Corps de l’article

Introduction

D’une superficie de 283 561 km2, le territoire actuel de l’Équateur[9] est relativement petit, d’un point de vue géographique, à l’échelle de l’Amérique du Sud. Le pays présente une mosaïque unique de paysages formés à même la cordillère des Andes, occupant, elle, le centre du pays. Orientée nord-sud, cette double chaîne de montagnes, désignée sous l’appellation de la Sierra, se caractérise par son fossé médian, soit le couloir interandin. Ces importants dénivelés séparent également deux plaines basses : à l’ouest, la côte du Pacifique (la Costa) et, à l’est, le piémont amazonien (voir la figure 1).

Figure 1

Localisation de la Sierra

Localisation de la Sierra
Source : Images Google 2020

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Avant la colonisation espagnole de l’Amérique, la région de haute montagne était habitée par une population d’environ 200 000 habitants (Roose 1994), issue de divers peuples autochtones, parmi lesquels on peut citer les Quitus-Caras, les Puruhaes et les Cañaris (De Noni, Viennot, Asseline et Trujillo 2001). Ces derniers avaient développé une agriculture en respect et en contrôle des différents étages écologiques de leur milieu en pratiquant la culture en terrasses multiples; il en résultait une production agricole écologique dont l’irrigation était assurée par des canaux. L’agriculture précoloniale tirait ainsi profit des conditions morphologiques et de l’étendue des microclimats par le recours à des pratiques culturales agroenvironnementales (et de conservation) adaptées aux conditions de la Sierra. Parmi ces pratiques culturales, on compte les camellones qui sont des levées de terre disposées sur le fond des bassins humides, séparées par des canaux et enrichies par les apports annuels de terre fine via ces canaux, sur lesquelles étaient pratiquées les cultures (Knapp 1988, cité dans De Noni, Viennot, Asseline et Trujillo 2001 : 21). Les Peuples autochtones utilisaient également les bas-fonds et les milieux en altitude, les différents étages écologiques étant destinés à des cultures spécifiques, ce qu’Oberem (1976) désigne « micro-verticalité ». La rotation et l’association des cultures étaient aussi pratiquées.

Plusieurs phénomènes marqués par l’action humaine à la suite de l’invasion espagnole au XVIe siècle ont contribué à transformer considérablement la relation Humain-Nature (comprendre ici les milieux naturels) et, par conséquent, la dynamique agricole. Les répercussions sur l’agriculture andine résultant de l’influence de systèmes étrangers auront favorisé, à travers les siècles, notamment, l’érosion des sols dans la Sierra équatorienne, en plus d’une pression démographique sur les ressources naturelles, l’expansion de la frontière de l’agriculture mercantile et, finalement, l’apparition des minifundios — petites unités agricoles de moins d’un hectare. Selon De Noni et ses collaborateurs (Almeida et al. 1984; De Noni et al. 1985; De Noni et al. 1986), l’érosion des sols de la Sierra serait tributaire de deux phénomènes : l’un, naturel (le milieu montagneux et ses contraintes), et l’autre, anthropique (l’exploitation des terres).

L’érosion est apparue d’abord sur les exploitations de grandes surfaces, dites haciendas et ensuite sur les minifundios. D’une part, les habitants de la Sierra qui pratiquaient l’agriculture dans les versants furent regroupés dans de grands domaines fonciers, les haciendas, ce qui bouleversa le système ancestral d’occupation de la terre et du travail communautaire. L’utilisation de la traction animale pour le travail du sol, l’introduction d’animaux inconnus dans ces contrées et celle de nouvelles cultures maraîchères ont été la base d’une structure agraire où la pression de l’Humain sur la terre, en l’occurrence la Sierra, est la plus importante dans la région (De Noni et al. 2001). D’autre part, la forme d’exploitation « micro-verticale » des versants fut délaissée au profit de façons culturales « modernes », notamment dans le sens de la pente, propices à l’érosion des sols.

Le milieu montagneux de la Sierra

La Sierra est constituée d’un massif montagneux pouvant atteindre 120 km de largeur, dédoublé en deux cordillères parallèles renfermant une dépression baignée par un réseau de bassins d’effondrement (voir la figure 1). Dans la région intra-andine, on trouve différents reliefs, dont deux niveaux de bassins situés à différentes altitudes. Ces bassins comportent une végétation arbustive discontinue près desquels la population, regroupée dans de petits villages, pratique les cultures irriguées (fruits, légumes, canne à sucre, notamment). À cause d’une végétation insuffisante, les terres y sont affectées par l’érosion.

D’une part, les bassins situés à une altitude inférieure à 2 400 m constituent une unité relativement plane (pentes inférieures à 20 %) et déprimée, couverte d’une végétation arbustive xérophyte (adaptée au milieu sec) et discontinue. Les habitants y pratiquent les cultures irriguées mentionnées ci-haut. Les traces d’érosion sont présentes un peu partout tant dans les zones mal protégées par la végétation insuffisante ainsi que dans les zones irriguées par de faibles quantités d’eau (voir figure 2).

Figure 2

Niveaux de la Sierra

Niveaux de la Sierra
Sources : Images Google 2020, Institut de recherche pour le développement (IRD)

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D’autre part, la majeure partie des paysages de la Sierra se trouve à des niveaux entre 2 400 et 3 200 m où l’on observe trois types de surfaces : 1) des pentes dépassant 70 %, avec des sols minces couverts d’un réseau de ravins et de canyons permettant peu d’agriculture et sujets à l’érosion régressive, c’est-à-dire, allant de l’aval vers l’amont dans le sens inverse de l’écoulement de l’eau; 2) des surfaces planes, avec moins de 10 % de pente, comportant une érosion ancienne où se trouvent les grandes propriétés d’élevage bovin; 3) des glacis- terrasses, où, sur des pentes inférieures à 25 %, se trouvent des haciendas à l’élevage prospère sur de grandes superficies — unités de centaines d’hectares — ou de moyennes exploitations — fincas, de dizaines d’hectares (voir figure 3).

Figure 3

Les pentes

Les pentes
Sources : Images Google 2020, Institut de recherche pour le développement (IRD)

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Les minifundios se trouvent plus haut, entre 3000 et 3200 m, près des premiers versants escarpés, dont la pression sur la terre a provoqué une accélération de l’érosion. À partir de 3200 m et jusqu’à 3800 m (De Noni, Viennot 1985) sur les hautes terres des Andes, le minifundio se déploie sur de grandes surfaces. On y cultive différentes sortes de pommes de terre, des oignons, de l’orge, des fèves, du quinoa, succédés par des élevages extensifs d’ovins, de caprins et de lamas qui, dans les terrains à fortes pentes, contribuent à accentuer la dégradation des sols.

Sur les fortes pentes des flancs extérieurs (70 % et plus), l’érosion varie à mesure que la végétation naturelle est remplacée par les cultures tropicales. Les massifs montagneux des Andes sont propices à l’érosion tant naturelle qu’à celle provoquée par l’action humaine. Plusieurs facteurs concourent à la dégradation des sols, dont l’inclinaison des pentes, la rapidité de l’écoulement, le ruissellement, l’accumulation du ruissellement et les vents, entre autres. La situation érosive fortement avancée, essentiellement d’origine hydrique et se produisant de septembre à mai (période des pluies), est le résultat, de manière générale, de trois processus :

  • le ruissellement diffus et concentré tout le long du couloir interandin donnant lieu à des ravins profonds en forme d’U, appelés localement quebradas;

  • le ruissellement associé à de petits mouvements de masse, caractéristique des sols volcaniques qui donnent lieu à des abrupts d’érosion de dénivellation métrique;

  • les mouvements de masse, sur des sols argileux non volcaniques sous forme de loupes et de niches de matériel boueux qui évoluent en reliefs imposants aux pentes arides, témoignant de l’érosion éolienne et de l’érosion par l’eau. Ces reliefs collinaires sont surnommés badlands (mauvaises terres).

Enfin, et paradoxalement, alors que les terres en altitude subissent les pressions d’une utilisation agricole délétère, de vastes secteurs de la Sierra sont consacrés à la préservation de la biodiversité par le moyen d’aires protégées (voir la figure ci-après).

Figure 4

Localisation des aires protégées dans la Sierra

Localisation des aires protégées dans la Sierra
Source : Gouvernement de l’Équateur/Ministerio del Ambiente. Sistema nacional de áreas protegidasdelEcuador. Repéré à : http://areasprotegidas.ambiente.gob.ec/mapa

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La protection des sols et l’agriculture à l’époque précoloniale dans la partie andine

La région andine était une zone privilégiée pour l’agriculture, car les populations qui l’habitaient profitaient des défenses offertes par la cordillère et des conditions moins dures que celles des régions tropicales bordières. Les cultures qui y étaient pratiquées étaient adaptées aux microclimats du couloir andin, les sols étant façonnés en étages écologiques, mode de production qui a été désigné « micro-verticalité », tel que mentionné plus haut (De Noni et al. 2001; Oberem 1976). Chaque étage était mis en valeur par des espèces agricoles spécifiques, adaptées aux pentes. Ainsi, dans les altitudes comprises entre 2000 et 3000 m, on retrouvait le maïs et au-dessus de 3200 m, la pomme de terre. En plus de la culture par étages écologique, étaient pratiquées la rotation des cultures, l’association des espèces agricoles et l’utilisation d’engrais organiques tels les excréments de lamas et le guano. Concernant la rotation, parfois les terres pouvaient être laissées en jachère pour des périodes allant de 3 à 8 ans (Donkin 1979). Les terrasses agricoles permettaient le contrôle de l’eau sur les versants, mais, aujourd’hui, elles sont abandonnées. On peut toutefois en voir encore dans la partie centre et sud de la Sierra, dans la province du Chimborazo. Gondard et Lopez (1983) indiquent y avoir identifié 47 terrasses précoloniales.

Les « talus » sont un autre type d’aménagement agricole caractéristique de la région. Ces anciennes barrières précolombiennes, faites de pierres ou de blocs d’un matériel appelé cangahua, avaient pour but de séparer les terrasses. Elles ont été abattues afin d’agrandir les espaces moto-mécanisables (De Noni, Trujillo et Viennot 1986). En divers endroits, les talus n’ont pas été abattus, mais seulement non entretenus, toujours dans le but d’agrandir la superficie des champs. Quelques talus ont été maintenus, non pour contrer l’érosion, mais comme ligne de division entre les propriétés. L’impact le plus important du transfert du travail du sol de la force animale à la force mécanique a été de labourer la terre dans le sens de la pente, ce qui était trop exigeant pour la traction animale. Cette méthode a créé des chemins d’érosion alors que l’ancienne méthode de culture en travers de la pente en limitait les effets.

Enfin, les fossés classiques de dérivation des eaux, qui avaient pour but de permettre la collecte des eaux superficielles diffuses avant qu’elles ne se concentrent, ont aussi été abandonnés progressivement par les cultivateurs modernes. Des fossés peu profonds et ne gênant pas l’utilisation des machines agricoles ont été aménagés, mais sont insuffisants pour éviter l’apparition des ravines d’érosion. Les anciens cultivateurs avaient développé des techniques favorables à la conservation de l’eau, mais leur abandon a augmenté les risques d’érosion. Les colons actuels appliquent quelques mesures pour contrer l’enlèvement des particules du sol par le vent, telles les plantations de haies de graminées géantes, mais avec peu d’effet comme barrières, car, souvent, elles sont alignées dans le même sens que le vent.

On peut conclure que l’agriculture précoloniale adaptée aux régions montagneuses a été abandonnée au profit d’une agriculture dont le souci premier est l’efficacité en matière de production immédiate, délaissant des pratiques qui veillent à la fois à la production et à la protection des sols contre l’érosion à long terme. Le déplacement obligé et massif des petits producteurs vers des zones de fragilité morpho-dynamique, où les terres sont de faible qualité pour les cultures (souvent à plus de 3000 m d’altitude), et le manque de formation en techniques agricoles adéquates ont contribué à amplifier les phénomènes d’érosion et la marginalisation du petit paysannat du pays.

Le facteur historique : les haciendas, le minifundio et les nouvelles cultures apportées d’Europe

La Sierra est donc la région où les contraintes de la production agricole exercées sur l’environnement, et particulièrement le sol dans le cas qui nous intéresse, sont les plus importantes. À cet endroit se conjuguent minifundios et forte densité de population, allant de 40 à 350 habitants par km2 (voir la figure 5). La pression démographique, les modifications dans l’utilisation de la terre et la disparition des pratiques traditionnelles antiérosives contribuèrent, à maints endroits, à l’érosion des sols.

Au cours des ans, divers programmes gouvernementaux (Loi de développement agraire de 1994, entre autres) et l’intervention de la coopération internationale (FAO, Union européenne) ont contribué à la conservation des sols, mais avec des résultats insuffisants compte tenu de l’importance des défis à relever sur les plans biophysique (relief, cultures inadaptées, outillage inadéquat, notamment) et humain (adaptation des savoirs et des méthodes). À cela s’ajoute le fait que les investissements visaient surtout la « modernisation » du secteur primaire des Andes au détriment des méthodes traditionnelles (Rebaï et Alvarado 2018).

Figure 5

Densité démographique des milieux ruraux

Densité démographique des milieux ruraux
Source : Gouvernement de l’Équateur, Statistiques spatiales, Population (2010), Limites des cantons

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C’est dans un contexte de paupérisation de la paysannerie d’origine autochtone, poussée vers le haut de la cordillère dans des petites extensions (minifundios) de terres peu productives et d’érosion des sols qu’a été adoptée la Constitution de 2008, dite du BuenVivir, inspirée de la vision épistémique autochtone. Première au monde à reconnaître la nature comme sujet de droit, elle a imposé à l’État la responsabilité de protéger la nature au même titre que les personnes (Acosta 2015). Les articles de la Constitution consacrés aux « droits de la nature » seront abordés dans la deuxième partie de cette communication.

En définitive, le paysage andin a été façonné par de profondes transformations à travers les époques, notamment par la conquête et les diverses politiques d’attribution des terres qui ont donné priorité à une agriculture mercantiliste dans les meilleures terres du pays, au détriment de la nature et du rapport ancestral à cette nature des premiers habitants du pays. Les impacts de ces transformations sont visibles et dramatiques, en particulier par l’érosion des terres du minifundio dans la Sierra, pourtant le siège de l’agriculture paysanne de l’Équateur. Des réformes ont tenté d’apporter des solutions, mais celles-ci se sont avérées tout à fait insuffisantes devant l’ampleur du problème. D’où pourrait donc venir l’impulsion d’un véritable changement qui puisse donner espoir à une réconciliation entre les êtres humains et entre l’être humain et la terre ?

Éveil de conscience et retour aux sources; les promesses du BuenVivir

LessourcesduBuenVivir

L’état alarmant de l’érosion des sols de l’Équateur et, en particulier, de celui de la Sierra, a poussé à conjuguer les efforts du gouvernement du pays, des experts internationaux et des organisations de coopération internationale autour de plusieurs initiatives, tant en recherche qu’en production. Il s’agit des actions visant à contrer la perte de sols productifs et de la biodiversité et à mieux en connaître les causes afin de mettre en place des stratégies de réparation, de conservation et de production non destructive des sols. Ainsi, plusieurs projets ont vu le jour. Parmi les organismes de recherche, dans les années 1980-90, l’INIAP (Institut National d’Investigations agricoles) et l’ORSTOM (Office de Recherche Scientifique et Technique Outre-mer) ont produit plusieurs études fondatrices sur les processus érosifs de l’Équateur. Les réformes agraires de 1964 et 1973, ainsi que d’autres lois de développement du secteur agroalimentaire (1979, 1994), sans oublier l’avant- projet de loi 2000 ayant ouvert l’accès aux femmes rurales aux secteurs productifs en milieu rural, ont donné naissance à des recherches sur la situation de la petite paysannerie équatorienne et sur la question de la dégradation des sols (Brassel, Herrera et Laforge 2008; Gondard, Mazurek 2001). Par ailleurs, outre des chroniques publiées à l’époque ayant contribué à maintenir la mémoire des techniques de culture ancestrales, les épistémologies traditionnelles étaient transmises oralement par les membres des différents peuples et nationalités autochtones équatoriens. À ces différentes contributions puise aujourd’hui la vision du Buen Vivir adoptée dans la Constitution dite du BuenVivir ou Constitution de Montecristi, du lieu de sa signature.

Le Buen Vivir préconise une dé-marchandisation des espaces vitaux au profit d’autres formes de réponses aux besoins humains. Il met en avant une économie au service de l’humain. L’expression Buen Vivir (bien-vivre) a été utilisée comme synonyme de Sumak Kawsay dans la Constitution. Le Sumak Kawsay, un concept prenant racine dans des termes kichwas[10], désigne une vie belle et bonne mettant l’accent sur le dépassement de la domination de la nature par l’homme et donnant des droits à la nature. Il s’agit d’un concept qui n’apparait pas dans les discours des Autochtones de l’Équateur avant les années 2000 en tant que catégorie épistémologique ancestrale. Cependant, il puise dans la vision et les traditions des sociétés autochtones ancestrales pour décrire un autre mode de vie, où l’humain et la nature sont en symbiose (Gudynas 2011; Houtart 2011b : 21). Cette vision est en rupture avec le système capitaliste axé sur l’exploitation des ressources naturelles et, en ce sens, il peut être suggéré que le BuenVivir s’éloigne du modèle dominant de développement actuel pour proposer une orientation alternative de vie en société.

Tel qu’indiqué, le concept du Buen Vivir est inspiré du concept kichwa Sumak Kawsay (SK). Il a été mis de l’avant en 2007 lors de l’Assemblée constituante équatorienne par la ConfederacióndeNacionalidadesIndígenasdelEcuador (CONAIE), laquelle affirmait qu’il est nécessaire de rompre avec le système capitaliste centré sur l’exploitation des êtres humains et de la nature, mettant en relief l’harmonie nécessaire entre l’Humain et la Terre[11], avec toute forme d’existence et de culture (Cortez 2011, 2014). La plupart des peuples autochtones d’Amérique latine ont des cosmologies qui partagent ces aspects de vie en symbiose avec la nature, ontologies particulières préconisées par le Sumak Kawsay : les Aymaras (Bolivie/Pérou/Argentine/Chili) parlent de Suma Qamaña, les Guaranis (Brésil/Argentine/Bolivie/Uruguay/Paraguay), du Ñandereko, les Mapuches (Chili/Argentine), du Küme Mongen et les Shuars (Équateur/Pérou) du Shiir Waras (Gudynas et al. 2011).

LesincidencesconstitutionnellesduBuenVivir

Le Buen Vivir a été théorisé dans la sphère politique de l’Équateur et de la Bolivie (Bolivia 2009) qui l’ont traduit en principes normatifs inclus dans leurs Constitutions selon des modalités différentes. La Constitution de l’Équateur en fait la base du document, comme en témoigne l’expression ConstituciondelBuenVivir (Parra 2018 : 5). Déjà, le préambule souligne la nouvelle orientation du pays vers « une nouvelle forme de coexistence citoyenne, dans la diversité et l’harmonie avec la nature, pour atteindre le BuenVivir, le SumakKawsay [Notre traduction] » (Preámbulo, Constitución de la República del Ecuador 2008). L’inclusion des droits de la nature dans la Constitution, ainsi que les articles qui en garantissent l’application, constituent ce qui a été designé le « néoconstitutionnalisme équatorien », le différenciant du néoconstitutionnalisme d’origine européenne, qui en fait abstraction.

Le chapitre 7, destiné aux « droits de la Nature », constitue une première mondiale. En assurant que la Pachamama est sujet de droit, qu’elle a droit à sa propre existence en dehors de l’activité humaine, à la régénération de ses cycles et à sa restauration (art. 72), on passe d’une vision anthropocentriste à une vision biocentriste. L’article 71 indique les droits de la nature :

Art 71. — La Nature ou Pachamama, où la vie est reproduite et réalisée, a droit au plein respect de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs. [Notre traduction]

Ainsi, les sols étant une composante essentielle de la Pachamama comme socle de la vie terrestre, l’érosion qu’ils subissent est une atteinte grave au respect de ses cycles naturels, sinon à son existence même. Ces prescriptions doivent donc avoir un impact déterminant en vue de restaurer les sols, ou, minimalement, appliquer des techniques qui mettent l’accent sur leur protection.

Le titre VI, « Régime de développement », précise que les systèmes politiques, économiques et socioculturels doivent garantir la réalisation du BuenVivir, le SumakKawsay. Le chapitre IV du titre VI établit d’entrée de jeu que « le système économique est social et solidaire », en préconisant « une relation dynamique et équilibrée entre la société, l’État et le marché, en harmonie avec la nature » (art. 283). Le texte constitutionnel vise à transformer l’économie en faisant de la solidarité son véritable fondement et en établissant la nécessité d’harmoniser cette économie avec la nature.

Le titre VII, « Régime du Buen Vivir », touche à plusieurs droits, dont ceux de la connivence sociale, de l’inclusion, de l’équité et de la préservation de la biodiversité. L’article 398 (Titre VII) stipule l’obligation qu’a l’État de consulter les communautés sur tout projet qui pourrait avoir des effets sur l’environnement.

Les articles 395 et 407, quant à eux, sont particulièrement importants. D’une part, l’article 395 concerne l’inclusion de l’épistémologie des Premiers Peuples en matière d’équilibre Humain/Nature. Il détermine que la Constitution reconnait les principes environnementaux suivants : 1) l’obligation pour l’État de garantir un modèle de développement en équilibre avec l’environnement, respectueux de la diversité culturelle, qui préserve la biodiversité, la capacité naturelle de régénération des écosystèmes et qui protège la satisfaction des besoins des générations présentes et futures; 2) la transversalité de l’application des politiques de gestion environnementales et l’obligation au respect desdites politiques par l’État et toutes les personnes juridiques et naturelles sur le territoire national; 3) la participation active et permanente des personnes, communautés, peuples et nationalités concernés par la planification, l’implémentation et le contrôle de toutes les activités générant des effets environnementaux. Enfin, le point 4 établit qu’en cas de doute sur la portée des dispositions légales en matière d’environnement, celles-ci s’appliqueront dans le sens le plus favorable à la protection de la nature.

D’autre part, l’article 407 souligne l’interdiction des activités extractives dans des zones protégées. Cet article est affaibli, toutefois, par la clause d’exception qui autorise ces activités sous demande justifiée du président.

Les deux titres ci-avant : « Régime du développement » et « Régime du Buen Vivir », les VIe et VIIe, respectivement, sont présentés comme équivalents, ce qui a soulevé la controverse, car, selon certaines visions critiques, le développement et le BuenVivir s’affrontent ou sont parfois en franche contradiction (Cortez 2014; Fernández et al. 2014; Ramírez Gallegos et al. 2015). Soulignons cependant que l’article 275 stipule que le régime de développement devrait être « un ensemble soutenable organisé et dynamique de systèmes économiques, politiques, socioculturels et environnementaux » orienté à assurer la réalisation du Buen Vivir, du SumakKawsay. L’un doit être au service de l’autre. Dans l’esprit de la Constitution de Montecristi, l’un doit garantir l’existence de l’autre.

Sortir de la modernité eurocentrique pour épouser le bien commun de l’humanité

Le Buen Vivir puise dans les épistémologies ancestrales pour questionner et rompre avec la vision binaire et productiviste du développement occidental qui prévaut dans la civilisation héritée des Lumières, vision apportée par la Modernité lors de la colonisation des Amériques.

En fait, ce questionnement se place à l’opposé des positions soutenues par René Descartes (1596-1650) (Leiss 1972) ou par Francis Bacon (1561-1626). En effet, l’un soutient que l’humain est le maître et possesseur de la Nature (Barrett 1986; Descartes 1637; Jung 1989) et l’autre appelle à « l’Inquisition de la Nature », afin de « dévoiler ses secrets féminins », en jumelant les savoirs et les pouvoirs humains afin de trouver inthewombofnaturemanysecretsofexcellentuse (Bacon 1620, chap. CIX). Pendant des siècles, l’hégémonie de la pensée occidentale a soumis l’environnement naturel aux besoins de l’économie. La vision holistique et symbiotique Humain/Nature fut rompue au profit de la logique capitaliste. En particulier dans le cas qui est étudié dans cet article, cette logique capitaliste s’est ancrée dans une transformation radicale des pratiques culturales, notamment par des façons délétères de travailler le sol, provoquant une érosion indue, diminuant les rendements et, conséquemment, appauvrissant les sols et les communautés.

En reconnaissant les droits de la Nature et la pluriculturalité, le Buen Vivir ouvre des possibilités pour sortir de la Modernité eurocentrée, monoculturelle et anthropocentriste. Des tensions existent, bien évidemment, notamment sur le terrain de l’exploitation des ressources naturelles où certains préconisent un passage échelonné d’un mode de production à un autre. Quoi qu’il en soit, le BuenVivir peut être le laboratoire d’un mode de vie alternatif permettant de sortir de la détérioration de l’environnement produite par le productivisme effréné mis de l’avant par le mode d’accumulation capitaliste au détriment de la Nature. La reconnaissance des droits culturels et territoriaux des nationalités autochtones devrait également assurer leur épanouissement selon leurs cosmologies dans la préservation de leurs cultures et en respect de leurs territoires ancestraux. Une meilleure préservation des sols, guidée par les pratiques culturales ancestrales, dont celles prévenant l’érosion, pourrait régénérer le rapport osmotique des communautés autochtones andines avec leur terre nourricière.

Enfin, le Buen Vivir peut aussi être perçu comme une voie vers « le bien commun de l’humanité » en préconisant une autre forme de vie collective qui permet la production et la reproduction autant de la vie humaine que de la biodiversité de la planète. Dans les deux visions, il s’agit d’un bien commun qui s’oppose à l’individualisme du libéralisme économique, exacerbé dans sa phase néolibérale. La coexistence harmonieuse des êtres humains et de la nature, de même que la reproduction de la biodiversité, sont aussi importantes que la vie humaine elle-même. Dans les deux cas, il s’agit d’un idéal pour orienter l’action tant sociale qu’économique et politique. Les deux concepts font appel au sens éthique, car, en tenant compte d’autrui et de la nature, on fait appel à des valeurs communes de justice sociale, de respect de la vie, d’autodétermination afin de « satisfaire les nécessités de la vie de chacun » (Houtart 2011 : 25).

Sans s’opposer à la notion de progrès, le Buen Vivir postule le besoin d’un progrès en harmonie avec le milieu. En ce sens, il est un concept pluriel et dynamique par lequel les différents peuples et cultures en rupture avec le capitalisme actuel peuvent contribuer à partir de leur propre système de pensée, à la construction d’un monde qui préserve la vie de manière soutenable et équitable. À la base même de la production alimentaire et du siège de la vie, les sols érodés requièrent une attention particulière. Dans ce contexte, le retour à des méthodes culturales traditionnelles pourrait non seulement en reconstituer le potentiel naturel, mais aussi participer à une réappropriation culturelle du rapport de l’Humain à la Terre.

En définitive, le Buen Vivir, axé davantage sur les besoins de l’Humain et ceux de la Terre, préconise un changement de valeurs en faveur de ce que les peuples autochtones des Andes considèrent comme une belle vie et un niveau de vie convenable en tenant compte d’autrui et de la biodiversité qui les entoure. Les sols étant le fondement de la vie terrestre, toute politique ou pratique qui peut en limiter la destruction, notamment l’érosion, est susceptible de contribuer à l’amélioration de la condition des personnes et des communautés qui en tirent leur subsistance. La Constitution de l’Équateur de 2008 pourrait représenter un pas déterminant dans la lutte contre l’érosion et pour la préservation des sols et de la biodiversité, dans la mesure où ses prescriptions relatives à la nature seront mises en application avec des mesures concrètes.