Résumés
Résumé
L’Ève future, oeuvre profondément marquée par l’imaginaire lié à la technique d’inscription des sons et à leur couplage avec l’image, constitue un bon objet pour une réflexion, inscrite dans une perspective d’archéologie du « cinéma » parlant, sur la place et la fonction accordées à la voix dans certains dispositifs audiovisuels. En examinant le roman de Villiers de L’Isle-Adam sous l’angle de la mise en scène fictionnelle de diverses manifestations vocales, on peut définir les spécificités de la voix qui, dans le cas des automates comme au sein du dispositif cinématographique, affirme la présence de l’humain dans la machine. La question du simulacre anthropomorphe permet en effet de s’interroger sur d’inévitables tensions qui résultent de la conjonction de l’humain — le « grain » de la voix est associé à un individu — et de la machine utilisée pour la (re)production des sons et de l’apparence physique du sujet parlant. À cet égard, la représentation audiovisuelle de l’humain est foncièrement soumise à un phénomène de déliaison dans son rapport à une image animée dont les mouvements ne constituent pas la source effective des sons perçus par l’audiospectateur. Généralement occultée dans le cinéma parlant en raison du primat accordé à l’unicité du sujet-locuteur, cette déliaison fondamentale est associée dans L’Ève future aux inventions d’Edison, notamment à celles qui permettent de créer l’Andréide. Chez Villiers, l’angoisse provoquée par l’exhibition déshumanisante de la dimension machinique semble à la fois sous-tendre sa description de la technologie et motiver un dépassement par le recours aux sciences occultes. Or cet argument spirite est symptomatique de l’un des principaux paradigmes de la réception d’une voix enregistrée. Cette dernière induit en effet un régime de « présence-absence » qui, comme l’a montré Christian Metz, caractérise plus généralement « l’impression de réalité » au cinéma.
Abstract
L’Ève future, a profound expression of the way sound recording technologies and their coupling with the image have been imagined, is a good place to begin thinking, from the vantage point of an “archaeology” of sound cinema, about the role and function of the voice in audio-visual technology. In looking at Villiers de L’Isle-Adam’s novel, published in English as Tomorrow’s Eve, from the perspective of the fictional staging of various vocal manifestations, we can define specificities of the voice which, in the case of both automatons and the film apparatus, create a human presence within the machine. The question of the anthropomorphic simulacrum makes it possible to enquire into the tensions which inevitably arise when the human—the “grain” of an individual’s voice—and the machine are joined to (re)produce the sounds and physical appearance of the speaking subject. In this respect, the audio-visual representation of the human is fundamentally subjected to a kind of decoupling with respect to a moving image, which is not the real source of the sounds heard by the “listener-viewer.” In L’Ève future, this fundamental decoupling, which is generally obscured in sound cinema because of the primacy of the subject-speaker’s unity, is associated with Edison’s inventions, in particular those which made it possible to create his Android. In Villiers’s novel, the anxiety brought on by the dehumanizing exhibition of the mechanical dimension appears both to underlie its description of technology and to motivate the use of black magic. This spiritualist argument is symptomatic of one of the principal paradigms of the way a recorded voice is received. The voice creates a sort of “presence-absence” which, as Christian Metz demonstrated, is characteristic in general terms of the cinema’s “impression of reality.”
Parties annexes
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