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Dans cet ouvrage, dont la couverture est illustrée de la très célèbre peinture de John Gast, American Progress (1872) – laquelle est une glorification de l’expansion coloniale des États-Unis d’Amérique en direction de l’ouest –, l’anthropologue Thomas C. Patterson propose d’analyser le processus de construction de l’idée de civilisation. La thèse principale du livre est annoncée dès la première page du chapitre 1 et tient en une seule phrase : « La civilisation est une idée qu’on nous enseigne » (Patterson 2021 : 11, je souligne). En d’autres termes, et contrairement à ce que pourraient affirmer ses défenseurs, la civilisation, ou tout au moins son idée, n’est pas « innée » ni même « naturelle ». Il s’agit d’une notion dont la constitution et le développement s’étalent sur plusieurs siècles. En tant que telle, elle est forgée, héritée, remaniée et, dans certains cas, utilisée pour légitimer des rapports sociétaux (de pouvoir et de domination notamment). Des différentes formes de civilisation, Patterson choisit de se concentrer sur la civilisation occidentale dans cinq chapitres, dont les trois derniers (3, 4 et 5) sont ponctués d’un cours paragraphe de synthèse. L’organisation de la réflexion de l’auteur s’organise autour d’un ordre chronologique inversé. Le premier chapitre revient sur l’utilisation de l’idée de civilisation dans un contexte nord-américain (États-Unis d’Amérique) de l’après-Deuxième Guerre mondiale; le deuxième porte sur sa constitution lors des grandes découvertes européennes (Renaissance), moment où l’Europe est massivement confrontée à l’« Autre »; le troisième, sur ses critiques internes; le quatrième, sur ses origines antiques. Le dernier, enfin, fait figure d’exception dans la trame du livre. Patterson donne la voix aux « incivilisés », en citant des exemples de leurs résistances lesquelles s’expriment, entre autres, par une démonstration de la caducité des catégories inventées par les « civilisés ».
L’idée de civilisation sert avant tout chose à appuyer un processus de construction identitaire en miroir. Selon Patterson, elle apparaît dans les sociétés étatiques, stratifiées en classes, dont les élites, soit « des groupes politiquement dominants » cherchent à se distinguer « socialement et culturellement » (2021 : 99) en dépeignant leurs membres comme « raffinés, cultivés et policés » (Loc. cit.). Néanmoins, ces élites font émerger un autre groupe en même temps qu’elles cherchent à se définir, puisque l’avènement de la civilisation « s’accompagne de la création d’autres qui se distinguent par des apparences, des comportements ou des essences qui leur sont attribués » (Patterson 2021 : 25). Le discours identitaire qui accompagne l’idée de la civilisation occidentale s’est nourrie d’autres notions, dont celle de la propriété privée, de la société marchande, du progrès – qui sous-entend une certaine théorie de l’histoire et une conception linéaire du temps –, mais aussi des théories évolutionnistes. En conséquence, les « incivilisés » qui constituent le côté sombre de la civilisation occidentale, soit le contraire nécessaire des « civilisés », sont considérés comme « primitifs », proches de la « nature »; ils sont tout ce que l’être humain civilisé n’est pas, c’est-à-dire « curieux, imaginatif et capable de penser de manière abstraite; social et ouvert au changement » (ibid. : 53).
Bien qu’il ne le fasse que tardivement dans son ouvrage (cf. chapitre 4), l’auteur choisit comme entrée en matière les mondes grecs de l’Antiquité avec l’objectif de remonter aux sources de l’idée de civilisation occidentale. On doit à ces derniers l’élaboration de la figure du barbare (du grec bárbaros, « étranger ») au cours de la première moitié du Ve siècle AEC, laquelle est à la fois utilisée pour qualifier les étrangers de même que pour délimiter les frontières de la culture grecque : les barbares, par leur langue, leurs us et coutumes, sont « l’antithèse des Grecs » (ibid. : 104) (sur ce point, voir aussi Hartog, 1980). Cette notion du barbare, de l’étranger, est reprise par le monde romain puis, bien des siècles plus tard, par les élites intellectuelles de la Renaissance, qui en font la redécouverte dans les textes antiques parvenus en Europe de l’Ouest à la suite de la chute de Constantinople, en 1453. En outre, dès les années 1560, des juristes français, comme Jean Bodin et Louis Le Roy, commencent à utiliser les mots « civilités » et « civilisés » pour décrire des personnes qui « comme eux appartiennent à certaines organisations politiques, dont les arts et les lettres font montre d’un certain degré de sophistication, dont les manières et la morale sont considérées comme supérieures à celles des autres membres de leur propre société ou d’autres sociétés » (Patterson 2021 : 33).
Or, l’idée de la civilisation occidentale n’a pas fait que des émules, et l’auteur a pris soin d’en mentionner les critiques qui apparaissent aussi tôt que la naissance de cette dernière – au 16e siècle. Celles-ci, qui en soulèvent surtout les contradictions, s’inscrivent dans différents mouvements intellectuels (romantisme, nationalisme, marxisme ou encore libéralisme, pour ne citer que quelques-uns d’entre eux) et prennent notamment forme sous la plume de Montaigne. Celui-ci formule l’une des plus célèbres critiques dans ses Essais, où il établit une comparaison entre les populations Tupinamba qu’il rencontre à Rouen après leur déportation et les sociétés européennes (Patterson 2021 : 71-4). Rousseau, Johann Gottfried von Herder, Karl Marx, Friedrich Engels, Freud ou encore Nietzsche joignent leur voix à ces critiques.
Presque 25 ans séparent la première édition du livre de Patterson (parue en 1997) et celle qui est l’objet du présent compte rendu. Si le texte a quelque peu vieilli – notamment en raison de la publication plus récente d’autres ouvrages qui traitent de thèmes similaires ou approchants, comme celui de Marshall Sahlins (2009) – et qu’il présente quelques légers défauts de structure, force est de constater que cette contribution n’a rien perdu de son actualité et, surtout, de son incidence. Parce qu’il renvoie à plusieurs grandes notions anthropologiques, à savoir la construction des identités, les dualismes nature / culture, sujet / objet et objectif / subjectif, mais aussi qu’il constitue une critique de l’impérialisme et du colonialisme, L’invention de la civilisation occidentale (2021) demeure une contribution essentielle à consulter sans la moindre hésitation.
Parties annexes
Note biographique
Paul Bénézet est candidat au doctorat en anthropologie à l’Université Laval. Dans le cadre de sa maîtrise effectuée en contexte autochtone canadien, il s’est intéressé au lien qu’entretiennent les membres de la communauté dane-ẕaa de Doig River avec leur territoire. Cette démarche l’a amené à se pencher non seulement sur l’expérience intime de ce dernier et sur les pratiques de chasse, mais aussi à réfléchir aux relations des Dane-ẕaa avec les différents acteurs politiques et économiques (sociétés pétrolières et minières, gouvernements provinciaux et fédéraux). Malgré le fait qu’il ait désormais orienté sa recherche doctorale vers le Japon, il continue de porter un vif intérêt aux mondes autochtones.
Bibliographie
- HARTOG, François, 1980, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation de l’autre, Paris : Gallimard.
- SAHLINS, Marshall, 2009, La nature humaine, une illusion occidentale, Paris : Éditions de l’Éclat.