Corps de l’article

Introduction[2]

Quiconque[3] s’intéresse à la notion d’allyship ne pensera sans doute pas spontanément à un·e politicien·ne ou à un discours prononcé derrière les portes closes du Parlement. Pourtant, il me semble intéressant de réfléchir au rôle que tiennent — ou que croient tenir — les parlementaires dans l’amélioration des relations avec les Premiers Peuples au Canada, en matière de langue notamment. En 2016, le premier ministre Justin Trudeau promet l’adoption d’une loi sur les langues autochtones, en réponse directe aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVRC). En 2017, le député cri[4] du Parti libéral du Canada, Robert-Falcon Ouellette, prononce le premier discours de l’histoire à être entendu dans sa langue au Parlement canadien, discours pour lequel aucun service d’interprétation n’est cependant fourni. S’en suivent des révisions par la Présidence de la Chambre des communes et par le comité parlementaire chargé de cette question. Quelques mois plus tard, le 29 novembre 2018, un règlement est adopté permettant l’usage de langues autochtones avec interprétation simultanée à la Chambre des communes, à condition de fournir un préavis « raisonnable »[5] (Chambre des communes du Canada 2017a; Forget et al. 2020). En janvier de l’année suivante, Ouellette s’exprime de nouveau dans sa langue et devient le premier député à prononcer une allocution dans une langue autochtone pour laquelle une interprétation simultanée est fournie dans les deux langues officielles (Forget et al. 2020).

Dans cet article, je prends pour exemple un politicien allochtone, Marc Miller, député libéral dans la circonscription Ville-Marie — Le Sud-Ouest — Île-des-Soeurs, à Tiohtià :ke (Montréal), qui, suivant les traces de Ouellette, a choisi de faire entendre des langues autochtones au Parlement, dans un contexte où son gouvernement propose d’entamer un vaste chantier de réconciliation par les langues[6]. D’abord secrétaire parlementaire au ministère des Relations Couronne-Autochtones (2018-2019), puis ministre des Services aux Autochtones Canada (SAC) (2019-2021), Miller apprend le kanyen’kéha pendant ses années comme député libéral et prononce le plus long discours jamais entendu dans cette langue au Parlement le 7 février 2019 — une allocution d’autant moins attendue qu’elle a été prononcée par un député allochtone. Cette allocution porte le kanyen’kéha à la Chambre des communes pendant une séance de débats autour du projet de loi C-91, la mesure législative promise par Trudeau en 2016 qui vise justement à soutenir les efforts pour la préservation, la revitalisation et la promotion des langues autochtones.

De nos jours, près de 60 % des 70 langues autochtones répertoriées au pays ne comptent que 500 personnes locutrices ou moins (Rice 2020). Depuis plusieurs décennies, des communautés et des organismes autochtones oeuvrent à leur protection et à leur transmission[7]. Le 5 février 2019, après deux ans de consultations et quatre mois de délibérations parlementaires, la Loi sur les langues autochtones (2019) est adoptée, marquant un tournant important dans la reconnaissance et l’affirmation des droits linguistiques autochtones au pays. Or, la sphère politique fédérale canadienne qui la voit naitre demeure marquée de rapports de pouvoir coloniaux (Smith 1999; Heller et McElhinny 2017), qui se traduisent dans les débats, dans les interactions et dans la posture des parlementaires elleux-mêmes. Pour reprendre les termes de Le Bart, « le discours politique reflète l’état du champ politique au moment où il est produit ainsi que la position occupée, dans ce champ, par [cellui] qui parle » (Le Bart 2003 : 98).

Miller ne se revendique pas lui-même allié (du moins, pas dans les données analysées dans cette étude). Or, l’allyship demeure un cadre d’analyse intéressant pour comprendre et s’interroger sur la place qu’il prend (au nom de son parti, puisqu’il le représente, et du gouvernement, puisque son parti est au pouvoir) dans ce « champ politique » empreint d’efforts de réconciliation par les langues. Pour creuser la question, je me suis intéressée aux prises de parole que le député a prononcées en kanyen’kéha à la Chambre des communes[8]. Ainsi, ce texte se veut une contribution aux réflexions entourant l’allyship comme performance par la prise de parole dans la vaste sphère des politiques linguistiques autochtones et de la « réconciliation » au Canada.

Je débute par rappeler dans la prochaine section les grandes lignes des théories critiques de la réconciliation, de l’allyship et de l’analyse de discours parlementaires et médiatiques, avant de présenter le corpus à l’étude. L’analyse porte ensuite sur les allocutions de Miller au Parlement du Canada et dans les médias francophones canadiens et québécois locaux. Je reviens finalement sur sa construction comme figure d’allié selon le prisme de la vision coloniale de la réconciliation promue par le gouvernement fédéral, que ses propres discours, leur réception et leur distribution réitèrent.

Avant d’y venir, je tiens à souligner ma posture. Je suis Pekuakamishkueu et Québécoise. Je me suis engagée dans un processus de réappropriation culturelle et de déconstruction des rapports coloniaux qui biaisent mon regard, mes expériences et mes relations, tant à l’université que hors de ses murs. L’analyse que je présente reflète la visée décoloniale de ma pratique en recherche, plaçant au centre des préoccupations la domination coloniale contemporaine et les stratégies de résistance et de résurgence autochtones (Coulthard 2021). Je tiens aussi à préciser au lectorat que cet article fait mention de violences coloniales historiques et contemporaines. Il est par exemple question des pensionnats autochtones (ci-après « pensionnats ») et de leurs legs.

Réconciliation, allyship et discours parlementaire : cadre théorique critique

Au Canada, la colonisation a débuté comme une entreprise de peuplement, puis s’est immiscée dans toutes les sphères de la vie sociale et politique contemporaine. Processus guidé à la fois par une logique impériale et par un sentiment fallacieux de mérite et de privilège que s’accordent certains groupes au détriment d’autres, la colonisation est loin d’être un évènement un passé (Laenui 2000; Wolfe 2006; Barker 2009; Mackey 2016; Coulthard 2021). Arrimée à un système-monde capitaliste néolibéral, elle rend aujourd’hui « possibles et marquants des modes particuliers de mobilisation du langage dans la production des inégalités et des différences sociales qui les légitiment » (Heller et McElhinny 2017 : 4). C’est dans ce contexte colonial complexe que le gouvernement canadien récupère des instruments de justice transitionnelle[9] pour faire face à certaines injustices et propose la réconciliation comme outil de « réparation » des relations avec les Premiers Peuples.

Rhétoriques de réconciliation

La réconciliation fait couler beaucoup d’encre au Canada, et ce, surtout depuis la mise sur pied de la Commission de vérité et réconciliation du Canada en 2008. À la publication de son rapport final en 2015, la CVRC rend publics 94 appels à l’action, dont plusieurs concernent la protection et la transmission des langues autochtones. Or, cette réconciliation ne fait pas l’unanimité. Certain·es, dont les représentant·es du gouvernement, la voient comme une façon de ramener des relations ternies à leur état de paix préalable. Si cette définition est répandue[10], elle n’est pas tout à fait applicable au Canada, où la CVRC elle-même réfute le mythe de l’harmonie préalable entre Autochtones et allochtones (Commission de vérité et réconciliation du Canada 2015). Par ailleurs, au Canada, aucune réelle transition politique n’a eu lieu : depuis 1867, les gouvernements se succèdent et la monarchie constitutionnelle reste en place (de Costa 2017); bref, « la fin n’a jamais changé [, soit de] consolider l’accès aux territoires autochtones à des fins de formation de l’État, de peuplement et de développement capitaliste » (Coulthard 2021 : 212). Comme le souligne David Garneau (2012) :

This construction [Reconciliation] anaesthetizes knowledge of the existence of pre-contact Aboriginal sovereignty. It narrates halcyon moments of co-operation before things went wrong as the seamless source of harmonious origin. And it sees the residential school era, for example, as an unfortunate deviation rather than just one aspect of the perpetual colonial struggle to contain and control Aboriginal people[s], territories, and resources.

Garneau 2012 : 35

En ce sens, des auteurices autochtones de la résurgence et de la décolonisation comme Glen S. Coulthard (2021) et des institutions comme la CVRC et la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) considèrent plutôt que la réconciliation ne peut se résumer au règlement de conflits propres à une histoire coloniale passée. Il s’agit pour elleux d’un processus continuel de « transformation fondamentale des relations constitutionnelles », sociales, citoyennes, inter- et intrapersonnelles (Wyile 2017 : 626). Fondée sur une conception pluraliste des relations et des identités sociales et politiques (Redonnet 2001), cette perspective « admet le conflit, le régule par le politique et, plus important encore, admet une certaine irréductibilité de l’altérité » (Bahout 1999). C’est une réconciliation — ou plutôt, une « conciliation » (Garneau 2012) — qui va de pair avec les efforts de résurgence, d’autochtonisation et de décolonisation (Asch, Burrows et Tully 2018; Coulthard 2021)[11].

Pour leur part, les gouvernements conservateurs et libéraux qui se succèdent depuis la création de la CVRC font la promotion d’un autre type de réconciliation, dont l’objectif est de « surmonter l'héritage des violences passées, mais non la structure violente actuelle » (Coulthard 2021 [2014] : 185). Leur approche « sous-entend l’existence d’un consensus permanent [...] [et] prétend à une harmonie idéale » (Bahout 1999). Par la reconnaissance d’injustices « passées », la responsabilisation des institutions concernées (p. ex., l’État et l’Église catholique), la présentation d’excuses officielles et l’octroi de compensations pour les torts subis, il serait possible de « tourner la page » sur les pages sombres de l’histoire d’une nation prétendument unie (Augoustinos et al. 2002). Dans les termes de Garneau (2012), il s’agit d’un processus où « les vérités sont racontées, les victimes sont pleurées, les blessures sont soignées, l’ordre est rétabli et l’identité nationale est conservée » [notre traduction][12] (Garneau 2012 : 36). Or, puisqu’elle maintient ainsi en place la supériorité de l’identité nationale canadienne et de sa « souveraineté » (Wyile 2017), cette réconciliation unidirectionnelle bénéficie davantage aux intérêts des allochtones et de l’État (Manuel et Derrickson, 2017). Par ailleurs, les efforts sont parfois mobilisés sous la forme d’une « performance de la reconnaissance et du remords » (Boily et Tailleur 2022), contribuant ainsi à un spectacle de la réconciliation (Daigle 2019) d’autant plus dommageable.

Ainsi se posent au moins deux rhétoriques fondamentales — et intrinsèquement conflictuelles — de la réconciliation mobilisées dans la sphère publique, politique et médiatique canadienne pour traiter de l’état et de l’avenir des relations entre Autochtones et allochtones. Elles serviront notamment de cadre d’analyse pour comprendre les mécanismes discursifs mobilisés par Miller dans ses allocutions.

L’allyship par les langues

Défini comme « l’état de rapport à l’expression d’une identité alliée » [notre traduction] (Bourke 2020 : 179), l’allyship (que j’utiliserai dans sa forme originale, par absence de traduction satisfaisante en français) intéresse les chercheureuses qui s’investissent envers une plus grande justice sociale ou qui remettent en question les efforts déployés en ce sens, notamment en éducation (Bourke 2020; Kluttz, Walker et Walter 2020). Les théories critiques de l’allyship invitent à réfléchir à la notion d’allié·e comme processus fluide et changeant, en s’interrogeant sur l’utilisation même du terme « allié·e » pour définir ou qualifier une identité (Bourke 2020). En ce sens, je conçois dans cette analyse l’allyship comme un construit social, maintenu et reproduit dans les discours et les interactions. L’allyship servira au cadre d’analyse pour comprendre la posture de Miller dans le champ politique et médiatique de la réconciliation par les langues, en particulier parce qu’elle permet de remettre en cause la posture des sauveureuses (surtout des sauveureuses blanc·hes, ou white saviours). Loin de se limiter à des attitudes ou à des actions individuelles, le white saviourism est une structure de pouvoir ancrée dans des systèmes inégaux et oppressifs (p. ex., le colonialisme, la suprématie blanche, le capitalisme, l’hétéropatriarcat) (Khan, Dickson et Sondarjee 2023: 8)[13]. L’importance de remettre en cause la posture des sauveureuses, Lilla Watson l’exprime très bien quand elle dit : « If you have come here to help me, you are wasting your time. But if you have come because your liberation is bound up with mine, then let us work together » (Watson citée dans Kluttz et al. 2020: 49). Bref, la construction de l’identité alliée nécessite une prise de conscience de l’interconnectivité des vécus humains, sociaux et politiques, en plus d’une remise en question constante de ceux-ci par « [a] continued questioning and constant un-settling » (Kluttz et al. 2020). Qu’en est-il alors des allié·es qui ne se revendiquent pas explicitement de la justice sociale ou de l’allyship, ou encore qui oeuvrent dans des milieux où se reproduit le pouvoir dominant? Il importe de s’intéresser à leur travail et à leur posture, au moins pour en maintenir une vision critique. C’est ce que la littérature sur l’allyship rend possible.

Le Parti libéral du Canada, au pouvoir depuis le 4 novembre 2015, fait la promotion de ses efforts envers l’avancement de la « réconciliation » avec les Premiers Peuples depuis presque aussi longtemps, notamment en matière de protection des langues autochtones. Marc Miller représente un cas de figure de la posture que prend le gouvernement dans ce dossier : dans le cadre de ses fonctions, au Parlement et en dehors, il se prononce sur l’état des lieux, sur l’urgence d’agir pour la protection des langues ainsi que sur le travail accompli par des locuteurices autochtones et par l’État canadien dans ledit dossier. Lui-même allochtone, Miller apprend le kanyen’kéha après avoir grandi et travaillé toute sa vie en anglais et en français.

Le kanyen’kéha (aussi connu sous sa forme coloniale « mohawk ») est une langue polysynthétique de la famille des langues iroquoiennes. La nation Kanyen’kéhá:ka est aujourd’hui répartie dans six communautés en Ontario et au Québec au Canada et dans l’État de New York (États-Unis) : Akwesasne, Kahnawà:ke, Kanehsatà:ke, Six Nations (Grand River), Wahta et Tyendinaga. Elle compte plus de 30 000 locuteurices habitant les communautés Kanyen’kéhá:ka (53 787 au total, incluant les locuteurices habitant hors communautés) (DeCaire, 2023)[14]. La langue est considérée comme étant sérieusement en danger par l’UNESCO, bien que son état de vitalité varie énormément d’une communauté à l’autre[15]. Des efforts de revitalisation du kanyen’kéha sont mis en place par des membres des communautés concernées depuis les années 1970. La majorité de la population ayant comme langue maternelle et d’usage l’anglais, elle a aujourd’hui accès à des classes et à des programmes d’immersion pour enfants et pour adultes (DeCaire 2023). Selon Oheróhskon Ryan DeCaire, locuteur et instructeur de kanyen’kéha, les efforts doivent se concentrer sur l’acquisition de la langue par les adultes, notamment par l’immersion : « Si nous voulons que nos enfants parlent la langue, ceux qui les forment (les adultes) doivent la parler » [notre traduction] (DeCaire 2023 : 17).

Mon intention dans cet article est de remettre en question, à la lumière des théories critiques de l’allyship, la posture que prend le député Marc Miller — parfois malgré lui — dans les échanges parlementaires et les médias, compte tenu du contexte conflictuel et complexe de la colonisation contemporaine et de la « réconciliation » au Canada. Je procéderai pour ce faire à une analyse linguistique critique des discours prononcés par Miller (en kanyen’kéha, en mi’kmaw, en français et en anglais), de leur réception immédiate et des réactions de la presse écrite francophone. S’il s’exprime habituellement au Parlement dans l’une ou l’autre des langues officielles, Miller a, entre 2017 et 2019, pris six fois la parole dans une langue autochtone, dont cinq fois en kanyen’kéha et une fois en mi’kmaw. Je me questionnerai dans cette étude à savoir comment ces prises de parole s’inscrivent dans l’une ou l’autre des rhétoriques de réconciliation et en quoi cela permet d’aborder la construction de Miller en tant que figure à la fois alliée aux causes autochtones en matière de langue et complice des rapports de pouvoir coloniaux.

Discours politiques et médiatiques

Dans cette analyse, les discours sont envisagés comme des pratiques sociales portées par et porteuses d’intérêts situés (Fairclough 1993; Boutet 2016). Qu’ils aient été prononcés dans la sphère d’activité politique fédérale canadienne ou reproduits dans les médias, les discours qui constituent le corpus à l’étude ont une force d’influence symbolique. En même temps, ils répondent aussi à des contraintes, comme le rappellent Baudoin Dupret, Enrique Klaus et Jean-Noël Ferrié :

Le débat parlementaire est une activité institutionnelle dotée de ses propres finalités pratiques qui répond à une logique pour partie spécifique et qui est encadrée par des procédures particulières contraintes discursivement et procéduralement.

Dupret, Klaus et Ferrié 2008 : 371

Le « réseau » dans lequel s’inscrit la prise de parole parlementaire est « lui aussi dialogique, fait d’occurrences distantes dans le temps et dans l’espace, médiatisées et connectées entre elles thématiquement, interactivement et argumentativement » (Dupret et al. 2008 : 372). Les discours parlementaires et les discours médiatiques reflètent donc l’espace idéologique dans lequel s’inscrivent celleux qui les prononcent et l’institution où iels se trouvent. En d’autres termes, « [l]es discours parlementaires [et les discours médiatiques qui les concernent] révèlent les performances politiques en cours. » (Philips et McDougall 2007 : 98) Dans le contexte canadien, les échanges sont nécessairement marqués de rapports de pouvoir coloniaux et, ceux de Miller particulièrement, s’inscrivent dans la vaste sphère discursive de la réconciliation. C’est pourquoi je propose de réfléchir aux prises de parole du député en kanyen’kéha et en mi’kmaw, dans leur contexte de production et de réception immédiate, puis dans leur contexte de distribution médiatique, afin de comprendre la posture qu’on lui attribue au Parlement et dans les médias francophones canadiens et québécois locaux vis-à-vis des luttes (linguistiques) autochtones.

Comment s’y prendre? Méthode et corpus

Un corpus a été créé autour des prises de parole prononcées par Miller au Parlement canadien en tout ou en partie dans une langue autochtone, entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2019. Au total, il s’est prononcé cinq fois en kanyen’kéha et une fois en mi’kmaw. Le tableau ci-dessous résume les allocutions parlementaires de Miller qui ont servi à la constitution du corpus.

Tableau 1

Allocutions en langues autochtones par Marc Miller au Parlement canadien

Allocutions en langues autochtones par Marc Miller au Parlement canadien
Source : Ann-Sophie Boily (2024)

-> Voir la liste des tableaux

Les données parlementaires ont été répertoriées sur la plateforme OpenParliament, puis extraites à partir du site Internet du Parlement du Canada, et ce, dans les deux versions officielles disponibles, c’est-à-dire en français et en anglais[16]. Le corpus a été élargi en y ajoutant les articles de presse publiés en français qui ont fait la mention de l’une ou l’autre de ces prises de parole, dans le but d’inclure à l’analyse la réception de la démarche de Miller dans les médias francophones. Les données médiatiques ont été collectées à partir des bases de données Eureka et Canadian Newsstream. Elles comprennent les versions papier et numériques des journaux Le Droit (Ottawa, ON), Acadie Nouvelle (Moncton, NB), Le Devoir (Montréal, QC) et La Presse (Montréal, QC) ainsi que les plateformes pancanadiennes de la Société Radio-Canada et de La Presse canadienne. Un sous-corpus médiatique et un sous-corpus parlementaire d’un total de près de 30 000 mots ont ainsi été créés, puis importés dans NVivo, un logiciel d’analyse qualitative, et dans AntConc, un logiciel de linguistique de corpus qui a facilité le calcul des fréquences. Comme je ne suis pas en mesure de lire les textes en kanyen’kéha ou en mi’kmaw et que les transcriptions de propos énoncés dans une langue autochtone au Parlement ne sont pas toutes rendues disponibles, mon travail s’est basé sur les traductions offertes en français et en anglais, malgré les limites méthodologiques que cela entraine.

Inspirée du modèle d’analyse critique du discours de Fairclough (1993)[17], j’ai procédé à une analyse de la nomination et des thèmes abordés (p. ex., les émotions). Je me suis aussi intéressée aux tours de parole parlementaires, indicateurs de la réception des allocutions de Miller dans leur contexte immédiat de production, ainsi qu’à leur distribution subséquente dans les médias. Enfin, la littérature sur l’allyship et celle sur la réconciliation au Canada ont servi à l’interprétation de l’analyse dans son ensemble, d’un point de vue critique et dans une visée décoloniale (Asch et al. 2018; Coulthard 2021).

Reconnaissance et mises en scène : Parlement et médias

Miller au Parlement

Une analyse approfondie des discours prononcés par Miller dans leur contexte de production et de réception multimodale immédiate montre le rôle spectaculaire que jouent ses prises de parole. De façon générale, celles-ci ne passent effectivement pas inaperçues à la Chambre des communes. Après la plupart des allocutions qu’il prononce dans une langue autochtone, ses collègues se lèvent, applaudissent et serrent la main d’un Marc Miller souriant[18]. Les propos, eux, témoignent d’une dynamique double : le député contribue à rendre visibles et audibles des langues et des enjeux longtemps ignorés au Parlement du Canada, mais n’échappe pas à la reproduction d’une « performance de la reconnaissance et du remords » (Boily et Tailleur 2022).

Quand Miller s’exprime en kanyen’kéha à la Chambre des communes, il le fait souvent pour honorer une personne, un groupe ou une langue autochtone en particulier. Par exemple, il honore la mémoire de Lévis Oakes, « le dernier Mohawk à avoir joué le rôle de transmetteur en code […] pendant la Seconde Guerre mondiale » (Chambre des communes du Canada 2019b), les Autochtones qui se sont engagés dans les Forces armées canadiennes ainsi que le peuple Kanyen’keha:ka et sa langue. Dans ses allocutions, Miller partage son expérience d’apprentissage du kanyen’kéha et il encourage son usage, non seulement auprès des personnes qui l’ont perdu, mais auprès de ses collègues et de la population canadienne en général :

Extrait 1. J’espère aussi que nous entendrons la langue mohawk plus souvent et que plus de Canadiens seront fiers de la parler entre eux [notre accentuation].

Miller 2017, cité dans Chambre des communes du Canada 2017b

Extrait 2. J’invite tout le monde à apprendre au moins les formules de salutation, mais peut-être aussi la langue en entier [notre accentuation].

Miller 2019, cité dans Chambre des communes du Canada 2019a

Il communique sa propre vision de la langue, la qualifiant de « magnifique », « d’extraordinaire », d’« exceptionnelle » et d’« extrêmement complexe et riche », la comparant parfois au français et à l’anglais.

Miller exprime également de la reconnaissance envers les personnes qui l’ont aidé dans sa démarche et qui ont contribué à ce qu’il puisse s’exprimer et être entendu dans une langue autochtone au Parlement. Il souligne en particulier le travail d’une interprète, Margaret Cook-Kaweienon:ni, et rapporte l’expérience d’une locutrice du kanyen’kéha, Oronhiokon, de sa « résistance » à continuer de parler sa langue au pensionnat malgré les interdictions :

Extrait 3. Envoyée dans ce pensionnat à 5 ans, elle a été malheureuse parce que sa mère lui manquait. Ce n’est qu’à l’âge de 16 ans qu’elle a pu rentrer chez elle. Sa langue y était interdite, mais elle s’est battue farouchement contre cette restriction, continuant de l’employer avec sa soeur Wahri, ou Mary, dès que personne ne pouvait les entendre. Ce seul acte de défi a permis à la branche de la famille Gabriel de Kanesatake de préserver une chaîne de transmission de la langue intacte à ce jour, et ce, grâce à la conviction spirituelle profonde d’Oronhiokon, qui croyait que la Créatrice serait offensée si ses enfants ne parlaient pas la langue qui leur avait été donnée.

Miller 2018, cité dans Chambre des communes du Canada 2018a

Miller rapporte aussi les excuses de l’archevêque Michael Peers, dont il reprend directement les propos :

Extrait 4. Je suis désolé, plus que les paroles ne peuvent l’exprimer, que nous ayons essayé de vous refaire à notre image, de vous priver de votre langue et de votre identité. Je suis désolé, plus que les paroles ne peuvent l’exprimer, qu’un si grand nombre ait fait l’objet de mauvais traitements physiques, sexuels, culturels et émotifs dans nos pensionnats. Au nom de l’Église anglicane du Canada, je vous présente nos excuses.

Miller 2018, cité dans Chambre des communes du Canada 2018a

Les violences et les traumas mentionnés dans les excuses sont nommés aussi par Miller lui-même. Il rappelle les « torts causés » par les pensionnats, les blessures infligées et leurs legs sur l’usage et la transmission des langues autochtones aujourd’hui :

Extrait 5. Certains ont commencé à avoir honte de leur langue parce que les gouvernements et l’Église tentaient de transformer les Autochtones en Blancs. De toute évidence, les contraintes ont continué et les langues autochtones n’ont pas pu évoluer naturellement. […] À l’heure actuelle, les peuples autochtones parlent plus de 60 langues dans l’ensemble du pays et la plupart d’entre elles sont en danger. Certaines de ces langues sont parlées par des milliers de locuteurs, d’autres par une ou deux personnes. Toutes les langues ont été affaiblies. Certaines sont sur le point de disparaître. Si nous ne faisons rien pour aider la situation, seulement quelques-unes d’entre elles survivront.

Miller 2019, cité dans Chambre des communes du Canada 2019a

Miller s’exprime également sur certains pans de l’histoire canadienne, proposant une vision harmonieuse des relations aux premiers contacts et « en temps de guerre »[19] :

Extrait 6. Lorsque les Européens sont arrivés ici […] Les Européens et les Autochtones ont dû travailler ensemble et s’entraider. […] Ils ont dû devenir des amis et des partenaires des Autochtones pour pouvoir survivre. Lorsque la population blanche a augmenté, ses membres se sont divisés et ont commencé à se battre entre eux. Les deux côtés ont conclu des alliances avec les Autochtones de telle sorte qu’ils soient égaux.

Miller 2019, cité dans Chambre des communes du Canada 2019a

Extrait 7. En temps de guerre, le Canada a entretenu une relation d’égal à égal avec les Autochtones et ses soldats ont combattu à leurs côtés. En temps de paix, le Canada a cessé de tenir compte des préoccupations des Autochtones et d’entretenir avec eux une relation positive.

Miller 2019, cité dans Chambre des communes du Canada 2019a

Miller profite aussi de son temps de parole pour faire la promotion des actions de son parti. En 2018, par exemple, il parle des appels à l’action de la CVRC auxquels le gouvernement travaille à répondre et qui, dit-il, « will make real concrete differences in people's lives ». Il mentionne la création de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, en précisant :

Extrait 8. Il s’agit de blessures encore ouvertes et il faudra beaucoup plus que la durée d’une enquête pour [les] guérir [notre accentuation].

Miller 2018, cité dans Chambre des communes du Canada 2018a

Il aborde des investissements passés et prévus du gouvernement en éducation, en santé et en logement, en précisant :

Extrait 9. Ces investissements dans l’éducation, les infrastructures et la formation contribuent directement à rehausser la qualité de vie des peuples autochtones et à rendre le Canada plus fort, plus uni et plus prospère [notre accentuation].

Miller 2018, cité dans Chambre des communes du Canada 2018a

En 2019, c’est le projet de loi C-91 qu’il souligne. Comme c’est le cas dans ce genre de procédures parlementaires, quelques députés présentent des commentaires après son allocution, sous forme de questions. Or, contrairement aux habitudes, les députés prennent toustes le temps de remercier et de féliciter le député pour sa « persévérance », ses « efforts », son « courage » et sa « détermination ». On parle de sa démarche comme « louable » et « inspirante ». Certaines députées, deux allochtones, Marilyn Gladu et Elizabeth May, s’excusent de ne pas parler la langue ou de prononcer certains mots « incorrectement » :

Extrait 10. J’aurais bien aimé lui poser ma question en mohawk, mais malheureusement, je ne parle pas cette langue.

Gladu 2019, cité dans Chambre des communes du Canada 2019a

Extrait 11. Serihwakweniénsthak. Je m’excuse si ma prononciation était incorrecte.

May 2019, cité dans Chambre des communes du Canada 2019a

La dynamique ainsi créée renverse, l’instant de quelques échanges, la relation entre les langues, puisque c’est le kanyen’kéha qui est à l’honneur. Or, c’est surtout Miller qui est valorisé, érigé en héros de ces échanges. À titre comparatif, d’autres députés se sont exprimés dans une langue autochtone dans un contexte similaire. Le député néo-démocrate Romeo Saganash (2011-2019) a pris la parole tout juste avant Miller, puis Robert-Falcon Ouellette (2015-2019) s’est exprimé sur le même projet de loi que ses collègues, quelques mois plus tard. Tous deux sont cri[20] et ont prononcé quelques mots dans leur langue. Pourtant, les deux n’ont pas reçu la même ampleur de félicitations que celles adressées au député allochtone. Ces derniers sont surtout remerciés : remerciés pour leurs discours, pour leur travail « afin de défendre cette cause » (Johns, cité dans Chambre des communes du Canada 2019a — à propos de l’intervention de Saganash) ou encore pour « avoir non seulement parlé des langues autochtones, mais de nous avoir montré concrètement comment certaines idées peuvent êtres [sic] exprimées au moyen des langues autochtones qu'il connaît » (Genuis, 2019 cité dans Chambre des communes du Canada 2019d — à propos de l’intervention de Ouellette). Bien que Miller soit celui des trois à s’exprimer le plus longtemps dans une langue autochtone, sa glorification s’accompagne d’un déséquilibre dans les réactions des collègues parlementaires, renforçant les inégalités véhiculées entre les langues et entre les locuteurices autochtones et allochtones (inégalités reconnues par les député·es elleux-mêmes dans les débats à l’adoption de la Loi sur les langues autochtones).

Pour sa part, Miller conserve une allure humble face aux réactions qui le concerne. Il en profite pour parler de son expérience d’apprentissage de la langue kanyen’kéha et il invite ses collègues à faire de même. Il assume la dimension symbolique de son geste (voir extrait 12) et fait dévier les remerciements vers une locutrice de la langue (voir extrait 13) :

Extrait 12. Je n’interviens pas à la Chambre en mon propre nom. Mon intervention constitue un acte symbolique, un geste de respect. Ce qui importe le plus, c’est de veiller à ce que les enfants parlent la langue de leurs communautés respectives, et que cette langue soit enseignée par des gens compétents qui la préservent depuis des années, envers et contre tous.

Miller 2019, cité dans Chambre des communes du Canada 2019a

Extrait 13. Je sais que le député m’a félicité, mais nous devrions surtout être reconnaissants des services de traduction qui ont été offerts par Margaret Cook-Peters, ou Margaret Cook-Kaweienon:ni. Grâce à son travail d’interprétation, tous les députés ont pu entendre ici cette magnifique langue.

Miller 2019, cité dans Chambre des communes du Canada 2019a

Miller a visiblement conscience à la fois du caractère performatif de son intervention en kanyen’kéha et des limites de sa propre posture. Or, dans le contexte immédiat des échanges analysés, il demeure glorifié pour avoir appris le kanyen’kéha et s’être exprimé devant ses collègues dans cette langue.

Miller dans les médias francophones

Les mots « Autochtones » (et sa forme au singulier) ainsi que « mohawk » (en référence à la langue kanyen’kéha) sont parmi les mots les plus fréquents du corpus médiatique, respectivement utilisés 156 et 48 fois. Les formes « kanyen’kéha » et « kanien’kehá » (deux orthographes utilisées pour désigner le nom de la langue dans la langue elle-même) en sont cependant presque absentes, présentes respectivement 5 et 3 fois. Le corpus parlementaire abonde dans le même sens : « mohawk » (toujours en référence à la langue kanyen’kéha) est utilisé 15 fois, tandis que « kanyen’kéha » est utilisé 3 fois et que la forme « kanien’kehá » est absente. Dans la presse écrite allochtone, on utilise parfois deux formes conjointement, l’une autochtone et l’autre coloniale :

Extrait 14. Marc Miller, député fédéral de Ville-Marie–Le Sud-Ouest–Île-des-Soeurs, est entré dans l’histoire le 1er juin en prononçant une allocution en kanien’kehá, la langue mohawk, à la Chambre des communes [notre accentuation].

Bérubé 2017a, 2017b

De façon générale, rapporter le fait qu’un député s’exprime dans une langue autochtone ou lui répondre directement au Parlement ne suppose donc pas qu’on nomme cette langue de manière à respecter les façons de faire des peuples et des locuteurices concerné·es.

Remarquons aussi la grande rareté de données disponibles pour la constitution du corpus médiatique : seulement 15 articles ont été recueillis. Ceci illustre le peu d’attention accordé aux langues autochtones dans les médias francophones au pays.

Dans les médias qui relatent l’une ou l’autre des allocutions de Miller, les préoccupations entourent surtout le cabinet du premier ministre, les ministres (ré)élu·es à l’élection de 2019 et leurs mandats. Les articles de presse présentent souvent Miller et son nouveau poste au ministère des Services aux Autochtones, rappelant sa démarche d’apprentissage du kanyen’kéha. Cela crée une répétition qui marque l’importance de la démarche aux yeux des médias.

La réception médiatique réitère aussi la dimension spectaculaire de la « performance » de Miller. Quand on rapporte les faits, on souligne l’une ou l’autre de ses allocutions en kanyen’kéha[21]. On en parle comme d’un geste remarqué et historique, qui a « résonné bien au-delà des murs de la Chambre des communes » (Lévesque 2019), « qui a fait le tour du monde » (Bérubé 2017a), qui « a valu un moment de célébrité » (Dubuc 2017) au député et qui « a eu une portée de 1,6 million d’affichages sur [s]a page Facebook » (Miller 2017, cité dans Bérubé 2017a). Si ses allocutions ne passent pas inaperçues, ce sont bien elles et Miller lui-même qui sont mis de l’avant, jamais la langue. Le député est présenté comme humble (Lévesque 2019), modeste (Bérubé 2017a), respectueux (Bérubé 2017a), sensibilisé (Lévesque 2019) et fier (Bérubé 2017a), ayant accompli une tâche « ardue » qui « lui a […] ouvert une porte nouvelle dans ses fonctions parlementaires » (Lévesque 2019). À la fois naïf et nerveux devant la tâche (Bérubé 2017a, 2017b; Lévesque 2019), il est surpris des réactions (Bérubé 2017a, 2017b; Lévesque 2019). Pour expliquer le retentissement de sa démarche à l’international, Miller s’appuie sur le caractère « émotionnel » des enjeux liés aux langues autochtones :

Extrait 15. « Du jour au lendemain [la vidéo] a fait le tour de la planète », indique celui qui était loin d’anticiper une réaction aussi grande. « C’est comme si j’avais tiré une corde émotionnelle qu’on n’est pas habitués de voir », illustre-t-il.

Lévesque 2019

Les rétroactions qu’il reçoit de personnes dites touchées et inspirées par sa démarche incluent celles de locuteurices de langues menacées ailleurs dans le monde, mais aussi « de nouveaux arrivants qui travaillent à apprendre l’anglais ou le français » (Bérubé 2017a, 2017b). Elles incluent aussi celles d’Autochtones, comme Reaghan Tarbell, dont le témoignage est rapporté dans un article de La Presse+. Celle-ci se dit surprise, incitée à reprendre son propre apprentissage du kanyen’kéha, mais aussi honteuse :

Extrait 16. Quand j’ai pris connaissance de l’initiative [de Marc Miller], j’ai été surprise. En même temps, j’ai ressenti un peu de honte. Voilà une personne non autochtone qui a pris le temps d’apprendre la langue mohawk, langue que je ne maîtrise toujours pas.

Tarbell 2017, citée dans Bérubé 2017a

En précisant ne pas vouloir parler à la place des locuteurices du kanyen’kéha, Miller profite de sa tribune médiatique pour rappeler l’histoire de la langue : les pensionnats qui interdisaient aux locuteurices autochtones de s’exprimer dans leur langue, le « sentiment de honte vis-à-vis de leur langue maternelle », le « déchirement identitaire », les « cicatrices » et le « cri d'alarme pour les langues autochtones » ainsi créés, mais aussi « le vent de renouveau » et les luttes continuelles pour la survie de la langue. Comme au Parlement, Miller parle de sa démarche d’apprentissage, un « défi » qui a nécessité beaucoup de préparation, et de ses motivations :

Extrait 17. Aujourd’hui […] de plus en plus de gens apprennent la langue et le gouvernement les épaule dans cette démarche. C'était ma façon assez modeste d'exprimer mon appui et mon respect.

Miller 2017, cité dans Bérubé 2017a, 2017b

Extrait 18. Il s'agit d'un discours pour rendre hommage à la langue autochtone et au combat de ces peuples pour la préserver.

Miller 2019, cité dans Lévesque 2019

Comme au Parlement, Miller est conscient des limites de la portée de sa prise de parole symbolique en kanyen’kéha.

Dans les médias, par-delà la Chambre des communes du Canada

Les entrevues accordées par Miller aux médias francophones canadiens et québécois locaux sont la plupart du temps cadrées positivement, de manière à valoriser le travail d’apprentissage de la langue kanyen’kéha par Miller. À l’inverse, l’une d’entre elles, accordée par le député à La Presse, est reprise par un chroniqueur dans la version numérique du même journal. Dans son article, l’auteur réfute les propos de Miller et s’en sert pour remettre en question la présence historique du peuple Kanyen’kehà:ka sur le territoire de Tiohtia:ke. Sur la base de « [c]e que nous dit l'histoire », l’auteur cite Jacques Cartier et nomme Jeanne Mance, Paul de Chomedey de Maisonneuve et Samuel de Champlain venus à la rencontre des Autochtones, des « Hochelaguiens », des « Iroquoiens du Saint-Laurent », des « Hurons-Wendat », des « Mohawks » et des « Algonquiens » — les Autochtones étant toujours nommés en groupe, au contraire des Européen·nes nommé·es individuellement. Explicitement, l’article est motivé par la question de savoir comment adapter la « tradition » de la reconnaissance territoriale à Montréal, en concluant que « les premiers habitants de ce lieu [sont plutôt] les Hochelaguiens » (Dubuc 2017). En terminant, l’auteur de la chronique souligne que le « fait de dire que Montréal n'est pas un territoire traditionnel mohawk n'enlève rien aux obligations que nous devons avoir à leur égard » (Dubuc 2017). Bien qu’unique dans un corpus restreint, cet article montre quand même une occurrence d’instrumentalisation de l’allocution de Miller qui encourage le maintien du statu quo, notamment dans la transmission de l’histoire — une transmission par et pour les groupes dominants (dont Jacques Cartier, le chroniqueur et Marc Miller font partie).

Miller s’est également exprimé en kanyen’kéha à l’extérieur des murs du Parlement, où les réactions sont similaires à celles en Chambre des communes. Il a notamment pris la parole lors d'une réunion de l’Assemblée des Premières Nations, à Ottawa, le 3 décembre 2019. Les articles qui abordent la nouvelle traitent de prévention du suicide chez les jeunes (Wright 2019) et d’indemnisation aux « enfants autochtones séparé[·es] de leur famille par le système de protection de l'enfance » (s.a. 2019b), des enjeux abordés lors de la réunion en question. Comme c’est le cas pendant les débats en Chambre, la mention de cette allocution non parlementaire dans la presse est associée à des enjeux qui dépassent la question de la langue. Or, la mention est toujours accompagnée d’une précision sur la réaction immédiate des leaders autochtones présent·es, ce qui donne l’impression que leur approbation est indissociable de l’allocution elle-même :

Extrait 19. Il a pris la parole en commençant son discours en langue mohawk, un discours chaudement applaudi par les chefs autochtones [notre accentuation].

s.a. 2019b

Extrait 20. Son allocution a débuté par une longue introduction en langue mohawk, ce qui lui a valu des applaudissements des chefs [notre accentuation].

Wright 2019

La presse écrite francophone qui rapporte les allocutions de Miller en kanyen’kéha s’offre donc comme tribune pour dénoncer des enjeux à la fois historiques et contemporains associés aux langues et aux peuples autochtones. En même temps, elle met généralement l’accent sur les efforts de Miller, sur l’importance de son geste (sur le plan des retombées internationales ou des applaudissements, par exemple) et sur le caractère du député lui-même (dit humble, naïf, surpris, etc.). Or, par ses prises de parole au Parlement, par le discours rapporté ainsi que par le recours à des expériences vécues et à des pans d’histoire plus ou moins récents, Miller exprime à la fois espoir et remords. Ses allocutions, autant dans leur contexte immédiat de production que dans la presse écrite, prennent un caractère performatif dont il est visiblement conscient, puisqu’il les qualifie lui-même de symboliques.

« Je ne prétends pas parler pour eux » : performance et réconciliation

While the core of Aboriginality is incompletely available to non-Native people, Settlers who come to spaces of conciliation not to repair Indians but to heal themselves, who come not as colonizers but with a conciliatory attitude to learn and share as equals, may be transformed.

Garneau 2012 : 38

Dans le contexte canadien actuel, aborder la construction de Miller comme allié aux luttes (linguistiques) autochtones permet de questionner sa posture, celle du parti et celle du gouvernement qu’il représente, à la Chambre des communes autant qu’en dehors. Cette construction invite par exemple à réfléchir aux motivations et aux conséquences des gestes de Miller sur l’état des relations entre le Canada et les nations autochtones : Cherche-t-on à sauver quelqu’un ou quelque chose? Des buts et des intérêts communs sont-ils réellement partagés? Quelle place prennent l’intérêt propre et la glorification dans les échanges? Plus généralement, l’allyship permet aussi de réfléchir à la place des groupes dominants dans ces relations, ici l’État canadien et un député allochtone qui oeuvrent pour le maintien des langues autochtones. C’est précisément ce que j’interroge dans cette section, cherchant à comprendre comment les prises de parole de Miller en kanyen’kéha ainsi que leur réception au Parlement et dans les médias peuvent être abordées du point de vue de l’allyship, ou encore si elles reproduisent l’une ou l’autre des rhétoriques (coloniale ou anticoloniale) de la réconciliation.

Miller comprend visiblement la nature contemporaine des blessures issues de la colonisation, comme la diminution de l’usage et de la transmission des langues autochtones et la réalité des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées. Il exprime le désir de faire une différence tangible, « a real concrete difference in people's lives ». Il reconnait que les blessures sont encore ouvertes et que le changement ne se fera pas du jour au lendemain. Enfin, il affirme que l’amélioration de la qualité de vie des Autochtones servira l’ensemble de la population canadienne, plaçant au centre de ses préoccupations des intérêts « communs » aux Autochtones et aux allochtones et envisageant des bénéfices pour toute la population canadienne. Il projette ainsi une posture en phase avec les orientations de son gouvernement. Dans la lettre de mandat datée du 4 octobre 2017 adressée à Carolyn Bennett, ministre des Relations Couronne-Autochtones et des Affaires du Nord Canada (2015-2021), pour laquelle Miller travaille à titre de secrétaire parlementaire entre août 2018 et septembre 2019, le chef de l’État Justin Trudeau reproduit un discours similaire. Bien que les questions de langues y soient absentes, on parle de « relation de nation à nation », de « partenariat », de « collaboration », de « reconnaissance des droits » et de « respect ». On nomme surtout « les Canadiens et les Canadiennes » ainsi que « la population canadienne » en même temps qu’on précise : « Aucune relation n’est plus importante pour moi [le premier ministre Justin Trudeau] et pour le Canada que la relation avec les peuples autochtones. » Les prises de parole de Miller reflètent et restent ainsi contraintes dans la posture de son parti, qui s’appuie sur un idéal de bénéfices pour toustes, tout en faisant la promotion de la reconnaissance des langues, des droits et des identités nationales autochtones. Cette posture vis-à-vis des enjeux autochtones, telle que résumée par Lowman et Barker, « is based on an appreciation and recognition […]. Indigenous peoples are held up as key contributors — part of what makes Canada such a distinct, successful, and special country » (Lowman et Barker 2015: 6). Or, selon Lowman et Barker (2015), au même titre qu’une approche conservatrice qui tend plutôt à ignorer les enjeux historiques et contemporains, l’approche libérale assume un présupposé majeur (jamais explicité) : « Indigenous peoples pose a ‘problem’ to Canada, one to be managed, accounted for, and ultimately dealt with, so that Canadians can get on with the business of being Canadian » [notre accentuation] (Lowman et Barker 2015 : 6).

En ce sens, la posture de Miller correspond à celle du « sauveur blanc », non seulement parce qu’elle vise à « sauver » les langues autochtones, mais parce qu’elle renforce le statu quo et le système colonial dominant (que lui-même et son gouvernement incarnent). Sa posture cadre avec la « politique de reconnaissance » (Coulthard 2021) du gouvernement fédéral, puisqu’elle contribue à normaliser les remords, légitimise les mesures de reconnaissance et renforce la souveraineté de l’État au détriment des souverainetés plurielles autochtones (Coulthard 2021). Dans ce contexte, « la réconciliation demeure un discours “pacificateur” qui ne cherche qu’à apaiser la culpabilité du colonisateur, d’une part, et à décharger le gouvernement fédéral de son devoir de transformer la relation coloniale entre le Canada et les nations autochtones, d’autre part » [notre accentuation] (Coulthard 2021 : 215).

J’ai montré ailleurs avec une collègue que les débats parlementaires sur le projet de loi C-91 reproduisent une rhétorique de la réconciliation davantage en phase avec des intérêts allochtones et étatiques (Boily et Tailleur 2022). En analysant l’utilisation du mot « réconciliation » dans ce contexte à la lumière des deux rhétoriques présentées précédemment (voir la sous-section « Rhétoriques de réconciliation »), nous avons constaté qu’une vision critique de la réconciliation demeure généralement superficielle à la Chambre des communes, où

les parlementaires s’entendent pour qualifier la réconciliation de processus de longue haleine [mais où] la référence aux excuses officielles et à l’octroi de compensations financières et l’intention affirmée de « tourner la page » sont autant de mécanismes discursifs qui ancrent les injustices coloniales dans le passé, en même temps qu’ils contribuent à la reproduction [d’une] performance de la reconnaissance et du remords.

Boily et Tailleur 2022 : 165

L’analyse présentée dans cet article renforce cette conclusion et souligne ainsi le caractère ambigu — ou paradoxal (Dickson, Khan et Sondarjee 2023 : 6) — de la figure d’allié de Miller. Certains mécanismes, comme le discours rapporté et le recours à des expériences vécues de locuteurices, présents dans les propos de Miller et dans les articles de presse le concernant, humanisent certes le discours, mais servent aussi une instrumentalisation de la souffrance autochtone qui contribue à cette « performance de la reconnaissance et du remords ». Que ce soit intentionnel ou non, Miller propage la honte qu’il vise lui-même à déconstruire, notamment chez les locuteurices du kanyen’kéha vis-à-vis de leur langue (voir extrait 16). Les langues sont la plupart du temps nommées dans leurs formes coloniales, et ce, au Parlement aussi bien que dans les médias. Pourtant, la nomination est l’un des terrains importants de la résurgence autochtone, puisque, pour reprendre les termes de Retzlaff : « [h]ow people refer to themselves, or are referred to by others, shape not only their own perception but also other people’s view of who they are » (2006 : 610).

En même temps, quand il prend la parole dans une langue autochtone, Miller refuse le rôle du porte-parole, conscient de la dimension symbolique de ses prises de parole en langues autochtones (voir les extraits 12 et 18 précédents et 21 ci-après).

Extrait 21. J’ai parlé à un certain nombre d’Autochtones et je ne prétends pas parler pour eux.

Miller dans des communes 2018a

Il adopte quand même en partie la posture d’un sauveur quand il parle d’aider et d’épauler (extraits 4 et 17 plus haut) ou encore quand il dit :

Extrait 22. Indeed to cure what is now going on to a millennium of injustice in four years is unrealistic […] [notre accentuation].

Miller dans des communes 2018a[22]

Par ailleurs, même s’il ne se veut pas porte-parole, Miller le demeure malgré lui. Il est le seul, entre 2017 et 2019, à pouvoir porter la langue kanyen’kéha entre les murs du Parlement : aucun·e autre parlementaire ne la parle et les travaux de la Chambre des communes sont réservés aux député·es élu·es (les locuteurices du kanyen’kéha non-élu·es n’y ont pas accès).

Dans ses propos, Miller renforce aussi le mythe de l’unité nationale, relatant une vision pacifique et amicale des relations aux premiers contacts — une vision réfutée (Commission de vérité et réconciliation 2015) et racontée du point de vue des dominants (dont il fait partie). Il admet l’existence de conflits historiques, mais le récit national qu’il partage demeure marqué par une harmonie idéalisée : si elle n’a pas toujours existé, elle peut et doit être atteinte. Susmentionné aux extraits 1, 2 et 9, Miller encourage « plus de Canadiens », « tout le monde » à apprendre le kanyen’kéha. Il vise un « Canada plus fort, plus uni et plus prospère ». Malgré les conflits passés, le Canada apparait dans ses propos comme une entité nationale aux intérêts fondamentalement communs, qu’on voudrait plus unie encore. Encore une fois, cette vision correspond à celle de son parti et s’ancre dans une rhétorique coloniale de la réconciliation, où l’on nie l’irréductibilité des différences.

Enfin, il faut souligner que le kanyen’kéha reçoit au Parlement des honneurs qui contrastent avec son habituelle inaudibilisation, et ce, grâce aux allocutions de Miller. Or, c’est le temps de quelques échanges seulement et dans l’ombre de Miller lui-même que cette audibilisation a eu lieu. La dynamique créée par ses prises de parole analysées dans le cadre de cette étude, où le député se voit félicité, presque loué, influence dans une certaine mesure les échanges parlementaires. Le statu quo est quand même maintenu et le caractère ritualisé de la production, de la réception et de la distribution des discours reste intact. Comme le précise Cornelia Illie,

politicians, parliamentarians […] among others, are committed to the struggle over language as a concrete manifestation of the struggle for power: to acquire political power, to challenge political power, to compete for political power, or to defend and consolidate political power.

Illie 2010 : 879

L’analyse présentée invite donc à s’interroger sur la façon dont les enjeux de langue — et de leur utilisation par des élu·es allochtones — contribuent à défendre et à consolider non seulement le pouvoir politique d’un élu, c’est-à-dire sa réputation et son accès à « une porte nouvelle dans ses fonctions parlementaires », mais le pouvoir politique colonial en place, et ce, malgré l’émergence de figures alliées et les « efforts » de réconciliation.

Conclusion

Marc Miller apparait entre 2017 et 2019 comme une figure alliée aux luttes autochtones visant le maintien des langues, dans la mesure où il sort des sentiers battus pour faire entendre le kanyen’kéha et le mi’kmaw dans un lieu de reproduction du pouvoir colonial où elles ont historiquement été exclues. Seul à ce moment à pouvoir faire entendre la langue du peuple Kanyen’kehà:ka au Parlement, Miller valorise des langues et des réalités longtemps ignorées et contribue à d’importantes avancées en matière d’audibilisation des langues autochtones. Il n’échappe pourtant pas lui-même à la reproduction d’inégalités qui les maintiennent dans un rapport de subalternité coloniale (Coulthard 2021). Il est applaudi pour son geste et construit en figure humble, respectueuse, courageuse et déterminée, et ce, au Parlement comme dans les médias, au Canada et jusqu’à l’international.

Sans vouloir intenter un faux procès à Miller, j’ai montré dans cet article que la réconciliation, telle qu’elle est conçue par le député et son gouvernement, suppose une position limitée, biaisée et implicite de l’allyship qui contribue à reproduire des dominations coloniales. Peut-être malgré lui, Miller s’inscrit dans une posture de « sauveur blanc », tout en renforçant un spectacle de la réconciliation (Daigle 2018; Boily et Tailleur 2022) qui est en phase avec la politique de reconnaissance de son gouvernement (Coulthard 2021) et qui bénéficie ses propres intérêts politiques. La figure d’allié qu’il incarne est ainsi pour le moins ambigüe : elle répond à des besoins réels d’audibilisation des langues autochtones, mais contribue aussi au maintien du statu quo colonial. Elle n’en demeure pas moins fertile pour de futures recherches et réflexions autour de l’allyship comme performance par la prise de parole politique et médiatique au Canada, sur lesquels je compte continuer de travailler.