Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 20, numéro 1, automne 2009 Cinéma et oralité. Le bonimenteur et ses avatars Sous la direction de Germain Lacasse, Vincent Bouchard et Gwenn Scheppler
Sommaire (13 articles)
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Présentation. L’interrègne : l’héritage des bonimenteurs
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Cinema van et Interpreter. Deux éléments fondamentaux du système de propagande britannique
Vincent Bouchard
p. 23–44
RésuméFR :
Cet article décrit et analyse la création du Colonial Film Unit (CFU) par le gouvernement britannique au début de la Seconde Guerre mondiale. Le CFU était chargé de gérer la production et la distribution des films éducatifs dans les colonies britanniques. Afin de replacer le système colonial de projection cinématographique dans le contexte du cinéma éducatif britannique, ce texte présente les principales caractéristiques des expériences qui ont influencé la création du CFU (Nigeria Health Propaganda et Bantu Educational Cinema Experiment). Enfin, il souligne les aspects novateurs des réseaux mis en place en Gold Coast, en décrivant la place du cinema van et de l’Interpreter dans le système colonial de propagande cinématographique et en analysant comment ce dispositif de projection structure de manière très spécifique l’activité des spectateurs.
EN :
This article describes and analyzes the founding of the Colonial Film Unit (CFU) by the British government at the outset of the Second World War. The CFU’s mandate was to manage the production and distribution of educational films in the British colonies. In order to situate the colonial system of film screenings in the context of British educational cinema, the author introduces the main features of the experiments which influenced the founding of the CFU—the Nigeria Health Propaganda project and the Bantu Educational Cinema Experiment. He then highlights the innovative aspects of the network established in Gold Coast through a description of the role of the Cinema Van, interpreting it in the system of colonial film propaganda and examining how this manner of screening films structured viewers’activity in a highly specific manner.
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Sur quelques avatars envisageables du katsuben dans le cinéma japonais des années 1930
Jean-Michel Durafour
p. 45–65
RésuméFR :
Le dispositif cinématographique japonais muet est dominé par un personnage singulier, le katsuben, ou benshi, le terme désignant et un individu et une fonction narrative et déictique attachés au « commentaire des films ». Le présent article y revient en détail, posant à nouveau des questions tenant à sa place complexe au croisement de l’histoire japonaise des modes de représentation et d’une certaine influence occidentale. Parmi ces questions, la plus dirimante consiste à demander si le katsuben a plutôt été, du fait de son inscription apparente dans une tradition artistique caractérisée par l’anti-illusionnisme, un frein au développement d’un idiome filmique, subordonnant l’image au mot, ou si sa présence, en un sens « rassurante », n’a pas pu favoriser des inventions, tant du point de vue des formes que de la conduite des récits, ayant mené à une meilleure maîtrise des moyens propres au cinéma. Ce texte prend part à ce débat à partir d’une possibilité différente. N’est-il pas envisageable, et sous quelles conditions, que le rôle du katsuben ait été si crucial que, malgré sa disparition effective en tant que figure avec l’arrivée du parlant, plusieurs attributs de sa fonction aient transhumé dans les films sur un mode plus idiosyncrasiquement audiovisuel ?
EN :
Japanese silent cinema screenings were dominated by a singular figure, the katsuben or benshi, terms that designated both an individual and a narrative and deictic function associated with “film commentary.” This article examines these points in detail, returning to questions around the katsuben’s complex role in the hybridization of Japanese modes of representation and Western influences. The most contradicting of these questions consists in asking whether the katsuben did not, given their evident place in an artistic tradition characterized by anti-illusionism, rather hinder the development of a film idiom by subordinating the image to the word, and whether, in a “reassuring” sense, they were not able to encourage inventions, whether at the formal or narrative level, that led to a better mastery of properly cinematic resources. The present article participates in this debate by suggesting a different possibility. Is it not possible, and if so under what conditions, that the role of the katsuben was so crucial that, despite their disappearance as a figure with the arrival of talking cinema, several aspects of their function were transformed in the films in a more idiosyncratically audiovisual manner?
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Analyse d’un écho. La trace de l’explicador dans la sonorisation comique des films muets en Espagne (1933-1950)
Daniel Sánchez Salas
p. 67–90
RésuméFR :
L’avènement du parlant en Espagne durant les années 1930-1940 a donné lieu à une expérience singulière : l’adjonction de commentaires comiques à d’anciennes bandes de l’ère du muet. Cette expérience permet d’étudier l’hypothétique présence de l’explicador au sein d’un contexte historique bien différent de celui de ses origines, le cinéma des premiers temps. S’agit-il d’une simple « réapparition » de l’explicador, ou plutôt d’une hybridation qui aurait bénéficié de l’ère nouvelle du parlant ? L’auteur de cet article tente une réponse en explorant deux voies complémentaires d’analyse : d’abord, en menant l’étude des circonstances de l’apparition de ce type de sonorisation, puis en comparant le discours comique produit par cette expérience avec le discours de l’explicador du cinéma des premiers temps. Cette étude s’appuie sur deux cas emblématiques : les Celuloides rancios (1933) de la compagnie Hispano Foxfilm et les courts métrages de la compagnie Exclusivas Arajol, diffusés dans les années 1940.
EN :
In Spain the arrival of talking cinema in the 1930s and 40s gave rise to a unique experiment: comic commentaries were added to old silent films. This experiment enables us to examine the hypothetical presence of the explicador in a historical context much different than that of the lecturer’s original context, early cinema. Had the explicador merely “reappeared,” or was this a hybrid deriving from the new era of talking cinema? The author of this article offers an explanation by following two complementary paths of analysis: first, he examines the circumstances in which this addition of sound occurred; he then compares this experiment’s comic discourse with that of the early cinema explicador. The article considers two emblematic case studies: the Celuloides rancios (“Rotten Celluloid”) series made by the Hispano Foxfilm company and the short films produced by Exclusivas Arajol in the 1940s.
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La voix qui présente
Martin Barnier
p. 91–111
RésuméFR :
L’expression « voix qui présente » permet d’envisager les différentes façons dont les films de l’époque de la généralisation du cinéma parlant ont pu continuer la tradition du bonimenteur dans les années 1930. L’analyse de séquences spécifiques amène à découvrir les méthodes d’introduction orale dans les films de cette époque. En incipit des films français, on retrouve des « voix de compère » humoristiques, reprenant la tradition du music-hall, des « voix dramatiques » créant du suspense, des « voix pédagogiques », au ton doctoral, et des « voix chantantes » grâce à leur accent ou à la musique. En établissant sa typologie, l’auteur fait un lien entre les films du début des années 1930 et les spectacles de scène des années antérieures à la guerre de 1914, puisque, dans les deux cas, il semble que la voix de présentation aide le spectateur à « entrer » dans l’oeuvre.
EN :
The expression “voice that presents” makes it possible to think about the various ways in which films of the period when talking cinema became widespread may have continued the tradition of the film lecturer into the 1930s. Analysis of film sequences helps us to discover the ways in which orality was introduced to films of this period. At the beginning of French films we find humorous “announcer voices” in the music hall tradition, “dramatic voices” to create suspense, “pedagogical voices” with a professorial air, and “singing voices” by virtue of their intonation or accompanying music. Setting out this typology enables the author to establish a connection between films from the early 1930s and stage entertainment from before the war of 1914; in both cases, it appears that the presenting voice helped viewers “enter into” the work.
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La perpétuation de l’oralité du « muet » dans quelques incipit filmiques des premières années du parlant
Alain Boillat
p. 113–133
RésuméFR :
Partant d’une perspective sémiotique appliquée aux débuts de films pour élargir l’approche à une réflexion historique sur l’intermédialité, cet article examine le postulat selon lequel les spectacles vivants qui précédaient la projection des films dans les années 1920 ont été en quelque sorte « happés » par le discours filmique. À travers l’examen d’un ensemble de films réalisés entre 1927 et 1937 qui accordent une place prépondérante à l’adresse vocale dans leur générique ou leur prologue, l’auteur met en évidence certains phénomènes de résurgence de l’oralité propre à la période « muette », les speakers des premiers talkies endossant une fonction à certains égards similaire à celle du bonimenteur des premiers temps. L’accent est mis sur la production cinématographique de Guitry, dont la passion pour la « théâtralité » l’incite à proposer des formes singulières d’auto-mise en scène et d’adresse au spectateur. La question de la réflexivité des incipit passe également par la prise en compte de la dimension technologique, qui est parfois intégrée au film même, à l’instar de l’ouverture radiophonique de L’Atlantide de Pabst. Ces considérations s’inscrivent plus généralement dans une réflexion sur les diverses imitations de la voix vive à l’ère des technologies de l’audiovisuel.
EN :
Using a semiotic approach applied to the beginnings of film in order to broaden historical thinking on intermediality, this article examines the assumption that the live performances which preceded film screenings in the 1920s were in some sense “caught up” in filmic discourse. Through the study of a number of films produced between 1927 and 1937 in which a vocal address plays a large role in their credit sequence or prologue, the author demonstrates the ways in which certain forms of orality proper to the period of “silent” cinema resurfaced, with the speaking parts of certain talking films having in some respects a function similar to that of the early cinema lecturer. The article focuses on the films of Sacha Guitry, whose passion for “theatricality” led him to create singular forms of self-staging and of addressing the viewer. The question of the reflexivity of the opening moments of these films can also be approached by examining the technological aspect, which was often incorporated into the film itself in the manner of the radio broadcast heard at the beginning of Pabst’s The Mistress of Atlantis. More generally, these issues are part of a discussion of the various forms imitations of the live voice can take in the era of audiovisual technology.
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Tintin et le spectre de Totor
Gwenn Scheppler
p. 135–159
RésuméFR :
L’oeuvre d’Hergé, auteur de Tintin, s’est constituée parallèlement à la période de transition entre le cinéma muet et le parlant. Le cinéma des premiers temps, auquel fut exposé Hergé, n’était d’ailleurs pas aussi silencieux qu’on l’a prétendu puisque, par ses bonimenteurs, il participait à la tradition orale. Constatant que le passage vers un cinéma parlant n’est pas une simple évolution, mais bien une mutation du média cinématographique, on cherche donc à retracer selon quelles modalités la bande dessinée a pu être influencée par cette transformation. Dans cette optique, l’auteur du présent article scrute les traces de l’influence du cinéma oral sur les premiers travaux d’Hergé, et analyse l’évolution de ces travaux à l’aune de la complexité du passage au cinéma parlant. Il montre ainsi dans quelle mesure l’héritage du cinéma oral se manifeste dans les premiers albums de Tintin.
EN :
Tintin comics came into being at the same time as talking cinema. Early cinema, to which Tintin’s author Hergé was exposed, was not, moreover, as silent as has been claimed; rather, the film lecturer’s presence located it in an oral tradition. The present article notes that the transition to talking cinema was not a mere evolution but was instead a mutation of the film medium. It then attempts to trace the ways in which the bande dessinée (comic strips and graphic novels) may have been influenced by this transformation. From this perspective, the author examines the influence of oral cinema on Hergé’s initial works and analyses the evolution of his work in light of the complexity of the transition to talking cinema. He also demonstrates the extent to which the heritage of oral cinema is apparent in the first Tintin albums produced.
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Le Grand Imagier et le Haut Parleur. Langue et énonciation au début du cinéma sonore
Germain Lacasse
p. 161–178
RésuméFR :
Les travaux théoriques portant sur les nouvelles figures d’énonciation qui ont accompagné l’avènement du cinéma parlant (voix over, voix off, doublage, etc.) ont souvent associé celles-ci à la notion de « Grand Imagier » proposée par Albert Laffay. Les travaux de Christian Metz ont en quelque sorte consolidé cette approche iconique de la théorie de l’énonciation en la liant surtout à l’étude de la bande image. L’étude qui suit propose d’enrichir ces travaux en examinant le rôle de la langue et de l’accent dans certains films des débuts du parlant. Les écrits de Robert Stam sur Bakhtin et la translinguistique permettent de réexaminer les études sur cette période en y envisageant langue et accent comme des marques d’énonciation. L’article suppose que ces marques ont pris la relève des bonimenteurs et qu’à côté du Grand Imagier se trouve également un « Haut Parleur », c’est-à-dire une instance virtuelle d’énonciation dont la source est sonore ; cette hypothèse est mise à l’épreuve dans l’étude critique d’ouvrages récents consacrés à la bande sonore dans la période de l’interrègne.
EN :
Theoretical work on the new forms of expression which accompanied the emergence of talking cinema (voice-overs, off-screen voices, dubbing, etc.) has often linked them to Albert Laffay’s concept of the “Great Image-Maker.” Christian Metz’s writings consolidated this iconic approach to the theory of utterance by linking it in particular to a study of the image track. The present discussion proposes to explore this work in greater depth by examining the role of language and accents in a few films from the early years of sound cinema. Robert Stam’s writings on Bakhtin and translinguistics provide an opportunity to re-examine studies of this period and to see language and accent as marks of utterance. The author suggests that these marks took over from silent film lecturers and that along with the Great Image-Maker can be found a “Loud Speaker,” a virtual agent of utterance whose source is aural. This hypothesis is tested through an examination of several recent books on the soundtrack during the interregnum between silent and talking film.
Hors dossier / Miscellaneous
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The Staged Realism of Michael Haneke’s Caché
Niels Niessen
p. 181–199
RésuméEN :
Michael Haneke’s style can best be described as staged realism, a cinematographic approach of presenting diegetic events as overtly staged and modelled in order to connect them to real social issues. In Caché (2005), this results in a short-circuit between the on-screen narrative and the viewer’s act of watching, as a result of which the viewer is created both as a guilty subject and as a co-investigator. Through a juxtaposition of Haneke’s staged realism with the neo-realist documentary mode of filmmaking advocated by André Bazin, this article argues that Caché is the current apex of Haneke’s realist project. However, by staging the real killing of animals, the film simultaneously troubles that project’s self-generated limits.
FR :
Le style de Michael Haneke pourrait être qualifié de « réalisme fabriqué », une démarche cinématographique où les éléments de la diégèse sont ouvertement orchestrés et façonnés de manière à soulever de réels enjeux sociaux. Dans Caché (2005), cela provoque un court-circuitage entre le récit présenté à l’écran et le regard du spectateur, lequel devient alors à la fois sujet coupable et co-investigateur. Par un rapprochement entre le réalisme fabriqué de Haneke et l’approche documentaire du néo-réalisme défendue par André Bazin, cet article avance que Caché est le point culminant du projet réaliste de Haneke. Toutefois, en montrant des animaux se faire réellement abattre, Haneke vient en même temps brouiller les limites inhérentes à son projet.