Les textes réunis dans le présent numéro illustrent les développements les plus récents de la recherche portant sur la contribution des femmes aux pratiques cinématographiques du cinéma muet. Notre objectif premier est d’attirer l’attention sur les questions conceptuelles et méthodologiques qui ont marqué l’historiographie féministe du cinéma muet depuis les trois dernières décennies. Les théories féministes portant sur cette importante époque de l’histoire du cinéma — théories qui ont été pour la plupart élaborées dans le milieu universitaire nord-américain — sont parmi les plus novatrices dans le domaine des études cinématographiques. Ce numéro de Cinémas contient donc, entre autres, des textes proposant une réflexion théorique sur les faits marquants de ces trente années de recherche et, plus spécifiquement, sur les avancées les plus récentes. Le numéro inclut également des textes qui ne relèvent pas directement du discours féministe ; ces articles témoignent de l’intérêt croissant que le cinéma au féminin suscite parmi les chercheurs associés à des écoles théoriques qui, par le passé, se sont peu souvent penchées sur les problématiques relatives au clivage sexuel et à l’identité féminine au cinéma . Le cinéma muet constitue un objet d’étude de grande importance pour les chercheurs et chercheuses féministes. Premièrement, parce qu’il représente un moment de l’histoire du cinéma où les femmes pouvaient avoir accès relativement facilement au monde de la production cinématographique, celui-ci n’étant pas encore étroitement attaché aux systèmes de standardisation et de hiérarchisation qui seront éventuellement mis en place . Deuxièmement, parce que cette période offre un vaste corpus filmique, qui rassemble des films aux formes variées et réalisés selon différentes techniques, diversité ayant permis de nuancer les théories essentialistes mises en avant par les chercheurs féministes des années 1970 et 1980 qui, pour la plupart, percevaient le cinéma narratif classique comme un bloc homogène, et se contentaient souvent de départager les films progressistes des films réactionnaires. Le cinéma muet a ainsi permis d’envisager en fonction de nouvelles perspectives des problèmes de première importance au sein des études féministes, telles la conceptualisation de l’identité féminine dans la représentation et la réception filmiques, l’analyse du rôle des femmes dans la production cinématographique, la conception de l’auteur comme principal agent discursif du texte filmique et acteur important de la scène socioculturelle. Les perspectives féministes sur l’histoire du cinéma se distinguent en ceci qu’elles sont conditionnées par une volonté assumée de « déterrer l’histoire du sujet féminin (retrouvé) » (Petro 1994, p. 67 — c’est nous qui traduisons). L’intérêt des féministes pour le cinéma muet se manifesta d’abord dans la foulée des nombreuses études critiques portant sur les pratiques et les textes filmiques renforçant des stéréotypes féminins appartenant à différents contextes sociaux et culturels (Fischer 1979, Haskell 1974, Rosen 1973). Ces théoriciennes féministes ont dépeint certains films réalisés au cours des premières décennies du cinéma comme des modèles de progressisme, certains autres comme précurseurs des films qui constituaient à l’époque leur cible privilégiée, c’est-à-dire ceux du cinéma narratif classique hollywoodien . À la suite du changement de paradigme qui emmena les théoriciens à utiliser une approche davantage socioculturelle, les études féministes du cinéma muet s’orientèrent naturellement vers l’analyse de la réception filmique au féminin. L’une des principales caractéristiques de cette phase de l’historiographie féministe du cinéma muet est l’utilisation d’un très vaste horizon théorique. En effet, les chercheurs et chercheuses féministes vont s’inspirer, entre autres, de Michel Foucault, des cultural studies d’inspiration marxiste et gramscienne, des théories issues de l’école de Francfort (tout particulièrement des écrits de Walter Benjamin), ou encore des sociologues et des philosophes spécialistes des questions relatives aux relations entre sphère publique, positionnement social et comportement (Jürgen Habermas …
Parties annexes
Références bibliographiques
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