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Nous ne pouvons percevoir l’univers dans sa totalité. Mais l’image peut exprimer cette totalité.

Andreï Tarkovski

Si l’on en croit Jean Epstein la puissance poïétique du cinéma est telle qu’elle lui permet « [d’effriter] les cloisons étanches établies entre l’inerte et le vivant, le mécanique et l’organique, la matière et l’esprit, le corps et l’âme, l’instinct et l’intelligence » (Epstein 1974). L’image de cinéma serait alors à même de recréer ce lieu de l’existence qui échappe à l’étendue de notre regard et de notre entendement, cet entre-deux, ce paradoxe caché derrière la réalité phénoménale. Mais il faut tout de même reconnaître qu’une telle prouesse artistique ne se réalise que dans une forme bien particulière et rare de la production cinématographique. Institut Benjamenta est de celle-là.

Dans le film des frères Quay, l’image n’est cependant pas tant invitée à dépasser les antinomies qu’à les pointer, à les circonscrire ou à leur faire jour pour révéler cet invisible du réel qui se dérobe à la perception et fait défaut à notre appréhension du monde tel qu’il est.

À l’origine, le roman de Robert Walser [1] dépeint dans une atmosphère de conte de fées la déchéance et l’échec de la société à travers la personnalité effrontée et inconvenante de son narrateur Jakob Van Gunten qui, de lui-même et contre les attentes de sa classe — l’aristocratie —, entend devenir domestique. Il entre à l’institut Benjamenta, un univers où le merveilleux côtoie le quotidien, dirigé par le sévère Johannes Benjamenta et sa douce soeur Lisa qui fait la classe. Jakob y fera l’épreuve de la vie, prenant conscience de son caractère flou et éphémère car Lisa meurt et Johannes tombe en dévotion pour lui. L’institut disparaît alors, ne laissant la place qu’à du pur néant.

Les frères Quay reprennent la trame de ce roman qui prolonge les contes de Grimm hors des sentiers battus, et en expriment — au sens propre du terme — toute la portée métaphysique. Le film constitue une investigation de l’existence qui s’expose au travers d’une révélation de la réalité faussement paradoxale de l’univers.

Précédant le générique, une séquence obscure, prélude au film, insuffle d’emblée au récit son caractère énigmatique. Sur des images d’ustensiles pas toujours identifiables baignées dans une lumière coruscante, une voix off énonce une énigme en allemand :

Celui qui l’ose — n’a pas de courage

Celui qui ne l’a pas — est bien portant

Celui qui le possède — est d’une grande pauvreté

Celui qui y parvient — a bien du chagrin

Celui qui le donne — a un coeur de pierre

Celui qui l’aime — demeure seul.

Sur le mode dialectique d’un début de phrase contredit par sa fin, la devinette s’appuie sur un apparent paradoxe signifiant, une contradiction dans les termes. La construction contrapuntique de la devinette renvoie alors la signification à son contraire. Mais le propre de ce jeu d’esprit — et de l’art en général — n’est-il pas de donner du sens à ce qui semble n’en pas posséder ? L’énigme n’est donc pas à résoudre textuellement mais à dépasser. Elle se pose seulement comme le modèle de ce que le film tend à mettre en lumière. Elle va le filer au point qu’il se confonde avec elle, empruntant son mystère, dissimulant sa signifiance, jusqu’à en être une représentation, une exemplification, son procès sans sa résolution.

Le sens de l’existence comme celui de la devinette va demeurer dans l’entre-deux, dans ce qui s’oppose, dans cette existence tremblante des choses qui ne se résolvent pas à exister d’un côté ou de l’autre de la réalité. C’est dans la perméabilité des concepts dialectiques et dans l’assimilation d’un univers absolu à l’esprit que l’image de cinéma va exercer son pouvoir de révélation.

L’univers absolu et la parole

Dès la première séquence, le film impose le lieu de l’institut comme univers absolu. Contrairement au roman de Robert Walser qui se situe en plusieurs endroits d’une grande ville — en laquelle nous reconnaissons Berlin —, le film s’installe dans le huis clos de l’école et bouscule sa topographie. La localisation géographique de l’institut à l’échelle du monde est un mystère. Jakob apparaît immédiatement devant la porte, sans que l’on sache d’où il vient, ni où cette porte se trouve. Sa frêle silhouette s’imbrique dans un cadre serré qui ne laisse aucune ouverture sur les alentours. L’institut ne semble appartenir à aucun lieu qui l’excéderait, comme s’il était lui-même l’univers dans son intégralité, qu’il n’y avait rien d’autre que lui. Il se présente comme un univers en soi, dépourvu d’entours, non pas tant un îlot isolé dans le néant de la nuit — comme le petit bois qui apparaît dans le rêve de Lisa — qu’un univers dans toute sa complétude, dans l’infini de sa dimension, impossible à appréhender de manière sensible, et donc visuelle.

Cette impression d’univers en soi est confortée par les différentes langues en usage dans l’institut. Certes l’école est internationale, les élèves se présentant tour à tour à Jakob en énonçant les différents pays dont ils sont originaires. Mais la mixité des langages dépasse non par son nombre mais par son usage celle des élèves. Très vite, s’impose le constat que les langues ne comptent pas, seule la parole importe. Elle survient en premier lieu sous la forme d’une voix désincarnée et omnipotente qui énonce, en allemand, l’énigme sous forme de devinette. Plus qu’une voix off — puisque celle-ci ne sera plus assignable à personne par la suite, ni narrateur ni personnage — elle est une sorte de voix de la fatalité. C’est à la fois la voix d’une pythie qui, par son geste annonciateur et inchoatif, bouleverse le cours d’une vie et celle d’une sphinge qui énonce l’énigme de l’existence humaine. Puis, une fois le générique terminé et la musique évanouie, le drame en lui-même commence. C’est alors que surgit une parole déshumanisée, ou plutôt « animalisée ». Après que Jakob a tiré la sonnette de l’entrée de l’institut, le fenestrou de la porte s’ouvre sur la tête d’un singe-capucin. On entend alors une voix au timbre oscillant entre le féminin et le masculin que l’on attribue un temps au seul être visible, le singe. Il faut attendre que la porte s’ouvre entièrement pour rétablir la source sonore et l’attribuer à Kraus qui porte le singe-capucin sur une épaule. Une fois les portes de l’institut franchies, la parole devient impersonnelle. On n’entend distinctement la voix des élèves que lorsqu’ils récitent leur seule et unique leçon, c’est-à-dire lorsqu’ils sont les énonciateurs de la parole mais pas les créateurs de son contenu. Leur parole propre, celle avec laquelle ils s’imposeraient en tant qu’individus, est inaudible, perdue dans le brouhaha des paroles mêlées, comme l’individu qui disparaît au profit de la communauté, ou simplement étouffée dans le silence pesant de l’image. Parmi les élèves, seul Jakob est, à proprement parler, doué de parole. C’est cette parole utilisée en voix off qui prend régulièrement en charge la narration et aussi avec elle que transparaissent ses interrogations dans de longs monologues souvent obscurs. C’est avec elle qu’il revendique son droit à dormir dans un lieu convenable — c’est-à-dire dans une chambre individuelle, un espace privé, faisant valoir son droit à une existence décente. Ce privilège de la parole que possède Jakob et qui lui permet d’obtenir un espace d’intimité est à lire, par avance, comme la signifiance du lien entre l’expression d’une existence personnelle — que la parole atteste — et la construction de l’espace de l’institut.

Dans la confusion de l’envers et de l’endroit

Par-delà ses dimensions insondables, le monde de l’institut offre un ordre de réalités sensibles qui contrevient aux représentations naturelles du sens commun. Ainsi, la cloche de la porte d’entrée déclenchée par Jakob, que l’on voit s’agiter et qu’une main arrête, ne produit aucun son. À l’inverse, le col de chemise que Jakob détend pour être plus à son aise émet un grincement improbable. De même, l’eau versée sur le sol pour le lessiver s’écoule non seulement horizontalement sur ce dernier mais également verticalement sur le mur d’une chambre, entre les tableaux et les miroirs, mettant en lumière plus qu’une porosité des murs, une solution de continuité, un lieu invisible et intangible qui relie entre eux les différents espaces internes de l’école exposant ainsi l’originalité de sa topographie.

Bientôt l’institut se présente en lui-même comme le centre d’un autre infini, non pas un infini qui le déborde mais un infini qui partage son espace tant celui-ci n’a pas de limite topographique. Ce système cosmologique que représente l’école Benjamenta figure de manière insistante dans ce motif indiciel qu’est le cercle et qui ponctue le film. Qu’il soit tracé à la craie sur le tableau, formé par un assemblage de fourchettes, cadre d’une fenêtre toujours lumineuse ou bien encore verre d’un aquarium ou d’une loupe, boule d’encadrement de lit ou boule de couture, le cercle sous sa forme plane ou tridimensionnelle induit l’idée de cosmogonie et de centralité de l’univers dans l’institut. Selon la formule de Nicolas de Cues, « Dieu est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Ici le cercle n’est pas tant Dieu auquel il est fait peu référence — bien que sa présence soit rappelée par un crucifix, quelques croix et une fresque de Jésus — que l’espace absolu qui constitue l’être et qui en est en même temps constitué. Mais par-delà la symbolique théologique, s’impose surtout une interprétation platonicienne du cercle. Le cercle est cet intermédiaire nécessaire entre le Même et l’Autre, entre le visible et l’invisible. La substance biface du cercle lui attribue le rôle de représentant du lien entre le monde et l’âme, ou plutôt ici du monde et de l’esprit, du sensible et de l’intelligible.

Si l’institut constitue un univers en soi, déchargé de tout entourage, il se présente surtout comme un monde étrange, à l’architecture mystérieuse où la continuité spatiale n’est jamais réellement attestée, à tel point que l’intérieur semble se confondre avec l’extérieur. Un lieu en particulier incarne cette perméabilité, cette confusion de l’externe et de l’interne. Celui-ci apparaît plusieurs fois sous la forme d’une image indépendante du reste, une image d’insert. Situé dans un endroit secret de l’institut, ce lieu est composé d’une sorte de corniche qui longe un mur sur la droite et se prolonge le long du mur qui occupe le fond de l’image. À gauche et couvrant la majeure partie centrale de l’image s’étend une béance d’où l’on aperçoit avec difficulté — sous ce voile de mystère que la luminosité, soit faible soit intense de l’image, produit — des arbres partant d’un sol aussi plat et lisse que celui d’une pièce, relié à une partie de la corniche par une sorte de grand filet qui reflète, à la manière des toiles d’araignées retenant la rosée, la lumière qui s’y répand. Il y a, en premier lieu, l’angle de prise de vue qui n’englobe pas totalement l’espace, laissant ses limites — si tant est qu’il en possède — s’étendre au-delà du champ visible. Puis, c’est l’obscurité ménagée çà et là dans l’image par les différentes surfaces qui prend le relais de l’indistinction. Enfin, et presque paradoxalement, une luminosité subite, d’abord faible puis intense, vient matérialiser les surfaces réfléchissantes, révéler les objets et, dans le même temps, brouiller à nouveau les repères par son intensité aveuglante.

Figure

Institut Benjamenta (S. Quay et T. Quay, 1995). © Koninck Studio Ltd.

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Une autre vue de cet espace, dont on ne sait finalement s’il est à l’extérieur ou à l’intérieur de la maison, nous révèle dans l’angle du fond à droite un escalier en colimaçon. Dans une séquence oscillant entre rêve et réalité, Lisa guide Jakob qui, les yeux bandés, ne sait pas à quoi s’en tenir : « Am I living in a fairy tale ? » Ils y accèdent en empruntant un passage dissimulé : un cercle de craie dessiné sur le tableau. Ce lieu qui ne saurait en être un totalement — le concept de lieu impliquant une délimitation qu’aucune vue ne nous accordera de croire — est un espace à la fois ouvert, par cette béance qui souligne les deux niveaux, le sol et la corniche, et par cette partie toujours invisible dans l’image, à gauche. La mise en scène permet toutefois de reconstituer le quatrième mur qui, normalement, appartient à l’espace de la caméra tout en maintenant le doute sur sa réelle appartenance au lieu. Dans un plan en raccord de regard, Lisa face caméra en contre-plongée regarde par-dessus un balcon en fer forgé. La caméra raccorde son regard à celui de Kraus qui marche sur la corniche, se retourne vers la caméra et lève les yeux vers elle. Il y aurait donc un troisième niveau vertical, au-dessus de la corniche. Pour autant, aucun élément ne permet de savoir si l’espace où se trouve Lisa, qui surplombe celui où se trouve Kraus, y est contigu. Faisant mine de nous dévoiler un peu du mystère, la mise en scène et l’éclairage ne font que l’entretenir un peu plus.

Ni tout à fait à l’intérieur ni tout à fait à l’extérieur, cet espace par sa récurrence et son autonomie dans le film représente à lui seul l’existence à la fois de catégories organisationnelles particulières mais aussi caractérise la perméabilité des milieux, des environnements. Noyées dans la pénombre ou baignées de lumière, les frontières de l’espace s’effacent au profit d’une conception flottante des limites. Il s’agit non pas de donner à voir un espace euclidien, l’espace représenté dans lequel évolueraient des personnages indépendamment de cet espace, mais plutôt de construire un espace hodologique, cet environnement non plus représenté mais vécu, ressenti par les personnages [2]. La représentation spatiale de l’institut qui neutralise l’opposition entre intérieur et extérieur peut alors se comprendre comme l’expression de l’entrelacs, du chiasme exposé par Merleau-Ponty (1945) où l’extériorité constitutive de l’expérience — l’institut comme espace d’instruction — s’entremêle avec l’intériorité du sujet — l’appréhension de l’institut par Jakob et de sa propre existence.

L’animalité : une hybridation jamais totalement éprouvée

La seconde grande énigme du film, par-delà la devinette liminaire et le mystère de l’organisation topographique de l’institut, utilise un motif mythologique fortement emblématique : l’hybridation animale ou ce que nous appellerons plus simplement l’animalité. Elle se rencontre sous plusieurs formes et reste elle-même soumise à cet entre-deux qui sépare le rêve de la réalité. Dès les premières minutes du film, dans la séquence déjà évoquée de la confusion de l’énonciateur qui introduit Jakob dans l’institut, s’impose l’illusion non pas de l’homme-animal mais de l’animal-homme. Qui du singe-capucin ou de l’homme a parlé ? L’ouverture de la porte, figure d’un dévoilement relatif, a partiellement répondu à cette interrogation puisque l’on y découvrait Kraus, le capucin sur l’épaule, invitant Jakob à entrer. Tout de même, le rétablissement d’un ordre de réalité en accord avec le sens commun et qui interdit à l’animal la capacité de parler n’est pas totalement réalisé tant le timbre de la voix entendue est étrange et ne semble pas plus appartenir à Kraus qu’au singe-capucin. Quelques secondes plus tard, Kraus quitte Jakob le laissant derrière une porte close. Ce dernier donne la main au capucin qui l’attire dans un couloir et le mène jusqu’au bureau du directeur, Johannes Benjamenta.

Dans cette pièce, le regard de Jakob croise des portraits de jeunes hommes sur les murs dans des cadres pourvus de bois de cerfs. Johannes lui explique que ce sont les anciens élèves. Il ressort de son intonation une certaine fierté qui confirme l’impression que ces élèves assimilés à des cervidés sont autant d’emblèmes de la réussite de l’école et de son représentant. Et c’est bien à partir de cette assimilation de l’homme au cerf que l’idée d’animalité du film se développe. Une scène très emblématique de cette transformation symbolique et représentative est celle où Jakob porte des bois par un jeu de superposition des plans de clivage de l’image : Jakob est assis dos à la caméra face au mur. Sur le mur sont peints des bois de cerfs dont on ne voit que les ramures. La position de la tête de Jakob correspond à la base d’où s’élèvent les bois. Bien entendu, il faut être dans notre position de spectateur pour que cet effet soit produit. Pourtant, Johannes qui se trouve soit à côté soit devant Jakob « perçoit » ces bois puisqu’il se met à les mesurer avec un mètre et à en commenter la taille. Le film confond alors espace filmique et espace diégétique, ce que nous voyons de l’espace est également éprouvé par les personnages évoluant dans cet espace. L’illusion fonctionne pour tous et la perception déborde ici les limites du phénomène car l’image de cinéma s’installe dans ce lieu qui est à la charnière de la vision et de l’expérience et nous le donne à voir.

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Institut Benjamenta (S. Quay et T. Quay, 1995). © Koninck Studio Ltd.

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Le personnage même de Johannes Benjamenta apparaît de manière assez ambiguë. Souvent comparé à un ogre par les critiques du roman originel, il fait surtout figure d’un être hybride dans le film. Sa première apparition nous le présente comme un être inquiétant et infirme. Tout ce que l’on voit de lui, alors que l’on entend le tonnerre de sa voix demandant de patienter un instant en allemand, est le pied d’une béquille en gros-plan sur lequel retombe le bas d’une jambe de pantalon qui la recouvre comme une jambe d’homme. Puis, le pied de béquille se retire de l’image en glissant vers l’arrière à la manière d’un animal qui racle le sol de son sabot. On ne voit ensuite que le bras tendu de Johannes et sa main qui indique ostensiblement ce que doit faire Jakob, soutenant sa parole par une gestuelle de mime surexpressive. Enfin, il apparaît de tout son être marchant difficilement grâce à deux béquilles, le corps légèrement penché en avant. Par la suite, il ne semble plus aussi inhumain ; certes il marche encore avec des béquilles, parfois une seule mais la position de son corps est plus droite. Il est le directeur imposant, sévère et craint de tous, même de sa soeur Lisa, mais il n’est pas l’être hybride que l’on découvre de prime abord et que l’on voit furtivement de dos, le torse nu, un peu bossu, luttant avec des bois de cerf contre son propre reflet dans le miroir.

Ces bois de cerf qui reparaissent, non plus par le truchement d’une illusion d’optique mais dans la pleine réalité de l’être hybride, nous renvoient plus sûrement à l’univers des frères Grimm dont on a dit qu’Institut Benjamenta repoussait les limites. On se rappelle le conte Frérot et soeurette dans lequel le frère est transformé en cerf (ou en chevreuil selon les traductions) après avoir bu l’eau d’une fontaine enchantée. Dans ce conte, le frère et la soeur entretiennent des relations ambiguës qui résonnent avec les relations de Johannes et Lisa. Mais si Institut Benjamenta semble vouloir faire référence au conte des frères Grimm, il ne lui est pas entièrement soumis. Ici, pas de transformation mais une hybridation qui n’est jamais totalement éprouvée et qui permet de prendre de la distance avec la symbolique puissante de la métamorphose des contes. L’ambiguïté repose alors autant sur l’hybridation que sur le silence fait au sujet des relations intimes de Johannes et Lisa. Cette ambiguïté poursuit alors le chemin tracé par la perméabilité des lieux. Elle va se répandre à l’arrivée de Jakob qui cristallisera les désirs tus de chacun. Jakob sera d’abord confronté au désir homosexuel de Johannes, puis à celui, réprouvé, de Lisa qui n’avait jusque-là pour compagnie que le chaste Kraus. L’animalité dans le film s’entend alors comme le prologue à la métamorphose des contes, une expression du désir, vécu comme un objet de lutte.

Ce sont en fait deux niveaux de réalité qui travaillent la personnalité et la nature des dirigeants de l’école. Dans une scène singulière qui constitue une sorte d’intermède, Johannes et Lisa vont prendre le thé. Ils se tiennent par le bras et traversent un couloir, baignés dans une lumière vive, l’image surexposée noyant Lisa dans une surface blanche, aveuglante. À ce moment, Johannes marche sans l’aide de sa canne, il la porte certes mais il joue avec, la fait tournoyer. Il s’agit plus d’un accessoire que d’un prolongement de son corps. Les deux figures se dirigent vers un endroit que l’on ne voit pas, disparaissant dans un des prolongements latéraux du couloir. On les retrouve dans une pièce très lumineuse, assis de part et d’autre d’une table, prenant le thé, devant une immense verrière. La luminosité de la pièce est trop franche pour ne pas fonctionner en contrepoint de toutes les autres scènes où la lumière apparaît seulement par intermittence, balayant l’image d’un voile miroitant qui tout à la fois révèle et aveugle. Johannes lit son journal et Lisa le regarde puis finit par lui avouer sa tristesse de ne plus parler avec lui. C’est une scène d’humanité absolue, où les êtres sont donnés à voir en pleine lumière, une lumière ontophanique qui révèle leur autre nature, l’homme et la femme qu’ils sont derrière le voile. Ils évoluent alors dans un quotidien que nous ne leur connaissions pas, dans une intimité jusque-là toujours devinée, fantasmée puisque les images nous limitaient alors, spectateurs et élèves de l’institut, au seuil de leurs appartements, lieu interdit et, de fait, plein de mystère. Une scène où la parole, éprouvée dans le manque, est au centre de l’expression de l’existence, d’une existence qui ait un sens, d’une humanité. Cette parole, celle qui permet de communiquer, d’établir un contact fait défaut à Lisa, non seulement dans sa relation à son frère mais aussi dans sa vie en général, la vie de l’institut. À tel point qu’elle pallie ce manque par des monologues adressés à Jakob, qui s’étonne de ces révélations intimes, de ce qu’il y a de plus cru dans l’intimité, la solitude et l’angoisse d’une mort qui semble par conséquent inévitable.

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Institut Benjamenta (S. Quay et T. Quay, 1995). © Koninck Studio Ltd.

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Ce désir d’humanité, signifié dans la recherche de la parole, est éprouvé par Lisa Benjamenta, toute de blanc vêtue, douce et fragile fée du conte qui n’échappe pas à cette hybridation. Mais elle ne subit pas de transformation corporelle, elle incarne une sorte de pureté qui n’autorise aucune forme de monstruosité physique. Il s’agit bien plutôt d’un déguisement, d’un costume dont l’accessoire principal est une canne à pied de biche dont elle ne se sépare jamais et qui rappelle son autorité quand celle-ci est, même très légèrement, dépassée. Cette canne fonctionne comme un médiateur, un élément de communication ou plutôt de contact – un substitut de la parole ? — c’est avec elle qu’elle touche ses élèves, qu’elle les rappelle à l’ordre d’un coup sec sur le tableau, qu’elle frappe à une porte ou qu’elle examine Jakob le premier jour où il entre dans sa classe. Une sorte de prolongement d’elle-même, de ce moi intime qu’elle ne livre qu’à Jakob. Jakob qu’elle finira par toucher de ses mains, par prendre dans ses bras et par inviter à enfouir son visage dans le creux de son jupon. Dans la scène de sa mort, Lisa pose délicatement sa canne sur ses genoux quand celle-ci lui échappe et est projetée mystérieusement vers l’avant, en un mouvement inversé de l’image. La canne lui est brutalement retirée, de manière si soudaine que seule la chute du corps de Lisa nous fait entendre la réalité de sa mort. La canne est le symbole de la vie qui lui a été ôtée par une force invisible, mais la vie sous la forme duelle de l’hybridation. N’est-ce pas l’animal en elle qui s’est retiré brutalement, et qui l’a vidée de son existence ? On retrouve alors le pied de biche à la porte de sa chambre mais de l’autre côté, dans le couloir, attestant de nouveau de la perméabilité des lieux. Kraus la ramasse et la porte avec tristesse et affliction à Johannes Benjamenta, signifiant par là que Lisa n’est plus.

Mais Lisa porte son animalité comme une croix : on la voit se munir de plusieurs dés à coudre qu’elle coud alignés sur sa robe blanche. Allongée sur le lit, d’abord sur le côté, elle se retourne alors sur le dos. Le long de sa colonne vertébrale, la ligne de dés à coudre forme une sorte d’arête dorsale que l’on imagine s’enfoncer douloureusement dans son dos. La monstruosité de Lisa n’est pas réelle, pas plus que celle de Johannes, elle n’est qu’un artifice qui n’arrive pas à combler le vide de son existence, ce qui la fanera irrémédiablement, comme cette fleur qu’elle arrose et qui s’assombrit immédiatement pour ensuite flétrir et s’éteindre. Une fois révélée à elle-même, dans cette humanité vidée de sens, cette existence dépourvue d’éros, Lisa n’a d’autre choix que de mourir.

Kraus : l’équilibre d’un monde voué à disparaître

Dans cet espace filmique et diégétique, à la fois centre d’un cosmos bercé dans le mystère de son existence et de sa construction, univers à la fois complet et infini et monde menacé par un rayon de lumière qui en accentue les fragilités et le menace constamment de s’écrouler par un acte démiurgique de révélation, un être fait figure d’équilibre. Kraus, personnage dont la maîtrise du lieu et de ses usages n’a d’égal que sa discrétion et son effacement. L’inconspicuous (la traduction de ce mot en français, « transparent », ne rend malheureusement pas totalement justice à la subtilité de sens contenu dans sa sonorité et prolongé par l’adjectif suivant monosyllabic dans la description qu’en donne Lisa) Kraus est un être envoyé par Dieu, selon Lisa, qui l’a chargé d’une énigme profonde et insoluble. L’humanité de Kraus est effectivement singulière et c’est son rapport à la parole — expression non pas du devenir humain mais de la persistance de l’humain dans l’apparente animalité — qui oriente son personnage vers une sorte de divinité. Kraus ne parle pas, il énonce les chiffres écrits au tableau qui enjoignent les élèves à réciter leur leçon, et ses mots, comme ceux avec lesquels il a accueilli Jakob, ont une sonorité telle qu’ils semblent émis par une autre voix.

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Institut Benjamenta (S. Quay et T. Quay, 1995). Illustrations : Zeitgeist Films. © Koninck Studio Ltd.

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Kraus est celui qui introduit Jakob dans l’univers Benjamenta, dans une forme d’épreuve de son existence propre ; il est celui qui protège Lisa lorsqu’elle est menacée par l’ombre mortelle de la solitude, celui qui la garde, la guide, la soutient de son seul regard et enfin il est celui qui annonce sa mort. La face cachée de Kraus n’est pas celle de l’animal. Kraus est exempt de toute forme d’animalité dans tout ce qu’elle implique de pulsion, de désir. Une image allégorique en révèle la nature. Il se tient derrière l’aquarium en forme d’horloge, le visage grossi et étiré par la déformation du verre, les bras tendus de chaque côté du corps de l’aquarium qui dissimule presque entièrement le sien, et s’y substitue, un seau dans chaque main. Son visage agrandi, monstrueux et sévère en fait à la fois un gardien et un juge — le symbole de la balance apparaissant avec une netteté sans équivoque. La position rigoureusement symétrique de ses bras restaure un instant et partiellement l’équilibre nécessaire à l’existence du monde qu’est l’institut. Un équilibre qu’il met de nouveau à l’épreuve dans une scène où il se tient sur un pied l’autre jambe repliée, en l’air, et tenant de la main droite deux boules qu’il fait tourner l’une autour de l’autre. Une fois Lisa morte et Kraus parti l’institut en équilibre instable, flottant à la lisière des antinomies, finit par s’écrouler.

Un film métaphysique

Le propos d’Institut Benjamenta trouve à s’exprimer à travers un seul et même paradigme : la perméabilité des concepts dialectiques. Les images, dans la puissance de la fiction, mettent en péril l’équilibre fragile qui sépare l’intériorité de l’extériorité et qui distingue l’homme de l’animal. Elles posent alors, dans cette hybridation du corps humain qu’est sa potentielle animalité, cette interrogation de l’être sur lui-même, une quête existentielle qui, comme l’énigme du début, ne comporte pas de fin. Cette quête se termine inévitablement par un réveil qui n’est autre que la révélation de soi, engageant un bouleversement des données originelles. Celui qui librement avait consenti à n’être rien, devient le maître d’un directeur passé esclave. Jakob et Johannes se retrouvent tous deux, après la chute de l’univers Benjamenta et le départ de Kraus, traversant une tempête, libérés d’une existence vécue dans les vraisemblances du faux. Libres seulement en apparence, car l’espace dans lequel ils se trouvent est en réalité un espace clos et circulaire, une de ces boules souvenirs dont la neige artificielle tombe lorsque la boule est secouée. Dans un cadrage englobant, l’image identifie la boule à neige à l’aquarium que Kraus, en suprême maître du jeu, de ce jeu parfois amer qu’est l’existence, parsème de flocons. L’univers se referme sur lui-même en un anneau de Moebius, laissant l’énigme du début perdurer dans l’illusion infinie de l’existence.

Le film des frères Quay propose donc de confronter l’être avec ce qui ne se laisse pas définir, ce qui échappe à la rigueur de l’entendement, un monde où la perception offre de l’inconnu, de l’entre-deux, de l’impossible, du perméable. L’hybridité animale des maîtres des lieux permet alors comme le pense Victor Turner (1967) « d’apprendre aux néophytes à distinguer clairement les différentes dimensions de la réalité propre à leur culture ». C’est une métaphysique de la réalité dans laquelle l’existence de soi ne se révèle que dans ce qui menace le plus le sens et l’intelligible.

C’est en quelque sorte un film d’éducation, presque une aventure initiatique mais à double sens puisque maîtres et élèves vivent une révélation, et dont l’épreuve est de survivre à l’existence tremblante des choses.

Alors que le livre de Robert Walser entendait donner un point de vue sur la chute d’un monde particulier : l’aristocratie dans la société viennoise encore attachée à ses rites et ses codes, le film des frères Quay propose une perspective plus métaphysique de la chute d’un univers dans lequel l’individu vaut pour l’espèce. Mais pas plus que le roman de Walser, le film ne cède au relativisme. L’équilibre incarné par Kraus, qui, à la mort de Lisa, a quitté l’institut, n’est que précaire et l’homme doit choisir un côté ou l’autre de la balance : l’homme ou l’animal, l’intérieur ou l’extérieur, le monde visible ou la face voilée. Ce monde qui choit peu à peu n’est pas réduit à une classe sociale, ce monde qui va s’écrouler et disparaître c’est celui de la représentation absolue de la réalité qui n’était qu’une illusion, ou un rêve, « ce rêve que l’on appelle la vie » comme le souligne le sous-titre du film. L’expérience de soi se fait dans le rapport du sensible et de l’intelligible au monde mais la condition acceptable de l’existence exige un choix. Ce que nous dit la perméabilité inacceptable des concepts de vie — l’individu, l’espace, le langage — c’est cette nécessité absolue — et liberticide — de l’être à n’habiter qu’un seul pan de la réalité.