Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 19, numéro 1, automne 2008 Les transformations du cinéma Sous la direction de Serge Cardinal
Sommaire (12 articles)
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Hommage au fondateur de la revue
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Présentation
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Ethnographie, culture et expérimentations : essai sur la pensée, l’oeuvre et la légende de Maya Deren
Julie Beaulieu
p. 15–35
RésuméFR :
Plus qu’une cinéaste, Maya Deren était une artiste anthropologue avant-gardiste, une féministe avant la lettre. C’était aussi une théoricienne poète, dont les écrits sont encore aujourd’hui méconnus. Au coeur de son projet artistique qui l’a menée jusqu’en Haïti, la dépersonnalisation, à la base de toute pratique rituelle. Cette quête métaphysique passe tant par la production de ses quatre premiers films que par la création, sur le plan conceptuel, de la forme ritualiste, spécifique au cinéma. De la pratique découle la théorie : Une anagramme d’idées sur l’art, la forme et le cinéma, exemple révélateur de ce système unique de pensée comme de création, qui s’apparente à la structure du rhizome deleuzo-guattarien. Figure mythique et surréaliste de l’avant-garde américaine des années 1940, Maya Deren s’est très vite vue confrontée aux limites de la représentation cinématographique, alors qu’elle se trouvait à mi-chemin entre l’artiste et l’ethnologue, comme placée entre le rêve et la réalité.
EN :
More than a filmmaker, Maya Deren was an avant-garde anthropological artist and a feminist before her time. She was also a poet and theorist whose writings are still little-known today. At the heart of her artistic project, which led her as far afield as Haiti, lies depersonalization, the basis of all ritualistic practices. This metaphysical quest can be seen in both her first four films and in the creation on a conceptual level of a ritual form specific to cinema. Out of her practice was born her theory: “An Anagram of Ideas on Art, Form and Film,” a revealing example of her unique system of thought and artistic creation, one similar in conception to the rhizome structure postulated by Deleuze and Guattari. A surrealist and a mythical figure of the 1940s American avant-garde, Deren very quickly ran up against the limits of cinematic representation at a time when she found herself midway between being an artist and being an ethnographer, as if located between dreams and reality.
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Cinema as dispositif: Between Cinema and Contemporary Art
André Parente et Victa de Carvalho
p. 37–55
RésuméEN :
Recent upheavals in the media landscape raise two major issues. First, how is new media changing the cinematographic dispositif in its primordial dimensions: architectural (the conditions for image projection), technological (production, transmission and distribution) and discursive (cutting, editing, etc.)? How does experimentation in the field create new shifts or deviations with respect to the institutional mode of representation? Unlike the dominant cinema, some films reshape cinema’s dispositif by multiplying screens, exploring other durations and intensities, changing the architecture of the screening room or entering into other relations with spectators. In fact, cinema’s dispositif underwent variations such as these during three particular moments of film history, as we will discuss here: the cinema of attractions, expanded cinema and cinema of exhibition, whose differences will be analyzed through the notion of dispositif. While technological transformations are obvious in each of these moments, they also call attention to a series of experimentations with cinema’s dispositif which have been largely overlooked by film history. Not only do these deviations from a so-called institutional mode of representation produce new and heterogeneous subjectivities, they also have a decisive impact on recent film theory.
FR :
De récents bouleversements au sein du paysage médiatique soulèvent deux questions essentielles. Premièrement, de quelle façon les nouveaux médias modifient-ils le dispositif cinématographique, à la fois dans sa dimension architecturale (projection), technologique (production, transmission, distribution) et discursive (montage) ? Deuxièmement, en quoi les expérimentations dans le domaine de l’art contemporain produisent-elles des glissements ou des déviations eu égard au mode de représentation institutionnel ? Contrairement au cinéma dominant, plusieurs films refaçonnent le dispositif cinématographique en multipliant les écrans, en explorant d’autres durées et intensités, en modifiant l’architecture de la salle de projection ou en engageant de nouvelles relations avec le spectateur. Trois moments de l’histoire du cinéma qui témoignent de telles variations seront discutés ici, tout en cherchant à les distinguer à l’aide de la notion de dispositif : le cinéma des attractions, le « cinéma élargi » (expanded cinema) et le cinéma d’exposition. Bien qu’ils soient caractérisés par des transformations technologiques évidentes, ces moments font surtout état de diverses expérimentations avec le dispositif cinématographique qui ont été largement négligées par l’histoire du cinéma. Non seulement les déviations occasionnées d’avec un prétendu mode de représentation institutionnel produisent-elles des subjectivités inédites et hétérogènes, mais elles ont aussi un impact décisif sur la théorie du cinéma actuelle.
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Le prisme identitaire du cinéma québécois. Figures paternelles et interculturalité dans Mémoires affectives et Littoral
Denis Bachand
p. 57–73
RésuméFR :
Deux motifs principaux se dégagent de la production cinématographique québécoise de ce début de xxi e siècle : les relations père-fils et l’interculturalité. Ces deux vecteurs du questionnement identitaire convergent dans l’interrogation des fondements du sujet du point de vue des filiations individuelle et collective. La réception critique et l’analyse du récit sont mises à contribution dans l’exploration du rapport dialectique entre l’identité et l’altérité tel qu’il se manifeste dans deux films : Mémoires affectives de Francis Leclerc (2004) et Littoral de Wajdi Mouawad (2004). Ces deux fictions déclinent des variations sur un même thème, celui du récit des origines et de ses violences constitutives ; ils thématisent la genèse de l’être, la naissance et le geste culpabilisant à l’origine d’un refoulement ou d’un secret qui façonne en creux l’imaginaire du sujet dans le travail d’élaboration psychique ; ils font écho à la multiplicité des composantes culturelles de la société québécoise contemporaine.
EN :
Two principal motifs have emerged from Quebec cinema since 2000: father-son relations and interculturalism. These two vectors for enquiring into identity converge in the present article in analyses of the bases of the topic from the perspective of individual and group relations. Critical reception and discussion of the storyline are used to explore the dialectical relationship between identity and alterity as it is seen in two films: Francis Leclerc’s Mémoires affectives (2004) and Wajdi Mouawad’s Littoral (2004). These two fiction films examine variations on a theme, that of the narrative of origins and their constituent forms of violence. They render thematic the genesis of the individual and their birth and guilt-inducing gestures at the origin of repression or a secret which creates an image of the subject’s imagination in the process of psychic development. These films reflect the multiplicity of cultural elements in contemporary Quebec society.
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L’histoire du Québec au travers de l’histoire du cinéma québécois. Le cinéma québécois a-t-il le goût de l’histoire ?
Pierre Véronneau
p. 75–108
RésuméFR :
Deux histoires sont ici rapprochées, chacune avec ses multiples dimensions, ses points de vue croisés, ses amnésies et ses fixations. La première, c’est celle qui rassemble, dans la mémoire dispersée des individus ou dans celle ordonnée des études historiques, les événements militaires, politiques, économiques ou culturels, les projets politiques et les affaires de l’État, les morales, les modes et les passions de groupes sociaux, la mentalité particulière de chaque époque. La deuxième, c’est celle du cinéma québécois, dans la diversité de ses figures, de ses styles, de ses genres, de ses propagandes, de ses champs sociaux, de ses acteurs. Le rapprochement de ces deux histoires fait voir que, si elles n’ont jamais cessé d’interférer l’une avec l’autre, les modes de cette interférence ont été très divers : tantôt, les affaires de l’État ont déterminé la représentation de la nation ; tantôt, les projets politiques ont servi à l’élan de création ; tantôt, des événements militaires sont restés oubliés par l’image ; tantôt, des batailles sociales ont représenté des raisons d’être du cinéma ; tantôt, le cinéma a fait l’histoire, etc.
EN :
This article brings together two histories, each with its own multiple aspects, different points of view, forms of amnesia and obsessions. The first is the history found in the dispersed memory of individuals or in the orderly form of historical studies: military, political, economic or cultural events; political projects and the affairs of state; the morals, fashions and passions of social groups; and the mentality unique to every era. The second history is that of Quebec cinema in the diversity of its devices, styles, genres, propaganda, social terrain and agents. By bringing these two histories together we find that, although they have never failed to interfere with each other, the forms of this interference have been highly diverse: at times the affairs of state have determined how the nation is represented; at others political projects have impelled artistic creation; at others military events have been forgotten by images; at others social battles have represented cinema’s raison d’être; at others film has made history; etc.
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Le dernier des discrets
Serge Cardinal
p. 109–126
RésuméFR :
Cofondateur de la revue Cinémas, Michel Larouche a enseigné au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal jusqu’en 2005. Ses travaux nous ont fait découvrir des cinémas méconnus (le cinéma expérimental ou d’Afrique), des cinémas ignorés (celui de Jodorowsky ou le cinéma indépendant québécois), des cinémas hybrides (ceux qui s’approprient la photographie, les nouvelles technologies ou la littérature). Mais quelle méthode, quels problèmes et quels concepts Michel Larouche nous laisse-t-il en héritage ? Surtout, quelle éthique de la pensée a-t-il discrètement laissée aux études cinématographiques ?
EN :
Michel Larouche, the co-founder of the journal Cinémas, taught in the Dépatement d’histoire de l’art et d’études cinématographiques at the Université de Montréal until 2005. His work introduced us to little-known types of cinema (such as experimental and African cinema), unknown cinema (the films of Jodorowsky and independent Quebec cinema) and hybrid cinema (films which use photography, new technology or literature). But what are the methods, problems and concepts Michel Larouche has bequeathed us? In particular, what intellectual ethic has he modestly left to film studies?
Hors dossier / Miscellaneous
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Institut Benjamenta : la face voilée de la réalité
Jessie Martin
p. 129–145
RésuméFR :
Cet article montre comment le film des frères Quay, Institut Benjamenta, propose une représentation métaphysique du monde. Les cinéastes développent une réflexion filmique sur le paradoxe caché dans la réalité phénoménale. En travaillant sur la perméabilité de concepts physiques tels que le lieu, le langage, l’homme, le film parvient à dépasser les antinomies séculaires qui divisent l’esprit du corps, l’intelligible du sensible. À travers la porosité des frontières topographiques, l’usage singulier de la parole et l’hybridation animale, le film explore toute l’ambiguïté qui couve sous les certitudes perceptives. Il crée un univers flottant et incertain dans l’entre-deux de la perception et confronte, dans la puissance poïétique de la fiction, l’homme avec ce qui lui échappe et avec ce à quoi il tente d’échapper. C’est dans le rapport du sensible et de l’intelligible que l’être, dans le film, fait l’expérience de lui-même.
EN :
This article demonstrates how the Quay Brothers film Institute Benjamenta offers a metaphysical vision of the world. In it, the filmmakers think in film about a paradox hidden in phenomenal reality. By working on the permeability of physical concepts such as place, language and the individual, the film succeeds in overcoming the secular dichotomies dividing mind and body and the intelligible and the sensory. Through the porosity of topographical boundaries, a unique use of speech and animal hybridity, the film explores the ambiguity smouldering underneath our perceptive certainties. It creates a floating and uncertain universe in an in-between perceptual space and, in the powerful poesis of its fiction, brings individuals face to face with what escapes them and from which they are trying to escape. In this film, individuals experience themselves through the relationship between the sensory and the intelligible.
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Paul Robeson and the End of His “Movie” Career
Charles Musser
p. 147–179
RésuméEN :
Paul Robeson made his last fiction film appearance in Tales of Manhattan (directed by Julien Duvivier, 1942), which the black star ended up denouncing for its demeaning racial stereotypes. Robeson scholars have echoed this negative assessment while French critics have likewise dismissed the film as a minor effort in Duvivier’s oeuvre. This article reassesses and resituates the film historically, arguing that the black-cast sequence, when viewed intertextually, was much richer and more progressive than generally appreciated. In production before World War II and released almost ten months after Pearl Harbor, Tales of Manhattan was historically out of sync.
FR :
Tales of Manhattan (Julien Duvivier, 1942) est le dernier film de fiction dans lequel Paul Robeson ait joué, un film que la star afro-américaine finira d’ailleurs par dénoncer pour ses stéréotypes raciaux dégradants. Les spécialistes de Robeson se sont fait l’écho de ces remarques négatives, tout comme les critiques français qui considèrent ce film comme une oeuvre mineure de Duvivier. Cet article se propose de réexaminer le film en le resituant dans son contexte historique et avance que la partie centrée autour de la communauté noire, dès lors qu’on l’appréhende de manière intertextuelle, s’avère beaucoup plus riche et plus progressiste qu’on le prétend généralement. Conçu avant la Seconde Guerre mondiale et projeté pour la première fois dix mois après Pearl Harbor, Tales of Manhattan apparaît comme un film historiquement « déphasé ».