, l’« histoire amateur du cinéma », dans laquelle les discours historiques sont destinés majoritairement au grand public, aurait été le paradigme dominant durant la période s’étalant du tournant des années 1900 jusqu’aux années 1970, alors que l’« histoire universitaire du cinéma », dans laquelle les discours historiques sont destinés en très grande majorité aux historiens universitaires du cinéma, représenterait le paradigme dominant des 30 dernières années dans l’historiographie du cinéma.
EN :
The author of this article outlines a new way of dividing up film history, one that pays more attention to the context in which the various historical discourses discussed emerged and to the boundaries of the context in question. This dividing up is not based on the concept “generation” (traditional history vs. new history), which tends to yoke the scholar to a teleological approach, but rather on the concept “paradigm,” which makes it possible to free oneself from the imperatives of periodization and from certain temporal constraints. The author’s hypothesis is that “amateur film history,” whose historical discourses are intended in large part for the general public, was the dominant paradigm during the period from the early 1900s to the 1970s, while “scholarly film history,” whose historical discourses are almost always intended for scholarly film historians, has been the dominant paradigm in film historiography for the past thirty years.
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Narration in the Transitional Cinema: The Historiographical Claims of the Unauthored Text / La narration dans le cinéma de transition : les prétentions historiographiques du texte sans auteur
Charlie Keil
p. 107–130
RésuméEN :
Though our knowledge of the transitional era has increased substantially over the last few decades, incorporating studies of pivotal institutions, exhibition and reception contexts, and forces of regulation and circulation, formal analysis of the period’s films is still indebted to the singular example of D.W. Griffith, identified as the instigator of the “narrator system” in Tom Gunning’s influential book, D.W. Griffith and the Origins of the American Narrative Film. But the historical accident that resulted in Griffith’s films surviving when those of his contemporaries largely disappeared has defined most historians’ approach to charting a history of narrational changes during the pivotal years of 1908-1913. Rather than challenge Griffith’s importance as an enterprising and influential filmmaker, historians require the means to better contextualize Griffith’s contributions, rewriting in the process a formal history that can incorporate authorship without being defined by it as a governing principle. To this end, this essay will use the opportunity provided by the ongoing restoration and distribution of Thanhouser films from 1910-1913 to investigate how the “unauthored text” from this period can aid in our endeavours to expand the contours of the historiography of the transitional era.
FR :
Notre connaissance de l’histoire du cinéma entre 1908 et 1913, cette période dite « de transition », s’est considérablement accrue depuis quelques décennies, notamment grâce aux études qui ont été menées sur les institutions-clés de cette transition, mais aussi sur différents sites d’exhibition et de réception des films, de même que sur certaines instances de régulation et de diffusion. Malgré ces avancées, l’analyse formelle des films de cette période repose largement sur un seul exemple, celui de D.W. Griffith, que Tom Gunning qualifie d’instigateur du « système narratif » dans son important ouvrage D.W. Griffith and the Origins of American Narrative Film. C’est pourtant un accident historique — lequel a voulu que les films de Griffith survivent, contrairement à ceux de ses contemporains — qui a façonné l’approche des historiens souhaitant retracer le développement des procédés narratifs durant cette époque charnière allant de 1908 à 1913. Plutôt que de mettre en doute l’importance de Griffith en tant que réalisateur avant-gardiste et influent, les historiens doivent chercher à mieux contextualiser l’apport de Griffith, récrivant par là même une histoire formelle capable d’accueillir la dimension de l’auteur, sans qu’elle y agisse comme principe directeur. À cet égard, le présent article profitera du projet actuel de restauration et de distribution des films Thanhouser produits entre 1910 et 1913, afin d’expliquer comment les « textes sans auteur » de cette période contribuent à étoffer l’historiographie de la période dite de transition.
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Film Festival/Film History: The Impact of Film Festivals on Cinema Historiography. Il cinema ritrovato and beyond
Francesco Di Chiara et Valentina Re
p. 131–151
RésuméEN :
The aim of this essay is to offer some coordinates for the analysis of the impact of film festivals on cinema historiography. Although film festivals have had a pivotal role in film studies since the 1940s in determining various aspects of research interests, both on a critical and theoretical level, it is only in recent years that they have gathered academic attention as an autonomous research field. Moreover, even among most studies of film festivals, the relationship between film festivals and cinematic historiography seems to have been overlooked. This essay is conceived, therefore, as a provisional contribution, attempting to delineate the scope of the topic and set some parameters for further research. After defining what we mean by the impact of film festivals on cinema historiography, we try to construct a conceptual framework, capable of examining how the strategies deployed by film festivals—such as their structure, schedules, published materials and round tables, as well as their identification of a target audience—implicitly highlight the potential impact of film festivals on cinema historiography. To exemplify our theoretical statements, we refer to different kinds of film festivals and, more particularly, make a few remarks about a very particular case, Il cinema ritrovato in Bologna.
FR :
L’objectif de cet article est d’offrir des points de repère pour étudier l’impact des festivals du film sur l’historiographie du cinéma. Depuis les années 1940, les festivals du film ont joué un rôle crucial en études cinématographiques, contribuant au développement de diverses avenues de recherche, tant chez les critiques que chez les théoriciens. Toutefois, ce n’est que récemment que les festivals du film ont attiré l’attention du milieu universitaire en tant que champ de recherche autonome. Qui plus est, dans la plupart des recherches qui leur sont consacrées, la relation entre les festivals du film et l’historiographie du cinéma est généralement négligée. On tentera donc ici de décrire l’étendue actuelle de ce champ de recherche et de proposer certains paramètres pour son étude future. Après une description générale du rôle qu’occupent les festivals dans l’historiographie du cinéma, nous tenterons d’ériger un cadre théorique capable d’expliquer comment les stratégies mises en oeuvre par les festivals — leur structure, leurs horaires, leurs publications, les tables rondes qui s’y tiennent, mais aussi leur façon de cibler un certain public — mettent en lumière, de façon implicite, leur impact potentiel sur l’historiographie du cinéma. Pour exemplifier nos propositions théoriques, nous nous référerons à différents types de festivals, dont un cas très particulier : Il cinema ritrovato de Bologne.
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L’histoire du cinéma n’existe pas
Jacques Aumont
p. 153–168
RésuméFR :
En énonçant que « l’histoire du cinéma n’existe pas », on n’entend ni dénier ni dénigrer l’important travail accompli depuis plusieurs décennies par des historiens. On peut toujours soupçonner l’histoire de n’être pas assez bien faite, mais dans le texte qui suit, c’est sur « cinéma » que portera le soupçon. Ce mot, en effet, désigne un objet hétérogène (et même, plusieurs objets) : de la pratique privée à la pratique spectaculaire, des industries (celle des appareils, celle des films, fort différentes) aux commerces. Dans tous les cas, les difficultés sont de deux ordres : d’une part, le cinéma a toujours été, même lâchement, rattaché à l’art ; or, l’histoire de l’art ne saurait offrir un modèle incontestable, loin de là, car elle est surtout remarquable par ses apories. D’autre part, et plus essentiellement, le cinéma consiste en images, dont la variété est infinie et qui se manifestent comme présence à un sujet humain : ni de cette variété, ni de ces phénomènes subjectifs, il n’est réellement possible de faire l’histoire. L’historien du cinéma doit donc déterminer la pertinence de son travail tout en ayant à l’esprit ces difficultés.
EN :
By stating that “there is no such thing as film history” I have no intention of denying or denigrating several decades’ worth of important work by film historians. One can always suspect the history in question of being done well enough, but in this article what is suspect is “cinema.” This word is used to describe a heterogeneous object (and even several objects): from private consumption to movie-theatre consumption, from industries (producing both equipment and films, quite dissimilar to each other) to businesses. In each case, there are two kinds of difficulties: first of all, cinema has always, even loosely speaking, been tied to art, but art history is unable to provide an incontestable model—far from it, because it is mostly remarkable for its aporia. Second, and more essentially, cinema is made up of an infinite variety of images which appear to the human subject as a presence, and it is not truly possible to write the history of either this variety or these subjective phenomena.
Hors dossier / Miscellaneous
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Le film pour mémoire : sur H Story (Nobuhiro Suwa, 2000)
Marie-Françoise Grange
p. 171–183
RésuméFR :
H Story (Nobuhiro Suwa, 2000) propose, d’une part, le tournage d’un remake de Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959) et, d’autre part, met en scène l’impossibilité d’une telle réalisation. Cette tentative d’imitation, d’un film par un autre, incapable d’aboutir, dérive alors de variations en réécriture du film source. Le film japonais creuse une sorte d’espace intermédiaire dans lequel entrent en résonance l’écho des formes, des mots, des cadres, l’écho des écritures de deux films distincts appartenant à des époques différentes. C’est donc par la mise en perspective du film de Resnais, devenu son modèle et son référent, que le film de Suwa questionne sa propre contemporanéité ainsi que l’héritage reçu de l’histoire du cinéma et, ce faisant, questionne la responsabilité qu’il porte face à l’Histoire.
EN :
Nobuhiro Suwa’s H Story (2000) depicts, on the one hand, the shooting of a remake of the film Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959), and on the other reveals the impossibility of such a thing. This attempt by one film to imitate another, which it is incapable of doing, thus derives from variations in re-writing the source film. Suwa’s film carves out a kind of intermediate space in which resonate the echo of forms, words, compositions and the echo of the writings in these two films from different eras. H Story, by putting its model and referent, Resnais’ film, into perspective, thus examines its own contemporaneousness and the heritage it has received from film history. In doing so, it considers its responsibility towards history.