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« The trickster is the story character who teaches the lessons ».
Moore 2017 : 14
Le trickster, entre spectacle et littéraire : le pouvoir de l’humour et du dés-équilibre
Les Chroniques de Kitchike : La grande débarque (2017) donne le ton à l’univers littéraire du wendat Louis-Karl Picard-Sioui qui a été remodelé par l’auteur, puis mis en scène par le Wolastoqey Dave Jenniss et le Québécois Daniel Brière. Il en a résulté une oeuvre tout aussi originale que le recueil de nouvelles duquel l’écrivain a extirpé certains personnages pour les nicher entre l’onirisme et la science-fiction du discours théâtral de L’enclos de Wabush[2].
La pièce met particulièrement l’accent sur les personnages de Noé Saint-Ours (interprété d’abord par Marco Poulin et après par Dave Jenniss) et de Pierre Wabush (interprété par Charles Bender). Leurs péripéties, basculées du livre à la scène, se faufilent à travers la ligne fine qui sépare le réel de l’imaginaire en nous offrant une incursion dans un multivers pour rétablir l’équilibre des forces cosmiques. Ainsi, une sorte de trickster et son apprenti : la relation de Saint-Ours et Wabush s’inscrit dans « l’envers et l’endroit » d’une « insoumission »[3] performative. De leurs rencontres ont émergé un examen de conscience qui oscille tantôt entre nostalgie, tantôt humour, parfois critique du soi et du regard colonial.
Plus encore, leur (inter)actions apportent un éclat subversif à l’intrigue de la pièce en plus de porter une réflexion sur le démantèlement et la (dé/re)construction de l’ordre établi, confrontant ainsi l’avenir et ce qui nous a conduit là où nous sommes aujourd'hui. Et comme toutes trickster stories, les mots de Louis-Karl Picard-Sioui à la bouche de ses personnages sont :
[…] fruitful, making us think and see again. Such goals are in keeping with [the] trickster’s spirit, for he is the archetype who attacks all archetypes. He is the character in [the] myth who threatens to take the myth apart. He is an “eternal state of mind” that is suspicious of all [E]ternals, dragging them from their heavenly preserves to see how they fare down here in this time-haunted world.
Hyde 2010 : 14
Les accointances avec l’intelligence créative de Noé Saint-Ours le trickster, appuyé par le dévoué Chroniqueur (interprété par Joanie Guérin), sorte de coryphée, chamboulent alors non seulement la trajectoire de vie de Pierre Wabush, mais également celle des autres personnes gravitant autour de la communauté (imaginaire) de Kitchike.
Figure 1
Enclos de Wabush : Pierre Wabush
À cet effet, leurs récits se racontent et se transforment par les fourberies de Saint-Ours et du coryphée, et ce, à travers des mises en abîme, flash-back et autres folies d’adaptations de la distribution des rôles et de leurs destinées.
Figure 2
Enclos de Wabush : Noé Saint-Ours et Pierre Wabush
De droite à gauche : Dave Jenniss et Charles Bender
C’est pourquoi, sans réserve, les technologies numériques s’invitent sur scène pour sublimer l’auditoire. Celui-ci est dès lors entraîné dans une montagne russe d’émotions et de (re)définition du soi et de l’Autre pour qu’enfin Pierre Wabush puisse se rapprocher un peu plus de son destin, soit d’endosser la figure du trickster.
Figure 3
Enclos de Wabush : bande-annonce
Comment décrire l’expérience de L’enclos de Wabush ? Ce fut un voyage dans un monde imaginaire sans fin. Une traversée de la mémoire de notre Pierre Wabush national. L’écriture de [Louis-Karl] Picard-Sioui est unique et elle m’a poussé à me dépasser comme metteur en scène, à me laisser voyager dans mon propre univers. Il y a dans ce texte de puissants passages métaphoriques, tout en gardant un espace pour rêver ensemble. Une écriture franche et vraie, c’est la recette gagnante de L’enclos de Wabush.
DAVE JENNISS[4]
Figure 4
Enclos de Wabush : Pierre Wabush, Lydia Yaskawish et Sophie Tooktoo
De droite à gauche : Charles Bender, Marie-Josée Bastien et Emily Marie Séguin
***
Discussion avec le comédien, dramaturge et metteur en scène Dave Jenniss[5]
Dans cette entrevue avec Dave Jenniss, metteur en scène de la Nation Wolastoqiyik, L’enclos de Wabush met en lumière la puissance du théâtre autochtone. Cette oeuvre de Louis-Karl Picard-Sioui fait appel à la figure emblématique du trickster, un archétype qui défie les normes et remet en question les vérités établies. La pièce se distingue par sa richesse narrative et explore des enjeux tels que l’épanouissement personnel et la guérison collective. À travers le prisme du jeu théâtral, l'oeuvre révèle la profondeur des dynamiques d'identité, de mémoire et de culture, transformant la scène en un espace de réflexion et de métamorphose. Loin de se limiter à un simple divertissement, L’enclos de Wabush invite à naviguer entre le réel et l'imaginaire pour rétablir un équilibre cosmique, affirmant ainsi le rôle essentiel du théâtre autochtone comme voix transformative et audacieuse au sein de la scène théâtrale actuelle.
Roxanne Blanchard-Gagné (RBG) : Qu'est-ce qui fait du théâtre une composante essentielle de votre parcours professionnel? Autrement dit, comment votre parcours de vie vous a-t-il conduit à choisir une carrière théâtrale et à devenir metteur en scène?
Dave Jenniss (DJ) : Il n'y a rien qui dessinait dans ma vie ce côté artistique là parce qu’on était plutôt une famille très sportive. Mon père était un joueur de hockey [sur glace], l'art était plus ou moins présent à la maison quand j'étais jeune. Il n'y avait pas beaucoup non plus de lecture, donc j'ai été attiré par le milieu du théâtre très tard. En fait, c'était [une fois] arrivé au cégep[6] [que] j'ai commencé à lire des pièces de théâtre à la bibliothèque puis c'est là que j'ai commencé à être fasciné par les millions de possibilités que l'on pouvait prendre, les différents personnages qu'on pouvait jouer donc ça a été vraiment comme ça que j'ai touché au théâtre les premières fois. Et, pour le rôle de metteur en scène, je pense que c'est venu vraiment dans les dernières années où j'avais le goût de transmettre quelque chose que j'avais appris chez [les Productions] Ondinnok [Inc.][7] … avec mon passage chez Ondinnok j'avais le goût de transmettre des trucs puis aussi j'avais le goût d'essayer de plonger … de prendre un risque au-delà du jeu [d’acteur] et c'est comme ça que la mise en scène s'est pointée [comme un domaine d’importance] dans mon cas.
RBG : Qu'espérez-vous que votre public fasse ou perçoive différemment après avoir vu l’un de vos spectacles?
DJ : Euhm [sic], ça, c'est une bonne question ! En fait on peut vraiment le savoir [suite à la prestation théâtrale, et ce,] surtout quand on a des rencontres de discussion [ouverte] après les spectacles ; c'est [à ce moment-] là [en particulier] qu'on peut vraiment palper et voir comment nos spectacles peuvent être touchants pour certaines personnes [ou encore] déstabilisant pour d'autres [lorsqu’elles] viennent poser énormément de questions [aux séances d’échange avec l’auditoire]. Et ça, pour moi, ça c'est bon signe quand les gens restent après [la représentation] puis ils sont curieux de savoir un peu plus que ce qui s'est passé [dans la pièce] ou il nous pose des questions [sur notre métier, les diverses réalités des peuples autochtones au Québec, etc.], donc ça je pense que c'est la meilleure façon de percevoir ce que les gens pensent de notre travail. Ensuite de ça, il y a surtout le bouche-à-oreille … ça aussi, ça pour moi, ça démontre bien que ce qu'on fait est utile [et apprécié], mais je pense que c'est [surtout] de pouvoir discuter avec le public après les spectacles. Parfois, on reçoit des courriels [de spectateurs] pour nous dire « Bravo, pour votre spectacle ! Cela m’a fait réfléchir sur le point de vue des Autochtones. », donc ça c'est toujours plaisant.
RBG : Qu'y a-t-il dans votre travail qui semble vraiment facile mais qui est en réalité très difficile?
DJ : En tout cas, pour la mise en scène, c'est vrai que ça peut paraître facile quand les gens viennent voir toute la construction de l'oeuvre [et la composition de la pièce] en partant du point A au point B, mais pour le metteur en scène c'est vraiment un défi, en fait, de prendre ces personnages-là qu’il ne connaît pas (parce que ce n'est pas lui qui les a créés) et faire vivre les mots de ces acteurs-là, de ces personnages-là, pour que l'auteur soit aussi satisfait de ce qu'il entend … donc c'est sûr que pour moi ça fait vraiment du sens, dans mon travail de metteur en scène, mais ce n'est pas facile [à exécuter] quand ce n'est pas toi qui écrit le texte et qui le met en scène.
RBG : Que recherchez-vous en général chez vos interprètes?
DJ : Je dirais toute la simplicité [de l’acteur] puis la vérité. Je recherche la « vérité » dans le jeu. Je dis souvent que le théâtre est un art de représentation, ce qui peut être un piège. On remonte sur scène puis on est là à se représenter soi-même, mais il faut qu'il y ait une chimie entre tous [les interprètes]. Il faut que tout le monde soit là pour se lancer la balle[8], pour s’aider. Et puis ça devient plus une présentation qu'une représentation … c'est l'art d'être vivant sur scène, d'être vrai ! Parce que c’est ce que je recherche en général chez mes interprètes, et c'est ce que je leur demande.
RBG : Quel intérêt trouvez-vous à partager la mise scène ? En quoi cela à influencer votre travail ?
DJ : Ah, eh bien, ça été vraiment plaisant de pouvoir travailler avec Daniel [Brière pour l’Enclos de Wabush] parce que je n'avais pas beaucoup d'expérience dans la mise en scène, et que Daniel [Brière] ça fait quand même longtemps qu'il roule sa bosse[9]. Ça m'a permis d'être un peu plus en confiance [en mes capacités] de savoir que j’avais quelqu'un à mes côtés qui pouvait m'aider si j'avais des questions ou si j'avais des remises en question sur ce que j'avais fait dans la mise en scène [donc] ça a été pour moi vraiment très enrichissant. Puis, c'est sûr que ça a influencé quelque peu la mise en scène d'avoir Daniel [Brière sur ce projet puisque] ça me poussait à aller, je pense, plus en profondeur [dans mon travail] et de repousser un peu mes limites pour lui démontrer que je méritais cette place-là : d'être à la mise en scène avec lui.
RBG : Dans quel état d’esprit avez-vous choisi le casting de L’enclos de Wabush ? Quelle était votre méthode de casting pour choisir les interprètes?[10]
DJ : Mes méthodes de casting [se basent] souvent [sur la] rencontre. J'aime beaucoup rencontrer les gens, parler avec eux, discuter du projet, etc. ensuite de ça euh [sic] je leur pose des questions parce qu’évidemment en amont, souvent, je leur envoie [par courriel] un peu le contexte du projet puis après ça … eh bien, quand on se rencontre, je leur pose des questions. En fait, c'est pour voir si vraiment il y a un intérêt, s’il y a une compréhension du spectacle, puis souvent je leur fais faire juste des lectures. Je ne demande pas de performance. Je ne demande pas aux gens de faire quelque chose nécessairement en duo avec [d’autres] gens, mais c'est sûr que l’on ne l'a pas fait malheureusement avec [le casting de] L’enclos de Wabush [puisque], dans ma tête, j'avais déjà [une idée] des gens que je voulais qu'ils travaillent ensemble … puis ça c'est une autre manière que j'aime aussi de faire du casting : c'est de rassembler des gens puis de les faire lire ensemble [afin de] créer une équipe. Mais pour ce qui est de L’enclos de Wabush cela a été vraiment un appel vers des gens que je voulais côtoyer [pour ce projet] et avec qui je voulais jouer. Ils sont venus nous rencontrer et on a jasé [de la pièce] puis après ça on a fait un petit peu de lecture, c'est tout.
RBG : En quoi L’enclos de Wabush permet d’offrir un espace discursif et performatif autochtone afin de discuter de l’altérité, du balancement rituel des forces cosmiques et de la guérison? Pourquoi le chemin thématique du trickster vous interpelle-t-il?
DJ : Ah, ça c'est sûr que le personnage de Noé Saint-Ours (c’est un personnage qui est le trickster de L’enclos de Wabush) m'interpelle pour plusieurs raisons. En fait, vu que c'est un personnage mythique dans les cultures autochtones, on ne le voit pas souvent au théâtre [autochtone francophone contemporain] et le fait que Louis-Karl [Picard-Sioui] a réussi à le placer dans une histoire sans non plus qu'il soit trop folklorique, trop imagé en espèce de bête donc on l’a gardé plus comme un fou du village, un fou de la communauté, un gars éclaté ! Et ça, c'est le côté que j'ai beaucoup aimé, que je trouvais intéressant, puisqu'on pouvait aller creuser plus de côté-là, oui très cosmique, mais [de l’autre] aussi très ludique et qui, parfois, peut être [un personnage] dans la folie ou très terre-à-terre puisqu’il est là pour transmettre une énergie guérisseuse au personnage principal [Pierre Wabush] … donc il y avait ce côté-là qui était intéressant dans le spectacle. Ce n'était pas juste, tout le temps, une folie comique ! [L’espace discursif et performatif du trickster,] c'était aussi des moments très vrais, très personnels, avec qui le personnage de Pierre Wabush [avait] des vraies discussions.
RBG : Quel est le genre théâtral de la pièce? Comment se définit-elle ou se démarque-t-elle dans le contexte de la scène artistique montréalaise tant du côté québécois qu’autochtone?
DJ : [Rires !] Pour moi, c'est une aventure théâtrale multidimensionnelle, donc on voyage dans plusieurs couches de dimension [différentes et d’expériences variées]. On voyage à l'intérieur de la tête de Pierre Wabush donc on pourrait dire que [la pièce] … c'est un peu un truc fantastique malgré qu’il y ait des choses qui sont vraiment plus vrais que nature[11], mais … oui, il y a un petit côté aventure, fantastique, ce qui permet justement aux personnages de Pierre Wabush de voyager dans le passé, de se voir dans le monde d'aujourd'hui puis (peut-être) dans un futur rapproché donc c'est vraiment un genre de théâtre qui se fait rarement. Je pense que c’est pour ça que le spectacle a bien fonctionné [puisque] c'était quelque chose qui se démarquait justement de ce qu'on peut voir à l'habitude dans le théâtre institutionnel. [L’enclos de Wabush] c'est un spectacle qui était quand même assez déstabilisant et pas toujours facile à comprendre en premier lieu, mais tsé [sic] à la fin on comprend vraiment que le personnage et ce que l'on a vécu [comme spectateur], eh bien, c'est une quête. On a suivi un personnage dans sa quête pour devenir une meilleure personne, pour devenir ce trickster-là qui allait remplacer Noé Saint-Ours (voir Figure 2).
RBG : Qu’appréciez-vous le plus dans l’écriture de Louis-Karl Picard-Sioui? Quels éléments vous rendent plus sensible à la forme de son écriture?
DJ : Ah ! Eh bien, sa [sensibilité], c'est ça que j'aime de Louis-Karl [Picard-Sioui] et cette folie dans son écriture, mais aussi ce côté très ludique mais aussi très vrai. Il dépeint très bien l'imaginaire autochtone d'une communauté et c'est quelqu'un qui n’a pas peur de dire les vraies choses. Il se met en danger et puis je trouve que ça, c'est super pour un auteur. Il y a une écriture propre à lui puis il fait confiance à son instinct d'auteur. Et je trouve que ça a donné une oeuvre fascinante avec L’enclos de Wabush!
RBG : Comment avez-vous transposé votre amour pour cet univers littéraire dans la scénographie théâtrale? Plus encore, comment ont évolué les choix artistiques afin de créer l’espace de performance immersive unique qu’est le décor actuel de l’Enclos de Wabush?
DJ : Ah, ça c'est une question plus pour Daniel [Brière] parce que j'ai travaillé plus ou moins à la conception scénographique, mais plus encore les choix artistiques … ils ont été fait en équipe, mais, moi, j'étais plus là, à la direction des acteurs … ensuite de ça, j'étais là plus pour essayer de trouver une ligne directrice pour le spectacle.
RBG : Pouvez-vous donner quelques exemples de comment les interactions entre la scénographie interactive et les interprètes permet d’une part de dévoiler l’intrigue et d’autre part de contribuer à l’expérience augmentée du spectacle vivant?
DJ : Ah ! Eh bien, ça c'est toujours le défi quand on monte une production théâtrale de trouver comment on va faire enchaîner les scènes, comment on peut les attacher ensemble et c'est là que rentre en poste la vidéo [, par exemple,] on a utilisé soit la vidéo, soit la musique, soit justement un changement de décor fait par les acteurs … (tout ça est pris en compte, puis on vient mettre ça à contribution dans l'expérience) … puis ça a fait en sorte que ce spectacle-là, il est vivant. Ce n'est pas nécessairement mécanique où tout le monde participe justement à l'attachement de toutes ces scènes-là. Le meilleur exemple, pour [illustrer cela], c'est souvent quand le personnage de Pierre Wabush tombe dans cette porte-là, cette porte qui le fait voyager d'un univers à l'autre … pour moi, ça, c'est une façon qu'on avait trouvé [pour dévoiler l’intrigue et contribuer à l’expérience du public], cette belle transition, puis c'était dans l'écriture de Louis-Karl [Picard-Sioui] aussi. Louis-Karl [Picard-Sioui] avait imaginé que le personnage tombe dans un trou noir donc nous on a essayé de créer ça sur scène avec une porte multidimensionnelle et je pense que ça faisait des transitions intéressantes pour le spectacle.
RBG : Quels sont les avantages et les inconvénients de la projection 3D? Et quel est l’intérêt pour explorer d’autres technologies dans l’art du théâtre?
DJ : Ah, les avantages c'est que ça amène une autre dimension à la qualité [du spectacle]. Je pense que ça nous amène aussi à être très présent sur scène surtout si on a de l'interaction avec les projections comme dans L’enclos de Wabush donc on n'a pas le choix d'être vraiment à l'écoute de tout ce qui se passait sur scène, mais les inconvénients … c'est que parfois les projecteurs ça ne leur tente pas de [fonctionner], alors ça se peut qu’il y ait un moment où ça arrête [de fonctionner], où ça tombe en panne. Puis c'est arrivé pendant L’enclos de Wabush, qu'un samedi après-midi, l’un des projecteurs décide qu’il ne projette pas d'image donc nous, comme je le disais, on doit être prêt à continuer à jouer pareil puis à ne pas se laisser déstabiliser.
RBG : Avez-vous l’impression que la pièce a attiré un public en particulier? Et sentez-vous qu’elle a un impact différent d’une génération à l’autre?
DJ : Oui, en fait, ce que je trouve intéressant avec l'Enclos [de Wabush] c'est qu'on a réussi à attirer énormément d'étudiants, euh [sic] énormément d'étudiants de théâtre puis aussi des étudiants de collège puis un peu d'université. Et ça, pour moi, c'est … je trouve que c'est super prometteur pour l'avenir du théâtre autochtone et pour la compréhension de nos histoires puis on voit qu’il y a un intérêt de la part d'une nouvelle génération de professeurs qui, eux, transmettent ça à leurs élèves. Alors, ouais [sic], je suis vraiment … j'ai été très surpris par le nombre d'étudiants qui sont venus à notre rencontre.
RBG : Avec cette expérience, quelles réflexions espériez-vous avoir suscité chez les spectateurs? Quels savoirs et connaissances avez-vous voulu partager collectivement?
DJ : J'espère que l'on a suscité chez ces spectateurs-là une réflexion sur l'art autochtone en général, mais sur l'histoire autochtone … euh [sic] sur les artistes à découvrir puis je pense qu'on on a su démontrer aussi que l’on est capable de faire un théâtre de grande qualité avec des artistes qui ont vraiment beaucoup de talent.
RBG : Enfin, qu’est-ce que vous auriez souhaité mettre plus en valeur ou encore qu’est-ce que vous pensez qui aurait dû capter plus l’attention du public?
DJ : Qu’est-ce que j'aurais voulu qu'on mette plus en valeur ? Eh bien, c'est sûr que, vu que j'ai fait la mise en scène puis qu’on n’était pas seul … On n'était pas juste [l’équipe d’] Ondinnok, mais c'était une coproduction avec le NTE, c'est sûr que j'aurais aimé intégrer un petit peu plus ce côté Ondinnok-là que j'utilise beaucoup … un petit côté plus justement cérémonial, spirituel dans certains moments, j'aurais aimé ça l'intégrer un peu plus dans la mise en scène, mais il faut dire que la première fois qu'on a fait le spectacle on ne pouvait pas être rapprochés. Il fallait tout faire à deux mètres à cause du COVID [-19, des directives gouvernementales et des mesures sanitaires] donc ça a été un gros défi, mais quand on a repris ce spectacle à l'automne 2022[12] … on a replongé dans cette mise en scène-là donc c'est sûr que j'aurais voulu avoir un peu plus de temps pour pouvoir peaufiner cela et pour pouvoir aller un peu plus en profondeur … dans des moments … plus de théâtre de guérison aussi.
Roxanne Blanchard-Gagné (RBG) : Est-ce qu'il y a un dernier point sur lequel vous aimeriez attirer notre attention?
Dave Jenniss (DJ) : Je souhaite que les gens aillent se déplacer encore en plus grand nombre pour venir voir des productions de théâtre autochtones partout à travers la province. Voilà, merci!
Remerciements
Woliwon psi-te keq[13] Dave Jenniss ! Je suis reconnaissante pour cette conversation portant sur votre vision de la scénographie digitale et l’art numérique au service du théâtre autochtone via l’expérience de l’Enclos de Wabush. Je tiens également à vous exprimer toute ma gratitude pour votre temps et votre disponibilité.
Discussion avec le créateur pluridisciplinaire Louis-Karl Picard-Sioui[14]
Roxanne Blanchard-Gagné (RBG) : Pour commencer, parle-moi un peu de ton parcours de vie et de ce qui t’a amené à devenir un créateur pluridisciplinaire. Plus encore, qu'est-ce qui t'a donné le goût de te lancer dans l'écriture ou d’offrir une performance artistique devant public?
Louis-Karl Picard-Sioui (LKPS) : J'ai toujours eu ce besoin de créer. C’était avant tout un exutoire. Même jeune, je dessinais beaucoup, ça me permettait de me concentrer dans mes cours à la petite école. Au secondaire, je me suis mis à écrire davantage : des histoires fantastiques, de la poésie. J’étais bon en arts plastiques, surtout en dessin et en art dramatique. Je me rappelle d'ailleurs que c’est en art dramatique que j'ai eu mon premier contact avec l'art autochtone. J'allais au collège Saint-Charles-Garnier. On devait livrer un monologue, qui était au choix, donc on devait explorer. Mon professeur de théâtre, monsieur Goulet, m'a incité à aller vers le théâtre autochtone. J’suis tombé sur Le Porteur des peines du monde (1992) d’Yves Sioui Durand, qui venait tout juste de sortir. C’était probablement le seul texte à l’époque qui était publié et disponible en français. Ça m'a beaucoup habité. Mais bon, par la suite, j'ai fait mon bac[calauréat] en histoire, ma maîtrise en anthropologie… L’art, je ne pensais pas pouvoir en faire un métier.
Ma première job steady a été au défunt Centre culturel de Wendake. En tant qu’agent culturel, je travaillais avec les artistes, à la mise en valeur de l'art dans la communauté, aux événements culturels. Un jour, le poète Jean Sioui est venu me voir. Il voulait faire un cercle d'écriture à Wendake. Moi, j'étais fonctionnaire, alors je l’ai aidé, j'ai été cherché les sous, j'ai coordonné la mise en place des activités du Cercle. Et puis, il fallait que j'aille déverrouiller la porte du Centre à 19 h et que je retourne à 21 h pour la reverrouiller après l’atelier. Alors j'ai plutôt décidé de rester, de m'asseoir, puis de l'essayer. Et c'est comme ça que je me suis remis à écrire, que je me suis souvenu que ça m’habitait. Le premier exercice du premier atelier est devenu pratiquement mot pour mot les trois premières pages de Yawendara et la forêt des Têtes-Coupées (2005), mon premier roman jeunesse. C'est ainsi que je suis retourné à l’écriture. Grâce à Jean et par l'entremise du Cercle d'écriture, je suis retourné à la poésie, je suis retourné à la fiction. Et de fil en aiguille, j'ai été invité à des lectures dans différents endroits, ce qui m’a ouvert d’autres portes. Par exemple, Guy Sioui Durand m’a remarqué lors de l’une de mes lectures poétiques très physiques, puis il m'a invité dans le monde de l’art de la performance.
J'ai redécouvert le pouvoir de l'art, ce qu’il te permet de faire, au niveau de la critique sociale ou politique. Il y a des enjeux que tu peux difficilement discuter en communauté, mais quand tu abordes ces enjeux dans un livre ou un spectacle de théâtre, non seulement les gens aiment ça, mais en plus ils sont prêts à payer pour l’entendre! C'est extraordinaire, le pouvoir de l'art.
RBG : Tu évoques la fiction, par exemple, et la poésie. Est-ce qu'il y a un genre littéraire que tu préfères employer (romans, nouvelles, pièces de théâtre, poésie, etc.) pour expérimenter et exprimer ta créativité? Est-ce qu'il y a un genre littéraire dont tu n’as jamais eu l'occasion de t'approprier les spécificités, mais que tu serais intéressé à explorer éventuellement?
LKPS : En fait, l’un de mes gros problèmes dans la vie, en général, c'est que pas mal tout m'intéresse. Je suis quelqu'un de curieux, qui a le goût de tout essayer… Il y a une chose que j'aimerais faire et que je n’ai encore jamais faite au niveau artistique : de la bande dessinée. En fait, c'était mon premier amour, la bande dessinée. Quand j'étais enfant, je lisais du franco-belge, des comic books américains. J'allais acheter les petits comics à 0,25 $ au Dépanneur de la Réserve, à côté de chez moi. J'ai toujours beaucoup aimé le médium de la bande dessinée. Je trouve que c'est une forme d'art qui n’est peut-être pas parfaite, mais qui est complète. Tu as le rythme, tu as le dessin, tu as le récit et, évidemment, le texte. C’est quelque chose que j'aimerais expérimenter.
RBG : Oh! Serait-ce quelque chose qui s'inscrirait dans l'univers de Kitchike ou s’agirait-il d’un tout nouveau projet?
LKPS : Les deux. Présentement, je magasine [sic] un dessinateur pour une BD dans l'univers de Kitchike, mais j'ai d'autres idées, d'autres projets que j'ai commencé à écrire il y a bien longtemps et j'aimerais y retourner un jour.
RBG : Tu as mené plusieurs projets de front. Pourrais-tu me raconter comment est née l’idée de créer l’univers de Kitchike? Quelle est ta source d’inspiration pour la rédaction de l’histoire des différents personnages? Est-ce que leurs péripéties ont été tirées de ton imagination… d’anecdotes personnelles, de fictions inspirées de faits vécus ou encore un mélange de tout cela?
LKPS : Soyons clairs : tout m'inspire! Certains personnages de Kitchike existent sous une forme ou une autre depuis longtemps. Je m'en rends compte aujourd’hui, ce sont des archétypes qui me suivent depuis un moment. Par exemple, le personnage de Pierre Wabush, avec du recul, me rappelle le personnage principal de Demi-être de silence, une petite pièce que j'ai écrite il y a une vingtaine d'années. D'ailleurs, Dave Jenniss avait joué le rôle principal à l'époque. C'était une petite production artisanale, avec des moyens techniques super limités, à l’ancienne salle communautaire de Wendake. Mais bref, je me rends compte que certains archétypes étaient déjà là.
Pour l'univers de Kitchike en tant que tel, c'est important pour moi de représenter les réserves du Sud du Québec, parce que dans l'imaginaire québécois et canadien en général, trop souvent, on associe le monde autochtone au Grand Nord, aux paysages sans fin, alors que, historiquement et encore aujourd'hui, il y a toujours eu plus d'Autochtones dans le Sud que dans le Nord, pour des raisons géologiques et écologiques évidentes : il y a plus de ressources dans le Sud que dans le Nord. Alors, moi, cet imaginaire liant l’autochtonie au Nord, ça m'a toujours beaucoup agacé. C'est de l'orientalisme, une façon de nous effacer de notre propre territoire. Je n’ai jamais été à l'aise avec ça. Et même quand on regarde la littérature autochtone, c’est encore une fois beaucoup l'imaginaire du Nord qui est mis en évidence, peut-être parce que ce sont des Autochtones dont les racines sont nordiques qui écrivent. Alors pour moi, c'était fondamental qu'on parle des réalités des réserves du Sud. Elles sont soit en milieu urbain ou en milieu rural, mais ce ne sont pas des réserves éloignées.
Par ailleurs, nos communautés sont petites et tissées serrées, alors je voulais éviter qu’on puisse pointer du doigt, lier tel ou tel personnage à des personnes réelles. Le but n'était pas de parler contre une communauté ou une autre… Bref, c'était nécessaire d'essentialiser la réserve du Sud, de créer une nouvelle réserve imaginaire, mais où les gens des communautés du Sud pourraient s'y retrouver d'une façon ou d'une autre. En même temps, c’est loin d’être facile, parce qu'évidemment, les communautés réelles appartiennent à des nations et à des cultures distinctes et moi, je voulais que tous se reconnaissent. Au niveau de la langue, de la spiritualité traditionnelle, ça devient très complexe quand tu es « pogné » pour inventer une nation!
Pour construire mon univers, j'ai choisi des anecdotes et des légendes urbaines de différentes communautés que je connais. Ce n'est pas un gros monde, là, alors en jasant avec des amis de différentes réserves, certains qui travaillent avec diverses communautés aussi, j’ai fait le plein d’histoires pis de rumeurs qui circulent, puis j’ai fait un gros melting pot de tout ça. Alors nécessairement, ça devient plus grand que nature, une caricature. L’objectif, c’était que les gens des Premières Nations se reconnaissent dans une oeuvre contemporaine, et qu’ils puissent rire d’eux-mêmes. Parce que c'est une satire, disons-le. Et en second lieu, je voulais aussi que les allochtones puissent comprendre comment on se sent quand on vit dans une réserve. Oui, même s’il y a la grosse ville à deux pas, Wendake, ce n’est pas Québec ni même Loretteville. Odanak, ce n’est pas Nicolet. Il y a des dynamiques qui sont complètement différentes. Évidemment, il y a aussi des points communs, mais il y a des différences notables. Donc, c'était un peu ça, aussi, l'idée derrière Kitchike.
Un autre désir avec ce projet était d’avoir une représentation plus juste de la diversité qui existe au sein d’une même communauté, en réponse à la façon dont on présente les Premières Nations dans les médias. C'est quelque chose qui me dérange de plus en plus depuis une dizaine d'années, je dirais. Oui, les médias s'intéressent davantage aux enjeux des Premières Nations, et c’est une bonne chose. Mais trop souvent, on ne consulte pas les gens concernés et on généralise à partir d’un seul point de vue. On attribue à l'ensemble d'une nation ou d'une communauté les volontés d'un seul représentant politique, en tenant pour acquis que tout le monde pense pareil, alors qu’on ne fait jamais ça pour les allochtones. Par exemple, si le premier ministre Legault dit « On veut un 3e lien », ça ne sera pas écrit dans le journal le lendemain matin : « Les Québécois veulent un 3e lien ». Ça va être plutôt écrit : « le PM », « Monsieur Legault » ou alors « la CAQ veut un 3e lien… » Mais si le grand chef de Wendake affirme qu’il veut quelque chose, le lendemain, les journaux disent « Les H*-Wendat veulent »… Évidemment, ils n’ont pas fait de vox pop ; ils tiennent juste pour acquis que quand le chef parle, tout le monde est nécessairement d’accord. Et ça, cette idée-là que les Premières Nations sont un bloc monolithique, soit à l'échelle de toutes les Premières Nations soit à l'échelle d'une nation ou d'une communauté, ça me dérange beaucoup. D’abord, parce que c’est totalement faux. Puis, parce que ça nous prive de notre individualité, de notre agentivité, et donc, d’une certaine façon, d’une part de notre humanité. C'est pour ça que dans Chroniques de Kitchike : la grande débarque (2017), c'était important pour moi de démontrer que non, les populations autochtones ne sont pas monolithiques. Non, les gens d'une communauté ne pensent pas tous pareils. Il y a autant de visions du monde qu'il y a d'individus à l'intérieur d'une communauté. C’est d'ailleurs pour ça que chacune des nouvelles suit un personnage différent, et que le narrateur est teinté par le point de vue du personnage. Parfois, c’est un narrateur à la première personne, mais la majorité du temps, c'est un narrateur externe qui est proche, qui est contaminé par le personnage, le protagoniste de cette histoire-là. Alors naturellement, d’une histoire à l’autre, on se rend rapidement compte que les gens ne pensent pas du tout pareil. La nature même de leur univers ne semble pas la même, parfois. Et ça, pour moi, c'était fondamental.
RBG : Ce que j'ai trouvé particulièrement intéressant, par ailleurs, était que l’univers de Kitchike met en scène des personnes possédant des conceptions de la spiritualité, de l’existence et des visions du monde différentes. Un autre élément qui a attiré mon attention est ton approche thématique du trickster, auquel tu n’as pas attribué un aspect thérianthropique, mais plutôt une figure uniquement humaine. Pourrais-tu m’expliquer ce choix artistique? Est-ce parce que tu ne voulais pas associer ce trickster à une culture plus qu'une autre?
LKPS : Oui, effectivement. Parce qu’en ce qui touche les questions spirituelles, les croyances et les pratiques, je pense qu’un lecteur qui cherche des réponses précises verra que je dodge ces réponses-là. J’évite. C’est nécessaire pour que tous se reconnaissent dans le récit. Par exemple, dans Éveil à Kitchike : la saignée des possibles (2022), Jakob Paul et Pierre Wabush vont critiquer le mouvement des pow-wow, parce que ça ne vient pas de leur nation, ça ne fait pas partie de leurs traditions, des traditions autochtones du Québec. Mais jamais ils ne vont décrire ou aborder leurs propres traditions. Parce qu'évidemment, je ne suis pas pour commencer à inventer des traditions, ça serait contre-productif. En même temps, c'est normal que les lecteurs veuillent des réponses. Et non seulement les lecteurs, d’ailleurs, mais certains de mes personnages aussi veulent des réponses. Donc, je devais trouver une voie de sortie. Une voie de contournement, du moins. Et l’une de ces voies est de me référer aux archétypes et d’y aller par cumul. C'est l’une des raisons pourquoi le trickster n'est pas associé à un animal en particulier. Pour éviter de choisir entre le renard, le coyote, le raton laveur, le corbeau, le carcajou… D'une nation à l'autre, le trickster est imagé de façon différente. J’ai gardé le référent au carcajou, mais tous les animaux y passent de façon subtile... Il est tout ça et plus encore. Mais oui, tu as raison, c’est en lien avec l’enjeu de ne pas identifier une nation réelle en particulier.
La proposition que j’amène avec l’univers de Kitchike touche à la nature du divin. Évidemment, c’est le genre de questions qui m’intéresse. J’ai fait ma maîtrise en anthropologie des religions et je continue de réfléchir à ces questions dans ma vie personnelle. Dans les religions du Livre, on présente Dieu comme omnipotent et omniscient, alors que ce n’est certainement pas le cas pour la majorité des religions du monde. Ce n’est pas la nature du sacré. Dans l’univers de Kitchike, mon hypothèse créative (parce que je le vois un peu comme une expérience de l'esprit, un What If…), c’est que le trickster est avant tout quelqu'un qui perçoit différents champs de probabilité. Il voit les vagues de probabilités quantiques et a donc une perception mille fois plus développée qu’un humain ordinaire, sans être omniscient. Dans les différentes figures du trickster, dans nos différentes mythologies, le trickster est toujours un peu à côté de la coche. Il n’est pas à sa place, il va commettre des impairs de façon répétée. Et le public se dit : « Voyons, mais pourquoi fait-il exprès pour se mettre dans le trouble? » Ou alors, « Pourquoi rit-il? C'est triste à mourir! » Mon explication, dans le cadre de ce projet, est simple : il rit parce qu’il ne voit pas la même chose que toi. Il voit ce que tu vois et mille autres possibilités en même temps, de façon superposée. Alors il peut trouver ça très drôle que statistiquement, il y ait 95 % de chances que son interlocuteur se pète la gueule en débarquant du trottoir, mais ce dernier ne le voit pas, parce que finalement, il ne tombe pas et c'est le trickster qui tombe parce qu'il observait son interlocuteur au lieu de regarder où il allait...
Et évidemment, quand on parle de physique quantique et de probabilités, ça nous mène à la question des univers parallèles, à la théorie des cordes[15]. Et le trickster explore ces possibilités. C’est son habitat naturel, je crois. Noé Saint-Ours, le trickster de Kitchike, peut voir un très large spectre de possibilités. Mais il a aussi une responsabilité liée à ce pouvoir, puisque quand il voit, il fixe. Ici, je n'invente rien, c'est l’une des grandes préoccupations de la physique quantique. L’observateur fixe le réel en observant celui-ci. Après vient la question de la résolution de cette perception, au sens d’échelle. C’est une question que j’ai commencé à aborder dans le second volume. Noé Saint-Ours veut plus, il veut passer à autre chose. C'est ce qu'on voit dans L'enclos de Wabush. C'est l'entraînement, l'initiation de Pierre, pour qu’il puisse prendre la relève de Noé Saint-Ours.
Les questions touchant la nature de l'univers sont abordées dès Chroniques de Kitchike, mais sous forme de conte. C'est d’abord anecdotique. Dans « L'homme qui fait danser les étoiles », je plante certains éléments de la cosmogonie de Kitchike, même si je suis sûr que la majorité des lecteurs, en tout cas au Québec, ont probablement passé par-dessus. J’ai remarqué qu’en France, j'avais beaucoup de questions et beaucoup d'intérêt pour cette nouvelle, alors qu’au Québec, on ne m’en parle que peu. Il y a sûrement des raisons culturelles qui m'échappent, mais oui, il y a beaucoup de choses qui sont plantées là. De la préfiguration. J'essaie de penser à long terme, puis j'ai des TOCs, j'aime que tout soit le plus cohérent possible, même si je n’ai pas toujours toutes les réponses au moment où j’écris telle ou telle partie. C’est pourquoi je me prends des notes, du genre : OK, il va falloir que je revienne sur ça éventuellement, pour refermer la boucle.
RBG : J’ai noté, à la lecture des deux recueils de nouvelles (et ayant aussi assisté à la pièce de théâtre), que tu as fourni plusieurs indices évoquant l’existence d’un possible monde parallèle. Cela m’emmène à me questionner sur tes écrits, à savoir si tu as dissimulé des indices dans les interactions entre les personnages ou dans le récit en tant que tel, qui laissent transparaître la présence d’un personnage auquel tu t'identifies davantage?
LKPS : On me pose souvent cette question-là et je trouve ça assez drôle, parce que ces personnages-là n'existent que dans ma tête. Alors, ils font tous partie de moi, sans exception. Bien sûr, il y en a que je préfère. Je me plais à dire que Lydia Yaskawish, c'est la meilleure version de moi-même, alors que Pierre Wabush, c'est probablement la pire. Une fois cela dit, ni l’un ni l'autre ne correspond à qui je suis.
J'essaie de montrer différents points de vue. Oui, c'est sûr que de façon anecdotique, je vais faire dire des choses que je pense vraiment à certains personnages. Mais le même personnage peut dire l’antithèse de ma conviction profonde sur un autre sujet. Bien que mes personnages aient parfois des positions radicales, le cumul des points de vue permet un portrait nuancé. Revenons aux pow-wow : Pierre est assez cru dans sa critique, alors que Sophie Tooktoo, bien qu’elle soit une traditionaliste, va mettre les choses en perspective, y voir du positif, comme l’occasion de célébrer et d’échanger avec les gens d’autres Premières Nations. Je pense que cette diversité d’opinions et de points de vue, c'est un peu la force de cet univers. En tout cas, en discutant avec les lecteurs depuis quelques années, je me rends compte que les gens apprécient mes personnages, qu’ils ont l'impression qu'ils sont humains. Et là, soudain, ils ne sont plus juste dans ma tête. Ils habitent aussi la vôtre. Vous êtes tous contaminés!
RBG : Un peu plus tôt, tu as mentionné des exemples qui font état de ton perfectionnisme et de tes réflexions sur comment tout doit être en accord, afin de t'assurer de la cohésion entre les histoires diffusées par différents médiums. À cet égard, je me demande : Quels sont les plus grands défis rencontrés pour raconter les aventures de Pierre Wabush et des autres personnages à travers les différents médiums, en passant par le recueil de nouvelles au théâtre puis au roman? Comment ces différents genres ont-ils influencé ton processus d’écriture et la façon dont tu as raconté l'histoire des personnages de Kitchike?
LKPS : C’est une excellente question. Il y a un défi de cohérence quand il y a autant de personnages. Au départ, Kitchike devait être l’univers d’un seul livre. Je ne savais pas qu’il y aurait d’autres aventures avec tous ces personnages. Mais après avoir envoyé le manuscrit à l’éditeur, j’ai réalisé qu’ils voulaient continuer à vivre. J'avais plein d'idées, je m'en allais vraiment quelque part, j’étais sur une lancée. Heureusement, j'avais déjà ma bible de Kitchike. Tu n’as pas vraiment le choix de te faire une bible avec ce genre de projet, un document avec une liste exhaustive des personnages et de leurs caractéristiques, leurs relations, une ligne du temps, etc. Heureusement que j’avais ce document, parce qu’après, c'est devenu encore plus complexe quand je suis tombé dans L’enclos de Wabush et Éveil à Kitchike. Parce que j'avais un nouveau problème : celui de réhabiliter la nouvelle « Hannibalo-God-Mozilla contre le grand vide cosmique » publié en 2016 dans Amun, chez Stanké. Dans Chroniques de Kitchike, il n'y a aucune date précise, au sens où les temporalités identifiées sont toutes relatives : il y a cinq ans, dix ans, etc. Mais dans « Hannibalo-God-Mozilla contre le grand vide cosmique », j'avais identifié les dates de façon précise, genre « 18 novembre 1982. » Et donc, réhabiliter cette nouvelle m’a forcé à dater de façon précise les événements du premier livre, ce qui avait des incidences pour les nouvelles aventures aussi.
RBG : En ce qui concerne le défi de définir et de coordonner le réseau des personnages de l’univers de Kitchike, est-ce que ça a été difficile de sélectionner les personnages pour L'enclos de Wabush? Parce qu’il y a beaucoup, beaucoup, moins de personnages dans cette histoire que dans celle des deux tomes.
LKPS : Oui et non. Non, parce que la pièce explore la psyché de Pierre Wabush, alors je devais me concentrer sur les personnages les plus importants de sa vie à lui. Oui, parce que Pierre Wabush et Lydia Yaskawish sont néanmoins les protagonistes principaux de la saga, alors c’est sûr qu’il n’y a pas beaucoup de personnages qui ne sont pas en lien avec eux. Mais bon, la différence, peut-être, c’est que dans le recueil de nouvelles et le roman, c'est la réserve qui est le vrai personnage principal. Donc, c'est plus grand qu’eux. Pour L'enclos de Wabush, je voulais faire une analyse du personnage. C'est d’ailleurs ce qui avait été entendu dès le départ avec Ondinnok et le Nouveau Théâtre Expérimental (NTE). L'idée, c'était de pointer le microscope sur Pierre, de découvrir qui est vraiment ce Pierre Wabush. C’est un personnage qui sortait du lot dans le premier tome de la saga, et je pense que les lecteurs avaient bien apprécié être avec lui, dans sa tête, dans ses névroses. Je voulais comprendre comment il s’était rendu là, comment il était devenu le gars que l’on rencontre dans Chroniques.
Dans les premières versions du texte théâtral, il y avait plus de personnages, mais pas nécessairement ceux des livres. Par exemple, dans certaines scènes, on découvrait les grands-parents maternels de Pierre de même que les soeurs de son grand-père. À un certain moment, dans mon travail d’écriture, je me suis rendu compte que ces scènes-là étaient redondantes, qu’elles n’amenaient pas grand-chose de neuf qui n’était pas établi dans d’autres scènes. Alexis Martin, qui m'a aidé comme conseiller dramaturgique, m’a aussi fait comprendre qu’on devait couper dans le gras, parce que la pièce commençait à se faire longue…
RBG : Je suis ravie que les scènes où l’on explore la psyché de Pierre Wabush en évoquant des souvenirs de son enfance ont passé la final cut! C’est très intéressant comme tu abordes le tout par une narratologie de foreshadowing et de flash-back, que ce soit par une scénographie numérique interactive (p. ex., les publicités et émissions diffusées [littéralement] sur une TV) ou encore les scènes de mise en abyme. Cela m'a amenée à entrevoir l'aspect science-fiction dans la pièce de théâtre, mais aussi un aspect thérapeutique. [...] Est-ce que L’enclos de Wabush a un genre théâtral en particulier? Comment penses-tu que la pièce se démarque dans le contexte de la scène artistique montréalaise, tant du côté québécois qu’autochtone?
LKPS : En vérité, je n’en sais trop rien. Je ne perds pas vraiment mon temps à me comparer ou à situer l'oeuvre. Je ne suis pas la scène théâtrale montréalaise. Même à Québec, j’ai de la misère à suivre. J’observe ce qui se fait au niveau autochtone, et il y a plein de choses intéressantes. Et oui, souvent, on a tendance à revisiter nos blessures, alors à ce niveau-là, mon oeuvre n’est pas super originale. Par contre, le fait qu’on revisite les blessures d’un personnage en l’enfermant dans une dimension psychomimétique… Ça me semble neuf. Le trickster est partout dans les oeuvres autochtones, tant et si bien qu’on le cherche même lorsqu’il n’y est pas. Mais ma façon de le concevoir et de l’aborder me semble originale.
Au niveau de la mise en scène, la plupart des choix ont été faits par Dave Jenniss, Daniel Brière et leurs équipes. Mais certains moyens étaient indiqués de façon claire dans le texte. Pour reprendre ton exemple, l’idée de l’émission de télé était la mienne. Sauf que dans mon texte, le nom de l’émission était « Songrain de sel ». Les metteurs en scène ont décidé de prendre un risque que je ne voulais pas leur imposer, celui de reprendre le vrai nom du show Mongrain de sel. L’idée était que ce personnage de monsieur Songrain reprenne des propos quand même très proches de ce qu'on pouvait entendre sur les lignes ouvertes québécoises de l'époque, lors de la crise d’Oka. Je m'en rappelle, j’étais adolescent, ça m’a profondément troublé toute cette haine sur les ondes, cultivée de façon décomplexée par les médias. Bref, le fait d’avoir la télé et que les personnages de Pierre et de sa mère puissent interagir avec l’animateur qui s’y trouve, c’était placé dans mon texte. Mais pas l’insertion de vieilles annonces publicitaires ni le vrai jingle de [l’émission] Mongrain de sel au début de la scène … Ça, ce n’était pas dans le texte ! Quand j’ai vu la pièce pour la première fois, je me suis dit : « Wow! OK, ils ont été jusque-là! » J’étais très content.
L’équipe a fait des merveilles, vraiment. Par exemple, les metteurs en scène ont eu l’excellente idée de reprendre la télé pour la scène explorant la légende d'Alexandre Wabush. Les deux policiers devaient à l’origine être physiquement sur scène pour lire le rapport de police. Et au départ, ils lisaient de façon très monotone, très « reddition de compte », du tac au tac. Ce sont les metteurs en scène et les comédiens qui ont décidé de donner autant de personnalité aux policiers, en s’inspirant de commentateurs sportifs. Et ça m’a fait beaucoup rire. Ça contraste délicieusement avec la gravité du propos.
Je disais plus tôt que je ne sais pas comment ma pièce se compare à la scène montréalaise. Mais j’ai une idée de comment ça s’inscrit dans l’histoire d’Ondinnok. Mon premier lien avec le théâtre autochtone, c'était avec Ondinnok, c'était avec le texte de la pièce Le porteur des peines du monde. D’ailleurs, l’une des seules raisons qui m’amènent à Montréal, c’est pour aller voir les productions d'Ondinnok. Je les ai pratiquement toutes vues. C'est un théâtre qui est beaucoup basé sur les archétypes, la mythologie. La compagnie a toujours présenté son oeuvre comme un théâtre mythologique amérindien. Puis ça, ça m’a toujours parlé, tant au niveau personnel qu’en tant qu’anthropologue. Ça nous dit beaucoup de choses sur notre nature humaine. Et je pense que L’enclos de Wabush continue cette exploration mythologique, mais en subvertissant les codes, en les mélangeant avec ceux de la science-fiction, de la pop culture. Et je sais qu’en venant me chercher pour écrire une pièce, Dave Jenniss voulait amener davantage d’humour dans le théâtre d’Ondinnok. Il ne s’en est jamais caché.
RBG : Dave [Jenniss] avait vu juste [rires], car j'ai beaucoup ri quand j’ai vu la pièce; ce fut un moment fort, très rafraîchissant. J’ai adoré l’approche narrative et humoristique de l’histoire!
LKPS : Bien, c'est ça! Comme Dave dit, ils sont très fiers de ce qu’ils font à Ondinnok, mais souvent, ils sont davantage dans le drame. Je comprends ce qu’il veut dire, mais en même temps, je trouve qu’ils ont eu plusieurs productions très drôles avant L’enclos de Wabush. Par exemple, la pièce Wulustek (2011) de Jenniss était extrêmement drôle. Mais bref, il y avait ce désir d’avoir, au minimum, un autre type d’humour, un autre imaginaire. Et il y avait des atomes crochus évidents. Avec Dave, c’était prévisible, on se connaît depuis longtemps. Mais aussi avec Daniel Brière et Alexis Martin. Je les ai trouvés hyper respectueux. Nous avons eu une excellente relation, une dynamique de création intéressante, même si je ne suis pas toujours quelqu’un de facile avec qui travailler. Alors une fois le texte terminé, je les ai laissés faire leur travail. Je ne voulais pas être là quand l’équipe faisait leurs lectures, quand ils travaillaient la mise en scène. Parce que cela aurait été plus fort que moi, j’aurais voulu m’ingérer… Je suis un peu control freak. Le théâtre, c’est un art collectif. Il faut savoir passer la balle. Tout ce que j’ai exigé, c'est que les choix et changements effectués lors de la mise en scène soient « raccord » avec les livres. L’univers de Kitchike doit demeurer cohérent. Tu peux apprécier la pièce en elle-même, c'est ce que la majorité des gens ont fait, mais elle forme un diptyque transmédiatique avec Éveil à Kitchike. Puis au-delà de ça, elle s’inscrit dans la trame narrative de l'univers de Kitchike. Bref, c’était mon exigence, que le tout soit « raccord ». Mais sinon, je leur ai laissé faire leur travail, me contentant de répondre à leurs questions au besoin. Et ils ont dû couper du texte, dont plusieurs blagues qui ne faisaient pas assez avancer l'histoire. Parce que sinon, ça aurait été trop long. Le show aurait duré une heure de plus, je crois.
RBG : Est-ce que tu sais si la pièce de théâtre va être publiée?
LKPS : Oui, je veux la publier. Mais il faut que je la réécrive, que je standardise l’orthographe et tout. J'ai commencé, déjà, mais c’est beaucoup de travail. Je ne veux pas me mettre de pression avec ça. Ça sera publié en temps opportun. J'aimerais aussi que la pièce soit rejouée. J'aimerais qu'elle aille ailleurs au Québec, ailleurs au Canada. Mais bon, je n’ai pas de contrôle là-dessus. La pièce est disponible si une compagnie veut la rejouer!
RBG : L’expérience de cette collaboration va-t-elle influencer tes décisions à l’égard de futurs projets ou de ton processus d’écriture dans son ensemble, par exemple, la façon dont seront structurés les différents actes d’une pièce de théâtre? Ou encore continueras-tu à adopter une attitude go with the flow et laisser les directeurs artistiques aller?
LKPS : Le théâtre, ce n’est pas un art individuel, c'est un art collectif. Je prête mes « bonhommes », alors il faut que je fasse confiance. Après, est-ce que je m'inspire des choix que d’autres font? Sûrement, au sens que tout m’inspire. Pour L’enclos de Wabush, il y a certains choix qui ont été faits par l’équipe, certains bouts de texte qu’ils ont coupés. Si un bout de texte s’est révélé superflu, il risque d’être coupé dans la version publiée aussi. Mais bon, peut-être que je choisirai d’en conserver, on verra.
Ce qui est intéressant avec l’expérience de L’enclos de Wabush, c'est qu’on l’a vu deux fois, le show. La version filmée qui fut diffusée sur le Web en juin 2021, puis la version sur scène à l’automne 2022, ce sont deux expériences différentes, deux variantes. Et ça s’est avéré particulièrement riche au niveau artistique, par rapport à ce que j’essayais d’établir. Tu vois, très tôt, mon idée de diptyque transmédiatique impliquait de sortir mon personnage du livre afin qu’il émerge sur scène, qu’il soit palpable. Je souhaitais créer une sorte de mise en abîme inversée, comme un miroir, entre les moyens de diffusion. Pierre vit seulement dans mes livres, mais lorsqu’on le change d’univers dans le récit, qu’on l’enferme dans un monde psychomimétique, je voulais que ce soit à ce moment qu’il émerge sur scène. Les aventures dans cet autre monde, il les vit au théâtre, puis il retourne en quelque sorte vivre sa vie de personnage dans le livre après. Du moins, c’est ce qui devait se passer, ce qui était prévu. Sauf qu’avec la pandémie, on ne l’a pas envoyé sur scène, on l’a d’abord envoyé sur Internet ! Et puis là, j’ai réalisé que c’était encore plus significatif, parce que, soyons lucides, avec l’ensemble des métadonnées accumulées sur le Web et les chambres d’écho des médias sociaux, on n’est pas bien loin d’un vrai univers psychomimétique!
RBG : Wow, la culture transmédiatique de Kitchike nous entraîne vraiment dans un multivers, où se mêle divers mondes narratifs parallèles et dispositifs d'interaction (le Web, la scénographie numérique, les médias sociaux) à de la science-fiction et à la culture geek!
LKPS : Oui, c'est sûr que je suis un geek en partant. Tu sais, j'ai toujours aimé ce genre d'univers-là. Ce que je trouve intéressant, c'est d’être capable de le faire avec un point de vue des Premières Nations. Puis quelque part, pour moi, il y a une expérience de l'esprit là-dedans. Je veux aller jusqu'au bout de cette idée. Je ne sais pas jusqu'où ça me mènera, mais pour l'instant, il y a au minimum deux autres histoires, deux autres livres de Kitchike que je veux écrire pour terminer ce cycle de création. Le problème, c’est que mon esprit dérive souvent et qu’il y a toujours plein d’idées de spin-off qui surgissent dans ma tête. D’autres aventures qui ne se situeraient peut-être pas dans la trame principale, mais qui me permettraient de passer plus de temps avec des personnages que j’apprécie particulièrement, que j’aimerais connaître davantage.
Avec Éveil à Kitchike, mon but était justement de donner plus de place aux personnages secondaires du premier livre, pour démontrer encore plus de diversité de points de vue. Parfois, c'était juste des gens qui étaient name droppés dans le premier livre, comme Geneviève Saint-Ours. On la voit quelques lignes aux côtés d’Yvette Saint-Ours dans Chroniques de Kitchike, mais à part d’informer Lydia que Kateri a disparu, elle n’a vraiment aucune importance dans le récit. Mais je me disais que cette femme-là devait sûrement avoir une histoire. Ce n’est sûrement pas n'importe qui; elle est membre de la « famille royale » de Kitchike! Je voulais gratter, découvrir qui elle était. Est-ce qu’elle avait hérité de l’arrogance des Saint-Ours? Est-ce que les femmes de la famille étaient aussi touchées par ça? Dans le premier livre, on avait vu Yvette Saint-Ours tenir tête à son frère lorsqu’il était chef, mais elle non plus, on ne la connaissait pas plus que ça. Alors j’ai voulu m’intéresser à ces deux femmes. Yvette s’est révélée un personnage fascinant. Je voulais en savoir plus sur elle, comment elle voit son rôle de matriarche. Même si on la voit somme toute très peu dans Éveil à Kitchike, on sent son influence partout. Je crois qu’on sent bien sa force de caractère, aussi. Même une force surnaturelle comme un fantôme en colère ne parvient pas à l'ébranler. C'est une femme souveraine.
D’ailleurs, j’ai fait le choix de mettre davantage en valeur les femmes de Kitchike, d’avoir davantage de points de vue féminins que dans le premier livre. De mettre au premier plan les filles du dépanneur et les anciennes filles de la sororité. De montrer comment, parfois, les hommes n'ont aucune conscience de ce que peuvent vivre les femmes. À la fin du livre, j’ai voulu le souligner à grands traits dans le discours de Pierre Wabush. Malgré les perceptions hors du commun dont il jouit depuis son initiation, il ne se rend aucunement compte des épreuves que la gang à Lydia a dû affronter. Il affirme même : « Aucune d’elles a dû avoir chaud comme Tooktoo à soir ». Je trouve ça encore très drôle.
Alors que le premier livre est davantage axé sur les conflits politiques et religieux, le second aborde plutôt les conflits de genre et les conflits économiques. Question de ne pas trop me répéter et d’élargir la réflexion autour de la réserve. Et puis, comme on disait, il y a la question plus … métaphysique, disons. Une histoire de fantôme, ce n’est pas toujours facile à faire avaler, mais avec « L’initiation » … Je savais bien qu’il y a des lecteurs, plutôt geeks comme toi, qui allaient vraiment apprécier, mais je me doutais aussi que j’allais perdre certains lecteurs. Mais j’ai fait un choix, et pour moi, c'est important d'aller jusqu'au bout de ma pensée, de mon projet, de mon expérience de l’esprit. Et puis, il y a des éléments plus spéculatifs qui étaient quand même bien fixés dans Chroniques de Kitchike : la grande débarque. Les gens qui ont été un peu déboussolés par Éveil n’avaient peut-être pas lu le premier livre ou n’avaient pas porté attention à certaines nouvelles, comme « L’homme qui fait danser les étoiles ». Mais bon, moi, je suis un grand fan d’histoires aux revirements brusques. From Dusk Till Dawn (1996) de Rodriguez demeure l’un de mes films préférés ever. Tu sais, ce film de gangsters mexicains, qui se transforme sans prévenir en histoire de vampires à trente minutes de la fin ? J'ai toujours aimé ce genre de rebondissements, parce que la vie, quelque part, c’est comme ça (sans les vampires, bien sûr). Mais bon, dans le cas de Kitchike, je pense que quelqu'un qui lit attentivement le premier tome voit la tangente. Les indices sont plantés dès la première nouvelle. C’est juste que tout s’accélère dans le second titre et que la courbe est un peu plus abrupte. Mais c’était important pour la suite des choses.
C’est dans ce genre d’exploration que je souhaite aller. Et j’ai l’intention d’aller encore plus loin avec les prochains titres. J’espère que les gens me suivront, donneront une chance à ces nouvelles explorations, mais en même temps, je suis conscient que ça ne conviendra pas à tous les lecteurs. Ça ne répondra pas aux attentes exotiques d’un certain lectorat. Mais c’est OK. Il y a plein d’autres auteurs autochtones intéressants qui racontent des histoires plus… classiques. Moi, je combats la Terra nullius littéraire. En tant qu’auteur autochtone, je veux habiter l'ensemble du champ littéraire. Essayer tous les genres, tous les styles… Et c'est ce que je m'amuse à faire avec l'univers de Kitchike. D’ailleurs, mon prochain titre dans l’univers ne sera ni un recueil de nouvelles, ni un roman, ni une pièce…
Je veux tout essayer, tout en même temps ! Par exemple, très tôt, je savais que je ferais une histoire de fantômes dans Éveil à Kitchike. Et au niveau de la structure, je voulais répéter des éléments du premier livre, dont le fait d’avoir une histoire en treize temps. Alors je me suis demandé : « C'est quoi l'histoire de fantôme la plus absurde que je peux écrire ? Quelle est la pire situation où peut apparaître un fantôme ? » En même temps, il faut que ça soit touchant, il faut qu’au niveau humain, ça vienne te chercher. Et puis t’es jamais autant touché que quand tu as ri avant le moment déchirant… J'aime faire passer les gens par différentes palettes d’émotions, parfois d'un extrême à l'autre. C’est aussi ce que j’ai fait avec Pierre Wabush dans ma pièce de théâtre. On passe par toutes sortes d’émotions avec lui. Peut-être parce que ma vie est comme ça aussi, je vis beaucoup les émotions en yoyo. Elles me submergent facilement.
RBG : Pour boucler la boucle, est-ce qu'il y a des éléments de ta carrière dont nous n’avons pas discuté et dont tu aimerais?
Louis-Karl Picard-Sioui (LKPS) : Je pense que le plus intéressant, c'est ce qui s'en vient, ce n’est pas ce qui est derrière moi. J'en ai fait beaucoup, mais il m’en reste davantage à faire. Il faut juste trouver le temps. L'univers de Kitchike est un carré de sable qui me permet de faire pas mal de choses, mais pas tout. Alors parfois, j'ai juste hâte de boucler la boucle et de passer à autre chose, parce qu’il y a d'autres sujets que j'aimerais aborder, mais pas sous forme de satire. L'humour ne convient pas à toutes les thématiques. La question du legs m’habite de plus en plus.
En même temps, je suppose que c’est l’une de mes contributions à l’édifice des littératures autochtones en tant qu’auteur : l’humour, la satire de nos communautés. Il y a ce constat largement connu qu’au Québec, l’humour est trop peu souvent présent dans les oeuvres autochtones, alors que les gens des Premières Nations aiment rire. On rit de tout et de rien. Et je trouve que ce n’est pas assez représenté du côté francophone. Mais bon, les gens ont le droit d’écrire ce qu'ils veulent, et chacun amène quelque chose au tout. Et au-delà de l’humour, je pense que mon oeuvre a aussi le mérite de sortir le lectorat de sa zone de confort, de leur montrer les possibilités de ce que peut aussi être la littérature autochtone. J’ai une approche plus conceptuelle, je m’intéresse beaucoup à la structure…
Kitchike n’est pas seulement une satire. Je le disais, c’est aussi une expérience de l’esprit. Il y a des réflexions sur la nature de l'univers et du pouvoir. Par exemple, dans Éveil à Kitchike, chaque chapitre ou presque aborde la question des pronostics, sous différents angles. Le sous-titre La saignée des possibles n’est pas anodin. Mon questionnement était simple : quand le monde entier joue contre toi, quand les forces politiques, économiques, religieuses, idéologiques, quand toutes les forces jouent contre toi, comment on peut arriver à triompher des pronostics, à retrouver sa dignité, puis s'en sortir? Comment on fait pour survivre en tant que Premières Nations? En tant que femme autochtone ou personne non binaire? Il faut pouvoir voir les possibles, les « saigner » de la trame du réel... C'est d’ailleurs ce que Pierre Wabush fait à la toute fin du livre. Il évalue, comme un ordinateur, chacune des possibilités statistiques, chaque univers, chaque résultante possible pour trouver une solution. Puis à un moment donné, il se rend compte que ce type d’hypervigilance quantique n’est pas la solution, que son « processeur cérébral » n'est pas assez puissant pour traiter ce nombre infini de données. Il revient donc aux variables de base, à sa nature humaine, à son instinct. Puis finalement, il trouve un autre chemin. Bref, j’ai voulu multiplier les approches pour cerner le thème de base de triompher des pronostics, et ça m’a ramené à l’exploration de la notion d’univers parallèles. Et c’était le bon moment de l’introduire plus clairement, tout en l'ancrant dans les traditions autochtones.
Je relisais récemment l’ouvrage Walking the Clouds: An Anthology of Indigenous Science-Fiction (2012) de Grace L. Dillion. C’est une anthologie extraordinaire qui présente différents textes littéraires en futurisme autochtone. Elle propose une certaine catégorisation des textes autochtones de science-fiction. Évidemment, c'est très anglo-saxon, au sens qu’elle ne couvre que des textes publiés en anglais (Canada, États-Unis, Nouvelle-Zélande, Australie), mais ça demeure extrêmement pertinent pour nous. Ça m’aide à réfléchir à ce que je fais au niveau littéraire.
Trop souvent, au Québec comme ailleurs, on catégorise ce qu’on fait dans la catégorie de « réalisme magique ». Cette étiquette ne me convient pas, ça ne correspond pas du tout à ce que j’écris. Je suis dans des univers parallèles, c'est de la science ! Il y a une conscience supérieure, le trickster, qui voit des vagues de probabilités quantiques… Elle est où la magie là-dedans? On est très loin de Merlin! C’est de la fiction basée sur des théories scientifiques et la tradition. Dans son anthologie, Dillion nous propose le sous-genre du Native Slipstream, où les différentes possibilités et temporalités se superposent, où tout est possible. Ça ouvre naturellement la porte aux voyages dans le temps, aux univers parallèles … Et moi, j’y vois quelque part un lien avec le fait que le relativisme culturel était vécu day-to-day en Amérique, même si les anthropologues croient avoir inventé le concept au XXe siècle. Quand tu retournes aux Relations des jésuites, par exemple, tu constates rapidement que les différentes nations étaient pleinement conscientes que leurs rites, croyances et modes de vie différaient les uns des autres, mais que toutes ces façons de vivre étaient bonnes et convenables. Pour les jésuites, évidemment, ça n'avait pas de sens : il ne pouvait y avoir qu’une seule vérité, c’est-à-dire la leur. Mais en Amérique, il y avait plusieurs mondes qui se superposaient et les gens pouvaient passer d'un monde à l'autre, d’un univers culturel à un autre, sans problème. Bref, ça fait partie des réflexions qui m'habitent. C'est probablement ma déformation d'anthropologue aussi, mais je trouve ça intéressant, tu sais, de l'incarner dans la fiction. Voilà! Tho ïohtih[16].
Roxanne Blanchard-Gagné (RBG) : Merci Louis-Karl!
Parties annexes
Note biographique
Étudiante au doctorat à l’Université Laval, Roxanne Blanchard-Gagné a acquis au fil des années un vif intérêt pour l’anthropologie sociopolitique et l’ethnohistoire portant sur les réalités et les enjeux autochtones contemporains au Canada, particulièrement au Québec et au Nunavut. Plus précisément, son expertise est axée sur les relations humains-animaux [les chiens dans les communautés inuit, d’où son sujet de mémoire de maîtrise : Réveil de la pratique du traîneau à chiens à Iqaluktuuttiaq (Cambridge Bay, Nunavut) : perspective multiple sur les transformations des relations Inuinnait-Qinmit (2021)] et sur divers enjeux sociaux, notamment la pauvreté, l'exclusion, l'itinérance, le principe de souveraineté, l'empowerment, la santé holistique ainsi que les rapports de force entre les Premiers Peuples et les divers paliers gouvernementaux.
Notes
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[1]
Pour la fiche technique, veuillez consulter les liens suivants :
Nouveau Théâtre Expérimental, https://www.nte.qc.ca/evenements/lenclos-de-wabush;
Les Productions Ondinnok, http://www.ondinnok.org/fr/toutes-les-creations/lenclos-de-wabush/.
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[2]
Les Chroniques de Kitchike : La grande débarque (2017) et l’Éveil à Kitchike : La saignée des possibles (2022) partagent l’entrecroisement et l’entrelacement d’une triade narrative avec la pièce de théâtre susmentionnée.
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[3]
Termes empruntés au théoricien et sociologue critique d’art Guy Sioui Durand (Sioui Durand 2009 : 5-8). Le tout faisant écho notamment aux esprits du trickster, mais aussi et surtout à l’auteur Huwennuwanenhs Louis-Karl Picard-Sioui « qui revendique la liberté dans son art, non seulement contre les styles, les règles et les traditions convenues, mais encore contre toutes les formes d’aliénation » (Sioui Durand 2009 : 30).
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[4]
Cette citation est tirée du Cahier d’accompagnement (2021) de L’enclos de Wabush, dont la re-publication a été lue et approuvée par Dave Jenniss.
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[5]
À noter que cet entretien contient potentiellement des divulgâcheurs!
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[6]
Dans le système d'éducation québécois, un cégep est un type d'établissement d’études supérieures publiques et dont le niveau se situe entre l’enseignement secondaire et universitaire.
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[7]
Fondée en 1985, Ondinnok est considérée comme étant la première compagnie de théâtre francophone tant au Québec qu’ailleurs au Canada. Au fil des ans, l’équipe s’est investie bien au-delà de ses activités dramaturgiques en incluant à ses réalisations, entre autres choses, des programmes de formation et un processus de (co)création théâtrale basée sur la guérison tant individuelle que collective. Ce dernier élément résonne d’ailleurs avec l’appellation de la troupe puisqu’elle tire son nom d’un vocable « […] wendat désignant un rituel théâtral de guérison qui dévoile le désir secret de l’âme » (Les Productions Ondinnok Inc. s.d. : § 2). Pour plus de détails concernant l’organisme sans but lucratif, veuillez consulter le lien suivant : http://www.ondinnok.org/fr/ondinnok/demarche/.
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[8]
La métaphore de la balle est utilisée ici pour illustrer l’envoi de la réplique entre les interprètes et le flot du dialogue pour assurer la cohésion des enchaînements conversationnels.
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[9]
L’expression dans le cas présent renvoie au fait d’être expérimenté.
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[10]
Pour plus de détails, voir le court film documentaire relatant la production théâtrale de L’enclos de Wabush : https://www.youtube.com/watch?v=z_QE4wQ6SMc.
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[11]
La pièce fait notamment référence à des événements marquants dans l’histoire des Premiers Peuples au Québec, telle que la crise d’oka (ou la résistance de Kanehsatà:ke) de 1990.
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[12]
Eu égard de la pandémie de coronavirus et les mesures sanitaires de distanciation sociale imposée au Québec, la pièce de théâtre a été filmé en avril 2021 puis offerte en webdiffusion gratuitement et pour une durée limitée sur le site Internet du Nouveau Théâtre Expérimental (NTE), et ce, du 4 juin au 4 juillet 2021. Suite à quoi, l’Enclos de Wabush a été jouée devant public à l’Espace Libre du 12 au 29 octobre 2022.
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[13]
« Merci pour tout », en wolastoqey.
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[14]
À noter que cet entretien contient potentiellement des divulgâcheurs!
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[15]
En physique, cette théorie prend en compte les univers parallèles ainsi que des dimensions supplémentaires (comprenant 4 dimensions d'espace-temps, c’est-à-dire 3 dimensions d'espace et 1 de temps, mais aussi de 10, 11 ou même 26 dimensions), dans le but d’expliquer pourquoi l’explosion à l'origine de l'univers, le « Big Bang », s'est produite.
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[16]
« C’est ainsi », en wendat. Il s’agit de la façon traditionnelle de terminer un discours.
Bibliographie
- HYDE, Lewis, 2010, Trickster Makes This World: Mischief, Myth, and Art, New York: FSG.
- Les Productions Ondinnok Inc., s.d., « Accueil. Le Désir secret de l'âme », Ondinnok. En ligne : http://www.ondinnok.org/fr/.
- Les Productions Ondinnok et le Nouveau Théâtre Expérimental, 2021, L’enclos de Wabush. Cahier d’accompagnement.
- MOORE, Sylvia, 2017, Trickster Chases the Tale of Education. Montreal and Kingston : McGill-Queen's University Press.
- Nouveau Théâtre Expérimental — NTE, 2021, L’enclos de Wabush : bande-annonce [vidéo]. Vimeo. https://vimeo.com/555743032.
- PICARD-SIOUI, Louis-Karl, 2016, « Hannibalo-God-Mozilla contre le Grand Vide cosmique », dans Michel Jean (dir.), Amun, Montréal : Stanké.
- PICARD-SIOUI, Louis-Karl, 2017, Chroniques de Kitchike : la grande débarque, Québec : Éditions Hannenorak.
- PICARD-SIOUI, Louis-Karl, 2022, Éveil à Kitchike : la saignée des possibles, Québec : Éditions Hannenorak.
- SIOUI DURAND, Guy, 2009, « Insoumission », dans Guy Sioui Durand et Louis-Karl Picard-Sioui (dir.), La loi sur les Indiens revisitée = The Indian Act revisited (pp. 5-8 et 29-37), Wendake : Musée huron-wendat.
Liste des figures
Figure 1
Enclos de Wabush : Pierre Wabush
Figure 2
Enclos de Wabush : Noé Saint-Ours et Pierre Wabush
Figure 3
Enclos de Wabush : bande-annonce
Figure 4
Enclos de Wabush : Pierre Wabush, Lydia Yaskawish et Sophie Tooktoo