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Introduction

La Rencontre internationale «Femmes en résistance face à l’extractivisme », organisée les 27 et 28 avril 2018 à Montréal, est un événement important dans l’histoire récente du Comité pour les droits humains en Amérique Latine (CDHAL). En plus des militantes du CDHAL, une quarantaine de femmes autochtones et paysannes provenant du Canada, de la France, des Philippines et de plusieurs pays latino-américains y participent. Les militantes favorisent l’organisation collective des activités en appuyant les démarches de réseautage et de planification. Non seulement l’horaire, les thèmes de discussion, mais aussi la manière d’échanger lors de cette rencontre ont été co-créés par les participantes. Selon l’une de ses participantes et organisatrices, trois espaces forment cette rencontre : un d’échange et de partage de stratégies de résistances, un dédié à la mobilisation du public et un de réseautage entre les groupes dont sont issues ces participantes ainsi que d’une diversité de groupes de la société civile (Gauvin-Racine 2018 : 1-4). En plus du CDHAL, cette rencontre est organisée en collaboration avec plusieurs organismes, dont Femmes autochtones du Québec (FAQ)[42] et le Projet Accompagnement Québec Guatemala (PAQG).

L’objectif du présent article est de contextualiser ce partage d’expériences de luttes et de visions du monde entre personnes allochtones, personnes issues de la diversité des peuples autochtones et personnes métissées pour en comprendre les ramifications. Pour ce faire, l’analyse adopte une perspective théorique néomarxiste, mobilisant conjointement les travaux d’Alex Khasnabish (2008), qui propose l’usage du concept de résonance pour analyser la circulation des idées zapatistes en contexte militant anglo-canadien, et de Michel Freitag (2008), qui propose le concept d’imaginaire politique pour analyser l’action politique des groupes en lutte contre l’ordre dominant. Cette construction théorique sera mobilisée afin de procéder à une analyse thématique d’un corpus de données constitué à partir de deux types de sources distinctes : les verbatims de 25 entretiens faits avec des personnes militantes actives lors du moment altermondialiste québécois et les documents de quatre fonds d’archives personnelles appartenant à quatre des participant.es à la recherche.

Afin de brosser le portrait de la résonance (Khasnabish 2008) d’imaginaires politiques (Freitag 2008) issues de cosmologies autochtones avec les imaginaires des militant.es du CDHAL, essentiellement ancrés dans une vision du monde allochtone, j’aborderai d’abord la construction de la synthèse zapatiste, puis sa résonance dans certains groupes altermondialistes québécois. Je mettrai ensuite l’accent sur quelques imaginaires politiques, coconstruits entre autres par des conceptions zapatistes et libertaires. Puis, je démontrerai comment ces imaginaires, via la circulation de certain.es militants.es, s’entrelacent au projet politique du CDHAL. Finalement, j’analyserai l’actualité de la résonance du zapatisme en 2018, alors que le CDHAL participe à l’organisation de la Rencontre internationale «Femmes en résistance face à l’extractivisme », dont la raison d’être est le partage et la diffusion de savoirs autochtones issus de cosmologies autochtones relatives à la lutte contre l’extractivisme et pour la vie.

Essentiellement, l’analyse de la Rencontre internationale «Femmes en résistance face à l’extractivisme » et du contexte élargi des imaginaires politiques circulant au CDHAL permet d’affirmer que, d’une part, cette rencontre s’inscrit en continuité dans l’histoire des liens de solidarité que les militantes du CHDAL entretiennent avec une pluralité de groupes paysans et autochtones. D’autre part, cette rencontre a contribué à consolider le souci pour la dignité et l’autonomie du vivant, entendue comme incluant les non- humains, des militantes du CDHAL.

Approche théorique et méthodologique

Afin d’analyser les effets de la circulation d’idées politiques issues d’autres groupes militants au CDHAL, cette recherche adopte une posture néomarxiste. Ma réflexion s’articule autour des concepts de résonance et d’imaginaires politiques. Je conçois la résonance comme étant la manière dont des idées politiques circulent entre différents groupes et les imaginaires politiques comme étant la forme et le rôle que prennent ces idées.

Forgé par Alex Khasnabish (2008), le concept de « [résonance] refers [to] the non-linear process and experience of making new political connections [and] meanings out of an encounter with another » (Khasnabish 2008 : 123). Il s’agit d’un processus de circulation et de transformation d’imaginaires politiques « relying […] upon the dialogic processes of communication and translation » (Khasnabish 2008 : 28). Ce concept permet de comprendre comment l’entrelacement entre les imaginaires politiques zapatistes et les imaginaires politiques partagés par les membres de certains groupes militants québécois, dont le CDHAL, entraine des transformations au niveau des idées et des pratiques. Le concept d’imaginaire politique, lui, est le vecteur d’une critique sociale (Freitag 2008 : 48). En tant que tel, il participe d’une « mise en oeuvre de la liberté comprise comme capacité de participation à l'action commune » (Freitag 2008 : 31). Michel Freitag définit le concept d’imaginaire politique a contrario de celui d’idéologie.

L’idéologie est de l’imaginaire politique qui s’est refroidi et « routinisé » à mesure. Ses expressions, qui font irruption dans le symbolique, finissent par être captées par une orthodoxie discursive à valeur normative et expressive, et par se fixer en elle. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’un imaginaire contestataire de l’ordre établi, l’alternative qu’il propose s’y anticipe souvent déjà elle-même comme un nouvel ordre dominant.

Freitag 2008 : 48

Pour mener à bien cette recherche au niveau méthodologique et ainsi opérationnaliser l’approche théorique, j’emploie deux techniques de recherche : l’entretien semi-dirigé et la recherche documentaire en archives. Alors que les entretiens ont comme objectif de faire ressortir les imaginaires politiques partagés par les participant.es et leurs transformations durant leur parcours militant (1990-2018, soit l’année de la recherche de terrain), la recherche documentaire vise à situer les activités et les idées contemporaines des participant.es en les situant dans un temps plus long (Stoler 2002 : 88). J’ai produit les données de cette recherche à partir de vingt-cinq entretiens et de quatre fonds d’archives personnelles. Dans un souci de préserver l’anonymat des personnes participant à la recherche, les entretiens sont désignés dans l’article par un chiffre (p.ex. entretien 1). De manière similaire, les documents issus des fonds d’archives sont identifiés dans le texte par leur appartenance aux fonds d’archives 1, 2, 3 ou 4, par leurs auteurs.trices ou leur titre et par leur date (p. ex., les fonds d’archives 1; Tremblay1992)[43].

Cet article a été élaboré à partir des données produites dans le cadre de ma recherche sur le terrain pour le mémoire de maîtrise, effectuée durant la deuxième moitié de l’année 2018. Mobiliser ces données permet de situer dans un temps plus long l’événement au coeur de cette analyse, la Rencontreinternationale « Femmesen résistance face à l’extractivisme ». Cependant, comme cet article cherche à approfondir une partie moins détaillée de mon mémoire, pour laquelle je dispose de moins de données, il comporte certaines limites.

D’une part, la section consacrée à la Rencontre internationale «Femmes en résistance face à l’extractivisme » a été élaborée en grande partie à partir de sources documentaires, cette rencontre ayant eu lieu quelques mois avant le début de mon terrain, je n’ai pas été en mesure d’y participer directement ou de discuter avec les participantes qui ne sont pas militantes au CDHAL. D’autre part, bien que ma recherche ne mette pas l’accent sur l’aspect genré des relations de pouvoir, mon analyse tient pour acquis le caractère socialement construit du genre, le fait qu’il est constitutif des identités des participant.es à cette recherche et qu’il est central, dans son aspect politique, aux revendications et luttes de celles qui luttent pour la défense du vivant et contre son exploitation.

Finalement, la question de la définition de ce qui constitue un savoir autochtone pose problème. Pour la Rencontre internationale «Femmes en résistance face à l’extractivisme », j’ai choisi de me baser sur l’identification émique qui en est faite dans les textes et la baladodiffusion du CDHAL produit suite à cet événement. Pour ce qui est de la section au sujet des zapatistes, je m’appuie sur les sources secondaires qui les cadrent ainsi (p. ex., Baschet 2002 ou Duterme 2014). Cela dit, il est difficile de définir ce qui constitue le caractère autochtone d’un savoir, étant donné le caractère fluide et impermanent des constructions culturelles — comme le concept de résonance permet de le théoriser (Khasnabish 2008; Khasnabish et Haiven 2014).

La synthèse zapatiste et son essor au Chiapas

Le zapatisme est l’une de ces constructions culturelles qui ont fortement participé à l’émergence du milieu altermondialiste québécois, dont est issu le CDHAL dans sa forme actuelle. Il est le fruit de la rencontre de plusieurs régimes de rationalité et de visions du monde[44], étant situé au confluent du marxisme révolutionnaire, de la Théologie de la libération et des cosmologies des peuples mayas Tzeltal, Chol, Tzotcil et Tojolabal qui vivent dans l’état du Chiapas situé au sud-est du Mexique, plus précisément dans les régions des hautes terres et de la Jungle Lacandone.

En 1984, les militants du FNL (Forces nationales de libération) et Rafael Sebastián Guillén Vicente, l’homme derrière l’emblématique personnage du sous-commandant Marcos, créent l’Ejército Zapatista de LiberaciónNacional (l’Armée zapatiste de libération nationale) (EZLN). Inspirés par la révolution cubaine, ils souhaitent créer un foyer de résistance armée contre l’État mexicain dans la Jungle Lacandone (Duterme 2014 : 9). Ce groupe de révolutionnaires allochtones cherche, dans un premier temps, à gonfler ses rangs en tentant de rallier les communautés paysannes mayas qu’il côtoie à leur projet de libération populaire et de leur inculquer des théories marxistes.

Malgré que les communautés paysannes autochtones de la région partagent ce désir d’émancipation porté par l’EZLN, elles se montrent d’abord peu intéressées par le discours idéologique de l’EZLN (Higgins 2000 : 364). Éventuellement, une inversion des rôles s’opère, alors que les révolutionnaires marxistes se font « enculturer », dans une certaine mesure, lorsque mis en contact avec la conception de l’histoire et des relations de pouvoirs chez ces peuples mayas (Higgins 2000 : 365). Autrement dit, cet entrelacement de différentes perspectives de lutte politique permet une construction du zapatisme. Durant ce moment, deux éléments communs aux différentes cosmologies mayas deviennent importants dans la synthèse zapatiste : l’idée de la dignité du vivant humain et non-humain et celle de l’existence d’un monde meilleur (Higgins 2000 : 368). Le zapatisme s’élabore donc comme un projet politique dont les objectifs vont changer au fil des années et en fonction des transformations de sa situation politique. Cependant, l’une des constantes qui persistent, bien qu’elle ne soit pas toujours à l’avant-plan, est l’objectif d’améliorer les conditions de vie des peuples autochtones mexicains.

L’insurrection du 1er janvier 1994 marque la fin de cette première période du zapatisme. Cette date, qui est marquée par l’entrée en vigueur de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), est choisie par les zapatistes pour déclarer la guerre au néolibéralisme. L’EZLN occupe alors plusieurs villes du Chiapas par les armes et diffuse la PremièreDéclarationdelaJungleLacandone (EZLN 1994). Au fil des années, le discours zapatiste projeté à l’international est construit activement par les dirigeants zapatistes, à grand renfort de textes signés par le sous-commandant Marcos (Mauzerolle 2013).

La diffusion du zapatisme à l’international

L’un des premiers textes zapatistes qui circulent à l’extérieur du Chiapas est celui de la Loi révolutionnairedesfemmes (1993), qui est emblématique de la présence de la lutte pour les droits des femmes dans le discours zapatiste (Saumier 2000). L’année suivante, en juin 1994, l’EZLN diffuse la Deuxième DéclarationdelaJungleLacandone, qui est un appel à la solidarité lancée aux militant.es étrangers.ères situé.es hors Mexique. C’est également le début de la stratégie boomerang, qui vise à faire converger divers groupes militants autour de l’anti, puis l’altermondialisation pour qu’elles et ils fassent pression sur leur État respectif et sur l’État mexicain afin de stopper les violations de droits humains au Chiapas.

En 2005, les zapatistes diffusent la SixièmedéclarationdelaJungleLacandone, rompant tout lien avec l’élite politique mexicaine et renouvelant leurs appels à la multiplication des solidarités et à la lutte contre le néolibéralisme. Éventuellement, les zapatistes passent d’une forme d’organisation très hiérarchique avec sa structure militaire, l’EZLN, à celle d’un réseau décentralisé qui comprend le Front Zapatiste de Libération Nationale (FZLN), un ensemble de communautés en luttes au Chiapas (les Caracoles) et divers groupes de sympathisants.es. L’année suivante, les zapatistes lancent LaOtraCampaña (L’Autre Campagne) durant la campagne électorale fédérale mexicaine, qui incarne les idées anticapitalistes, féministes et écologistes de la Sixième déclaration et qui cherche à tisser des liens avec d’autres groupes en lutte contre le néolibéralisme. L’objectif est de perpétuer les liens de solidarité avec les milieux altermondialistes chez qui les idées décoloniales, féministes et anticapitalistes sont bien présentes (Reyes 2015). Cet appel est entendu par certains groupes militants au Québec, tel le CDHAl.

Lesmilieuxaltermondialistesquébécois

Lors du moment altermondialiste québécois, le zapatisme résonne avec d’autres imaginaires politiques en circulation chez plusieurs groupes militants au Québec, dont le CDHAL. Un des cas les plus probants est celui du Réseau de Solidarité avec le Mexique (RSM). Créé en 1994 par des militant.es issu.es du milieu étudiant qui participent par la suite à La Rencontre Intercontinentale pour l'Humanité et contre le Néolibéralisme au Chiapas en 1996, le RSM est « la branche québécoise du Mexico Solidarity Network, un regroupement [transnational] de citoyens qui se sont rassemblés en mai et juin 1994 afin d’explorer des moyens pour supporter la lutte [zapatiste] pour le changement au Mexique » (les fonds d’archives 1; Réseau de Solidarité avec le Mexique 1995). La création de ce réseau constitue l’incarnation dans la pratique de l’imaginaire politique de convergence des luttes, présent dans le discours zapatiste. « Si, par exemple, s’amorçait une campagne contre la privatisation de l’eau, le Réseau pourrait être un instrument pour renforcer et élargir cette résistance à cet aspect du néolibéralisme. Il s’agit de briser la faiblesse de nos isolements. » (Rioux 1996) C’est de cette réflexion que naît le Réseau de Résistance au Néolibéralisme (RRN) : « On n’identifiait pas uniquement une [seule] alternative. La pratique zapatiste de “diriger en obéissant » est très inspirante à cet égard. L’EZLN ne veut pas prendre le pouvoir, mais mise plutôt sur le processus démocratique entre tous les membres de la communauté pour construire un réel pouvoir populaire » (entretien 3). Entrelacé avec l’imaginaire de convergence, celui d’autonomie, entendu ici comme « pouvoir populaire », est aussi un imaginaire politique important dans ces réseaux.

Le moment altermondialiste québécois culmine lors du Sommet des Amériques en 2001, dont l’objectif est de négocier les termes de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). Plusieurs groupes de militant.es provenant des États-Unis et d’ailleurs au Canada convergent vers Québec pour manifester contre le Sommet.

Certains des imaginaires politiques partagés par ces militant.es résonnent directement avec les idées zapatistes. C’est notamment le cas dans la manière dont s’organisent deux groupes formés dans l’objectif de s’opposer au Sommet : la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) et le Comité d’Accueil du Sommet des Amériques (CASA). Par exemple, dans un courriel[45] envoyé par la CLAC et le CASA, les militants.es d’ici et de l’extérieur du Québec sont invité.es à participer à une consulta (consultation) en vue du Sommet (Centre des médias alternatifs du Québec 2019).

Cette pratique de consulta, empruntée aux zapatistes, est elle-même inspirée d’une forme d’organisation communautaire que partagent plusieurs communautés paysannes mayas du Chiapas (Baschet 2019). Elle est récupérée par les zapatistes lors de la création des Caracoles (escargots), en 2003. Il s’agit de cinq zones, regroupant plusieurs municipalités autonomes qui s’organisent lors de délibérations collectives ouvertes, en principe[46], à l’ensemble de la communauté, et qui envoient des délégué.es pour les représenter au niveau régional, celui des Caracoles (Máiz 2010).

Cela dit, le processus de résonance n’est pas à sens unique : les imaginaires politiques des zapatistes sont également susceptibles d’être transformés au contact des imaginaires politiques altermondialistes. Par exemple, l’imaginaire zapatiste de dignité en vient à intégrer « des conceptions occidentales de “droits de la personne” » (Saumier 2000 : 78), en plus d’être constitué des conceptions mayas du vivant (Higgins 2000 : 367-369) et de la Théologie de la Libération (Matamoros Ponce 2014 : 193-194). C’est aussi le cas de la Loi révolutionnairedesfemmes et sa Propositiond’extension, dont l’analyse démontre que la conception du « droit au respect […] à ce qu’on ne viole pas leurs droits et à ce qu’on n’affecte pas leur dignité comme épouse et comme femmes […] » (Saumier 2000 : 89-90) partage des similitudes avec un certain féminisme occidental, surtout avec les principes d’autonomie corporelle et de droit à la contraception, éléments phares de la deuxième vague féministe. En plus de ces documents, dans la pratique, les militantes zapatistes « intègrent leurs revendications spécifiques dans les actions et les plates-formes mixtes de leurs organisations » (Olivera Bustamante 2005 : 138).

Cette proximité avec les idées féministes occidentales se traduit dans le fait que ces militant.es se réfèrent à certains accords internationaux « qui garantissent les droits des peuples et des femmes autochtones » en termes d’autonomie et d’autodétermination (Nadal 2021 : 211).

Par ailleurs, en diffusant la Loirévolutionnairedesfemmes, les zapatistes se présentent comme adhérant aux idées féministes occidentales, ce qui fait partie de leur stratégie boomerang (Khasnabish 2008 : 37, 217- 218). Le projet politique zapatiste y est dépeint comme un espace où les femmes sont égales aux hommes et où leur dignité est respectée (Saumier 2000 : 124). Cette loi est devenue une référence pour les groupes militants, tant au Mexique (Hernández Castillo 2010 : 542) qu’à l’international (Mercedes 2005).

Bien que la Loi révolutionnaire des femmes ait été particulièrement mobilisatrice au Mexique (Nadal 2021 : 20), les luttes féministes mexicaines ont cours depuis des décennies déjà. Les années 1970 étant particulièrement effervescentes, avec, notamment, la création du « [Front national de la libération et des droits des femmes] qui chapeaute et coordonne des groupes autonomes, des organisations féministes de partis et des organisations syndicales » (Labrecque 1987 : 101). Ces militantes revendiquent la maternité libre et volontaire, l’accès aux garderies, de meilleures conditions de travail et la fin des violences sexuelles (Labrecque 1987 : 101-102). Au Chiapas, dans les années 1970 et 1980, avant l’émergence de l’EZLN, les militantes des peuples mayas de la région sont impliquées dans des luttes rurales contre les caciques et pour le droit à la terre. C’est à travers ces luttes que plusieurs militantes mayas se sont politisées par rapport aux enjeux propres à leurs rôles de femme, dont la charge du travail domestique et l’autonomie corporelle (Labrecque 1987 : 104). C’est en 1988, à San Cristóbal de Las Casas, que le Grupo de Apoyo a la Mujer (GAM) voit le jour. Consacré à la lutte contre les violences faites aux femmes, ce groupe va se scinder en deux pour former la Colectiva Organizadora de Mujeres Autónomas en Lucha (COMAL), ouvertement féministe (Falquet 1995).

Malgré l’existence d’un mouvement féministe fort, la réalité des communautés zapatistes n’est pas exempte de relations de pouvoir genrées. Selon certain.es militant.es du CDHAL impliqué.es aux Brigades d'observation des droits humains au Chiapas (BriCOs), il y aurait un écart entre le projet politique zapatiste, tel que vécu au Chiapas et tel qu’imaginé et idéalisé à l’international. L’une d’elles décrie la non-adéquation entre le discours zapatiste sur l’égalité hommes-femmes projetée à l’étranger et l’expérience vécue dans les communautés au Chiapas. Pour elle, au contraire, le machisme est bien présent dans les communautés zapatistes (entretien 16).

L’analyse de Marie-Josée Nadal permet de nuancer cette critique des relations genrées dans les communautés zapatistes. Selon elle, le travail des militantes chiapanèques, nourri de leurs propres analyses des oppressions spécifiques à leurs situations et par certains thèmes véhiculés par les féministes occidentales, a porté ses fruits. Par exemple, dans les villages zapatistes, la violence domestique a diminué notablement (Nadal 2021 : 203, 306), car les femmes « sont intervenues de manière autonome dans leurs communautés pour s’opposer à l’alcoolisme et à la violence [et aux multiples problèmes qui en découlent]. [E]lles luttent contre la consommation démesurée d’alcool dans les assemblées politiques et contre les abus de pouvoir qui en découlent » (Nadal 2008 : 93).

Les imaginaires politiques des milieux altermondialistes au Québec

Plusieurs des imaginaires politiques des militant.es québécois.es altermondialistes sont transformés par la circulation des idées zapatistes. De ces imaginaires, ceux de dignité, d’autonomie et d’internationalisme sont particulièrement présents.

La dignité est entendue comme étant la qualité d’une vie allant au-delà de la survie. Elle est donc la réification de la valeur de la vie humaine, conçue comme plus importante que la croissance économique. Cet imaginaire s’incarne dans le référendum populaire organisé par le RRN, au sujet de l’adoption des principes de la Deuxième Déclaration de la Jungle Lacandone en 1997, qui s’inspire directement de la pratique des consultas (les fonds d’archives 1; Information sur la deuxième rencontre intercontinentale 1997). En effet, les politiques d’austérité du gouvernement Bouchard contre lesquelles le RRN se mobilise alors se traduisent par des coupures dans les programmes sociaux qui incarnent cette volonté de placer la vie avant les profits.

Dans les cas du RSM et du RRN, l’imaginaire politique d’autonomie est imaginé comme étant une manière de s’autogouverner de façon décentralisée, horizontale et locale (les fonds d’archives 1; Pour une Consultation intergalactique contre le néolibéralisme et pour l’humanité 1997). Dans la pratique, l’organisation politique de ces réseaux est basée sur des processus de consensus et de prise de décision horizontale (les fonds d’archives 1; Réunion du Réseau de résistance contre le néolibéralisme à l’Édifice de la Fabrique 1997).

Quant à lui, l’imaginaire d’internationalisme circule dans les milieux militants bien avant la résonance du zapatisme au Québec. La préexistence de l’internationalisme marxiste au Québec permettrait d’expliquer en partie la résonance au Québec de la conception zapatiste de l’internationalisme (entretien 2, entretien 11). Il est d’ailleurs perçu par plusieurs militant.es comme essentiel dans la mobilisation contre le néolibéralisme. La participation de personnes des milieux militants québécois aux rencontres internationales zapatistes (entretien 3) le confirme, tout comme la création du RRN et du RSM qui s’en suit (les fonds d’archives 1; Compte-rendu partiel et subjectif 1997).

De par la présence de conceptions mayas dans sa synthèse, le zapatisme est aussi un vecteur de la diffusion de certains savoirs culturellement autochtones au Québec. C’est le cas de la pratique organisationnelle communautaire de la consulta (Baschet 2019). La CLAC et le CASA cherchent d’ailleurs à répandre son utilisation dans le milieu altermondialiste. Si les militant.es ne sont pas toujours au fait de l’origine de ces savoirs, ces derniers ont néanmoins des impacts durables sur les manières d’imaginer les luttes et sur les pratiques militantes québécoises. En effet, durant le moment altermondialiste, les zapatistes mettent de l’avant l’aspect synthétique du zapatisme. Bien que les textes du sous-commandant Marcos soient empreints des cosmologies mayas (Mauzerolle 2013 : 73-86), les zapatistes adoptent un discours qui converge avec les imaginaires politiques altermondialistes, en termes de féminisme par exemple (Khasnabish 2008 : 32-37). Dans cette autoprésentation, les zapatistes ne soulignent pas toujours l’apport des savoirs des peuples Tzeltal, Chol, Tzotcil et Tojolabal autochtones au zapatisme. Cela explique que l’origine maya (Baschet 2019) de la consulta ne soit pas connue de la part des militant.es de la CLAC et du CASA. Dans les années suivant le moment altermondialiste, la résonance du zapatisme passe par l’implication dans de nouveaux projets politiques de personnes ayant été en contact précédemment avec les zapatistes et leurs imaginaires.

Le Comité pour les droits humains en Amérique latine

La résonance des imaginaires zapatistes au CDHAL, particulièrement ceux d’autonomie et de dignité, se produit via l’implication de militant.es altermondialistes et anarchistes du RSM et du RRN dans l’organisme. En effet, en 1996, l’organisme, appelé précédemment le Comité chrétien pour les droits humains en Amérique latine (CCDHAL), engage son premier coordonnateur laïque et devient le CDHAL. Cette personne participe à la première rencontre internationale organisée par les zapatistes au Chiapas (1996), en plus d’être au coeur de la création du RSM et du RRN (entretien 3).

Certains de ces imaginaires s’incarnent encore aujourd’hui dans la pratique organisationnelle de l’organisme. Ainsi, le CDHAL est chapeauté par un conseil d’administration responsable d’exécuter les décisions prises en assemblée générale, elle-même composée des membres de l’organisme. Ceux et celles-ci forment une structure qui « est réellement ouverte aux prises de décisions collectives », incluant le plus possible l’ensemble des membres de l’équipe (entretien 21). Ainsi, les imaginaires politiques d’autonomie et d’horizontalité, coconstruits entre autres de la vision zapatiste de ces idées, sont encore au coeur de la pratique organisationnelle du CDHAL.

L’organisme a une perspective de lutte qui est à la fois locale et ancrée dans une compréhension globale des enjeux de violations des droits humains. Ses militant.es ciblent les acteurs présumément responsables de violations des droits humains en Amérique latine, dont plusieurs sont situés au Québec et au Canada. Concrètement, les millitant.es cherchent à dévoiler les enjeux liés aux violations des droits humains, principalement via la diffusion de la revue de l’organisme, nommée Caminando, et la création de plusieurs baladodiffusions. Au fil des ans, les campagnes du CDHAL prennent de plus en plus en compte l’intersectionnalité des oppressions et vont se concentrer sur la lutte aux violences extractives, particulièrement celles de l’industrie minière (Guzmán et Múnera 2018; CDHAL 2020). Ses militantes multiplient les activités de diffusions d’information au sujet de ces violations des droits humains et organisent plusieurs activités de sensibilisation.

La Rencontre internationale « Femmes en résistance face à l’extractivisme »

En 2018, le CDHAL réitère son engagement dans la lutte contre l’extractivisme en co-organisant la Rencontre internationale «Femmes en résistance face à l’extractivisme ». Au moment où cette rencontre est tenue, au Chiapas les femmes zapatistes font encore partie de la multitude des groupes de femmes autochtones mexicaines luttant pour la défense de leurs droits (Collectif Miradas Críticas del Territorio desde el Feminismo 2018 : 6). Cela dit, la résonance des imaginaires zapatistes chez les militant.es du CDHAL est devenue diffuse avec le temps et les zapatistes sont maintenant associé.es à l’idée de révolution avec un grand R, plutôt qu’à des principes spécifiques, comme l’horizontalité ou la dignité (entretien 16, 20 et 21). Dans les documents produits par le CDHAL suite à cette rencontre, la présence de militantes zapatistes n’est pas mentionnée.

En plus du CDHAL, cette rencontre est organisée en collaboration avec plusieurs organismes, dont Femmes autochtones du Québec (FAQ)[47] et le Projet Accompagnement Québec Guatemala (PAQG)[48]. L’organisation de cette rencontre a été rendue possible grâce aux liens de solidarité que le CDHAL entretient avec une pluralité de militant.es qui luttent contre les compagnies du secteur extractif. En effet, les militant.es du CDHAL entretiennent des liens avec des communautés en lutte et des militant.es autochtones depuis plusieurs dizaines d’années, dont plusieurs militent pour les droits des femmes au Mexique (CDHAL 2015).

La Rencontreinternationale « Femmesenrésistanceface àl’extractivisme » vise donc à :

[C]réer un espace d’échanges afin que les femmes défenseures puissent […] partager leurs expériences de résistances. La rencontre visait à favoriser et renforcer les liens de solidarité entre les luttes des femmes de différents continents pour la défense du territoire et des droits collectifs. […] Cette rencontre internationale a été conçue et construite par et pour les femmes invitées, afin de répondre à leurs intérêts et leurs besoins. En ce sens, des efforts ont été faits afin d’intégrer les participantes dans les réflexions sur la programmation, mais aussi sur la méthodologie employée au cours de l’événement.

Gauvin-Racine 2018 : 4

Une quarantaine de femmes issues de différents peuples autochtones provenant principalement d’Amérique latine et du Canada (Gauvin-Racine 2018 : 1) y participent. Les cosmologies de ces femmes sous- tendent leurs discours et sont intégrées à cette rencontre alors que des « cérémonies ont été guidées par des femmes autochtones et des prières, des chants et des rituels ont accompagné l’ouverture et la fermeture de chaque journée » (Ayala Alcayaga et Marleau 2018 : 12). Deux de ces cérémonies sont brièvement décrites dans les documents produits à la suite de la rencontre. La première constitue l’ouverture formelle de l’événement. Il s’agit de « l’exercice des couvertures [qui] aborde les rapports historiques entre les peuples autochtones et non autochtones du Canada, en amenant les participant.e.s a vivre de façon concrète certaines situations historiques » et en les invitant à reproduire les trajets migratoires des peuples autochtones « en se déplaçant sur des couvertures » (Ayala Alcayaga et Marleau 2018 : 13). La seconde est une cérémonie de purification officiée par Viviane Michel (Innue) et Shannon Chief (Anishinabe) (Théorêt Jardon 2018). Liée au concept de guérison traditionnelle anishnabe (Cheezo 2020 : 45), elle débute par une prière et se poursuit par une fumigation par la sauge. L’objectif est de « purifier la pensée » des participantes et de les inviter à s’exprimer (Cheezo 2020 : 52). Tout en provenant de différents contextes culturels, ces militantes autochtones ont en commun leur lutte contre l’extractivisme et leur volonté de partager leurs expériences locales relatives à cet enjeu global.

Le consensus qui émerge de cette rencontre est que ces industries s’attaquent non seulement au droit à l’autodétermination des peuples autochtones, mais aussi à leurs vies mêmes. Elles définissent leur lutte comme étant « pour la préservation et la protection de la Terre-Mère » (Ayala Alcayaga et Marleau 2018 : 12). Un autre élément qui semble faire l’unanimité est que cette menace à l’écosystème va de pair avec la menace à leur intégrité physique, mentale et sexuelle. Elles considèrent que le « corps des femmes constitue le premier territoire à défendre dans les processus de résistance » (Ayala Alcayaga et Marleau 2018 : 12).

Perspectives de lutte face à l’extractivisme

Les participantes à cette rencontre proposent un terme qui définit la forme de militantisme qui leur est commune : le féminisme communautaire territorial. Le féminisme communautaire territorial est une posture idéologique, une grille d’analyse, selon laquelle les violences sexuelles patriarcales, l’exploitation du territoire et des (non)humains se situent dans un même continuum d’attaque contre le vivant (CDHAL 2019b). Pour les défenseures du territoire, la lutte doit donc être solidaire, non seulement entre les peuples, mais aussi entre les différentes formes de vie.

Au-delà de cette perspective commune, il faut souligner que l’emploi du terme « féminisme » ne fait pas l’unanimité chez les différents groupes de militant.es autochtones (Léger et Morales Hudon 2017 : 7-8). C’est le cas des militantes de Femmes autochtones du Québec, qui considèrent que « les femmes autochtones veulent revenir à un âge d’or d’égalité hommes-femmes dans leurs nations, qui a été détruit par l’imposition colonialiste du système patriarcal » et que leurs luttes sont en cela distinctes de celles des féministes occidentales, bien qu’elles aient avantage à collaborer (Arnaud 2014 : 213). À contrario, pour plusieurs militant.es autochtones, leur lutte n’est pas compatible avec celle des féministes occidentales (Léger et Morales Hudon 2017 : 7) qu’elles considèrent être colonialistes (Figueroa Romero 2006 : 619-621).

Cette diversité de perspectives de luttes ne se résume pas à l’enjeu de la (non)identification au féminisme. Au Canada, les luttes autochtones se sont orchestrées particulièrement autour d’enjeux liés à la Loi sur les Indiens (Hébert 2013, Arnaud 2014 : 214), mais pas uniquement[49]. Au Mexique, les rapports entre les communautés autochtones et métissées et l’État sont moins encadrés législativement et juridiquement qu’au Canada et que l’État à un contrôle moins fort sur les territoires hors des grands centres urbains. Chez les femmes zapatistes, la lutte s’effectue plutôt au niveau local. Dans les municipalités zapatistes, autonomes vis-à-vis de l’État mexicain (Hébert 2013 : 66-71, Hébert 2016), les militantes mayas luttent pour la défense de leurs droits, pour changer les pratiques localement (Nadal 2008 : 93).

La perspective du féminisme communautaire territorial est donc coconstruite de plusieurs expériences situées dans différents contextes socioculturels. Certaines des participantes à la rencontre sont originaires de Colombie. Pour elles, le souci pour les droits humains et celui pour les non-humains sont indissociables, car :

[Les] êtres humains dépendent de l’environnement dans lequel ils vivent. […] Sans un environnement sain, nous ne pouvons réaliser nos aspirations, ni même vivre à un niveau conforme aux conditions minimales de dignité humaine. En même temps, la protection des droits humains contribue à protéger l’environnement.

Ramos 2018 : 76

Cette perspective résonne avec celle de certaines militantes autochtones, habitant au « soi-disant Canada »[50]. Parlant d’oléoducs, l’une d’elles, issue du peuple Mi'kmaq, propose la métaphore d’un serpent dont le corps traverse le territoire de l’océan Pacifique jusqu’à Gaspeg (Gaspésie) et appelle à la convergence des luttes afin de détruire ce serpent et de défendre le vivant (CDHAL 2019a : 6-53). Une autre défenseure, Innue, invite à entretenir une relation plus sensible avec l’ensemble du vivant : « La Terre-Mère, elle parle quand on sait l’écouter. Pis là, elle a beaucoup, beaucoup de cicatrices partout, pis on n’en est pas encore conscients. [Elle] tente de nous ébranler pour réveiller nos consciences pour qu’on se pose les bonnes questions qu’on [lui] donne un répit » (CDHAL 2019a : 8-22).

Bien qu’issues de contextes socioculturels différents, trois de ces luttes ont en commun un souci pour la dignité du vivant : celle de Berta Cáceres et du peuple Lenca, celle de l’ApolatTalpanTajipiani et celle sous- tendue par la philosophie du Buen vivir (vivre bien).

Les combats de Berta Cáceres, militante paysanne lenca (Honduras) assassinée pour sa participation à la lutte contre l’industrie hydroélectrique, sont portés et poursuivis par sa fille Bertha Zúñiga Cáceres, présente lors de la rencontre. Avec les militantes du Conseil des organisations populaires et indigènes du Honduras (COPINH), toutes deux ont participé à l’opposition des Lencas à un projet de barrage hydroélectrique, construit en vue de fournir l’énergie nécessaire à l’exploitation minière (Glynn 2018). Pour elles, défendre le vivant et le territoire est un enjeu de survie pour leurs communautés, mais aussi pour les autres êtres vivants affectés par l’industrie minière. Pour elles, il « ne peut y avoir de dialogue au sujet [des] mine[s], car la vie ne peut être négociée » (Olvera Ramirez et Beaucage 2018 : 24).

Dans le cas des rencontres de l’ApolatTalpanTajipiani, association des défenseures du territoire de la Sierra Nororiental de Puebla (Mexique), les savoirs relatifs au vivant issus de cosmologies autochtones structurent l’organisation communautaire. Leurs rencontres sont calquées sur les fêtes patronales, qui perpétuent les liens de solidarité entre les familles d’une même communauté et qui participent de son « identité collective » (Olvera Ramirez et Beaucage 2018 : 26). Ainsi, c’est tour à tour que les villages membres hébergent la tenue de l’assemblée annuelle. Cette forme de solidarité transcende et précède les divisions institutionnelles étatiques et permet un partage de savoirs à l’extérieur des institutions gouvernementales. Les membres de l’Apolat Talpan Tajipiani partagent une vision holistique du vivant et promeuvent la cohabitation des différentes formes de vies (Olvera Ramirez et Beaucage 2018).

Le Buenvivir, lui, est décrit dans le numéro de Caminando dédié à la rencontre comme le respect de la réciprocité et du maintien de l’équilibre entre toutes les formes de vie, incluant les esprits non-humains et la Terre-Mère. L’origine quechua de cette perspective est soulignée par une militante Yanesha Ashanika : « Du Sumac Causay, à la fois vision du monde et philosophie [quechua] face à la vie et à la nature, découlent les bases du Buen Vivir » (Hernández Acevedo 2018 : 34). Cette défenseure du territoire dénonce la corruption de cet équilibre — particulièrement dans les rapports entre femmes et hommes — par la mondialisation néolibérale et son incarnation sur le territoire via les projets extractivistes. Cette dernière est analysée comme étant une suite de l’entreprise coloniale. Malgré cette nouvelle forme de colonisation, elle souligne que : « Nous les femmes, en somment venues à comprendre que les rôles peuvent être partagés. Le mari devrait aussi aider aux tâches domestiques, tout comme nous pouvons planter le yucca » (Hernández Acevedo 2018 : 37). Elle conclut en insistant sur le rôle des femmes dans la lutte contre l’extractivisme; elle raconte que les femmes des communautés vivant sur ce territoire se mobilisent afin de contrer les tentatives de divisions des entreprises et pour s’assurer que les communautés soient unies entre elles et avec le reste du vivant.

Dans l’avant-dernier épisode de la baladodiffusion consacrée à la rencontre, les militant.es du CDHAL synthétisent les réflexions partagées entre personnes allochtones et autochtones et métissées lors de cette rencontre. Pour elles et eux, il faut défendre à la fois les êtres humains et l’ensemble du vivant, car le bien-être des femmes et celui des non-humains sont indissociables. C’est une lutte qui est à poursuivre sur le long terme et qui passe par la multiplication des liens transnationaux. Les militant.es du CDHAL réitèrent ainsi leur volonté d’appuyer les communautés en lutte face aux acteurs extractivistes nationaux et internationaux, étatiques et privés (CDHAL 2019d).

Cette volonté est formalisée dans une déclaration appelant à la « création d’un réseau mondial de femmes autochtones défenseures du territoire », produite à la fin de la rencontre. Elle synthétise les principes qu’ont en commun ces défenseures, soit « l’exercice de [la]souveraineté et des pratiques ancestrales, de même que la défense de la justice sociale face à toute activité qui contribue au génocide et à la destruction sociale, politique, économique, culturelle, et spirituelle de leurs peuples » (Ayala Alcayaga et Marleau 2018 : 14).

Conclusion

Analyser l’historicité de la résonance des idées zapatistes dans les milieux militants au Québec permet de saisir la fluidité des imaginaires politiques d’une communauté à l’autre, d’une situation à l’autre. Comme le dévoilement successif de poupées russes, afin de comprendre la sensibilité et l’ouverture aux savoirs autochtones des militant.es du CDHAL, il faut saisir les dynamiques passées de circulation d’imaginaires qui font du CDHAL ce qu’il est aujourd’hui. Pour comprendre l’articulation des différents imaginaires qui constituent la vision du monde que partagent les militant.es du CDHAL, il est nécessaire de prendre en compte comment s’est constitué son projet politique au tournant des années 2000. Comme le CDHAL est alors formé de militant.es altermondialistes, il faut étudier la construction de ce nouvel élan de la gauche. Pour ce faire, il est essentiel d’analyser la place des zapatistes et de leurs idées durant le moment altermondialiste québécois (1994-2001).

En somme, le zapatisme est une synthèse d’idées marxistes, féministes, catholiques et mayas (Tzeltal, Chol, Tzotcil et Tojolabal). En effet, les imaginaires zapatistes de dignité, d’autonomie et d’internationalisme sont issus des traditions mayas d’organisation politique et d’une conception communautariste du vivant où les êtres humains sont en relation avec les autres vivants avec qui est partagé l’environnement et qui résonnent avec les perspectives chrétiennes de valeurs intrinsèques de la vie et avec l’utopisme marxiste. Dans sa construction de discours, les zapatistes ont traversé différentes phases. Durant les premières années (1994- 2005), c’est le caractère autochtoniste de leur projet politique qui est mis de l’avant, remplacé par la suite par une prise de position anti-capitaliste. Ce changement d’autoprésentation fait partie de la stratégie boomerang employée par les zapatistes. De ce discours protéiforme projeté à l’international, la constante est une fluidité dans la construction d’une vision du monde qui n’est ni autochtone ni allochtone.

La diffusion de la pratique de la consulta est un exemple probant de la résonance de certains savoirs des peuples mayas du Chiapas, ici dans le champ de l’organisation politique, dans les milieux militants québécois. Cela dit, cela ne signifie pas que l’ensemble des militant.es qui adhèrent à cette pratique y reconnaissent-là un élément culturel maya. La mobilisation du concept de résonance permet de saisir les affinités entre l’idée de consulta et les pratiques anarchistes d’autogestion en assemblée générale. Les militant.es du RSM, du RRN, de la CLAC, du CASA et du CDHAL partagent cet imaginaire d’autonomie, coconstruit de savoirs allochtones et autochtones sans que soit explicité l’apport de l’un et l’autre.

Ce tissage entre les imaginaires politiques coïncide avec la laïcisation du CDHAL et l’implication dans l’organisme de militant.es chez qui les imaginaires zapatistes ont résonné auparavant. Au fil des années, les militant.es du CDHAL s’engagent de plus en plus dans la lutte à l’extractivisme et adoptent une posture féministe et décoloniale. La Rencontre internationale «Femmes en résistance face à l’extractivisme » est l’occasion de voir comment cela se traduit dans la pratique. Les femmes autochtones qui y participent proviennent de différentes localités où des entreprises extractives perpétuent une forme de capitalisme sauvage, un grand nombre étant d’ailleurs enregistré au Canada. Leur objectif est de poursuivre le tissage entre ces différentes luttes pour le vivant, opposant un réseau de résistance transnational à une industrie elle-même située dans différentes localités.

Les idées partagées lors de cette rencontre ont été diffusées via la revue Caminando et une baladodiffusion regroupant les témoignages de plusieurs des participantes. L’emphase y est mise sur les points communs entre les différentes visions du monde des participantes. Ainsi, l’imaginaire de dignité prend ici un sens particulier : il est relatif à l’ensemble du vivant, pas seulement aux humains, et englobe donc toutes les formes de vie. Leur bien-être est conçu comme interrelié dans un réseau de codépendance où le souci pour les droits humains est indissociable du souci pour l’ensemble du vivant. L’imaginaire d’autonomie prend une signification communautaire et collective qui inclut tant les humains que les non-humains. En ce sens, défendre le territoire des projets extractivistes signifie aussi prévenir sa réduction au statut de simple ressource pour l’industrie extractive. Par ailleurs, en menant cette lutte, certaines participantes à cette rencontre considèrent que les consultations en vue de l’obtention d’un consentement libre, préalable et éclairé des peuples autochtones constituent une « politique de distraction ». Selon elles, il s’agit là d’une tentative de l’État et des entreprises d’édulcorer le projet politique de décolonisation. Pour ces femmes autochtones, loin d’être un outil positif permettant le respect du consentement des peuples autochtones à l’exploitation de leurs territoires, la consultation préalable sert plutôt à coopter les élites locales, le plus souvent masculines, et ainsi poursuivre l’entreprise patriarcale et coloniale d’exploitation des formes de vies (Herrera Vargas 2018).

En somme, ce rapport holistique au vivant vient enrichir les imaginaires d’autonomie et de dignité qui sous-tendent la vision du monde commune aux militant.es qui s’impliquent au CDHAL. Ce partage est motivé par une vision de la solidarité qui est transnationale, décoloniale et féministe, d’où l’angle d’approche pris par les militant.es du CDHAL en prévision de l’organisation de la Rencontre internationale «Femmes en résistance face à l’extractivisme ».

C’est la mobilisation du concept de résonance, et son opérationnalisation via l’analyse thématique de contenu, qui permet de discerner une certaine continuité entre certains projets politiques, entre des groupes militants qui opèrent dans des contextes différents. Les données produites à partir des entretiens menés avec des militant.es de différents groupes permettent de constater la circulation de certaines idées politiques — mentionnées au paragraphe précédent —, autant entre le Mexique et le Québec qu’entre différents milieux militants québécois; entre la CLAC, libertaire, et le CDHAL, ancré dans une tradition catholique de défense des droits humains. De manière similaire, le concept d’imaginaire politique permet d’orienter l’analyse thématique et de grouper sous des termes parapluies des idées similaires, qui circulent dans différents groupes militants. L’analyse du corpus de fonds d’archives personnelles et d’entretiens semi-dirigé permet de constater la redondance de certaines thématiques et de leurs coalescences dans des termes parapluies qui constituent des idées qui vont dans le sens d’une participation à l'action collective et qui contestent l’idéologie dominante (Freitag 2008). Dans le cas du CDHAL, ce sont les imaginaires d’autonomie et de dignité qui sous-tendent l’action collective et qui se posent en alternative à l’idéologie extractiviste.

Dans le cadre du présent article, l’accent a été mis sur l’impact de la résonance de conceptions politiques extérieures, dont ceux du zapatisme, sur les imaginaires politiques circulant chez les militantes du CDHAL. Parmi les travaux de recherche récents qui discutent de la question de la présence des idées zapatistes en milieux militants québécois, il y a notamment la thèse de doctorat d’Erica Lagalisse (Lagalisse 2016), portant sur le collectif militant montréalais de solidarité avec les zapatistes nommé Ici la Otra. Elle y développe une analyse féministe des rapports de genre dans ce groupe militant et analyse également cet enjeu dans les luttes zapatistes et comment il est réinterprété par les militants et les militantes d’Ici la Otra. Ainsi, bien qu’il y ait quelques recherches qui ont été menées au sujet de l’impact des imaginaires zapatistes dans les milieux militants, leur impact potentiel sur le milieu politique institutionnel québécois — les partis politiques — est un angle qui est peu ou pas exploré.