En 2000-2001, j’entrepris des recherches de terrain auprès de femmes chamanes shipibo-konibo en Amazonie occidentale. Le chamanisme shipibo-konibo était alors bien documenté dans la littérature ethnologique, mais un flou persistait au sujet des femmes chamanes. En effet, il était parfois établi d’emblée que seuls les hommes pouvaient s’adonner à la pratique chamanique (Heise et coll. 1999) et, d’autres fois, des références plus nuancées signalaient vaguement la possibilité d’une présence féminine au sein de cette institution (Cardenas 1989), sans donner plus de précisions. Quelques mentions directes de femmes chamanes (Roe 1988; Morin 1998) qui seront détaillées ci-dessous, complexifiaient le tableau sans pourtant éclairer la question : les informations demeuraient contradictoires et lacunaires. Ce vague empirique au sujet des femmes chamanes me décida à approfondir le sujet pour ma thèse de doctorat (Colpron 2004). Le manque documentaire de l’époque reflétait la difficulté de rencontrer ces femmes sur le terrain. Lors de mon premier séjour dans la communauté de San Francisco de Yarinacocha, entrepris en 1996 dans le cadre de la maîtrise, je travaillais auprès du chamane Lucio. En tant qu’ethnographe néophyte, je lui posais une série de questions générales en espagnol dont : « Y a-t-il des femmes chamanes shipibo-konibo ? », qu’il répondit par un simple « non ». Je m’en serais tenue à cette réponse si un malentendu — ci-dessous explicité — n’avait pas piqué ma curiosité. C’est seulement alors que j’ai interrogé des amis shipibo-konibo pour savoir s’ils connaissaient des femmes chamanes. Ma question semblait toujours provoquer une certaine perplexité et entraînait des réponses évasives : peut-être avait-on entendu parler de quelqu'un, il semblait qu'une familière s’y adonnait autrefois, et ainsi de suite. Le flou qui ressortait dans la littérature ethnologique traduisait bel et bien une négation, une hésitation, bref, une contradiction de données retrouvées sur le terrain. Il ne me fut donc pas aisé de contacter des femmes chamanes pour mon projet doctoral. Je dus effectuer un long séjour de reconnaissance de terrain, parcourant une large portion du territoire shipibo-konibo, guidée par des ouï-dire, séjournant d’une communauté à l’autre. Et c’est seulement progressivement, après de nombreux mois, que j’ai rencontré une douzaine de femmes chamanes (Colpron 2004, 2005). À l’époque, déjà, je supposais que plusieurs d’entre elles avaient échappé à mon enquête de par la difficulté à les repérer. De nos jours, la situation a radicalement changé. Désormais, il est possible de trouver ces spécialistes de chez soi : il suffit de s’assoir devant son ordinateur et de faire une recherche sur le web en tapant les mots clés female shipibo shaman pour avoir accès à un éventail de photographies, de vidéos et de nouvelles à leur sujet. Les clips de femmes chamanes entonnant des ikaros abondent sur YouTube et certaines spécialistes se trouvent en quelques clics sur Facebook. À peine quelques minutes de recherche sont nécessaires pour repérer un nombre impressionnant d’entre elles, plusieurs étant d’ailleurs publicisées à travers les centres touristiques qui se spécialisent dans la prise de l’ayahuasca. À lui seul, le site web d’un centre touristique à proximité de la ville d’Iquitos affiche dix femmes chamanes shipibo-konibo et ces centres se comptent par dizaines. En une quinzaine d’années, le changement au sujet de la visibilité des femmes chamanes — auparavant méconnues ou ignorées — est donc absolu. Ce bouleversement résulte, bien entendu, de plusieurs facteurs qui peuvent être mis sur le compte de la mondialisation, notamment la présence accrue d’étrangers de provenance internationale qui s’intéressent aux pratiques chamaniques — touristes, anthropologues et représentants d’ONG qui voyagent dans la région —, et le développement des technologies informatiques de la communication (Internet et téléphones …
Parties annexes
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