Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 16, numéro 2-3, printemps 2006 Deleuze et le cinéma. Prolégomènes à une esthétique future ? Sous la direction de Réda Bensmaïa
Sommaire (13 articles)
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Présentation
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La « pensée du dehors » dans L’image-temps (Deleuze et Blanchot)
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier
p. 12–31
RésuméFR :
On examinera ici ce qu’a de particulier la lecture faite par Gilles Deleuze de la notion du dehors et de l’impuissance de la pensée chez Blanchot, qu’il subvertit en quelque sorte — l’usage deleuzien de Blanchot n’étant guère blanchotien — en appuyant sa lecture sur celle de Michel Foucault, puis en faisant ici et là un détour par Henri Bergson et saint Augustin, dont il reprendra l’idée de la multiplicité des présents (présents du passé, du présent, du futur). On verra aussi, conséquemment, comment le rôle joué par l’« attracteur étrange » que représente Maurice Blanchot dans la pensée que développe Deleuze dans L’image-temps sert à colmater une ligne de fuite qui traverse tout le dispositif de l’image-temps et fait vaciller la possibilité d’inscrire l’image dans le temps. En opposant dehors et dedans, visible et non-visible, présent et devenir, on arrivera aux conclusions suivantes, à savoir que le cinéma ne rend pas le temps visible, mais qu’il rend au contraire perceptible le mouvement par lequel le temps échappe à l’image, que l’attrait du dehors fait du paradoxe du mouvement (visible et non visible, continu et continûment discontinu) le principe même de l’image cinématographique, et que l’image-temps, enfin, est traversée par le mouvement d’un devenir qui, en prenant le nom de « pensée du dehors », met en jeu la pensée elle-même. À l’aide d’un film de Jean-Luc Godard intitulé Éloge de l’amour, dont le principe d’organisation peut être considéré comme une illustration de la conception deleuzienne du temps, on verra enfin comment la logique du devenir, qui rend tout présent impossible, détermine le rapport de toute image au temps, comment le dehors, suivant cette idée d’un temps en devenir et à la linéarité rompue, empêcherait le temps en même temps qu’il en annoncerait l’éventuel avènement.
EN :
This article examines the peculiarities of Gilles Deleuze’s reading of the concepts of the outside and the powerlessness of thought in the work of Blanchot. Deleuze subverts these concepts, in a sense—his use of Blanchot is not particularly Blanchot-like—by basing his reading on that of Michel Foucault and then by referring here and there to Henri Bergson and Saint Augustine, whose idea of the multiplicity of presents (past presents, present presents and future presents) he takes up. We will also see, as a result, how the role played by the “strange attractor” that Maurice Blanchot represents in Deleuze’s thinking in The Time-Image serves to block a line of flight which runs through the entire time-image system and unsettles the possibility of inscribing the image in time. By contrasting outside and inside, visible and non-visible, present and becoming, we arrive at the following conclusions: the cinema does not make time visible—rather, it makes perceptible the movement through which time eludes the image; the attraction of the outside makes the paradox of movement (visible and non-visible, continuous and continually discontinuous) the very principle of the cinematic image; and the time-image, finally, is run through with the movement of a becoming which, in taking the name “thought from the outside”, puts thought itself into play. With the help of Jean-Luc Godard’s film Éloge de l’amour, whose organizing principle can be seen as an illustration of Deleuze’s conception of time, we will see, finally, how the logic of becoming, which makes any present impossible, determines the relation of all images to time and how the outside, following this idea of a time of a broken linearity in the process of becoming, prevents time from happening and, at the same time, announces its possible advent.
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Choisir de choisir — croire en ce monde / To Choose to Choose— To Believe in this World
Ronald Bogue
p. 32–52
RésuméEN :
In the philosophy of Pascal and Kierkegaard and the cinema of Bresson and Dreyer, Deleuze finds “a strange thought,” an “extreme moralism that opposes the moral,” and a “faith that opposes religion.” This thought may be described as an immanent ethics of “choosing to choose,” such that one may thereby “believe in this world.” Pascal’s wager and Kierkegaard’s leap of faith are usually treated as exclusively theological concepts, but Deleuze—by way of a Nietzschean adaptation of Pascal and Kierkegaard—sees these concepts as a means of understanding a specific mode of existence, in which one “chooses to choose,” and thereby commits oneself to the perpetual responsibility of choosing. In the work of Dreyer and Bresson, Deleuze discovers a cinematic counterpart of this philosophy of “choosing to choose,” a cinema in which apparently religious concerns actually manifest an immanent ethics of modes of existence. This cinema highlights the fundamental vocation of modern cinema, which is to make possible a “belief in this world.” The problem facing modern directors is that the world seems nothing but a bad film, a collection of predictable and empty clichés devoid of any possibility of genuine creativity. Modern cinema’s answer to this challenge is to disrupt conventional ways of seeing and disclose already present alternatives to those conventions, such that new possibilities of existence are suggested. In this way, modern cinema allows a revived “belief in this world.” No longer a world of clichés, the world as transformed through modern cinema is one in which new modes of existence are envisioned, modes based on an ethics of perpetually “choosing to choose.” This cinematic ethics finally provides a means of understanding the proper relationship between cinema and philosophy, both of which have a common purpose, even if they have separate spheres of activity.
FR :
Dans la philosophie de Pascal et Kierkegaard aussi bien que dans le cinéma de Bresson et Dreyer, Deleuze décèle une « pensée étrange », un « moralisme extrême qui s’oppose à la morale » et une « foi qui s’oppose à la religion ». Cette pensée peut être décrite comme une éthique immanente exigeant que l’on « choisisse de choisir » et permettant à celui qui l’adopte de « croire en ce monde ». Le pari de Pascal et l’acte de foi de Kierkegaard sont habituellement traités comme des concepts exclusivement théologiques, mais Deleuze — en adoptant une perspective nietzschéenne — voit ces concepts comme des moyens permettant de mieux connaître un mode particulier d’existence, où l’individu « choisit de choisir » et, dès lors, endosse la responsabilité perpétuelle de ses choix. Dans les oeuvres de Dreyer et Bresson, Deleuze découvre une contrepartie cinématographique à cette philosophie du « choisir de choisir », un cinéma dans lequel les préoccupations apparemment religieuses témoignent en fait d’une éthique immanente des modes d’existence. Ce cinéma met en lumière la vocation fondamentale du cinéma moderne : rendre possible une « croyance en ce monde ». Le problème auquel doivent faire face les réalisateurs modernes est que le monde ne semble être rien d’autre qu’un mauvais film, une collection de clichés prévisibles et vides excluant toute possibilité de véritable créativité. La réponse du cinéma moderne à ce défi consiste à remettre en question les façons de voir traditionnelles et à proposer des solutions de rechange aux conventions, afin que de nouvelles possibilités d’existence soient proposées. En ce sens, le cinéma moderne permet de faire renaître une « croyance en ce monde ». N’étant désormais plus un monde de clichés, le monde tel que le transforme le cinéma moderne en est un dans lequel de nouveaux modes d’existence sont envisagés, des modes d’existence qui reposent sur une éthique exigeant que, perpétuellement, l’on « choisisse de choisir ». Cette éthique cinématographique offre en fin de compte un moyen de comprendre la véritable relation unissant le cinéma et la philosophie, qui partagent un même objectif bien que leurs sphères d’activité soient distinctes.
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« L’image de la pensée » ou comment le cinéma nous aide à fonder de nouveaux présupposés philosophiques
Suzanne Hême de Lacotte
p. 54–72
RésuméFR :
Tout exercice de la pensée présuppose une « image de la pensée ». C’est du moins ce que Gilles Deleuze tente de montrer dans ses écrits, depuis Différence et répétition jusqu’à Qu’est-ce que la philosophie ? D’une image de la pensée comprise comme présupposé subjectif, au « plan d’immanence », tout système philosophique se construit en corrélation avec l’image que la pensée se donne d’elle-même. En philosophie, Deleuze entend par image de la pensée l’ensemble des présupposés à partir desquels on désigne ce que signifie penser. Son statut s’avère être bien particulier car cette image de la pensée est à la fois nécessaire et inhérente à la philosophie tout en étant non philosophique. C’est sur la base de cette ambiguïté que les liens entre image de la pensée philosophique et image cinématographique sont mis au jour. Il est en effet évident pour Deleuze que le cinéma a la capacité de modifier les présupposés nécessaires à la création d’une nouvelle image de la pensée philosophique qui réévaluerait les rapports entre matière et pensée. À cet effet, Deleuze s’inscrit bien sûr dans le sillage de la réflexion amorcée par Henri Bergson, mais il se pose également en héritier de Gilbert Simondon, qui n’a cessé d’interroger la question de la « modulation » de la matière dans ses travaux. Or le cinéma, pour Deleuze, est justement « modulation de la matière », c’est-à-dire in-formation de la matière à travers un moule variable et temporel. En dernière instance, c’est à la question des rapports entre sémiologie et cinéma que Deleuze s’attarde, à l’aune des travaux du linguiste Gustave Guillaume, qui conçoit une « matière pré-linguistique ». Celle-ci entre bien entendu en résonance avec la définition du plan d’immanence donné par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?
EN :
Every thought process presupposes an “image of thought.” This at least is what Gilles Deleuze attempts to demonstrate in his writing, from Difference and Repetition to What Is Philosophy? Every philosophical system is built out of an image of thought understood as a subjective supposition on the “plane of immanence” in correlation with the image thought gives of itself. This image’s status is very peculiar, because it is both necessary and inherent to philosophy while at the same time not being philosophical. On the basis of this ambiguity, the links between the image of philosophical thought and the cinematic image are revealed. It is clear that the cinema, for Deleuze, has the ability to modify the necessary suppositions for the creation of a new image of philosophical thinking which would re-evaluate the relation between matter and thought. In this sense, Deleuze certainly follows the direction set out by Henri Bergson, but he is also the heir to Gilbert Simondon, who constantly enquired into the “modulation of matter” in his work. Cinema, for Deleuze, is precisely a “modulation of matter,” or matter in-formation through a variable and temporal mould. In the final instance, Deleuze is concerned with the relations between semiology and the cinema in light of the work of the linguist Gustave Guillaume, who conceived of a “pre-linguistic matter.” This matter, naturally, resonates with the definition of the plane of immanence given by Deleuze and Guattari in What Is Philosophy?
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Le stratège et le stratigraphe
Tom Conley
p. 74–94
RésuméFR :
Dans les dernières pages de L’image-temps, Gilles Deleuze constate que le décor du cinéma moderne se présente très souvent comme celui d’un paysage stratigraphique. Le cinéma, surtout celui qui va d’Antonioni à Straub et Huillet, présente une durée innommable et incommensurable. En partant d’une lecture suivie de Surveiller et punir et d’autres ouvrages de Michel Foucault, en travaillant, dans son livre sur Foucault, la distinction que ce dernier avait établie entre lire et voir, Deleuze évoque ces mêmes paysages. Ces paysages, dit-il, sont jonchés de mots, de lettres et de signes. Éparpillés et enfouis dans le décor, ils constituent des jalons pour des lectures variées du cinéma. Il faut cependant noter que les « strates » que relève le philosophe supposent aussi des stratégies de la part du cinéaste et du spectateur. C’est ainsi que le critique ou l’homme ordinaire du cinéma se mue en une espèce de stratège et est amené à se rapporter au cinéma d’une manière radicalement nouvelle. Le lecteur-stratège est invité à « voir » et à « lire » le paysage du cinéma classique (tel celui du western) comme un espace stratigraphique, donc à penser l’image-temps dans des espaces où l’on n’en soupçonnait pas l’existence. Pourtant, les plans stratigraphiques marquant la tradition du western indiquent que ce que Deleuze appelle l’image-temps — qui constitue le propre du cinéma moderne et du cinéma expérimental — se trouve aussi dans le régime de l’image-mouvement. Sans mettre en question les fins du projet taxinomique de Cinéma 1 et de Cinéma 2, on avancera l’idée que la durée habite bel et bien les paysages des westerns les plus « traditionnels » ou « familiers » : pour en donner une preuve concrète, les dernières lignes de l’analyse qui est proposée ici sont consacrées à la lecture d’un plan « stratigraphique » tiré de Tall in the Saddle (Edwin L. Marin, 1944).
EN :
In the last chapter of Cinema 2: The Time-Image Gilles Deleuze remarks that the landscape of modern cinema bears a distinctly stratigraphic quality. In landscapes running from Antonioni to Straub and Huillet we witness an unnameable and incalculable sense of duration. Deleuze discusses these landscapes in light of his reading of Discipline and Punish and other volumes by Michel Foucault and develops Foucault’s distinction between reading and seeing, present also in his earlier book Foucault. These landscapes, he says, are strewn with words, letters and signs. Scattered about and hidden in the landscape, they are the signposts for diverse and multilateral readings of films. From these “strata” emerge a welter of strategies on the part of the filmmaker and viewer. As a result the critic or ordinary movie-goer becomes a strategist who can work with cinema in a radically new way. The reader-strategist is invited to “see” and “read” the landscape of classical cinema (such as the Western) as a stratigraphic space and thus discern the time-image in films where its existence is least suspected. The stratigraphic shots which mark the Western tradition, however, indicate that what Deleuze calls the time-image, the domain of modern and experimental cinema, is also present in the movement-image system. Without calling into question the taxonomic aims of Cinema 1 and Cinema 2, this article proposes that duration truly does inhabit the landscapes of the most “traditional” or “familiar” Westerns. As concrete evidence of this, the last part of this article is devoted to a reading of a “stratigraphic” shot from Tall in the Saddle (Edwin L. Marin, 1944).
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Le sujet cinématographique, de l’arc sensorimoteur à la voyance
Anne Sauvagnargues
p. 96–114
RésuméFR :
La sémiotique de l’image, chez Deleuze, s’appuie sur une cinétique du mouvement, qui renouvelle la philosophie et la théorie du cinéma. La matière comporte l’ensemble des images, tandis que la perception ouvre sur ces images une perspective myope, prenant pour cadre l’image particulière d’un corps. Dans cet univers acentré, la subjectivité agit comme cadrage et coupure, interstice entre les images. Une perception se forme quand une image s’individue, et cette individuation se formule dans les termes d’une genèse cinématographique. L’image-mouvement déplie son éventail subjectif d’images-perception, d’images-action et d’images-affection. Ces trois moments matériels correspondent aux catégories du cinéma (sémiotique) et aux moments d’une genèse de la subjectivité (cinétique). L’image-perception soustrait des autres images tout ce qui n’a pas trait à son action ; son cadrage permet à l’image-action de faire pénétrer de l’indétermination dans les autres images en incurvant l’univers autour de son action possible ; enfin, l’image-affection détermine le lien entre les perceptions (images) et les actions (mouvements) de l’arc sensorimoteur. Ces trois moments assurent l’analyse du cinéma classique : les trois types d’images, qui correspondent aux genres de films et aux types de cadrage, sont équivalents. L’image-perception, et son panoramique (western), ne vaut pas mieux que le plan moyen et le montage accéléré de l’image-action (film noir), ni que le gros plan de l’image-affection (cinéma psychologique). Pourtant, l’image-affection, le gros plan, possède la capacité de mener de l’image-mouvement à l’image-temps. La distension de l’arc sensorimoteur ouvre le mouvement, l’action individuée et actuelle, sur leur vibration virtuelle et intensive : l’affect du temps surgit dans la faillite du schème sensorimoteur, et le cinéma nous fait percevoir « un peu de temps à l’état pur » (Proust). Il s’agit d’explorer cette définition de la subjectivité, qui s’appuie sur la technique cinématographique du montage, et renouvelle la question du temps autant que celle du sujet.
EN :
The semiotics of the image in Deleuze’s work rests on a kinetics of movement, bringing renewal to the theory and philosophy of cinema. The medium comprises the set of images while perception opens onto these images a myopic perspective, taking as its frame the specific image of a body. In this decentred world, subjectivity acts as a framing and cutting device, as an interstice between images. Perception takes place when an image takes on individual characteristics, and this individualization takes place within the terms of a cinematic genesis. The image-movement unfurls its subjective range of perception images, action images and affect images. These three material moments correspond to the categories of cinema (semiotics) and to the genesis of subjectivity (kinetics). The perception image removes from the other images everything which does not have to do with their action; its framing enables the action image to make indeterminacy penetrate the other images by bending the world around its possible action; finally, the affect image determines the connection between the perception (images) and action (movements) of the sensorimotor arc. These three moments enable an analysis of classical cinema: the three kinds of images, which correspond to film genres and kinds of framing, are equivalents. Image perception and its panoramic perspective (the Western) is no better than the medium shot and rapid editing of the action image (film noir) or the close-up of the affect image (psychological cinema). And yet the affect image, the close-up, has the ability to lead the movement image to the time image. The distension of the sensorimotor arc opens movement, individuated and in-the-present action, to its virtual and intensive vibration: the affect of time rises up out of the failure of the sensirimotor schema, and cinema makes us perceive “a little time in its pure state” (Proust). The present article explores this definition of subjectivity, using the cinematic technique of editing, and returns to the question of time and of the subject.
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Is a Schizoanalysis of Cinema Possible? / Une schizoanalyse du cinéma est-elle possible ?
Ian Buchanan
p. 116–145
RésuméEN :
Is a schizoanalysis of cinema possible? This question arises from the observation that there is no apparent continuity between Deleuze’s two-volume collaboration with Guattari, Anti-Oedipus and A Thousand Plateaus, and the books he wrote afterwards, Cinema 1 and Cinema 2. It is also prompted by the observation that Anti-Oedipus and A Thousand Plateaus seem to rely a great deal on cinema in order to develop and exemplify the many new concepts these books introduce. This paper highlights three such instances in their work. The fact is, Deleuze and Guattari claim that the core schizoanalytic concepts of the body without organs, the abstract machine and assemblage can account for “all things”; as such, these concepts must account for cinema too. It is the sheer expansiveness of these concepts that makes them attractive to cinema studies. Not only that, they promise a way of engaging with cinema that isn’t reliant on the fictions of identification, recognition and fantasy. In this sense we are permitted to assume that to some degree Cinema 1 and Cinema 2 are already schizoanalytic, albeit in ways we have yet to properly understand. The author makes a direct link between cinema and schizoanalysis by highlighting the significance of delirium to both. This paper argues that the royal road to a schizoanalysis of cinema is via delirium rather than dream or fantasy. It goes on to show how Deleuze and Guattari’s formalisation of delirium as a “regime of signs” can be used to inaugurate a new kind of semiology of cinema.
FR :
Une schizoanalyze du cinéma est-elle possible ? Cette question découle d’un constat : l’absence apparente de continuité entre deux ouvrages que Deleuze a écrits en collaboration avec Guattari, L’anti-Oedipe et Mille plateaux, et deux de ses ouvrages suivants, Cinéma 1 et Cinéma 2. Elle repose aussi sur le fait que les auteurs de L’anti-Oedipe et de Mille plateaux se réfèrent souvent au cinéma pour développer et exemplifier les nouveaux concepts qu’ils créent dans ces ouvrages. Le présent article met en lumière trois de ces concepts. Deleuze et Guattari prétendent que les concepts-clés de la schizoanalyse (le corps sans organes, la machine abstraite et l’agencement) peuvent s’appliquer à « tout objet » ; dès lors, ils devraient pouvoir s’appliquer au cinéma également. C’est justement la grande malléabilité de ces concepts qui les rend intéressants pour les études cinématographiques. Par ailleurs, ils permettent de penser le cinéma sans avoir à se référer aux fictions de l’identification, de la reconnaissance et du fantasme. Pour cette raison, il est possible d’envisager que Cinéma 1 et Cinéma 2 soient déjà, dans une mesure qui reste à déterminer, des ouvrages schizoanalytiques. L’auteur du présent article fait un lien direct entre le cinéma et la schizoanalyse, en soulignant l’importance du délire dans l’un comme dans l’autre, et démontre que la voie royale vers une schizoanalyse du cinéma passe par le délire plutôt que par le rêve et le fantasme. Il montre ensuite comment la conceptualisation du délire comme « système de signes » permet de constituer une nouvelle sémiologie du cinéma.
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Image-mouvement, image-temps et plan ouvert
Alain Ménil
p. 146–179
RésuméFR :
On réduit parfois les concepts opératoires que sont l’image-mouvement et l’image-temps à de simples étiquettes qui devraient renvoyer à des âges distincts du cinéma. Cet effet de lecture produit par la publication en deux temps, deux volumes, de l’ensemble consacré au cinéma par Deleuze traduit sans doute des hésitations de sa part, notamment dans l’articulation qu’il établit entre les termes d’une histoire du cinéma et les concepts propres à une logique de la perception. Mais il conduit surtout à en fausser singulièrement la perspective, comme à ne pas en voir l’intérêt. Une lecture plus attentive des références cinématographiques avancées par Deleuze en ce qui a trait à l’image-temps doit nous inviter à nous méfier de la symétrie que nous voudrions voir établie entre le diptyque conceptuel proposé pour l’image filmique, et une coupure effectuée à partir d’une chronologie offerte par l’Histoire du cinéma (et qui conduit à opposer un cinéma « classique » à un cinéma « moderne »). Pour nous libérer de cette confusion entre des termes utilisés dans une perspective ordonnée par un souci purement historique et les enjeux propres à une analytique des images, la notion de plan ouvert pourrait à cet égard se révéler décisive, en renouant avec une thématique qui parcourt en profondeur l’analyse deleuzienne : la « pensée du cinéma » et le « bergsonisme » profond de ce dernier. Elle nous aide en effet à comprendre l’articulation entre les deux concepts et à mieux saisir leurs effets proprement esthétiques. Le concept de plan ouvert permet ainsi d’investir d’une façon nouvelle la « pensée du cinéma » qui gouverne l’approche deleuzienne. Des exemples spécifiques d’écriture cinématographique empruntés à des auteurs différents (Altman, Duras, Resnais, Syberberg, Welles et Wenders, notamment) permettent d’en déterminer quelques-uns des aspects.
EN :
We sometimes reduce the theoretical concepts movement-image and time-image to mere labels for describing distinct periods of film history. This phenomenon, the effect of the separate publication in two volumes of Deleuze’s work on the cinema, undoubtedly conveys his hesitations on the subject, in particular with respect to the links he sees between the terms used in film history and the concepts proper to a logic of perception. But it especially leads to a singular falsification of perspective. A closer reading of Deleuze’s film references with respect to the time-image should prompt us to avoid the symmetry we might like to see between the conceptual diptych he proposes for the cinematic image and a break in the chronology found in film histories (in which “modern” cinema is opposed to “classical” cinema). To free ourselves of the confusion between the terms used in a perspective ordered by purely historical concerns and the issues proper to an analysis of images, the concept of an open shot may prove to be decisive by returning to a theme underlying all of Deleuze’s analysis: his profound cinema thought and “Bergsonism.” This theme helps us to understand the connection between the two concepts and to better grasp their properly aesthetic effects. The concept of the open shot thus makes it possible to examine the cinema thought governing Deleuze’s approach in a new way. Specific examples taken from films by various filmmakers (Altman, Duras, Resnais, Syberberg, Welles and Wenders in particular) will be used to determine some of its features.
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L’iconodulie cinématographique ou la nouvelle offrande du monde (à propos de Cinéma 1 et 2 de Gilles Deleuze)
Pierre Zaoui
p. 180–207
RésuméFR :
En deçà ou au-delà des pouvoirs de fascination ou de capture anesthésiante propres aux mauvais films, d’où provient la puissance singulière des images cinématographiques, capables d’offrir « le » monde, entendu comme ouverture sur un dehors qui serait à la fois extérieur à notre expérience quotidienne et pourtant doté de sens, donc perceptible et descriptible ? Comment, entre tous les arts de l’image, le cinéma parvient-il à nous libérer des images toutes faites, des clichés, pour nous rendre à un tel dehors ? Ces questions constituent le fil directeur que l’on peut trouver au double ouvrage, L’image-mouvement et L’image-temps, que Gilles Deleuze a consacré au cinéma : montrer comment l’histoire du grand cinéma, et non simplement tel ou tel film, peut articuler un projet-de-monde d’inspiration phénoménologique et une « manière de faire des mondes » d’inspiration plus analytique ; autrement dit, montrer combien le cinéma peut nous éveiller à l’unité du monde tout en le reconstruisant techniquement et à la manière propre de son réalisateur dans chaque film singulier. Pour donner au fil conducteur traversant l’ouvrage de Deleuze toute son extension, il nous faut toutefois voir à quoi il se rattache. D’abord, en montrant en quoi la cinéphilie moderne peut effectivement être considérée comme une nouvelle « iconodulie », au sens byzantin du terme : une sauvegarde du monde par l’image. Ensuite, en montrant de quelle manière, chez Deleuze, un tel monde, étrangement donné et fabriqué à la fois, un et multiple, en vient de lui-même à changer de sens, en particulier en se constituant non plus à partir de l’espace mais du temps, non plus à partir des choses mais des signes, non plus à partir des communautés nationales mais des devenirs minoritaires. Enfin, en montrant que le cinéma est par conséquent justiciable de bien davantage que d’une nouvelle esthétique : d’une nouvelle ontologie, d’une nouvelle pédagogie et d’une nouvelle politique.
EN :
Beyond the power of fascination and the anaesthetizing effect of bad films, where does the singular power of film images come from? These images are capable of offering us “the” world, understood as an opening onto an outside which is both external to our everyday experience and yet laden with meaning, and therefore perceptible and describable. How is the cinema, of all the image arts, able to liberate us from ready-made images and clichés and to take us to this outside? These questions are the guiding threads of Gilles Deleuze’s two-volume work on cinema, The Movement-Image and The Time-Image: to show how the history of cinema as a whole, and not just one film or another, can articulate a world-project inspired by phenomenology and a more analytical “way of making worlds.” In other words, to show to what extent the cinema can awaken us to the unity of the world while at the same time technically reconstructing it according to each director’s style in every single film. To give the guiding thread of Deleuze’s work its complete ramification, we have to see what it is attached to. First, by showing how cinephilia today can be seen as a new form of “iconoduly,” in the Byzantine sense of the term: the world saved by the image. Next, by showing how in Deleuze’s work such a world, strangely rendered and fabricated at one and the same time, singular and multiple, comes itself to change meaning, in particular by establishing itself no longer out of space but rather out of time, no longer out of things but rather out of signs, no longer out of national communities but rather out of minority situations. Finally, by showing as a result that the cinema is amenable to much more than a new aesthetic: it is open to a new ontology, a new pedagogy and a new politics.
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Le sujet de l’art. Prolégomènes à une esthétique deleuzienne future
Réda Bensmaïa
p. 208–237
RésuméFR :
Peut-on parler d’une « esthétique » deleuzienne ? Quel est le statut que Gilles Deleuze a réservé aux productions artistiques ? Y a-t-il pour Deleuze un « sujet » de l’art ? Quelle place les arts ont-ils occupée dans l’oeuvre du philosophe ? Après la parution de Qu’est-ce que la philosophie ? de nombreux critiques et commentateurs de l’oeuvre deleuzienne ont cru trouver dans ce livre les « éléments » — au sens d’une Elementarlhere, à la manière kantienne — qui permettaient d’en déterminer la configuration générale. Et c’est ainsi que les notions de percept et d’affect, par exemple, ont été transformées en concepts passe-partout que l’on allait « appliquer » sans autre forme de procès à l’analyse des oeuvres d’art. Ce que l’on découvre en examinant certains des jalons marquant le travail de Deleuze sur l’art, c’est que si l’on doit parler d’une « esthétique » deleuzienne, ce n’est pas du côté d’une théorie du beau, mais plutôt du côté d’une théorie du « jugement », directement tirée d’une relecture des grands textes de Kant sur le goût et sur le « sujet » de l’art, que l’on doit chercher. En partant de ce type de considération, il faut s’interroger sur les raisons qui ont amené Gilles Deleuze à revisiter l’esthétique transcendantale kantienne. On découvre ainsi le rôle clé qu’a joué la troisième Critique de Kant dans l’élaboration par Gilles Deleuze d’une esthétique a-subjective et non représentative fondée sur une remise en question radicale de la conception kantienne du rapport entre les facultés.
EN :
Can we speak of a “Deleuzian aesthetic”? What status did Gilles Deleuze accord art? Does art, for Deleuze, have a “subject”? What was the role of the arts in his work? After the publication of What Is Philosophy?, many critics and commentators on Deleuze believed that they had found in this book the “elements”—in the sense of Kant’s Elementarlhere—which would make it possible to determine the answers to these questions. This is how the concepts of percept and affect, for example, were transformed into general concepts that could be “applied” without any modification to the analysis of works of art. What we see when we examine some of the key aspects of Deleuze’s work on art is that, if we are to speak of a “Deleuzian aesthetic,” we must look not on the side of a theory of beauty but rather on the side of a theory of “judgment,” taken directly from a re-reading of Kant’s major writings on taste and the “subject” of art. We must then enquire into the reasons why Deleuze revisited Kantian transcendental aesthetics. In doing so, we discover the key role played by Kant’s third Critique in Deleuze’s development of a non-subjective and non-representational aesthetic founded upon a radical calling into question of Kant’s conception of the relations between the faculties.
Hors dossier / Miscellaneous
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Le crime en série(s). Essai de sociologie du mal américain
Jean-Pierre Esquenazi
p. 240–258
RésuméFR :
L’auteur du présent article examine quelques aspects de l’évolution narratologique récente des séries télévisées américaines, à la lumière d’hypothèses concernant l’expression, par le récit policier, des normes définissant le bien et le mal : tout récit policier expliciterait les fondements de ce que Norbert Élias appelle la « structure nous-je », c’est-à-dire les règles de comportement individuel vis-à-vis du collectif. Le malfaiteur (criminel, escroc, etc.) veut briser cette structure ou la mettre à son service, tandis que l’enquêteur veut la rétablir ou la réparer au nom de ce même collectif. De ce point de vue, l’évolution du récit policier pourrait refléter les mutations des comportements individuels, en particulier des comportements criminels. Le récit policier se conjugue médiatiquement de façons diverses : livre, cinéma et télévision en sont les manifestations principales. L’influence de la série télévisée ne cesse de grandir, sans que sa réceptivité aux changements de l’espace public ne diminue, structure de production oblige. Une transformation récente dans l’élaboration des personnages de criminels pourrait être le signe d’un ajustement des mentalités contemporaines. En effet, les créateurs de séries policières ont tendance à ne plus se contenter de mettre en scène les habituels criminels endurcis, préférant montrer des assassins « occasionnels », des personnes ordinaires souvent plus cruelles et indifférentes que les « méchants » usuels. Ce changement pourrait exprimer une nouvelle forme de liberté « absolue » à l’égard des normes sociales : chacun serait libéré de toute obligation dès lors que son désir serait entravé. Logiquement, seuls des policiers ayant eux aussi passé les bornes de la loi pourraient s’opposer à ces nouveaux malfaiteurs. Quelques caractéristiques de deux séries récentes, CSI et The Shield, sont examinées en ce sens.
EN :
The present article examines recent narrative developments in American television series in the light of hypotheses concerning how police shows express norms defining good and evil. In this view, all police shows make explicit what Norbert Élias calls the “we-I structure,” or the rules of individual behaviour in the community. The person who commits a misdeed (a crime, a swindle, etc.) seeks to break this structure or to place it at his service, while the investigator wishes to re-establish it or repair it in the name of the community. From this perspective, the evolution of the police show might reflect changes in individual behaviour, in particular criminal behaviour. The influence of television series is constantly growing, while their receptivity to changes in public space, thanks to their production structure, is not diminishing. A recent transformation in the description of criminal types may be the sign of an adjustment to contemporary sensibilities. The producers of police shows seem no longer to be content to show the usual hardened criminals, preferring to show “occasional” murderers: ordinary people who are often crueller and more indifferent than the usual “bad guys.” This change may be the expression of a new kind of “absolute” freedom with respect to social norms: anyone can throw off all obligations the moment their desire is thwarted. Logically, only the police, who themselves have also exceeded the limits of the law, can confront these new criminals. A few characteristics of two recent series, CSI and The Shield, will be discussed in this light.