Corps de l’article

I woke up. I AM WOMAN! Not the woman on the billboard for whom physical work is damning, for whom nothingness, physical oblivion is idyllic. But a woman for whom mobility, muscular movement, physical prowess are equal to the sensuous pleasure of being alive. The dead alone do nothing. Paraplegics move. I want to move.

Lee Maracle, I am Woman (1988)

De nombreuses études ont bien démontré comment la colonisation a produit, et perpétue encore, une violence dont les conséquences se tracent à même le corps des femmes Autochtones[2], leur sensibilité et leur sensualité, à la fois psychique et corporelle (Maracle 1996; Rifkin 2011 : 174; Suzack et al. 2011; Anderson 2016; Hargreaves 2017). Comme le souligne particulièrement Alison Hargreaves dans son ouvrage Violence Against Indigenous Women, la colonisation du continent américain par les Européens et les systèmes qui seront ensuite établis sous ce couvert (la Loi sur les Indiens, les réserves, les pensionnats, etc.) sont tout autant de manifestations d’une dépossession coloniale et genrée (Hargreaves 2017 : 2) subie par les Premiers Peuples. C’est donc depuis ce contexte qu’il convient de lire l’extrait présenté en exergue où l’autrice Sto:lo Lee Maracle prend conscience, à travers une écriture qui s’accompagne d’un désir de mouvement et de sensualité, de sa féminitude. Et non seulement en prend-elle conscience, mais elle performe cette féminitude par une intervention littéraire qui inscrit le féminin dans une prise de position subjective forte et marquée, dans la matérialité du texte, par la mise en majuscule de l’énoncé comme en un cri : « I AM WOMAN ». Sa conception du féminin, de la femme qui bouge, résiste ainsi à une vision coloniale constatée par l’autrice selon laquelle « [n]ative women signifies the absence of beauty, the negation of our sexuality » (Maracle 1996 : 120), une vision qui abjecte le corps féminin, parfois en l’hypersexualisant à travers des images très souvent stéréotypées, toujours d’une grande violence symbolique. En fait, le travail littéraire de Maracle s’affirme ici au truchement d’une pensée du féminin dans ses rapports au corps en mouvement. Ce faisant, l’autrice remet en cause les formes patriarcales des violences véhiculées par la pensée et les structures coloniales (Maracle 1996; Smith 2011; Anderson 2016) et dont les pensionnats, en prescrivant la conduite des jeunes filles et en contrôlant les mouvements de leurs corps, sont devenus, pendant plus d’un siècle, une manifestation des plus concrètes. Dans de nombreux textes littéraires, fictifs ou autobiographiques, qui s’ajoutent à celui de Maracle, on trouve des témoignages précieux qui rétablissent une vérité en rendant compte, souvent à la première personne, et de manière intime, de cette expérience du corps et de sa contention par différents moyens physiques, affectifs et langagiers. Le récit autobiographique Geniesh : An Indian Girlhood (1973) de l’écrivaine Crie Jane (Willis) Pachano compte sans doute parmi les exemples les plus éloquents de cela, notamment dans le contexte du Québec où les témoignages littéraires à propos de l’histoire et de l’héritage des pensionnats sont peu nombreux[3]. Dans ce texte, elle décrit avec force détails comment les jeunes filles devaient se conformer aux attentes des autorités coloniales à défaut de quoi leur était imposée une rhétorique de la contamination, de la sexualisation et de la honte du corps. Tantôt le mouvement du corps de l’autrice-narratrice, plus particulièrement sa manière de marcher est contrainte (Pachano [Willis] 1973 : 116), tantôt ce sont les premières menstruations qui trouvent un espace dans le discours des autorités du pensionnat de sorte à être ensuite vécues, par les jeunes filles, comme une honte vis-à-vis de leur propre corps (Pachano [Willis] 1973 : 101). Cette scène, celle des premières règles, n’est par ailleurs pas étrangère au vaste corpus de la littérature des pensionnats au féminin (Cheechoo 1993; Manuel 2019), tant elle marque à la fois un moment important dans la vie des jeunes filles et symbolise, de plus, la rupture d’avec les traditions culturelles Autochtones en lien avec cet événement significatif (Risling Baldy 2018 : 101).

C’est donc contre cette histoire coloniale, mais aussi en résistance à une contemporanéité de la colonisation, que plusieurs écrivaines actuelles se (re)lèvent[4], qu’elles prennent la parole, puis (re)féminisent, (re)érotisent et décolonisent le corps et, avec lui, le langage à travers des interventions littéraires et artistiques variées. Parmi ces autrices dont les oeuvres articulent des enjeux et des thématiques en lien avec la représentation du féminin, du corps et souvent des violences coloniales dans leurs aspects éminemment genrés, on pensera, dans le contexte du Québec qui nous occupe ici, aux autrices Innues Natasha Kanapé Fontaine, Maya Cousineau-Mollen, Marie-Andrée Gill, Naomi Fontaine, et particulièrement à l’écrivaine Crie-métisse Virginia Pésémapéo Bordeleau à laquelle cet article est consacré. Dans le contexte anglophone au Canada cette fois, il faut aussi noter le travail de Leanne Betasamosake Simpson (Nishnaabe), de Kateri Akiwenzie-Damm (Anishinaabe) et de Katherena Vermette (Métisse), pour ne nommer que celles-là, tant ces écrivaines font une place significative aux questions liées au genre dans leurs pratiques littéraires. Or, autour de cette idée de la résistance par l’écriture, il convient de souligner l’importance de l’emploi du préfixe « re » employé précédemment pour parler de (re)érotisation, car par lui je cherche à souligner que les langues Autochtones étaient déjà érotisées et érotiques et donc qu’il ne s’agit pas seulement, pour certaines écrivaines, de résister ou de s’opposer au pouvoir colonial, mais bien de créer, voire de recréer cet espace littéraire propice à l’érotisme du langage et cela en dépit du colonialisme. Ce « re » implique en ce sens de repenser le lien entre la langue et le corps, un lien rompu par l’imposition de la langue du colonisateur, comme le suggère avec précision et érudition l’intellectuel Cri Tomson Highway dans son texte « Why Cree is the Sexiest of All Languages ». Dans cet écrit, il s’intéresse en effet aux aspects philosophiques du langage, et démontre comment la rupture entre la langue et le corps est le produit d’une colonisation violente et de l’imposition d’un récit chrétien, celui de la Genèse, sur le corps et la pensée. Pour lui, la langue Crie, comme les autres langues Autochtones dont il est locuteur (Highway 2015 : 10), n’a jamais, contrairement à la langue anglaise de son éducation, été coupée du corps humain. Ce récit de la coupure n’appartiendrait donc pas aux cultures Autochtones précoloniales, il serait plutôt le produit de l’imposition du récit biblique sur les cultures Autochtones de l’après-contact. Dans cette perspective, il faut comprendre qu’avec l’imposition du récit biblique sur les communautés par les missionnaires, s’est également imposée la langue anglaise (la langue française dans le contexte du Québec). Dès lors, le récit de la Genèse n’appartenant pas aux origines de la langue Crie, cette dernière donnerait, selon Highway, accès à des connaissances pleinement incarnées, corporéïsées et érotisées, c’est-à-dire matérialisées dans le territoire, et rendrait en ce sens indissociable le monde sensible du monde métaphysique (Highway 2008 : 38-39). Par ailleurs, cette interrelation du corps comme tenant lieu du sensible est fondamentale si l’on veut traiter de la question langagière telle que mise en scène dans les littératures Autochtones actuelles et selon des épistémologies Autochtones à travers lesquelles une vision holistique du monde se donne à lire et à penser (Sioui 1989; Ermine 2000; Wilson 2008; Absolon 2011). Plus qu’un postulat, cette idée d’une relation intrinsèque entre le corps et la langue est un présupposé théorique à partir duquel je construirai mon argumentation.

Dans le cadre de cet article, j’analyserai en ce sens le roman érotique L’amant du lac de Virginia Péséomapéo Bordeleau de manière à démontrer comment l’écriture littéraire peut ouvrir une réflexion critique au sujet de la réappropriation du corps et de la langue. J’aborderai comment cette réappropriation se réalise en relation au territoire (re)érotisé et décolonisé dans le texte en ce sens qu’il est (re)placé au sein d’un vaste réseau de relations entre des êtres humains, certes, mais également autres qu’humains. Je propose à cet effet de situer l’écriture de Pésémapéo Bordeleau comme un acte à la fois esthétique (Robinson et Martin 2016) et politique qui remet en cause les lieux communs sur la sensualité Autochtone et, ce faisant, critique les structures de pensée coloniales, voire patriarcales, contenues dans la langue française en proposant une alternative langagière réinscrite dans le corps et le territoire : une langue Autochtone, Algonquine en l’occurrence, (re)érotisée. Afin de démontrer de quelle manière le roman produit cette (re)érotisation et cette décolonisation du corps et de la langue, j’aborderai, d’abord, le traitement de l’érotisme dans le texte qui s’écartent de certaines attentes du genre littéraire érotique dans ses aspects les plus normés et liés à une représentation hétéronormative de la sexualité. L’étude de cette subversion m’amènera, significativement, à mettre en relief les liens entre le corps et le langage qui se déploient dans l’écriture et qui s’ouvrent sur une vision linguistique du corps renouvelée, sur une (re)fondation, par l’imagination littéraire, des épistémologies Autochtones du corps, qui, comme je le démontrerai, sont indissociables d’épistémologies du langage. Il s’agira donc de penser avec le roman de Virginia Pésémapéo Bordeleau et d’étudier, à partir de passages choisis, la manière dont le texte met en scène et en mouvement les corps. Surtout, j’insisterai sur la représentation des corps, sur sa manière de figurer le langage. De concert avec une (re)féminisation et une (re)érotisation explicites, je démontrerai donc comment l’écriture romanesque dévoile un devenir corps du langage et agit pour créer un devenir langage du corps.

De la sensualité et de l’écriture

Dès l’ouverture du roman, une tension entre la résistance au pouvoir colonial et le désir de (re)créer un univers sensuel en dépit du colonialisme, un univers romanesque qui ne serait pas entièrement modelé par l’histoire coloniale, est on ne peut plus palpable. Les premières lignes du prologue soulignent certains éléments d’une épistémologie langagière à laquelle renvoie l’autrice. On peut ainsi lire :

Il n’est pas aisé de communiquer le dit de l’amour chez l’Amérindienne. Notre mode de pensée est particulier. Nous n’avons pas le genre grammatical féminin/masculin dans notre langue. Comme Tomson Highway le disait lors d’une entrevue, nous devons spécifier si nous parlons d’une femme ou d’un homme. Difficile de partager ces différences dans la perception des rapports entre les cultures ; difficile de se mettre dans la peau de l’autre et de le comprendre véritablement.

Bordeleau 2013 : 9

Dans le prologue présenté comme un préalable à la lecture du roman, une prose accompagnatrice en quelque sorte, l’autrice donne à lire une vision du monde particulière à la langue de ses ancêtres, le Cri, mais aussi à la langue des personnages de son roman, l’Algonquin (l’Anishinaabemowin). En plaçant ainsi son « roman d’amour entre une Algonquine et un métis, mais aussi d’amours de toutes sortes enchevêtrées dans l’histoire des premiers peuples […] Une histoire où règne le plaisir des corps » (Bordeleau 2013 : 9) sous le couvert de cette pensée du langage, non seulement Pésémapéo Bordeleau met-elle en relief un traitement du genre grammatical particulier à un mode de pensée de la langue Autochtone, mais aussi, par cette entremise, elle pose une première critique à l’endroit du colonialisme et de ses structures qui sont modelées sur des visions du monde patriarcales qui relèguent la femme à une position subalterne, et cela au sein même de la langue française et de ses usages.

Aussi, bien que le projet de l’autrice, tel que cette dernière l’expose dans ce même prologue du roman, soit d’installer son récit dans un temps d’avant les pensionnats (Bordeleau 2013 : 9) revendiquant par cette entremise une souveraineté temporelle[5] toute singulière, cela ne l’empêche pas d’y insérer une scène d’abus sexuel en même temps que de camper le temps de l’écriture dans la difficulté de penser hors de l’histoire des pensionnats. Deux viols viennent donc cadrer la trame narrative : celui de Waseshkun en début de récit, suivi d’une agression sexuelle subie par Gabriel et racontée dans la dernière partie du roman. Selon la chercheuse Sarah Henzi, le choix d’insérer deux récits de viol dans une narration érotique a des conséquences importantes :

[F]irstly, it enables the author to separate the idea of reclaiming sexuality from a history of violence while making it clear that her novel is not about a return to an idyllic, innocent past. [...] Secondly, the rape is staged to represent what sexuality is not about: violence, carnality, and mostly, the highjacking of pleasure and identity.

Henzi 2015 : 91

La première scène racontée est celle du viol de Waseshkun par une « Robe noire ». La jeune femme, à la suite de l’agression, se retrouve enceinte de l’enfant du missionnaire : cette enfant qui deviendra la mère de Wabougouni. Le roman raconte la saga de cette lignée de femmes, d’un héritage transgénérationnel inscrit à la surface de leurs corps. Et s’il donne certes à lire la transmission du traumatisme, c’est principalement le legs de la liberté de l’esprit, de la liberté du corps, de la liberté et de l’agentivité du désir qui est représenté. Malgré la douleur et une violence infligées au corps et à l’esprit de la jeune femme qui dans le récit est maintenant devenue grand-mère (Waseshkun deviendra Zagkigan Ikwe, la femme du lac après la mort de l’agresseur), L’amant du lac est une histoire de plaisir et de désir, une histoire de corps en mouvement, de sensibilité et de sensualité.

Les corps des trois personnages principaux du roman, celui de Wabougouni (l’Algonquine), celui de Gabriel (le métis) et celui du lac Abitibi emplissent les pages à travers une écriture voluptueuse et enveloppante. C’est à dessein que je choisis ce dernier adjectif pour décrire le style de Virginia Pésémapéo Bordeleau, car il y a, dans le texte, une description des ébats sexuels qui résiste à une raison coloniale et hétéropatriarcale, j’entends ici à une manière d’envisager le corps féminin, mais également le territoire et ses ressources, comme pénétrable, violable et extractible[6]. La sexualité enveloppante, et même dévorante, deux termes que Sarah Henzi reprend d’une conversation autour de la masculinité et des études de genre entre Sam McKegney et l’autrice Crie Louise Bernice Halfe (McKegney 2014 : 49) retranscrite dans l’ouvrage Masculindians, résiste à une conception de la sexualité orientée vers la seule pénétration, une pénétration hétérosexuelle dont la pratique relègue le pouvoir au phallus, et donc au genre masculin (Henzi 2015 : 92). Cette manière de réfléchir à la sexualité que retraduit Henzi dans son propos apparaît dès lors pertinente à ma lecture du roman afin de penser comment celui-ci présente, à même la matérialité du style romanesque et du vocabulaire qu’il met en scène, une sexualité au féminin. La relation amoureuse et sexuelle décrite dans le roman n’est pas reléguée au phallus, mais enveloppante. Le corps de Wabougouni coule. Dans une fluidité habilement décrite, il fond sur le corps de Gabriel, l’enveloppe entièrement. L’utilisation d’un champ sémantique associé à l’eau, en lien étroit avec la figure du lac, en témoigne notamment dans le passage suivant :

L’amante était belle, magnifique de rondeurs et de creux au-dessus du bassin qui ondulait, telle une source autour d’un rocher. Elle était grande, aussi grande que lui, avec des chevilles et des poignets fins, une ossature délicate. Elle coulait sur lui tendre et vive en même temps, sinueuse, une algue dansante au fond du lac; elle absorbait sa force ardente avec patience, avec dévouement, avec ferveur. Son visage était dans l’ombre, sa chevelure dansait sous les vagues de son mouvement. [...] [Son amant] respira son odeur fraîche pareille à celle de la pluie sur l’herbe au matin quand les rayons du soleil aspirent cette eau pour éponger la terre.

Bordeleau 2013 : 31-32

Dans l’extrait, comme dans l’ensemble du roman, le souffle de la narration emprunte délibérément ses tropes à l’érotisme littéraire dans sa volonté de sublimer la sensualité par des phrases particulièrement suggestives. Or, certaines attentes sont bouleversées par des décisions formelles, notamment dans les scènes les plus explicitement sexuelles du roman. L’écriture romanesque critique une pensée colonialiste et ses violences genrées, ce que la chercheuse féministe Andrea Smith décrit par une rhétorique de l’agression sexuelle et du vocabulaire de l’extraction et de la pénétration du corps et du territoire (Smith 2011 : 57). L’écriture suspend en effet la jouissance du lecteur et de la lectrice à travers une syntaxe coulante, une écriture liquide qui mime les mouvements du lac par ses accumulations dont rendent compte les virgules par exemple, ses retours, ses dérives. Selon la traductrice et professeure de traductologie Pier-Pascale Boulanger, qui étudie la sémiose érotique, « le schéma narratif du texte érotique sous-tendu par la séquence rencontre-séduction-coït, ressemble [...] à un tracé cardiographique ponctué de phrases ascendantes prononcées » (Boulanger 2009 : 103). C’est donc dire qu’il y aurait, le plus souvent, dans l’accumulation une certaine gradation qui mènerait la lectrice ou le lecteur jusqu’à l’excitation. À la lecture du roman de Pésémapéo Bordeleau, je veux pourtant ajouter à cette idée d’un tracé cardiographique qui mènerait le texte érotique à sa « visée avouée : exciter le lecteur » (Boulanger 2009 : 100), une proposition selon laquelle la narration installerait un tracé qui se situerait entre le cardiographique calqué sur les mouvements du corps et sur la montée de l’excitation, et le cartographique, qui, lui, fait appel aux ondulations naturelles du lac, dans un mouvement qui est plutôt circulaire par ses retours, ses ressacs et ses dérives. En ce sens, par une prose que je qualifie de coulante dès lors qu’elle se moule aux mouvements du lac et des corps tant par le déploiement d’un réseau lexical soutenu et tissé à travers tout le récit (lac, vagues, ondoiements, embarcation, plongea, houle, moite, source, sinueuse, dansante, pluie, éponger, etc.), que par la prolifération de l’usage des virgules qui agissent, à même la syntaxe, comme des ondoiements, s’opère une forme de (re)cartographie[7] en même temps que de (re)corporéïsation à la fois de ce que représente et appelle la sexualité, et de l’érotisme littéraire dans ses aspects textuels.

De plus, parmi les choix narratifs qui permettent d’envisager autrement, et selon des visions du monde particulières, une sensualité Autochtone, je note celui de la mise en scène du territoire en tant que personnage (Walton 2019) prenant part à l’éloge de la sexualité, une mise en scène qui résiste à une représentation hétéronormative de la sexualité qui ne fait appel qu’à la seule dimension humaine et cela selon une perspective qui est éminemment eurocentrée. Pésémapéo Bordeleau repense les formes de l’érotisme littéraire « au nombre [desquelles] se trouvent la défloration (hétérosexuelle, gaie et saphique), la domination sadomasochiste, le fétichisme de jambes et de pieds, le couple exhibitionniste, la séduction de jeunes femmes et le coït hétérosexuel, gai, saphique et transgenre » (Boulanger 2009 : 105).  Elle écrit hors de ces formes à travers une représentation non anthropocentriste des relations charnelles. En second lieu, il convient de considérer le choix de l’autrice, simple, mais absolument important, de représenter dans une action érotique des personnages Autochtones qui accèdent pleinement à la sexualité. Présenter des corps Autochtones qui jouissent, c’est les placer dans un territoire romanesque inattendu par la raison occidentale et refuser les attentes coloniales, et avec elles les figures stéréotypées de la femme Autochtone dont le continuum des représentations est, encore à l’heure actuelle, trop souvent réduit aux figures de la « princesse indienne » et de la « squaw »[8]. Mon emploi, dans ce contexte, des termes attente et inattendu est motivé par la définition proposée par Philip Deloria dans son ouvrage Indians in Unexpected Places (2014). L’intellectuel d’origine Dakota écrit :

When you encounter the word expectation in this book, I want you to read it as a shorthand for the dense economies of meaning, representation, and act that have inflected both American culture writ large and individuals, both Indian and non-Indian. I would like for you to think of expectations in terms of the colonial and imperial relations of power and domination existing between Indian people and the United States. You might see in expectation the ways in which popular culture works to produce — and sometimes to compromise — racism and misogyny. And I would, finally, like you to distinguish between the anomalous, which reinforces expectations, and the unexpected, which resists categorization and, thereby, questions expectation itself.

Deloria 2004 : 28-11

Le roman L’amant du lac fait précisément cela : il résiste aux catégorisations et il remet en question les attentes coloniales liées à la sensualité et à la sexualité.

Ainsi, en liant les plans formel et diégétique, l’on peut comprendre avec plus d’acuité la relation entre Wabougouni et le territoire. Elle est le lac qui fond sur l’amant : elle en est la corporéïsation et cela est traduit par l’utilisation du langage narratif, d’une syntaxe particulière et d’un choix précis de vocabulaire par lequel décrire le personnage et ses actions (le bassin qui ondule, les algues dansantes, les vagues de son mouvement, l’odeur pareille à celle de la pluie, etc.). À travers la représentation du personnage, une sexualité belle, libre, féminine et décolonisée s’écrit dans le texte. J’insiste toutefois pour dire que le lac ne doit pas être envisagé comme une métaphore du corps féminin. Bien sûr, les figures de style employées par l’autrice pour décrire le corps féminin sont ouvertement métaphoriques, et le genre du roman érotique appelle à cette prolifération de la figure de style qui, dans le cas qui m’intéresse, se répète à travers la mobilisation du champ sémantique de l’eau. De même les figures qui représentent le lac font jouer des éléments du corps féminin à travers les formes de la personnification. Pourtant, c’est une relation épistémologique qui s’écrit entre le corps et le lac, et celle-ci n’a pas partie liée avec la métaphore ou la personnification en tant que ces figures produiraient un déplacement de la signification. Ce que je décris ici concerne le statut philosophique du langage dans le roman et la manière dont les métaphores, comme le souligne l’intellectuel Anishinaabe Gerald Vizenor, « create a sense of presence by imagination » (Vizenor 2009 : 91). En réfléchissant à la conception vizenorienne de la métaphore, il convient donc d’envisager le corps et le lac selon une relation qui abolit la hiérarchie promue par la pensée occidentale dans laquelle l’humain serait placé au sommet de la pyramide. Le roman ne présente donc pas une vision anthropomorphiste du lac, c’est-à-dire qui prendrait les traits d’une femme, ni même la femme ne prendrait-elle les traits de l’eau. Ce vocabulaire qui fait appel à l’anthropomorphisme et qu’utilise par exemple Isabella Huberman lorsqu’elle écrit, au sujet du roman, que « le lac est anthropomorphisé » (Huberman 2019 : 97), est donc impropre à rendre compte de la signification épistémique de la relation corps-territoire. Le roman donne à lire une interrelation intime des corps et des éléments naturels qui ne s’articule pas comme la seule redistribution des caractéristiques de l’un à l’autre. La relation amoureuse qu’entretiendra Gabriel avec le lac n’est pas l’analogie de sa relation charnelle avec Wabougouni. Le lac, avec une subjectivité et un pouvoir d’agir qui lui sont propres, fait bien l’amour à Gabriel comme le fait l’Algonquine, elle aussi avec sa propre agentivité. De plus, si l’on considère, à la suite de Lee Maracle et d’Andrea Smith, que les violences coloniales sont aussi des violences genrées qui se gravent sur le corps des femmes, le dénigre et l’abjecte en retirant aux femmes leur féminité, leur humanité et, donc, la fonction désirante et la beauté sensuelle, le traitement textuel de l’érotisme dans le roman de Pésémapéo Bordeleau est un pied de nez à une rhétorique coloniale et violente qui a trouvé son expression, sans doute la plus totale, dans l’expérience des pensionnats. Mettre en scène le plaisir des corps devenait alors, comme cela est souligné en quatrième de couverture du roman, un véritable défi tant cela n’allait pas de soi. Et c’est aussi pour cette raison que l’expérience du pensionnat est reléguée, significativement, dans un temps qui est postérieur à son récit, tout en trouvant un espace d’énonciation dès le prologue au roman et donc sans pour autant inscrire cette histoire dans un temps d’avant la colonisation.

Entre devenir langage du corps et devenir corps du langage

Pésémapéo Bordeleau, à même son écriture, réinvestit donc l’espace érotisé du corps et du territoire, puis l’offre à sa lectrice, à son lecteur, à travers le récit d’un legs dont la généalogie va de Zagkigan Ikwè à Wabougouni, puis à l’enfant à naître. Un récit dont la filiation est liée, elle aussi, à l’élément liquide. Cette liquéfaction de la filiation est palpable dans un passage où la voix narrative est cédée à la grand-mère.

Ainsi, va ainsi, ma petite-fille... Aime, sois aimée par la beauté, vibre par les fibres de ton corps, par la jeunesse des corps, sois bénie, toi ma bien-aimée ! Sois aimée par cet homme que le lac aime. Cet Appittippi, pur et droit comme les pins sur nos terres, tu sauras ce qu’est le plaisir qui monte des profondeurs de la chair, qui s’enroule en ton ventre comme une algue autour de la pagaie, qui se déchire, qui se répand pour poursuivre son chemin, au-delà des courants où se jettent les poissons les plus rapides. Sois celle que l’amour conduira jusqu’au fleuve de l’oubli... sois celle qui arrachera de notre lignée le noir souvenir de cet homme dont tu portes la couleur sur tes cheveux, qui me rappellent chaque jour la mort de mon désir et de ma beauté. Transpose en l’enfant que tu portes le désir, le goût de vivre, de sourire, de rire, de jouir ! Car ce sera une fille.

Bordeleau 2013 : 43-44

Le vocabulaire lacustre traverse le texte en entier. L’amour, la sexualité, la liberté, de même que la filiation entre les femmes sont constamment décrits dans un langage qui renvoie au lac. Il y a un devenir territoire du corps en même temps qu’un devenir corps du territoire qui se matérialise dans le texte autour de l’élément liquide. Difficile dès lors de véritablement distinguer ce qui est corps et ce qui est territoire tant la relation intime et épistémique entre les deux est finement décrite, habilement créée dans l’écriture romanesque.

La relation amoureuse et érotique entre Gabriel et Wabougouni, puis entre le lac Abitibi et Gabriel, la relation entre Wabougouni et l’eau pareillement, se dessinent en une grammaire sensuelle, tantôt en un langage exclusivement corporel, tantôt à travers l’établissement d’une relation intime entre la langue Autochtone et le corps des amants.

Gabriel se sentait troublé par l’attraction qui soudait son corps au sien [celui de Wabougouni]. Le langage des mains exprimait davantage que leur pauvre vocabulaire qu’ils enrichissaient par des gestes et des regards complices. De nouveau, elle s’amusa avec lui, énuméra des mots étranges en touchant les parties de son corps, tête, yeux, bouche, nez, seins, épaules, bras, jambes, fesses, sexe.

Bordeleau 2013 : 37

C’est la langue de Wabougouni, l’Algonquin, qui trace le corps de Gabriel, qui le dit, fait sens de sa matérialité. La langue est continuellement ramenée, par et dans l’écriture, à l’élément liquide comme si le langage était lui-même une source d’eau puisée sur le territoire, comme s’il se matérialisait sous les traits corporels de « l’amante liquide » (Bordeleau 2013 : 34), tantôt le corps de la femme, tantôt celui du lac Abitibi.

La corporalité langagière dans L’amant du lac se donne aussi à lire explicitement. Le champ sémantique autour du langage se tisse, en effet, au coeur des scènes sexuelles rendant au corps ses écritures et ses sonorités, à la langue ses formes organiques et liquides.

Il [Gabriel] était torse nu. Ses muscles roulaient sous l’épiderme mince. Les enfants, curieux, étaient attroupés autour et jacassaient entre eux en algonquin. Il les écoutait mine de rien, intériorisait le rythme de la langue, ses ondoiements ou sa course précipitée pleine de la lettre K, les Z, l’absence du R, ses arêtes aussi, ses criaillements de corbeau en colère. Les petits se chamaillaient.

Puis, malgré elle, les pensées de Wabougouni se dirigèrent vers les lendemains sans lui, quand son lit serait un désert, plein de son absence, de son silence, vide de ses mains, de sa bouche, de son sexe, de la plénitude de son corps. Sa joie se désintégra, tomba en miettes. À sa place, la peur, la perte, la douleur. Il était là depuis plusieurs jours, ne semblait pas empressé de partir, vivait leurs nuits dans le désir des sens et des mots. Il parlait, prenait des notes dans son carnet, demandait des précisions sur ses mots à elle, disait des phrases qu’elle reprenait pour corriger, ou pour apprendre. Parfois son regard sur elle devenait tendre et sa voix pleine de fièvre coulait, tel un filet d’eau dans la source, un galop du vent dans les feuilles, coup de l’aile du martin-pêcheur sur l’eau du lac. Elle ressentait le sens des mots sans les comprendre; ils la troublaient, hérissaient sa chair qui appelait le soyeux de ses caresses. Savait-elle qu’il lui soufflait des verbes pour l’envelopper de son désir? [Je souligne].

Bordeleau 2013 : 46-47

Dans ce passage, le désir se présente dans ses aspects corporels et sexuels, certes, mais langagiers de surcroît. C’est à un double désir inscrit dans les sens, un double désir des sens, que nous avons affaire : à la fois sémantique et corporel, allant de l’un à l’autre dans un mouvement fluide comme les « ondoiements » de la langue, d’une langue qui réside dans la voix liquide, « tel un filet d’eau dans la source », de Gabriel. Une voix dont les adjectifs, dans le passage, empruntent à ceux utilisés précédemment pour décrire le corps de l’Algonquine. L’ambiguïté de l’expression dans l’extrait cité laisse place à la fluidité et à l’impossible dissociation des corps et des langues. L’extrait « ses mots à elle » témoigne à la fois des mots prononcés dans la langue Algonquine et des mots tracés par Wabougouni avec son corps se courbant sous le plaisir et la jouissance, un plaisir et une jouissance liés au langage, au langage liquide de Gabriel. À travers la reprise du champ sémantique de l’eau qui file la métaphore principale du roman, la narration lie les corps de Gabriel et de Wabougouni, la langue de l’un avec le corps de l’autre. L’on se rappelle en effet la description des ébats amoureux et la manière dont le corps de la femme coulait et fondait en enveloppant celui de l’amant. Même la langue française de Gabriel acquiert donc une sensibilité liquide au contact de la langue et du territoire Algonquins, au contact des corps également, celui de la femme et celui du lac Abitibi. Puis, le désir des corps se trame en un mouvement du langage. La langue se meut à travers ses verbes qui disent le désir, le matérialisent alors que ceux-ci prennent la forme d’enveloppes charnelles autour du désir.

Épistémologies corporelles et langagières

Les mots échangés, tantôt dans la langue Gabriel, le français, tantôt dans la langue de Wabougouni, l’Algonquin, représentent les savoirs de l’un et de l’autre. Non pas les connaissances acquises par les sujets, plutôt, les langues et leurs mots donnent-ils accès, au travers du roman, à une connaissance des corps, puis à une connaissance rendue possible par le corps. Les mots de Gabriel, par exemple, tiennent lieu de sa corporalité propre.

Elle le sentait libre, cet homme, ce métis avec ses mots pleins de lui-même. Il était libre en dedans grâce à ces sons qui emplissaient sa bouche et qu’il déclamait avec ferveur, extraits de son carnet comme des signes secrets et impénétrables. Lui-même, malgré sa présence chaude, demeurait une énigme, enveloppé dans un mystère insondable. Parfois dans le lit, nu, il regardait les papiers en parlant à voix basse. Elle avait l’intuition que si elle avait su déchiffrer les transcriptions, la lumière se lèverait sur lui; elle prendrait ses mots couchés sur le papier, les glisserait entre ses dents d’abord, dans sa bouche ensuite, les tournerait sur sa langue, les avalerait avec sa salive. Ils la nourriraient de son essence à lui, la conforteraient de leur douceur la remueraient de leur tendresse; ils remonteraient de son sein et elle lui redonnerait en baisers sauvages et fougueux. Parfois il sortait de son sac une petite bouteille d’eau noire et un bâton auquel il ajoutait une pointe. De l’encre de chine. Puis il traçait des lignes à main levée, sans hésiter. Elle voulait savoir.

Bordeleau 2013 : 59

Le passage présente une volonté de savoir, celle de Wabougouni. Une volonté de savoir qui est à la fois amoureuse et érotique. La femme voudrait connaître le tout du corps de son amant et ainsi atteindre un savoir, voire des savoirs complètement incarnés, corporéïsés. Cette volonté s’articule ensuite par le langage en même temps qu’elle articule une conception corporelle du langage. C’est dans le langage et l’écriture, les mots inscrits sur le papier du carnet de notes de Gabriel, que s’étaye un désir épistémologique. Je reconnais que cette expression, celle d’un désir épistémologique et encore plus celle d’une « volonté de savoir », est fortement connotée par la pensée de Michel Foucault et par le premier tome de son Histoire de la sexualité (Foucault 1976). Malgré cela, c’est à dessein que j’emploie l’expression en déplaçant la formulation qui se trouve à la toute fin de l’extrait cité du roman de Pésémapéo Bordeleau. Pourtant, bien que je choisisse de conserver cette formulation, il faut aborder la volonté de savoir présentée dans le roman absolument différemment, mais tout de même en relation avec celle décrite par le philosophe dans ses travaux.

Selon Foucault, la sexualité, notamment dans ses pratiques « déviantes » — toutes pratiques finalement qui ne correspondraient pas à la sexualité procréative du couple hétérosexuel — est produite par les discours qui tentent de saisir le tout de la vérité du sexe. C’est la volonté de savoir des institutions, des écoles, de l’Église, de l’institution médicale et psychiatrique, qu’étudie le philosophe français ; un véritable désir de tout dire de la sexualité, voire de dire le tout de la sexualité, pour ainsi mieux la prescrire, la sonder, la catégoriser, bref la surveiller et la contrôler. En effet, l’hypothèse soutenue par le philosophe s’oppose aux lieux communs autour d’une répression du sexe qui apparaîtrait, toujours selon l’auteur, autour du 17e siècle. Foucault cherche à montrer comment, par une prolifération des discours, la société occidentale n’aurait pas, dans l’économie de son discours à elle, réprimé les pratiques sexuelles et de quelle manière le contrôle exercé sur elles serait produit par les dispositifs discursifs qui, au contraire, multiplient les dires du sexe. Les pensionnats, dans lesquels la sexualité des enfants et des adolescentes Autochtones est à la fois réprimée et mise en discours par les représentants du clergé et de l’école[9], incarnent pleinement ce que Foucault désigne comme des dispositifs discursifs du pouvoir, un pouvoir qu’il faut comprendre, nous dit l’auteur, non pas comme étant unique, mais bien comme une pluralité de rapports de force au sein des institutions (Foucault 1976 : 122). En effet, Foucault écrit, dans son Histoire de la sexualité, que « [l]e pouvoir qui, ainsi, prend en charge la sexualité, se met en devoir de frôler les corps; il les caresse des yeux, il en intensifie des régions, il électrise des surfaces; il dramatise des moments troubles » (Foucault 1976 : 61). Et ce pouvoir qui « prend à bras-le-corps le corps sexuel » (Foucault 1976 : 61) me semble prendre tout son sens dans l’expérience traumatique du pensionnat et des nombreux témoignages d’agressions sexuelles qui rendent compte de cette expérience. C’est par la mise en discours du sexe par les figures d’autorité représentantes du pouvoir colonial et clérical en place que s’impose sur les enfants Autochtones une honte du corps en même temps que celle de la langue maternelle qui se voit, elle, interdite au sein des institutions scolaires que sont les pensionnats. Il n’est pas rare de lire, dans la littérature des pensionnats, une description à la fois des violences physiques, parfois sexuelles, et des violences à l’endroit de la langue. Le texte de Tomson Highway « Why Cree is the Sexiest of all Languages » dont il a été question en introduction exprime clairement la tension discursive et violente entre un corps surveillé, un corps manipulé et deux langues : l’une proscrite, le Cri, et l’autre imposée et complexée, l’anglais.

En somme, ce qu’il m’importe d’exposer en passant par Michel Foucault pour mieux revenir au roman de Virginia Pésémapéo Bordeleau, c’est que les volontés de savoir étudiées chez le philosophe et les mises en scène chez la romancière correspondent en fait à deux instances discursives irréconciliables, mais toujours en juxtaposition, à des manières de savoir parallèles. D’un côté, il y aurait un désir de connaître le tout de la sexualité et du langage, c’est-à-dire un discours « savant », religieux et étatique qui s’écrit sur les corps et sur les langues Autochtones. D’un autre côté, il y aurait un savoir provenant du corps, une volonté manifeste de pratiquer ce savoir et avec lui celui du langage, de pratiquer le langage comme un savoir. Les mots et les savoirs sont donc, dans L’amant du lac, désirants et désirables et ils donnent à saisir les éléments d’une épistémologie corporelle personnelle, Autochtone. Qui plus est d’un rapport au corps et aux savoirs qui ne serait pas teinté de l’expérience du pensionnat, qui, sans appartenir à la temporalité du roman, concerne le temps de l’écriture qui ne peut s’affranchir complètement de cette histoire coloniale sinon justement par le recours à l’imagination littéraire. Wabougouni voudrait mettre dans sa bouche les mots de Gabriel pour sentir et ainsi mieux comprendre et connaître par son corps à elle la grammaire organique de son amant : « Alors elle l’aima intensément, les signes entrèrent en elle ». (Bordeleau 2013 : 61) Dans le passage, le corps se présente avec son potentiel sémiotique. Le corps entre en elle et trace un langage, non pas un langage qui s’écrit sur les corps[10] comme un outil de contrôle, en une langue violente qui imposerait sa domination, se gravant sur les surfaces charnelles, mais une langue qui entre en soi pour en donner à saisir toutes les singularités, toutes les possibilités, les savoirs véhiculés et auxquels les sujets peuvent accéder pleinement.

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En somme, le roman L’amant du lac de Virginia Pésémapéo Bordeleau est bien plus qu’un roman érotique dans lequel les corps, (re)érotisés, apparaissent souverains et décolonisés en ce sens qu’ils se déchargent des attentes coloniales liées à la sensualité. À travers la mise en scène intime du corps, du langage et du territoire, c’est à un devenir langage du corps et devenir corps du langage que nous convie l’autrice. En reliant ainsi le corps à la langue, l’écriture résiste à l’hégémonie de la langue française coloniale en même temps qu’elle réinscrit les corps Autochtones sur le territoire narratif. Les corps et les langues, les corps-langues, deviennent liquides jusqu’à se confondre avec le lac Abitibi, jusqu’à entrer en relation érotique avec lui. L’écriture de Pésémapéo Bordeleau agit donc comme un véritable acte esthétique, à la croisée du littéraire et du politique, mais surtout par les moyens de la littérature non seulement pour critiquer des représentations colonialistes et patriarcales, mais tantôt pour produire, créer et imaginer un univers qui résiste à cette hégémonie, à d’autres moments qui se situe en parallèle à celle-ci, dans une tension constante entre un désir de s’extraire d’une histoire coloniale et la difficulté de créer en dépit de cette histoire. En conséquence, le roman (re)crée une philosophie et travaille depuis une épistémologie du langage renouvelée dans laquelle la relation sensible entre le corps, la langue et le territoire est (re)fondée, (re)élaborée. Sur ce territoire refait dans l’écriture littéraire et dans une langue corporelle, les personnages (féminins, masculins et autres qu’humains), peuvent se mouvoir et sont en mesure de se (ré)approprier leur sensualité.