Résumés
Résumé
Dans les histoires du cinéma, l’étude des dispositifs de vision est envisagée sous l’angle du « pré-cinéma ». Or l’interrogation développée ici tente de déplacer la perspective d’une histoire généalogique vers une épistémologie d’inspiration foucaldienne, accordant au cinéma un rôle de modélisateur. Cette hypothèse est confrontée à des travaux — principalement ceux de F. A. Kittler, M. Milner et J. Crary — qui abordent les dispositifs de vision, dont le cinématographe, à partir de présupposés théoriques comparables. Le dialogue avec ces auteurs conduira à redéfinir la notion de « schème épistémique », ou épistémè, et montrera la nécessité de combiner l’analyse des discours et celle des dispositifs dans la multiplicité des traits qui les caractérisent.
Abstract
In histories of cinema, the study of optical apparatuses falls under the category of “pre-cinema.” The inquiry developed here attempts to displace the perspective of a geneological history towards that of an epistemology, inspired by the work of Foucault, that gives the cinema a role as a model-maker. This hypothesis engages with the work of theorists—such as F. A. Kittler, M. Milner, and J. Crary—who make claims about the apparatuses of vision, including the cinematograph, using similar theoretical presuppositions. The dialogue with these authors will bring about a redefinition of the “epistemic schema” or episteme, and will show the necessity of combining discursive analysis with considerations regarding the multiple characteristics of the apparatuses of vision.
Corps de l’article
Il est aujourd’hui admis que l’écriture de « l’histoire du cinéma » doit sortir du discours linéaire et généalogique structuré à partir d’une origine, d’une « naissance », qui viendrait donner sens au développement d’un média ou d’un art. Le problème reste cependant : comment parler de cette « histoire », quelle méthodologie substituer à l’articulation logico-temporelle des données ? Et pour construire quel objet si ce n’est plus à proprement parler une « histoire du cinéma » ?
En abordant les dispositifs visuels qui appartiennent à ce qu’on appelle le « pré-cinéma » et qui sont fort nombreux à la fin du xixe siècle, on peut « faire éclater » l’objet même « cinéma » pour le saisir dans sa dispersion temporelle, matérielle et discursive. Ce qui, selon notre perspective, peut être alors construit, c’est l’« épistémè cinéma » autour de 1900, un schème de relations signifiantes dans le contexte de l’époque et capable de modéliser une certaine approche du savoir et de l’expérience au-delà même des dispositifs de vision, mais précisément à partir d’eux. Au coeur d’un projet de recherche mené à l’Université de Lausanne [1], cette hypothèse conduit à dégager, à partir de différentes sources, les éléments et relations qui appartiennent au contexte scientifique ou technique de l’époque comme au modèle cinématographique, qui, dans ce sens, participent de la même formation épistémique [2]. Notre étude présuppose l’exploration des « possibles » du cinéma, au-delà même des actualisations historiques du dispositif, jusqu’à envisager le cinéma dans ses dimensions purement modélisantes, imaginaires, conceptuelles, etc.
La référence à L’Archéologie du savoir de Michel Foucault, qui fournit les bases de nombre d’outils théoriques nécessaires à notre recherche, est présente également dans des travaux qui, hors de la tradition des historiens du cinéma, se sont intéressés à certains de ces dispositifs visuels. On peut mentionner ainsi Max Milner, La Fantasmagorie (1982), Friedrich A. Kittler, Gramophone, Film, Typewriter (1999), Jonathan Crary, L’Art de l’observateur (1994). Tous s’appuient sur Foucault et, malgré leurs différences, tous entreprennent une exploration qui entretient certains rapports avec l’archéologie telle qu’il la définit. L’élément qui retient d’emblée notre attention est que, pour construire leur objet, ces trois ouvrages accordent une place privilégiée à l’analyse des discours, à la traversée de sources commentées en vue de mettre en évidence le statut des dispositifs étudiés. Ce rapport aux textes est le présupposé premier du type de recherche qui nous intéresse.
Ces travaux parcourent une partie du xixe siècle en s’intéressant à certains dispositifs de vision, mais ils diffèrent par leur projet et leur découpage du champ d’étude. Bien sûr, leur objet n’est pas à proprement parler « le cinéma », ni dans le sens élargi où nous l’entendons, ni dans le sens strict de l’histoire du cinéma traditionnelle. Il est cependant abordé diversement par les trois auteurs et trouve une place plus ou moins grande dans leurs analyses. En plongeant dans des recherches en rapport avec l’étude des médias (Kittler), de la littérature (Milner) ou avec une histoire de la vision et de la perception (Crary), approches qui d’ailleurs ne s’enferment pas strictement dans ces champs, cet article fait appel à des propositions permettant de décentrer le discours sur le cinéma : à des modèles, à des interrogations qu’il est possible de partager, des méthodes qu’il convient de s’approprier ou de transformer, etc. Il s’agira notamment de se demander, dans chaque cas, quelle place est accordée au cinéma, pour tenter de décrire la méthodologie utilisée et mesurer son efficacité épistémologique. Le but poursuivi, ici, est de voir comment chacune des propositions permet de sortir du récit historique pensé selon une logique causale. En envisageant plusieurs études sur les dispositifs de vision à partir des interrogations qui sont les nôtres, je voudrais tenter de reformuler notre propre projet afin d’expliciter ce que l’« épistémè cinéma » autour de 1900 permet de construire et de savoir.
Épistémologie, analyse des discours et analyse textuelle
L’approche de Kittler est intéressante, car le déplacement qu’elle effectue par rapport à l’histoire du cinéma permet de conserver à ce dernier une place explicite : des trois auteurs considérés, il est celui qui rend la plus évidente l’entité « film » en lui accordant un chapitre entier de son ouvrage et en intégrant le terme dans son titre.
Il est certainement enrichissant d’envisager le cinéma en rapport avec des dispositifs qui ne sont pas directement liés à la vision mais qui, sous certains aspects, ont à voir avec lui, du point de vue du moment de leur émergence, d’une part, et, selon la thèse de Kittler, du point de vue de la structuration conceptuelle qu’ils ont apporté à notre culture et qui a modifié notre perception de la réalité. Le cinéma est donc pour Kittler l’un des trois médias fondamentaux qui inaugurent « l’ère des médias », aux côtés du phonographe et de la machine à écrire. Ils sont traités séparément dans l’ouvrage, bien que mis en relation à diverses occasions, chacun étant saisi dans son évolution propre comme dans ses caractéristiques distinctives à partir des divers textes abordés et des considérations technologiques utilisées pour expliquer leur évolution. La caractéristique majeure des médias est de fournir une « reproduction » de la réalité. Selon Kittler, ils échappent ainsi aux contraintes du symbolique :
In contrast to the arts, media do not have to make do with the grid of the symbolic. That is to say, they reconstruct bodies not only in a system of words or colors or sound intervals. Media and media only fulfill the « high standards » that (according to Rudolph Arnheim) we expect from « reproductions » since the invention of photography.
Kittler 1999, p. 11
Il s’agit de garantir la ressemblance par le processus de production technique [3] : de ce point de vue, le phénomène d’indicialité devient essentiel à l’argumentation. « L’ère des médias » est, selon Kittler, définie par la séparation même des trois moyens de reproduction en question, ce qui détermine la rupture par rapport à « l’ère de l’écrit », caractérisée, elle, par son unité [4]. La coïncidence historique de l’émergence des trois médias à la fin du xixe siècle fait que, dans le registre de la reproduction de la réalité, les informations acoustiques, visuelles et écrites acquièrent une existence autonome. Les possibilités de leurs combinaisons ultérieures dans l’histoire ne modifient pas le constat de leur différenciation.
Un deuxième niveau essentiel à cette thèse vient caractériser ce jeu de différenciations. Les trois médias sont distingués les uns des autres à partir des catégories lacaniennes : le réel, pour le phonographe, qui enregistre la continuité des ondes sonores, la matière de la voix [5] ; l’imaginaire, pour le cinéma, qui renvoie au miroir, au jeu de doubles, à toutes les illusions optiques du cinéma des premiers temps ; le symbolique, pour la machine à écrire, qui dissèque les signes et les discours en éléments discrets, les lettres, les mots, séparés par les espaces qu’impose la frappe mécanique au moment de leur reproduction [6].
L’étude de Kittler permet de saisir certaines caractéristiques des dispositifs qui tiennent à deux des grandes catégories de la théorie des médias : les notions de « stockage » et de « diffusion » de l’information. Peu mentionnées par les historiens du cinéma, elles définissent des qualités du dispositif cinématographique en relation avec son accessibilité ou sa capacité à s’inscrire dans la temporalité, à conserver le temps enregistré plutôt que de le livrer dans l’instant, par exemple. Il est certain que ces termes pourraient faire partie de la réflexion sur les dispositifs de vision et s’ajouter à toute autre caractéristique définissant la « machinerie » ou la place du spectateur, notamment [7].
Étant donné ces propositions et interprétations, le discours de Kittler nous permet-il de renouveler l’approche généalogique de l’histoire du cinéma ? Le parti pris de la confrontation et de la séparation des trois médias ouvre-t-il sur un renouvellement ? La référence à Foucault, à l’archéologie du savoir et au type d’analyse qu’elle implique, pourrait témoigner d’un tel projet [8].
Si Kittler renvoie à Foucault à plusieurs reprises, ce n’est pas pour retenir sa méthodologie, ni même les prémisses théoriques de son approche des discours. À vrai dire, le statut des références à Foucault est très variable. L’introduction propose d’emblée une mise à distance : « dernier historien et premier archéologue » (Kittler 1999, p. 5), Foucault est cantonné au domaine de l’écrit. Les discours qu’il analyse, selon Kittler, sont perçus en dehors de toute conscience du médium, du moyen de communication que représente l’écriture. Pour cette raison même, Foucault s’arrête dans ses analyses avant l’ère des médias, avant la diversification de ces supports du discours. Et Kittler conclut : « L’analyse des discours ne peut être appliquée aux archives sonores ni au film [9]. » Il est certain que les époques abordées par Foucault dans son travail sur l’épistémè classique, sur le discours de l’enfermement ou sur le discours psychiatrique, prennent racine dans un temps historique antérieur à celui que Kittler définit comme l’âge des médias. Cela veut-il dire pour autant que les méthodologies utilisées ne pourraient s’appliquer à ces nouveaux médias, eux-mêmes supports de systèmes de signes et de différents langages, eux-mêmes instruments qui actualisent diverses modalités discursives, eux-mêmes véhicules possibles d’un discours, dans le sens complexe que Foucault (1969, p. 153) accorde à ce terme : « […] un nombre limité d’énoncés pour lesquels on peut définir un ensemble de conditions d’existence [10] » ?
La notion de média, dans sa dimension technologique, et les implications conceptuelles qui en découlent, semblent oblitérer chez Kittler celle de discours, même dans sa conception plus classique héritée de la linguistique et étendue à l’espace visuel notamment. Le film n’est pas seulement un média, il est aussi le support d’un langage. Il paraît difficile de faire l’impasse sur tout un pan du savoir concernant les images, les représentations et les dispositifs de vision. Il serait plus intéressant, au contraire, d’articuler ensemble l’approche technologique et celle qui tient compte du langage et des discours, pour rendre plus productifs leurs acquis. Mais, cet « oubli » de la dimension discursive des médias est sans doute nécessaire à la thèse de Kittler : cet effacement lui permet en effet d’opérer un saut conceptuel en rapprochant chaque média d’une des trois catégories lacaniennes évoquées plus haut. Effectivement, si Kittler admettait que chaque média, dans ses caractéristiques technologiques, a affaire à des discours de divers types, il serait impossible de cantonner le symbolique de Lacan, soit à l’écriture, soit à la machine à écrire. Rien de plus rivé au discours et au langage, en effet, que la définition lacanienne du symbolique [11]. Si tous les médias ont accès au discours, alors comment admettre que la notion d’imaginaire soit suffisante pour décrire le cinéma, les effets du dispositif cinématographique ? Pour opérer ce rapprochement restrictif, il faut nécessairement suspendre certaines données des dispositifs eux-mêmes, qui lient les médias aux processus de représentation, au sujet récepteur ou spectateur et aux phénomènes culturels, ce qui paraît contradictoire avec la visée même de l’auteur.
Foucault réapparaît dans le texte de Kittler à diverses reprises et à des places différentes : par exemple, il sera cité comme référence à propos de son analyse de la psychanalyse [12] ; comme source, pour sa mention de la machine à écrire (Kittler 1999, p. 229). Sa méthode d’analyse des discours sera le comparant d’une figuration littéraire analysée par Kittler dans le récit de Salomo Friedlander, Goethe spricht in den Phonographen (1916) (p. 76), ou encore le comparant de la discontinuité instaurée par le montage cinématographique (p. 117). Ces rapprochements, pour intéressants qu’ils soient, n’accordent pas un statut de référence méthodologique à l’archéologie telle que la définit Foucault. C’est même explicitement une mise à distance que pratique Kittler, malgré sa fréquentation des textes sources et l’élaboration conceptuelle qu’il tente à propos de l’ère des médias.
Qu’en est-il alors de l’approche concrète de ces médias, et plus particulièrement du cinéma ? Le chapitre sur le film commence par poser les caractéristiques originelles de ce moyen de reproduction : le montage et le trucage. C’est justement, selon Kittler, ce qui fonde le lien du cinéma à l’imaginaire lacanien. Les références suivront, à Muybridge, Marey, Méliès. Contrairement au phonographe, qui se définit par son appartenance au domaine du réel en ce qu’il enregistre des ondes continues dans un médium qui respecte cette continuité, en ce qu’il grave le matériau brut de la réalité sans l’altérer, en somme, en ce qu’il « enregistre la signature du réel [13] », le cinéma coupe dans le flux des ondes optiques. Il est incapable de capter l’amplitude de ces ondes : c’est ce qui l’autorise à couper pour pouvoir stocker de l’information. Et c’est ainsi que Kittler (1999, p. 119) en vient à expliquer le passage à l’imaginaire :
Stop trick and montage, slow motion and time lapse only translate technology into the desires of the audience. As phantasms of our deluded eyes, cuts reproduce the continuities and regularities of motion. Phonography and feature film correspond to one another as do the real and the imaginary. But this imaginary realm had to be conquered [14].
Suivant sa méthode, qui consiste à appliquer à un caractère technologique repéré un sens métaphorique ou conceptuel pour décrire l’imaginaire de la modernité — dans le sens non lacanien ici —, faisant fi de tout autre aspect complémentaire ou des différents niveaux intermédiaires qui relient la dimension technique aux récepteurs de l’information, Kittler « traduit » par la catégorie lacanienne de l’imaginaire, associée ici aux fantasmes des spectateurs et à leurs désirs, un trait formel appartenant au média. La rapidité de l’association métaphorique étonne. Ce qui est pourtant bien moins surprenant, c’est de rapprocher le cinéma du fantasme : nous ne sommes pas loin ici d’un topos de l’histoire du cinéma, souvent résumé par « le cinéma est un rêve ». La dimension illusionniste du film a été perçue en effet d’emblée par les contemporains de son émergence. Les années 1920 ont connu des tentatives de théorisation du rapport entre le cinéma et les phénomènes psychiques ou de pratiques filmiques expérimentant un langage associé au rêve. Dans le domaine de la théorie du cinéma, les années 1970 ont vu apparaître des thèses, sous la plume de Christian Metz, de Jean-Louis Baudry, notamment, définissant certains traits du spectateur à partir de la catégorie lacanienne de l’imaginaire pour parler de l’identification à la caméra — mais leur démonstration procède sur des bases différentes.
La particularité de Kittler est de construire, à partir d’un élément de l’histoire du cinéma, une catégorie dans laquelle tout le cinéma va trouver son principe ; une catégorie que l’histoire du cinéma va être amenée, en somme, à constituer, à « conquérir ». Ce dernier terme ouvre sur une organisation rationnelle de la démonstration construite sur la notion d’évolution. Il s’agira bien sûr de passer par l’illusion du mouvement, par les techniques de sa reproduction et de sa décomposition. Si le chapitre concernant le phonographe fait preuve d’une plus forte organisation causale de l’histoire [15], la partie traitant du film va se concentrer sur deux grands thèmes. Le premier concerne le lien qui s’est instauré entre la guerre et le cinéma, lien que le « fusil photographique » de Marey illustrerait parfaitement selon l’auteur. Ce thème, qui sera développé à travers un grand nombre d’exemples, est suivi d’un autre grand « sujet » du cinéma : la folie [16], qui ouvre l’analyse des discours psychiatriques et psychanalytiques sur la question.
Avec le sujet, ou le thème, nous entrons dans une catégorisation qui permet de spécifier différents aspects du média dépassant le technologique ou même le dispositif de vision. Sont ainsi réunies des analyses qui touchent à des niveaux de description hétérogènes et qui ont fait l’objet de différentes études, dont bon nombre émanent de l’histoire du cinéma. L’analogie développée entre le dispositif du cinéma et celui du fusil, des armes à feu, traitée par Paul Virilio [17] et thématisée par Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma (1989) [18], côtoie des considérations sur la guerre comme moyen de développement de l’industrie cinématographique ; ainsi en va-t-il de l’action de Luddendorf en Allemagne. Cette question, traitée par Georges Sadoul, est développée dans nombre d’études sur le cinéma allemand [19]. On trouve aussi mention de la pratique documentaire pendant la guerre et l’importance qu’y prend la vue aérienne. Tous ces niveaux de compréhension qui échappent à la dimension technologique du média, et qui ont à voir avec les discours et les représentations véhiculés, sont finalement nécessaires pour construire sa fonction culturelle, mais il sont aussi soumis à la détermination déjà commentée : l’imaginaire lacanien.
En somme, Kittler propose une approche historique qui articule une dimension évolutive et des grands thèmes à l’intérieur d’une partition originale (les trois médias), mais dont il est difficile d’admettre la catégorisation : le modèle lacanien est imposé sans être lui-même analysé dans sa validité épistémologique. Comment conformer une époque, ou différentes époques, à ce schéma déterminé historiquement et scientifiquement ? La méthode d’analyse de Kittler, qui travaille d’assez près les textes sources, et qui a la qualité d’offrir à ses lecteurs de longs extraits à partir desquels construire une analyse des dispositifs mentionnés se situe donc aux antipodes de l’épistémologie, puisque le primat technologique devient la grille explicative de la culture, grille elle-même construite à partir d’une catégorisation hautement culturelle — les trois domaines lacaniens de la constitution du sujet — dont la fonction reste pour sa part non analysée.
Le discours psychanalytique est traité par ailleurs comme une source dans le chapitre concernant le film. Revenir brièvement à l’un de ces passages me permettra d’exposer a contrario le type d’interrogation qu’il nous importe de développer dans une recherche de nature épistémologique tel qu’il s’agit de la redéfinir ici.
À propos des études sur l’hystérie [20], Kittler passe d’une description de la pratique de Charcot avec ses patientes à Albert Londe, qui tente la photographie de leurs poses, démarche que Kittler situe dans le prolongement de Muybridge et de Marey [21]. Freud est ensuite présenté pour sa position contrastée avec ces savants et chercheurs qui utilisent l’image concrète de nature photographique. Un extrait montre comment, dans la cure freudienne, le discours verbal se substitue à l’image intérieure pour en libérer le patient :
Le retour des images nous donne généralement moins de peine que celui des idées. […] Lorsqu’une image a réapparu dans le souvenir, le sujet déclare parfois qu’elle s’effrite et devient indistincte à mesure qu’il en poursuit la description. Tout se passe, quand il transpose la vision en mots, comme s’il procédait à un déblaiement. L’image mnémonique elle-même fournit l’orientation, indique dans quelle direction le travail devra s’engager. « Regardez encore une fois l’image. A-t-elle disparu ? » — « Dans son ensemble, oui, mais je vois encore un détail ».
Freud 1986, p. 226-227 [22]
Kittler met à distance les pratiques orientées de Charcot et de Freud parce qu’elles orientent les comportements ou les discours des patients, ce qui l’amène à développer une critique du statut de la femme à l’intérieur du discours et de la pratique psychiatrique. Pourtant, à partir de la citation de Freud, il enchaîne ainsi : « Naturally, such sequences of images in hysterics or visually oriented people are an inner film » (Kittler 1999, p. 142). Malgré l’intérêt de la position de Kittler sur le discours psychiatrique, le statut qu’il réserve au cinéma reste problématique car, bien que le lecteur soit pris pour complice par le « naturellement », le cinéma ne va nullement de soi dans ce passage. En effet, si Freud parle explicitement d’image intérieure, en l’intégrant à un dispositif de vision par la mention d’un oeil intérieur, il ne fait pas du tout allusion au cinéma ou à un processus pouvant renvoyer à ce dispositif tel qu’il a été envisagé par Kittler à travers la référence à Muybridge et Marey. Freud ne s’intéresse pas du tout à une série d’images, mais à une seule image, isolée, qui se présente au patient, se brouille ou disparaît, dans un processus mémoriel complexe. Ce qui est peu surprenant en 1895 se confirme dans les années 1920. Contrairement à Karl Abraham et Hanns Sachs, Freud refuse de collaborer au scénario du film Les Mystères d’une âme (Geheimnisse einer Seele, Georg Wilhelm Pabst, 1926). Il adopte cette position malgré les comparaisons optiques qu’il propose lorsqu’il aborde, dans L’Interprétation des rêves (1926), sa réflexion sur le « lieu psychique ». Il s’agit alors pour lui de répondre à la question : où se forme l’image ? Toutes ces réticences semblent montrer son refus de passer à l’image concrète pour signifier l’image mentale [23].
Pour fonder un savoir sur la fonction du dispositif cinématographique, il faut établir le statut des dispositifs mentionnés dans les sources. Il convient de se demander, dans ce cas précis, pourquoi, justement, ce qui est pour nous aujourd’hui un lieu commun, c’est-à-dire la comparaison des images intérieures au flux de l’image cinématographique, comparaison que la théorie psychanalytique s’est appropriée de multiples manières [24], ne va justement pas de soi dans le texte de Freud. Il ne s’agit pas ici de contester que le dispositif cinématographique ait pu être considéré comme un modèle de l’appareil psychique, mais le « glissement interprétatif » opéré par Kittler se révèle être un trait fondamental de sa méthode. La lecture des sources doit passer par une analyse textuelle afin de dégager le discours des sources avant de postuler toute « traduction », qui correspond en fait à un processus de métaphorisation. Ce jeu de la métaphore-traduction est ce qui sépare la démarche de Kittler d’une interrogation de type épistémologique qui passe, elle, par la constitution d’un schème de relations signifiantes entre différents éléments discursifs permettant de dégager un ou plusieurs aspects des dispositifs de vision et de les intégrer à leur contexte épistémique. Il ne s’agit pas dans cette démarche de plaquer ou de reconnaître derrière une mention tel ou tel dispositif, pour promouvoir telle analogie, mais de repérer les caractères de tel schème épistémique qui, sans décrire un dispositif de vision spécifique, peut pourtant l’inclure ou l’impliquer. Il ne s’agit pas non plus de prendre à la lettre les textes, de ne repérer littéralement que les mentions de dispositifs : ce serait totalement contraire à notre propos. Quoique Freud ne mentionne pas le cinéma, il serait peut-être possible de repérer les conditions qui le rendent possible dans les dispositifs qu’il décrit. Cela requerrait bien sûr une analyse détaillée de plusieurs passages en relation les uns avec les autres pour dégager, par l’analyse textuelle, les caractères spécifiques susceptibles de construire quelque chose qui, en filigrane, ait à voir avec le dispositif cinématographique. Une telle démarche permet de faire des rapprochements surprenants. Prenons le cas du phonographe, cité par Kittler, notamment, dans le texte d’Alfred Jarry, Les Minutes de sable mémorial (1894). L’appareil y est effectivement renvoyé à l’âme humaine [25]. Cependant, si nous allons plus loin dans l’analyse de ses occurrences chez Jarry, nous ne pouvons manquer l’une des figures essentielles qui fait du phonographe un cinématographe, un grand oeil à partir duquel semble se jouer une scène sonore du cinéma muet [26]. Le texte met ainsi en place un dispositif qui a à voir avec le dispositif cinématographique, il en construit le schème implicite. Il nous amène alors à envisager les dispositifs dans leurs interactions, et non plus séparément, dans leurs logiques historiques évolutives ou dans leurs thématiques indépendantes.
Le schème épistémique
L’ouvrage de Max Milner, La Fantasmagorie, ne fait pas du cinéma le fil conducteur de son discours. Il n’est pas le fruit d’un travail d’historien des médias, mais d’un spécialiste de la littérature. Il apporte cependant une contribution enrichissante pour une recherche épistémologique sur les dispositifs de vision, ne fût-ce que par le statut qu’il accorde à la méthodologie. Dès l’introduction, Milner situe sa démarche par rapport à Foucault : son travail, dit-il, présente « un cas particulier, mais particulièrement significatif, de cette “archéologie du savoir” dont Michel Foucault a tenté l’exploration dans d’autres domaines » (Milner 1982, p. 6). Contrairement à Kittler, Milner revendique donc cette référence.
Quel savoir vise à constituer sa recherche ? On pourrait commencer par résumer son objet de manière lapidaire par le terme d’« optique ». Mais cela requiert d’emblée une spécification. L’étude de l’optique se situe en effet à l’intérieur d’un genre littéraire qui donne sa cohérence au corpus étudié : la littérature fantastique, ouverte au roman d’anticipation. La tranche historique parcourue va ainsi de la fin du xviiie siècle au milieu du xxe siècle environ. Il s’agit pour Milner d’étudier comment la représentation des dispositifs de vision à l’intérieur d’une série d’oeuvres littéraires permet de construire un « nouveau régime de l’imaginaire » (Milner 1982, p. 24), qu’il situe dans une histoire de l’imagination de notre culture :
Cette nouvelle forme d’imagination, seuls les dispositifs optiques perfectionnés au cours du dix-huitième siècle et transférés par Robertson, entre autres, du domaine de la « physique amusante » au domaine du spectacle, permettaient de la décrire, parce qu’ils permettaient de penser le rapport fascinant et déceptif qui existe entre la réalité et la conscience qui la reflète, la déforme ou la transfigure.
Milner 1982, p. 23-24
Ces instruments permettent en quelque sorte de décrire les pouvoirs ambigus de l’imagination. Si le terme de fantasmagorie désigne le spectacle optique mis en place par Robertson et fondé sur des expérimentations scientifiques dans le domaine de l’optique, il renvoie aussi à des sens métaphoriques variés, fonction de l’incertitude perceptive que les différentes illusions optiques provoquent. Il s’agit, à l’intérieur des modalités du fantastique moderne, de construire la représentation du monde que se donne le sujet, contraint à un point de vue incertain pour lequel « les images se projettent, se métamorphosent et se succèdent avec l’illogisme du rêve » (Milner 1982, p. 23).
L’optique est envisagée comme le cadre culturel à l’intérieur duquel se constituent les représentations. Elle est aussi saisie en rapport avec un opérateur interprétatif fourni par la psychanalyse. Ainsi les métaphores optiques peuvent ouvrir sur « l’autre scène » (Milner 1982, p. 23) et sont analysées en fonction de notions comme le désir de voir (p. 44-47), le « fétichisme » ou « l’inquiétante étrangeté » (p. 43 et 95). Ces références, et en particulier cette dernière, sont logiquement amenées, puisqu’elles participent à la définition même du genre fantastique : le déplacement subjectif engendré par les phénomènes optiques est lié à l’effet d’inquiétante étrangeté.
L’approche des dispositifs est totalement rivée à la fonction qu’ils occupent dans le texte, fonction qui est définie d’emblée par le but de la démonstration : leur capacité à signifier, désigner, métaphoriser l’activité imaginaire de l’homme. Chaque chapitre, bien que le titre ne l’indique pas, aborde des dispositifs concrets, tels que représentés dans les textes : miroir, lunette, lorgnette, loupe, lanterne magique, microscope, télescope, photographie, cinéma. Ainsi, un dispositif de vision est-il systématiquement lié à un sens culturel associé avec le genre du fantastique. Un processus signifiant similaire peut fonctionner dans d’autres cohérences discursives — l’oeuvre d’un philosophe, par exemple —, comportant d’autres visées : ainsi, sous la plume de Bergson, tel dispositif de vision comme le cinéma ou la photographie aura pour fonction de renvoyer au fonctionnement de la pensée ou au processus de la mémoire. En constituant un savoir à partir des dispositifs de vision et en référence à un genre littéraire, l’entreprise de Milner peut être associée à une analyse épistémologique plus globale : il s’agit bien là, comme l’entend l’auteur, d’un « cas particulier » de l’archéologie selon Foucault. En somme, la démonstration est parfaitement convaincante : elle utilise l’analyse textuelle pour dégager le concept ou le sens ajouté associés aux dispositifs — démarche qui fonde sa fiabilité.
D’un point de vue méthodologique, nous sommes cependant amenés à nous démarquer de cette démarche sur deux points. Le premier concerne la place accordée au dispositif cinématographique. Il est abordé ponctuellement par l’auteur, toujours selon la même problématique, à partir de différents textes parus aussi bien au xixe qu’au xxe siècle [27]. Cela implique de concevoir le dispositif du cinéma comme un tout homogène dès lors que des textes s’y réfèrent et avant même qu’il n’existe comme tel pour un public. En somme, la cohérence du genre analysé par Milner masque une possible différenciation et une transformation, non seulement du dispositif lui-même, mais des termes retenus pour le définir et des concepts pouvant lui être associés en dehors de la dimension imaginaire déjà définie. Tout développement épistémologique est ainsi écarté du champ de la recherche, au risque de passer à côté de quelque modification de la notion même de cinéma, de dispositif cinématographique, dans l’époque étudiée. De plus, certaines mentions ponctuelles renvoient à une approche des dispositifs qui relève de la généalogie : par exemple, tel texte « annonce » ou « préfigure » le cinéma [28].
Cette approche délibérément partielle du dispositif cinématographique — comme des autres appareils de vision — trace les limites de la démarche. Son développement proprement épistémologique, au sens où nous l’entendons, est lui-même dépendant de l’articulation que Milner propose avec une autre référence méthodologique, dont La Relation critique de Jean Starobinski est le modèle. Ce qui permet à l’auteur de revendiquer ensemble les deux méthodes, c’est leur visée de type culturel. Dans la mesure où elle permet de construire l’un des « cadres culturels à travers lesquels nous nous représentons notre possibilité d’accéder à la vérité ou d’instituer un spectacle mental », l’épistémologie peut rejoindre l’étude de « l’incidence des phénomènes culturels sur le régime de l’imagination créatrice à une époque donnée et sur la manière dont cette époque elle-même en a pris conscience » (Milner 1982, p. 6-7), ce pour quoi l’oeuvre de Starobinski propose plusieurs exemples remarquables.
Pourtant, au-delà du cadre ou du contexte culturel, une différence s’impose entre ces deux méthodes. Elle concerne un présupposé apporté par la mention de La Relation critique, bien que Milner ne le reprenne pas à son compte, puisque celui-ci semble en effet peu compatible avec une démarche inspirée de Foucault. Dans cet ouvrage, l’objet de référence est l’oeuvre, située dans un contexte culturel, et dans laquelle est impliqué un auteur [29]. Même si les travaux de Starobinski, comme ceux de Milner, sortent des frontières de l’oeuvre, derrière la notion « d’imagination créatrice » se dessine une instance subjective implicite que l’épistémologie de Foucault congédie. Cette instance apparaît de nouveau à l’autre extrême du parcours critique décrit par Starobinski pour définir l’interprétation : la parole du critique, apportant de l’extérieur une explication à l’objet de l’étude, permet certes de sortir du commentaire immanent à l’objet, mais à la condition de maintenir l’instance du sujet critique [30]. Le double mouvement qui s’organise entre le critique et le texte garantit la construction d’un savoir, mais il passe par une sorte de participation que les termes d’« absorption », d’« assimilation » rendent manifeste.
La démarche épistémologique n’est pas une démarche de critique ; elle ne revendique pas l’interprétation. Entre les sources et le chercheur, elle introduit au contraire un terme intermédiaire qui, nous semble-t-il, est représenté par le schème épistémique : l’objet de savoir à construire. Elle envisage les sources selon une certaine cohérence — le genre, l’auteur, les discours émanant des institutions, etc. —, sans pour autant les « expliquer » par cette cohérence : les différents discours se verront confrontés pour leurs propositions respectives. Dans le cas précis de notre projet, l’analyse vise à cerner les caractères divers des dispositifs de vision ; plus encore, à les expliciter s’ils ne sont qu’implicitement évoqués pour en faire apparaître la structure. Cependant, il ne suffit pas de mettre en évidence les dispositifs en tant que tels ni les concepts qui y sont associés. Le schème épistémique n’est pas à proprement parler tel ou tel dispositif historiquement repéré. C’est une construction abstraite, théorique, qui réunit nombre de caractères spécifiques, de nature concrète ou conceptuelle, partagés — même partiellement — par un certain nombre d’appareils de vision dans les textes sources analysés. Le schème ainsi construit ne peut être « résumé » en un dispositif singulier qui aurait été réalisé concrètement dans l’histoire. Il est un ensemble de données et de relations qui définissent les conditions de possibilité non seulement de l’existence effective des dispositifs, mais encore de leur utilisation culturelle, institutionnelle aussi bien que textuelle. Ainsi, la modélisation de l’imaginaire que propose Milner à partir d’une relation binaire entre tel dispositif avéré et tel sens désigné (par exemple, les mirages de l’hallucination ou du fantasme dans un certain rapport au sujet qui les éprouve), bien que présentant une partie des éléments d’un schème épistémique, ne permet pas de dégager les présupposés culturels que supposent ces dispositifs nombreux auxquels il se réfère. La question à laquelle il s’agirait de répondre dans ce cas est : quels sont les traits et relations récurrents dans les dispositifs de vision, tels qu’ils sont évoqués dans ce corpus, susceptibles de participer à un schème qui les dépasse tous en même temps qu’il les présuppose ? Dans ce sens aussi, il est possible d’affirmer, qu’à l’aune épistémologique, la démarche de Milner présente un cas particulier.
Analyse des discours/analyse des dispositifs : fonction du schème épistémique
Pour constituer le schème épistémique des dispositifs de vision, il convient d’élargir le corpus de manière à confronter plusieurs types de discours relevant de diverses manières de penser, liées aux pratiques sociales, institutionnelles, rhétoriques, etc., tous étant pris dans différents espaces d’énonciation [31]. De plus, il s’agit de viser les dispositifs eux-mêmes, pour dégager à partir d’eux et des textes qui les définissent, tel ou tel concept associé. Cette démarche, essentielle pour notre projet, est proche de l’entreprise de Crary, qui part d’une véritable hypothèse épistémologique, assumant pleinement la ligne foucaldienne.
Le but de Crary est de montrer la transformation du modèle de sujet observateur [32] entre les années 1810 et 1840 et la constitution d’un nouveau mode de vision. Il montre que, antérieurement dévolus à un sujet « désincarné [33] », les dispositifs de vision participent dès la première partie du xixe siècle à la constitution d’un sujet défini par son corps, sa perception et l’appareillage qu’il subit. En somme, il pose le moment d’une rupture épistémologique. À cette fin, Crary entend donc travailler selon un principe épistémologique qui consiste à construire l’objet culturel — l’observateur — comme un effet des rapports de différents facteurs, discursifs, sociaux, technologiques et institutionnels [34]. Autant dire que nous nous situons ici au plus près du schème épistémique qui nous intéresse.
L’époque où Crary situe la transformation épistémologique laisse le cinéma hors champ : il ne sera jamais abordé dans sa dimension de dispositif. Pourtant, les appareils de vision retenus, notamment le zootrope, le phénakistiscope, le diorama, etc., font partie des objets d’étude du champ cinématographique. Pour régler certaines questions méthodologiques, Crary fait allusion à l’histoire du cinéma en la remettant en question, en raison, justement, de la causalité : il critique une certaine manière d’écrire l’histoire, guidée par un déterminisme technologique qui laisse apparaître le cinéma comme un aboutissement du développement des appareils [35]. À cela s’ajoute une autre critique, qui porte sur une histoire de la vision donnée comme continue et qui fait du cinéma, après la photographie, l’aboutissement d’une ambition réaliste, fondée depuis le xve siècle sur l’utilisation de la perspective [36]. Nous ne pouvons que nous joindre à cette approche, en ajoutant cependant qu’il existe des tentatives de la part d’historiens du cinéma de développer une critique analogue.
Une autre qualité de l’approche de Crary est d’articuler l’analyse des discours et celle des dispositifs de vision eux-mêmes. Deux avantages majeurs en procèdent : le premier tient à ce que l’étude des discours peut être confrontée aux possibilités concrètes des appareils, aux objets matériels comme aux éléments constitutifs des différents dispositifs dans leur dimension historique et structurale (la socialité spectatorielle), et cela, même si certains textes sources étudiés ignorent telle ou telle de ces caractéristiques. Le second découle de ce que l’approche de l’observateur trouve une raison de plus de sortir du débat clos lié à la représentation. C’est un aspect auquel Crary est particulièrement attaché [37]. Le chapitre IV, intitulé « Les techniques de l’observateur », concerne spécifiquement les dispositifs dits « pré-cinématographiques » en histoire du cinéma. Il nous paraît donc important de le relire ici pour tenter d’affiner le rapport méthodologique qu’entretiennent l’analyse des discours et l’analyse des dispositifs concrets.
Au moment où il aborde ces dispositifs, Crary a principalement défini le nouveau sujet observateur à partir des textes sources et selon les critères suivants : par rapport au sujet « libre » mais « désincarné » de la chambre noire, le modèle de l’observateur qui se met en place est défini dans sa « subjectivité physique » : il est le lieu où s’engendrent les représentations. Il est rivé à son corps, à l’expérience de ses sens, pris dans la temporalité [38]. Ce constat implique trois thèses sur le statut du sujet. Éloigné de la stabilité et de la fixité qu’impose la chambre noire, le sujet défini par sa perception est voué à la mobilité : « Tout se passe alors comme si on se mettait à évaluer l’expérience visuelle sous un jour nouveau, à lui conférer une mobilité et une capacité d’échange qu’elle n’a jamais eues, à l’abstraire de tout lieu, de tout référent fondateur » (Crary 1994, p. 37 et 135).
La mobilité est liée à un phénomène de déstabilisation [39]. C’est un sujet « assujetti », au sens foucaldien, qui se met en place. À partir des théories de Johannes Müller, Crary remarque en effet que le système physiologique de l’observateur se révèle « défectueux, incohérent, victime d’illusions et, chose capitale, sujet à des procédures extérieures de manipulation et de stimulation capables par-dessus tout de produire l’expérience du sujet », celui-ci étant « en même temps objet de savoir et objet de méthodes de contrôle et de normalisation » (Crary 1994, p. 136). Cette deuxième thèse, inspirée par l’analyse du Panopticon de Foucault, nous semble à la fois intéressante et trop rapidement posée, d’autant plus que la manipulation et l’expérience produite « de l’extérieur » semblent mal s’accorder avec un sujet d’où émanent les représentations.
La troisième thèse consiste dans la définition d’une « perception autonome privée de tout référent extérieur ». Cette coupure imposée entre le sujet et le monde se fonde notamment, selon l’auteur, sur la théorie de la persistance rétinienne, qui démontre « la présence d’une sensation en l’absence d’un stimulus » (Crary 1994, p. 144), ainsi que sur la dimension temporelle de l’observation. Lorsqu’il aborde les dispositifs de vision, la durée de la perception et sa déliaison par rapport à l’objet regardé sont essentielles. Ce qui semble réunir les appareils qu’il étudie est la multiplicité des images produites par le dispositif, comme c’est le cas notamment pour les « images consécutives », dont l’effet est envisagé à l’époque comme fondé sur la persistance rétinienne. Sous cet angle, il traite du thaumatrope, du phénakistiscope, du stroboscope et du zootrope, ou, tout au moins, les mentionne.
Si, à ce titre, cette mise en série n’est pas contestable, les rapprochements des différents systèmes machiniques repérés ne nous paraissent pas toujours convaincants : lorsque Crary aborde la description des dispositifs concrets, la méthode s’avère à nos yeux incomplète. En effet, un autre groupe de dispositifs se dessine, qui soulève la thèse de l’assujettissement de l’observateur : s’y trouvent réunis le phénakistiscope, avec sa « structure rigide et disciplinaire » (Crary 1994, p. 164), et le diorama. Après la persistance rétinienne, le second aspect retenu pour définir le phénakistiscope est « la relation d’isomorphisme » entre les phénakistiscopes, jouets optiques, et ces mêmes appareils dans leur fonction d’instruments scientifiques, « utilisés pour accroître le savoir sur l’observateur », avec, pour conséquence, que la position physique de l’observateur « dénote précisément une confusion de trois modes d’être : le corps de l’individu est à la fois spectateur, sujet de la recherche et de l’observation empiriques, et élément d’une production mécanisée » (Crary 1994, p. 161-162). Placer le sujet, grâce à cet isomorphisme, à la fois en position de spectateur et d’objet de savoir, devient un argument pour établir l’emprise qu’il subit, en appliquant la thèse de l’assujettissement au domaine du spectacle [40].
Crary en vient à conclure ce bref développement par un deuxième argument qui est aussi un constat :
La production de l’observateur au dix-neuvième siècle coïncide avec de nouvelles procédures de discipline et de gestion. Chaque mode d’être mentionné ci-dessus postule un corps qui s’aligne sur un agencement de roues animées d’un mouvement uniforme, et qu’il fait fonctionner.
Crary 1994, p. 162
Cependant, la démonstration ne nous paraît pas suffisante pour déployer toute la théorie foucaldienne de l’assujettissement. Si Crary vise l’organisation même du dispositif dans sa spatialité et les rapports qui y sont à l’oeuvre — ce qui nous paraît essentiel —, il ne passe pas par une analyse détaillée de ses éléments constitutifs et de leurs relations, contrairement à Foucault. Il convient de remonter aux prémisses théoriques exposées en introduction où est appliquée à la lettre l’analyse foucaldienne :
Les appareils d’optique du dix-neuvième siècle que j’analyse impliquent autant que le Panopticon une disposition particulière du corps dans l’espace, une gestion du mouvement, un déploiement des corps individuels, tous corrélats qui codifient et normalisent l’observateur à l’intérieur de systèmes de consommation visuelle rigoureusement définis.
Crary 1994, p. 143
Il faudrait relativiser cette analogie. D’une part, parce que le Panopticon est analysé par Foucault comme un dispositif institutionnellement répressif, du point de vue de sa fonction sociale. D’autre part, parce que le mécanisme et la structure du dispositif permettent cette fonction sociale — et cela est démontré par Foucault — en ce que l’individu qui se trouve pris dans le Panopticon est soumis à un regard [41]. L’assujettissement est explicite dans deux aspects fondamentaux de l’analyse des dispositifs. Or, on ne saurait nullement en dire autant du phénakistiscope ou autres jeux de vision. Ce qui nous manque, c’est la construction effective de la dimension assujettissante de la fonction sociale ou culturelle de ces dispositifs, mais aussi la démonstration de la soumission physique du sujet à un aspect concret du dispositif analysé.
Ainsi, pour ce qui concerne la dimension sociale, il ne nous suffit pas de poser, à travers l’isomorphisme culturel du phénakistiscope, une analogie entre domaine de la science et domaine du spectacle, pour transposer l’assujettissement du premier au second et, en somme, faire des années 1810-1840 les prémisses (« la préhistoire ») de la société du spectacle telle que la décrit Guy Debord. S’il s’agit ici de situer ces dispositifs de vision dans la société de consommation visuelle, celle-ci devrait elle-même être définie dans le contexte de l’époque à partir de sources spécifiques et dans son rapport historique et social aux dispositifs. De plus, avancer que le dispositif est utilisé par le domaine scientifique pour construire un savoir sur le sujet-homme-spectateur, devenu par là même objet de savoir, paraît une argumentation ambiguë et somme toute peu fondée pour démontrer cet assujettissement dans plusieurs fonctions sociales du dispositif en question.
Du point de vue de l’analyse concrète des places à l’intérieur du dispositif lui-même, auquel semble tenir Crary, l’isomorphisme impliqué ne résout rien : le rapprochement mise sur la comparaison des places occupées par le sujet dans deux fonctions sociales différentes du même appareil, mais fait l’économie d’une réelle analyse du rapport de ce sujet à la machinerie et à la représentation dans chacun des cas. La question des places, des positionnements attribués au sujet, semble devenir un argument pour démontrer l’assujettissement du spectateur. Or, si on ne développe pas une analyse précise de l’effet de « positionnement », si on se contente de le mentionner, on ne fait qu’expliciter la condition de tout dispositif de vision. La définition des places pour un sujet à l’intérieur d’un système de relations entre différents éléments (appareillage, représentation), quelle que soit la définition même de ce sujet, est la fonction même de chaque dispositif de vision : la perspective, comme la chambre noire, n’échappe pas à cela, sans quoi, le terme de dispositif n’aurait plus de sens. La dimension machinique ne change rien à cette exigence : c’est elle, justement, qu’il serait intéressant de mieux préciser en analysant plus attentivement ce qu’imposent les rouages, par exemple, selon leur place, leur fonction par rapport au spectateur, etc. [42].
L’analyse de Crary ne montre pas vraiment comment les dispositifs soumettent le corps du spectateur à une forme de pouvoir : dans le Panopticon, le lieu du regard et son objet sont définis par certaines conditions architecturales qui déterminent matériellement les modalités du dispositif : position de vision sans entraves, capacité de voir partout, et, par ailleurs, obligation d’être vu, ce qui impose une certaine définition matérielle ou machinique du dispositif (ouvertures et disposition des fenêtres, etc.). Crary n’entre pas dans une analyse équivalente. En somme, le phénakistiscope, dont le fonctionnement est d’abord brièvement décrit, n’aura été abordé dans son ouvrage que sous l’angle de la persistance rétinienne et celui de la position du sujet, en tant que celui-ci est déduit de données externes au fonctionnement du dispositif lui-même, c’est-à-dire, l’isomorphisme entre deux types institutionnels de phénakistiscopes. Il manque une analyse interne du dispositif, telle que Foucault la produit pour le Panopticon.
Prenons le second exemple traité sous cet angle : le diorama, qui requiert un « observateur immobile dans un dispositif mécanique » et son « assujettissement à une expérience optique dont le déroulement temporel est préétabli » (Crary 1994, p. 162). Pour l’analyse concrète du dispositif, Crary fait référence à son caractère mécanique — cela, après avoir utilisé très précisément le mouvement du spectateur dans le panorama comme contre-exemple. C’est essentiellement en vertu de son mécanisme que le diorama sera associé au phénakistiscope et au zootrope : comme ces derniers, « le diorama est une machine composée de roues en mouvement, et l’observateur en est un élément à part entière » (Crary 1994, p. 163). L’analyse détaillée du dispositif s’arrête là. Mais comment ne pas voir que l’expérience que propose le diorama n’est absolument pas comparable à celle que permet le phénakistiscope pour ce qui concerne le rapport à la mécanique ? En effet, le spectateur n’observe pas les roues en mouvement, bien qu’il doive manipuler la machinerie, alors que c’est le cas avec les jouets optiques, où les mouvements mécaniques circulaires font partie du spectacle. L’expérience du sujet, une fois posée comme élément épistémique propre à l’époque, ne peut faire abstraction de cette différence. Comment ne pas voir aussi que le rapport du spectateur à la machinerie change radicalement s’il se trouve inclus dans un espace mécanique, comme dans le diorama, ou s’il se trouve être l’utilisateur, le manipulateur d’un objet mécanique, le phénakistiscope, qui peut même, dans certains cas, devenir une sorte de prothèse, comme une lunette, un kaléidoscope [43] ? Le rapport d’assujettissement s’en trouve complètement transformé, peut-être même inversé, et ce, grâce à une argumentation qui relève du même aspect descriptif que celui assumé par Foucault pour le dispositif du Panopticon. Comment ne pas voir encore, à propos d’un terme essentiel à l’argumentation de Crary, la mobilité du spectateur, que tous ces dispositifs varient à ce sujet ? Si le spectateur est « immobile » dans le diorama — remarquons qu’il est ostensiblement mis en mouvement par la machine à deux ou trois reprises —, si le spectateur du phénakistiscope devant le miroir est a priori immobile aussi, bien que le mouvement ne lui soit pas interdit, celui qui observe le zootrope est invité à tourner autour de la mécanique en rotation : toutes les places autour du cylindre lui sont en quelque sorte offertes. Ce qui frappe, ce sont les différences subtiles entre ces dispositifs particuliers. D’un point de vue épistémologique, il conviendrait d’observer les implications de cette variabilité de l’expérience ; non pour infirmer la thèse qui met en relation le sujet avec la machine, mais pour découvrir et complexifier ce rapport. Il est en effet difficile d’admettre qu’au moment même où il s’agit d’envisager le sujet dans sa dimension physique, phénoménologique, telle que l’entreprend Crary, l’on néglige de définir les limites de l’expérience concrète du spectateur à partir des possibilités structurelles dynamiques de ces dispositifs. Malgré le reproche que fait l’auteur aux historiens du cinéma d’envisager leur objet d’étude comme un dispositif « qui nie ou dissimule certains traits des premiers appareils » (Crary 1994, p. 159), il apparaît que sa méthode masque nombre de caractères spécifiques des dispositifs de vision qu’il est absolument essentiel de relever : ces différents éléments permettent en effet de mettre à l’épreuve les théories exposées dans les discours, de mesurer, sans doute, le degré de généralisation qui peut en être fait.
La critique de l’analyse de Crary en ce qui concerne les dispositifs concrets pourrait être reprise dans le détail pour le stéréoscope, dont les vues sont désignées comme « la forme la plus importante des images visuelles au dix-neuvième siècle » (Crary 1994, p. 167), à l’exception des photographies. Crary passe cette fois par les textes. Appareil associé à l’illusion de réalité dès sa conception, le stéréoscope produit une représentation à partir de deux images différentielles (selon une parallaxe). Le relief apparent, comme le montre Crary dans une intéressante analyse des principes de représentation de ce dispositif, détruit la scène perspectiviste. Il en conclut que le spectateur placé devant le stéréoscope est un spectateur décentré et que la « dissémination, la multiplication du signe stéréoscopique », s’y trouve « coupé[es] de tout référent extérieur » (Crary 1994, p. 181). Or, cette deuxième affirmation paraît particulièrement discutable, car — je n’entrerai pas ici dans les détails — les deux « images » qui servent à construire le relief dans la perception du spectateur, même si elles peuvent constituer deux signes différents [44], ne désignent ensemble et séparément qu’un seul référent, c’est-à-dire le même objet. On ne saurait affirmer avec Crary (1994, p. 181-182) qu’« il n’y a tout simplement rien en dehors de l’observateur » en faisant appel au caractère « atopique » des deux images parallactiques — dont le dispositif de Wheatstone fournit l’exemple — car, dans la mesure où une image figurative, une représentation, est construite, elle comporte un référent, produit d’une illusion appelée justement l’illusion référentielle [45]. Il faudrait en somme éclaircir la différence entre l’objet du monde « réel » — le représenté qui se donne en relief (de l’ordre du signe), le représenté dans le processus de fabrication du relief (les deux images parallactiques, de l’ordre du signe si elles se donnent à voir au spectateur) — et l’objet du monde fictionnel, tel que construit par l’illusion (le référent).
Notre désaccord porte sur cet aspect spécifique des dispositifs qui est régi par la théorie de la représentation. Les conclusions tirées des théories de la perception qui ont permis à Crary de construire, à partir de l’analyse des discours, un sujet défini par son corps et ses sens, doivent être transposées avec délicatesse dès que l’on aborde la représentation qui, par définition, complexifie le rapport à l’objet perçu en médiatisant ce rapport par un « tenant lieu » de l’objet.
D’un point de vue théorique et méthodologique apparaît, dans cette approche des dispositifs, une difficulté dans le procédé d’analyse épistémologique qui tient à l’épreuve réciproque à laquelle doivent être soumis les discours analysés et les potentialités de fonctionnement de chaque dispositif spécifique historiquement avéré. L’un ne va pas sans l’autre. Il paraît ici évident qu’il est difficile d’appliquer de manière immédiate les conclusions de l’analyse des discours, telles qu’elles sont formulées par Crary, aux dispositifs eux-mêmes. Les définitions du sujet proposées à partir d’un corpus de textes centré sur l’approche scientifique et dont l’objet d’étude est justement la perception produit effectivement une transformation dans le champ épistémologique. Sous la plume de Crary, l’observateur devient un sujet phénoménologique, le point de vue étant centré sur son corps, sur son expérience et sa perception. Il s’agit là d’une définition « pleine » et conceptuelle. Cependant, il est absolument impossible de déduire de manière fondée une telle définition de l’analyse des dispositifs concrets, car il faudrait postuler une hypothèse sur la « nature même » de la perception de l’observateur en fonction des appareillages [46]. L’analyse doit se construire à partir des places et des relations créées par ces dispositifs : il faut viser le sujet comme le produit d’une série de rapports (temps, espace, machinerie, positionnement). La définition conceptuelle du sujet — qui par ailleurs gagnerait à se construire à travers des corpus institutionnellement diversifiés [47] — devrait s’articuler à ces éléments comme une donnée de plus, et non pas se substituer à la construction de ce sujet à des niveaux divers. Pour préserver au mieux le passage de l’analyse des discours à l’analyse des dispositifs, et vice versa, il conviendrait donc d’appliquer à la première le même principe qu’à la seconde : tenir compte des rapports entre éléments, construire chaque terme du dispositif en relation avec les autres et à partir des autres. L’utilité du schème épistémique à élaborer tient notamment à cela : au lieu d’isoler l’une des parties du dispositif pour en produire la définition, il met en évidence le réseau de relations dans lequel chaque élément est pris. Ansi, la définition du sujet spectateur ne peut échapper à sa situation et à son rapport aux autres termes actualisés, qu’ils soient de nature conceptuelle ou concrète.
Ces trois ouvrages développent une réflexion originale sur la question des dispositifs de vision en accordant au « cinéma » une « certaine » place. Chacun cerne son champ d’étude différemment, mais tous trois s’appuient sur une méthodologie qui renvoie de manière plus ou moins explicite à une interrogation voisine de l’archéologie foucaldienne, ne fût-ce que par leur volonté de se rapporter à des sources primaires qui n’appartiennent pas au discours historique établi. La lecture qu’on en a faite ici a cependant mis le doigt sur les limites qui les affectent de notre point de vue. Dans la perspective d’un renouvellement du discours historique, ces trois parcours théoriques nous ont paru buter sur des difficultés de définition d’objet ou de méthode.
C’est en se tournant vers la constitution d’un schème épistémique qu’on peut lever certains de ces obstacles. Bien que les dispositifs de vision soient au coeur de son interrogation, l’objet de l’enquête épistémologique est à construire. Il requiert la connaissance des multiples dispositifs actualisés dans les textes et ayant existé dans les faits, mais il ne correspond à aucun d’eux exactement : le schème épistémique les présuppose tous à l’intérieur d’une cohérence historique et se présente comme un réseau qui met en relation divers éléments, des machines, des lieux, des pratiques sociales, des énoncés et même des modalités de discours (métaphores récurrentes, par exemple), des concepts définissant aussi bien des éléments des dispositifs — tel le spectateur — que leur fonction — le cinématographe considéré comme modèle de la pensée chez Bergson, par exemple. Il permet de comprendre ce qu’« a été » le dispositif cinématographique autour de 1900, à partir des relations qui s’instaurent entre différents éléments du savoir. Il remplace ainsi le modèle historiographique de l’avènement, de l’origine, qui isole le cinématographe à sa « naissance » tout en le situant dans une généalogie des dispositifs de vision. À l’organisation linéaire des faits, des « événements » ou des idées, se substitue alors le tracé d’un certain nombre de relations et d’imbrications qui ne nient pas l’histoire mais la font apparaître comme un champ de possibles pour un certain nombre d’accomplissements techniques et symboliques.
Le degré d’abstraction que peut atteindre le schème épistémique ne se justifie que par le caractère extrêmement concret de ses constituants. S’impose alors un type d’analyse particulier, très différent d’une quête interprétative révélant un sens caché ou d’une approche qui procéderait d’une inspiration métaphorique. Il s’agit d’entreprendre, selon les termes de Foucault, un travail de « réécriture » par une tentative de description et de mise en relation des éléments discursifs. Que les sources renvoient à des machines historiques ou à des dispositifs imaginaires tels que la littérature les produit, l’analyse doit se plier à une présentation précise qui s’attache aux moindres éléments pour permette de reconstituer les dispositifs dans leur dimension à la fois concrète et symbolique. L’essentiel est de prendre en compte l’ensemble des points déterminants, de considérer aussi bien la machinerie et le spectateur que la représentation, en spécifiant le sens de chaque terme.
Une telle approche ne vise pas à construire un imaginaire culturel en associant un « sens » à tel ou tel dispositif. Si les dispositifs deviennent les supports de significations diverses, c’est que les sources elles-mêmes les abordent en leur accordant une fonction discursive qui dépasse leur rôle en tant qu’objets, machines ou pratiques sociales. Les concepts proposés par les discours analysés entrent eux aussi dans le schème épistémique et contribuent à ce que l’histoire des dispositifs ne s’écrive pas seulement à partir de leurs apparitions successives ou simultanées, mais par la construction d’un schème qui détermine leurs conditions de possibilité.
Parties annexes
Note sur l’auteur
Maria Tortajada
Elle est professeur assistant à l’Université de Lausanne en Histoire et esthétique du cinéma. Elle est docteur ès lettres de l’Université de Genève, où elle a enseigné durant six ans. Elle a assumé entre 2000 et 2003 la responsabilité éditoriale d’un projet de la Cinémathèque suisse et de l’Université de Lausanne soutenu par le Fonds national de la recherche scientifique suisse (élaboration du deuxième volume d’une Histoire du cinéma suisse – années 1966-2000).
Notes
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[1]
Le projet a été présenté au colloque Domitor 2002 : voir Albera et Tortajada 2004. Nombre d’études ponctuelles témoignent de cette recherche (ibid., note 1).
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[2]
« […] par épistémè, on entend, en fait, l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés […]. L’épistémè, ce n’est pas une forme de connaissance ou un type de rationalité qui, traversant les sciences les plus diverses, manifesterait l’unité souveraine d’un sujet, d’un esprit ou d’une époque ; c’est l’ensemble des relations qu’on peut découvrir, pour une époque donnée, entre les sciences quand on les analyse au niveau des régularités discursives » (Foucault 1969, p. 250).
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[3]
« A reproduction authenticated by the object itself is one of physical precision » (Kittler 1999, p. 12).
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[4]
Que Kittler désigne par « the Marvelous One ». Plus loin, à propos de la machine à écrire, il marque ainsi le nouveau régime qui commence avec les trois médias : « In standardized texts, paper and body, writing and soul fall apart » (Kittler 1999, p. 14).
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[5]
« […] the physiological accidents and stochastic disorder of bodies » (Kittler 1999, p. 16).
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[6]
Voir Kittler 1999 (p. 115-116). Précisons brièvement un autre point de la thèse de Kittler que nous ne discuterons pas ici : la différenciation des trois médias comporte un corollaire important pour l’auteur qui veut que l’ère des médias corresponde à la « fin » de la littérature. Celle-ci est saisie avant tout selon le modèle de la littérature romantique allemande : une coupure s’opère avec « l’âme de la poésie », dont les effets sont déplacés vers les produits des médias, tels les hit parades. Remarquons ici que l’époque abordée à travers une telle comparaison se situe en plein xxe siècle — Kittler (1999, p. 103-104) n’hésite pas à renvoyer aux Beatles, par exemple —, et que par conséquent, l’ère des médias est donnée comme homogène dès la séparation des trois termes étudiés dans son ouvrage. Dans l’ère des médias, en somme, tout se tient, malgré les différences mises en évidence par l’évolution historique.
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[7]
Les dispositifs de vision se définissent par la mise en relation de trois termes : le spectateur, la représentation (ou ce qui est donné à voir) et la « machinerie ». Ce dernier renvoie, au-delà de la machine elle-même, à tout l’arrangement matériel qui permet d’assigner une place au spectateur par rapport à la représentation. Nous avons établi l’ébauche d’une grille de travail pour appréhender les dispositifs de vision de la manière la plus complète. Voir Albera et Tortajada 2004.
-
[8]
Dans L’Archéologie du savoir, il s’agit d’emblée d’opérer un travail de mise à distance des notions de « développement », d’« évolution », d’« origine » (voir Foucault 1969, p. 31-32).
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[9]
« Discourse analysis cannot be applied to sound archives or towers of film rolls. »
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[10]
Où « énoncé » est à entendre comme « une fonction qui porte sur des ensembles de signes, qui ne s’identifie ni avec l’“acceptabilité” grammaticale ni avec la correction logique, et qui requiert, pour s’exercer : un référentiel […] ; un sujet […] ; un champ associé […] ; une matérialité » (Foucault 1969, p. 150-151).
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[11]
Kittler renvoie en effet au jeu des signifiants linguistiques décrit par Lacan et fondé sur les relations réciproques, plutôt que sur le rapport du signifiant au signifié. Il souligne leur « matérialité » et leur « technicité » et, citant le Séminaire XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1973), il opère un rapprochement entre le monde du symbolique et la machine. La compréhension du symbolique reste partielle si l’on ne souligne pas qu’il est une structure renvoyant au « langage » : les signifiants ne sont pas seulement des données discrètes, mais appartiennent à un système de relations. Et c’est à travers ce système que le sujet a accès à la socialité et à la loi, qui fonde l’ordre symbolique. On pourrait dire que le langage est le principe du symbolique.
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[12]
Voir Kittler 1999 (p. 94). Mais Kittler reformule ici la même critique que dans son introduction : l’évitement de la dimension technologique du média.
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[13]
« The continuous undulations recorded by the gramophone and the audiotape as signatures of the real » (Kittler 1999, p. 118).
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[14]
Selon cette logique, le passage au son optique et, a fortiori, au numérique devraient faire passer l’enregistrement sonore du réel à l’imaginaire…
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[15]
Entre les analyses de textes sources, Kittler (1999, p. 98-105) en vient en effet à raconter l’évolution du média à partir de ses innovations technologiques.
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[16]
Le lien est ainsi établi pour articuler la partie sur la guerre et celle qui commence sur la folie : « War has already been madness, film’s other subject » (Kittler 1999, p. 140).
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[17]
Kittler renvoie à Guerre et Cinéma. Logistique de la perception (Virilio 1984) et à L’Insécurité du territoire (Virilio 1976).
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[18]
Il s’agit par ailleurs d’un topos qui accompagne le cinéma depuis ses débuts : l’expression « chasseur d’images » le laisse entendre, comme telle scène du Lotus bleu de Hergé (1936) où un photographe tente d’assassiner Tintin en le « prenant en photo ».
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[19]
Voir Sadoul 1949 (p. 135-138) et 1974 (p. 462-464). Voir aussi : Jacobsen, Kaes et Helmut Prinzler 1993 (p. 36-37) ; Hake 2002 (p. 22-25). Remarquons que ce qui était vrai pour l’Allemagne ne l’a pas été pour la France, dont l’industrie cinématographique a décliné durant les hostilités. Cela devrait permettre de relativiser la dimension modélisatrice du « média » cinéma dans ce domaine, en montrant que le phénomène constaté en Allemagne dépasse les considérations technologiques et symboliques. Il s’agirait de se demander, en suivant l’exemple de Pierre Bourdieu, qui détient la maîtrise du média et à quelles fins il l’exerce.
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[20]
Voir Kittler 1999 (p. 140-142).
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[21]
Il faudrait reconsidérer cette généalogie relative à la mise en série d’images, eu égard à la notion d’instant quelconque, qui fonde le dispositif cinématographique : le photogramme est enregistré à 16 ou 24 images par seconde selon un principe de régularité qui le soustrait au choix de l’instant « décisif ». S’il a, en effet, été montré que la pratique de Muybridge renvoie à l’instant quelconque, Marey articule, entre sa théorie et sa pratique, un instant remarquable et quelconque (voir Albera 2002). Leur rapport au dispositif cinématographique ne peut être exactement le même. Il s’agit ici d’un point important qui appartient à la technique même des dispositifs utilisés par ces expérimentateurs. Cela montre à quel point une épistémologie des dispositifs de vision ne peut se contenter d’un seul trait technique ou technologique mais doit associer plusieurs de leurs caractéristiques.
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[22]
Le texte allemand, cité par Kittler dans sa première édition, est le suivant : « Bei der Wiederkehr von Bildern hat man im allgemeinen leichteres Spiel als bei der von Gedanken. […] Ist einmal ein Bild aus der Erinnerung aufgetaucht, so kann man den Kranken sagen hören, dass es in dem Masse zerbröckle und undeutlich werde, wie er in seiner Schilderung desselben fortschreite. Der Kranke trägt es gleichsam ab, indem er es in Worte umsetzt. Man orientiert sich nun an dem Erinnerungsbilde selbst, um die Richtung zu finden, nach welcher die Arbeit fortzusetzen ist. “Schauen Sie sich das Bild nochmals an. Ist es verschwunden ?” — “Im ganzen ja, aber dieses Detail sehe ich noch” » (S. Freud, J. Breuer, Studien über Hysterie, 1895).
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[23]
Voir Lacoste 1990 et Tortajada 2002.
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[24]
Voir Berton 2002.
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[25]
Voir Kittler 1999 (p. 28).
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[26]
Alfred Jarry, Le Surmâle (1901). Voir notre étude « L’ombre projetée de la vitesse. Le cinématographe et la course des dix mille milles dans Le Surmâle d’Alfred Jarry » (Tortajada 2000).
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[27]
À l’occasion de son commentaire sur L’Étudiant de Prague (faisant allusion aux trois versions du film [Milner 1982, p. 115-116]) ou sur le roman de Maurice Leblanc, Les Trois Yeux (1920) (p. 171-173), à propos de La Cité des asphyxiés (1938) de Régis de Messac (p. 173) et, d’une manière plus fouillée, à propos de Lumen (1883) de Camille Flammarion (p. 174-178), de L’Ève future (1885) de Villiers de l’Isle-Adam (p. 204-215) et du Château des Carpathes de Jules Verne (p. 224-233). Ajoutons encore une mention du cinéma, qui le dissocie de l’illusion de réalité (p. 22, note 23).
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[28]
Voir notamment Milner 1982 (p. 207 et 230).
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[29]
« La structure structurée de l’oeuvre nous renvoie à un sujet structurant, de même qu’elle nous renvoie à un monde culturel auquel elle s’ajoute en y apportant le plus souvent le trouble et le défi. […] Quand bien je sais ne pouvoir jamais atteindre l’auteur antérieur à son oeuvre, j’ai le droit et le devoir d’interroger l’auteur dans son oeuvre en demandant : qui parle ? » (Starobinski 1970, p. 23).
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[30]
« Le cercle aura passé par ma parole explicative, par le travail de la raison, lesquels reviendront finalement enrichir l’objet. […] Dans cette perspective-là, ce n’est plus mon discours qui assimile et absorbe l’objet, mais c’est au contraire l’objet qui appelle et absorbe mon discours » (Starobinski 1970, p. 165).
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[31]
Nous pouvons ainsi envisager des sources émanant de discours scientifiques, d’ingénieurs, de discours de vulgarisation, de discours techniques, commerciaux, littéraires, philosophiques, de discours d’utilisateurs (spectateurs, critiques, exploitants), de discours du spectaculaire (magie, prestidigitation…). Tous peuvent être saisis dans des cohérences internes, la notion d’auteur pouvant notamment fonctionner comme telle dans plusieurs de ces catégories, non pour y réintroduire le sujet, mais pour rendre repérables et productifs des échos et des rapports textuels, sans imposer la nécessité d’unifier ces discours au nom de cette cohérence.
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[32]
Crary (1994, p. 25-26) distingue « observateur » et « spectateur », qui, ailleurs, ont valeur de synonymes. Nous utiliserons les deux termes indistinctement.
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[33]
Le terme de la version anglaise est « disembodied » (Crary 1991, p. 41). Nous préférerions plutôt parler de sujet « absent » ou « abstrait ». « Désincarné » présuppose, en effet, une sorte d’effacement du corps, dont il ne peut être question à l’époque de la perspective et de la camera obscura d’un point de vue épistémologique. Le corps comme donnée phénoménologique est un élément qui n’est simplement pas postulé dans le système de la représentation classique, auquel la camera obscura n’échappe pas. À cet égard, l’argumentation de Crary, qui insiste sur la prédominance de cette dernière par rapport à la première, ne nous paraît pas un détour indispensable, d’autant plus que pour montrer l’absence du sujet, Crary recourt à l’analyse des Ménines de Foucault, c’est-à-dire au parangon de la représentation classique (Crary 1991, p. 73). Ce qui distingue la camera obscura, et qui intéresse particulièrement Crary, c’est la position intérieure du sujet par rapport au monde extérieur représenté. Milner souligne également cet aspect dans La Fantasmagorie (1982, p. 13), en comparant camera obscura et lanterne magique.
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[34]
« Si l’on peut dire qu’il existe un observateur propre au xixe siècle, comme à n’importe quelle autre époque, c’est seulement en tant qu’effet d’un système irréductiblement hétérogène de rapports discursifs, sociaux, technologiques et institutionnels. À ce champ en mutation constante ne préexiste pas de sujet observateur. » Et encore : « Il serait tout à fait malvenu de chercher à savoir si la perception ou la vision changent réellement, car ni l’une ni l’autre n’ont d’histoire autonome. Ce qui change, ce sont les forces et les règles plurielles qui composent le champ où ont lieu des actes de perception. À tel ou tel moment donné de l’histoire, la vision [est déterminée] […] par une collection d’éléments disparates qui fonctionnent ensemble sur un même plan social » (Crary 1994, p. 26-27).
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[35]
« De toute évidence, mon point de vue va à l’encontre de nombreuses analyses de l’histoire de la photographie et du cinéma qui continuent à faire autorité : celles-ci se caractérisent par un déterminisme technologique plus ou moins avoué et postulent une dynamique autonome d’invention, de modification ou de perfectionnement mécaniques qui viendrait se plaquer sur un champ social et le transformer de l’extérieur » (Crary 1994, p. 29).
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[36]
Voir Crary 1994 (p. 23-24).
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[37]
Voir Crary 1994 (p. 22).
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[38]
Crary commente notamment des textes de Johann Wolfgang von Goethe, d’Arthur Schopenhauer, avant d’aborder des auteurs qui interviennent dans le champ de la physiologie, tel Johannes Müller, Hermann von Helmholtz (voir Crary 1994, chapitre III, « La vision subjective et la séparation des sens »).
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[39]
« Il s’agit, au début des années 1830, d’un sujet percevant dont la nature empirique déstabilise les identités, les met en mouvement, et pour qui les sensations sont interchangeables. En fait, la vision se définit comme la faculté d’éprouver des sensations qui ne sont pas nécessairement liées à un référent » (Crary 1994, p. 135).
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[40]
Crary (1994, p. 162) prend ici position explicitement contre Foucault.
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[41]
Voir Foucault 1989 (p. 201-206). Dans un entretien avec J.-P. Barrou et Michèle Perrot, Foucault décrit ainsi de manière synthétique et précise les principes du dispositif : « Le principe étant : à la périphérie, un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l’anneau. Le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l’épaisseur du bâtiment. Ces cellules ont deux fenêtres : l’une ouverte vers l’intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l’autre, donnant sur l’extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d’enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l’effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant dans la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. En somme, on inverse le principe du cachot ; la pleine lumière et le regard d’un surveillant captent mieux que l’ombre, qui finalement protégeait » (« L’oeil du pouvoir », dans Bentham, Le Panoptique, Paris, Belfond, 1977, repris dans Foucault 2001, p. 190-191). Il faut souligner que dans cet exemple, le « sujet » du regard se trouve du côté du surveillant.
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[42]
De plus, on ne saurait inférer du fait que l’on traite d’un sujet phénoménologique que l’assujettissement est plus ou moins fort. Celui-ci doit en effet être compris dans la pluralité des données propres à un contexte épistémologique précis. La valeur épistémologique de l’assujettissement, comme celle du pouvoir, peut varier elle aussi.
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[43]
Le kaléïdoscope est également retenu par Crary (1994, p. 164) pour ses images multiples, mais à travers l’analyse de sources (notamment de Charles Baudelaire).
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[44]
Lorsqu’elles sont perçues en tant que telles par le spectateur, comme c’est parfois le cas dans le stéréoscope, qui demande d’accommoder la vision.
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[45]
Or, empruntant le terme à Roland Barthes, c’est justement ce que nie Crary (1994, p. 181) : « Contrairement au stéréoscope de Brewster, inventé à la fin des années 1840, ou à l’appareil plus connu de Holmes, inventé en 1861, le modèle de Wheatstone manifeste la nature atopique [« the atopic nature »] de l’image stéréoscopique perçue, la disjonction entre la cause et l’effet. Les deux autres modèles permettent au spectateur de croire qu’il regarde quelque chose qui se trouve “là”, devant lui ; mais le modèle de Wheatstone expose pleinement la nature hallucinatoire ou artificielle de la vision et ne soutient nullement ce que Barthes a appelé “l’illusion référentielle”. » Selon Barthes, l’illusion référentielle découle de l’effacement illusionniste du signifié, d’une partie du signe en somme, pour mettre en avant le référent construit par l’illusion. Pour le spectateur, le rapport au référent est d’autant plus direct et concret que l’illusion référentielle opère (voir Barthes 1982, p. 88-89). Or, c’est justement le cas dans le stéréoscope, défini d’emblée dans sa visée réaliste. On ne s’étonnera pas de constater avec Crary que le stéréoscope, comme la photographie, ait été largement utilisé pour diffuser des images pornographiques. Le plaisir fétichiste procuré par ce spectacle prouve l’importance accordée au « référent », objet d’une réalité illusoire à laquelle le spectateur accepte de croire, grâce à sa matérialité apparente, offerte au regard et presque au toucher, comme le recherche déjà Wheatstone. Ce plaisir ne pourrait être obtenu si, pour le spectateur, l’illusion apparaissait uniquement comme le produit de son imagination.
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[46]
C’est ainsi que l’on pourrait en arriver à classer certaines sortes de camera obscura, du point de vue de la machinerie par exemple, dans la même classe que les dispositifs optiques du début du xixe siècle — ce serait toutefois ignorer les discours.
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[47]
Il serait bon d’étudier la même époque à partir d’autres corpus de textes, notamment populaires, tels des modes d’emploi, des chroniques, des manuels, etc., pour en déduire la nature du sujet constitué à cette époque, et la confronter aux sources auxquelles se réfère Crary.
Références bibliographiques
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- Sadoul 1949 : Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, Paris, Flammarion, 1949.
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- Starobinski 1970 : Jean Starobinski, La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970.
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- Virilio 1976 : Paul Virilio, L’Insécurité du territoire, Paris, Stock, 1976.
- Virilio 1984 : Paul Virilio, Guerre et Cinéma. Logistique de la perception, Paris, Éditions de l’Étoile, 1984.