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Lors d’un Pow-wow au Collège Vanier, j’ai vu pour la première fois de ma vie une femme autochtone danser avec les couleurs gaies mais habillée avec un costume masculin. Et je l’ai trouvée tellement belle.

Tatum Crane, militante bispirituelle[1]

Introduction

Pendant longtemps, les études sur les jeunes trans[2] ont été principalement focalisées sur le développement de l’identité de genre selon une perspective médicale (Pollock et Eyre 2012). Par contre, la littérature scientifique plus récente met en relief la dimension sociale et politique de la vie quotidienne des jeunes trans aux États-Unis (Singh, Meng et Hanseon 2014; Brennan et al. 2012) et au Québec (Pullen Sansfaçon et al. 2018, 2020; Tourki et al. 2018).

Cette littérature décrit comment plusieurs jeunes trans font appel aux transitions légales (changement de mention de sexe sur les papiers d’identité), sociales (adoption d’une expression de genre qui leur correspond mieux, changement de nom et utilisation d’un pronom d’usage) ou médicales (traitements hormonaux, chirurgies, etc.), dans le but de vivre selon leur identité de genre auto affirmée (celle à laquelle la personne s’identifie) et diminuer leur sentiment de détresse, qu’elle soit de genre (sentiment d’incongruence face à soi-même, à son corps) ou sociale (sentiment d’incongruence relative à la manière dont les autres nous perçoivent et nous traitent), (Pullen Sansfaçon et al. 2018; Tourki, Lee, Baril, Hébert et Pullen Sansfaçon 2018).

Alors que certaines études décrivent les forces et la résilience chez les jeunes trans (Grossman, D’Augelli et Frank 2011 ; Singh et al. 2014 ; Pullen Sansfaçon et al., 2018, 2020), plusieurs affirment également que les jeunes trans vivent un risque accru d’exclusion sociale, d’exposition à diverses formes de violences, de développer des problèmes de santé mentale et de faire des tentatives de suicide (Taylor et al. 2020). Les données les plus récentes indiquent que 64% des jeunes trans ont pensé au suicide et que 21% ont fait une tentative (Taylor 2020). De ce fait, plusieurs études démontrent à quel point la violence structurelle façonne la vie quotidienne des jeunes trans dans les domaines de l’emploi, du logement et lorsqu’iels interagissent avec les institutions (p. ex. : centres de soins de santé, services sociaux, établissements d’enseignement) (Pullen Sansfaçon et al. 2018).

Les jeunes trans vivent plus souvent ces problématiques que les jeunes cisgenres (non trans). Ces expériences sont également influencées par d’autres facettes de leur identité sociale comme la race, le handicap ou l’âge (Singh et al. 2014 ; Tourki et al. 2018; Baril et al. 2020). Les jeunes trans racisé.e.s sont, par exemple, plus sujets à la judiciarisation, au profilage racial, à l’itinérance, à la violence policière, etc. (Reck 2009). L’organisme « Human Rights Campaign » a constaté que parmi les meurtres de 26 personnes trans aux États-Unis en 2018, la majorité d’entre eux étaient commis sur des femmes trans noires vivant en situation d’itinérance, sous le seuil de pauvreté et faisant appel au travail du sexe pour la survie (HRC 2019). Tourki et al. (2018) ont également présenté un type de violence structurelle vécu par les jeunes trans migrant.e.s au Québec, selon lequel iels ne sont pas en mesure de changer leur mention de sexe et prénom avant de devenir citoyen.ne.s, alors que leurs semblables dans d’autres provinces le peuvent. Notons qu’un jugement en cour supérieure est tombé en 2021 à ce sujet mais que les dispositions de la loi n’étaient pas encore changées au moment de publier cet article. De ce fait, la lentille intersectionnelle est essentielle puisqu’elle permet de considérer les oppressions ensemble, tout en prenant en compte des facteurs de différentiation comme la race et la classe sociale (Tourki et al. 2018; Baril et al. 2020).

En s’appuyant sur des données obtenues à partir d’une recherche qualitative sur les expériences d’oppression et de résistance de jeunes trans âgé.e.s de 15 à 25 ans au Québec, cet article explore le vécu de 5 jeunes s’identifiant comme trans et autochtones, notamment bispirituel.le.s. Nous discutons de ce qui émerge de leurs expériences de transitude au croisement de leurs multiples identités et présentons la manière dont ces jeunes expriment leur genre. Nous concluons cet article en discutant du sens que l’identité autochtone peut donner au/à la jeune trans, à son identité, ainsi qu’à son bien-être. Nous ouvrons également le dialogue sur les pertes identitaires et les manières dont l’amnésie culturelle pourrait jouer un rôle important dans la construction identitaire des jeunes trans autochtones.

Recension des écrits

Chez plusieurs peuples autochtones en Amérique du Nord, on retrouve l’idée de la bispiritualité[3]. Le terme bispirituel transcende les catégorisations binaires eurocentriques du genre, c’est-à-dire « homme / mâle » ou « femme / femelle » (Walters et al. 2006). Il inclut les personnes trans et pourrait aussi désigner les personnes qui perçoivent le monde du point de vue de plusieurs genres (Meyercook & Labelle 2004). La bispiritualité préconise également une posture politique qui reconnait le rôle du colonialisme d’occupation dans la présence contemporaine de l’homophobie et de la transphobie chez les communautés autochtones (Driskill 2010; Meyercook et Labelle 2004). La dimension culturelle de ce concept valorise également les rôles spirituels et fonctions que ces personnes bispirituelles ont joués dans leurs communautés (Meyercook et Labelle 2004; Plaut et Kirk 2012; Hunt 2016; CSSSPNQL s.d.). Plusieurs insistent sur le fait que, dans de nombreuses communautés autochtones, les personnes bispirituelles avaient des rôles spirituels et de nombreuses responsabilités au sein de leur communauté (Simoni 2016; Hunt 2016; CSSSPNQL s.d.) et de la société (Morgensen 2011; Wilson 1996; Smither 2014; Plaut et Kirk 2012; Simoni 2016).

Ainsi, l’idée de la bispiritualité permet l’affirmation d’une identité, d’une interdépendance entre la culture et la spiritualité (Walters et al. 2006; Simoni 2016; CSSSPNQL s.d.) et d’une identité de genre ou d'orientation sexuelle profondément enracinée dans la culture autochtone (Wilson 1996). Le sens de ce terme connecte les personnes bispirituelles à leur passé et offre un lien culturel qui avait été « éliminé » par les politiques gouvernementales (Wilson 1996). De ce fait, le mouvement bispirituel a mis aussi en relief la manière dont la surveillance, la pathologisation et l’effacement des sexualités et des genres se sont avérés être un dispositif clé du colonialisme d’occupation visant à contenir et détruire les sociétés autochtones (Driskill et al. 2011; Finley 2011; Morgensen 2011). En même temps, la résurgence de l’idée de la bispiritualité peut contribuer à changer ces logiques, en favorisant la reconstruction de communautés, des cultures et des savoirs autochtones tout en permettant de confronter le colonialisme et l’effacement des genres non-binaires (Hunt 2016).

Il importe de souligner que l’idée de la bispiritualité n'est pas acceptée par toutes les communautés autochtones. Cela dit, la non-reconnaissance de la bispiritualité par certaines communautés autochtones pourrait être liée à l’histoire du colonialisme d’occupation (p. ex. : du système des réserves, de la relocalisation forcée, des pensionnats autochtones, etc.) qui est si profonde que certaines communautés pourraient ne pas avoir encore réclamé cette idée comme ayant fait ou faisant partie de leur culture. Plaut et Kirk (2012) et le rapport réalisé par la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador (s.d.) révèlent d’ailleurs que certaines personnes bispirituelles ont elles-mêmes du mal à clamer ou à reconnaitre cette identité.

Ainsi, l’idée de la bispiritualité n’est pas facilement définie ou acceptée par tous les Premiers Peuples et l’ensemble des communautés qui ne forment pas un ensemble uniforme ou consensuel (Ristock, Zoccole et Passante 2010; Ristock et al. 2019). Si elle était acceptée par toutes les communautés autochtones, cela pourrait aussi avoir pour effet de contribuer à réduire les histoires et les traditions autochtones à un dénominateur commun, effaçant ainsi toute diversité entre les communautés (Mayercook et Labelle 2004).

Selon Ristock et al. (2010), les nombreuses manières de comprendre la bispiritualité mettent en exergue l’importance de l’auto-identification, tant en ce qui concerne l’identité autochtone que l’identité de genre. En effet, en fonction de la manière dont iels comprennent et perçoivent leur genre ainsi que leur lien avec leur communauté, certaines personnes pourraient choisir un terme plus particulier, par exemple « transgenre » plutôt que « bispirituel », pour se décrire (Scheim et al. 2013). Cela dit, si l’auto-identification semble importante et justifiée par la pluralité des définitions entourant les identités bispirituelles et autochotones, elle est aussi de plus en plus contestée (Leroux 2019). Nous y reviendrons.

Chose certaine, les personnes ayant une identité bispirituelle/LGBT chez les peuples autochtones vivent plusieurs formes de discrimination. Elles sont parfois discriminées au sein même de leur communauté (Balsam et al. 2004 ; CSSSPNQL s.d.), ce qui entraîne parfois des situations d’isolement social et d’exclusion ainsi qu’un risque accru de rejet familial (Brotman et al. 2002 ; Lerat 2004 ; Meyercook 2008). Les données disponibles indiquent que les personnes bispirituelles en Amérique du Nord continuent de faire face à différentes formes d’oppression telles que le racisme, la pauvreté, la discrimination, l’homophobie, l’hétérosexisme, la transphobie et le classisme (Walters et al. 2006; Meyercook et Labelle 2008; Plaut et Kirk 2012; Scheim et al. 2013; Hunt, 2016; CSSSPNQL s.d.). Plus précisément, dans les zones urbaines, elles sont confrontées à la domination culturelle, au racisme, à l’homophobie, à la transphobie (Brotman etal. 2002; Walters et al. 2006; Plaut et Kirk 2012; Hunt 2016; CSSSPNQL s.d.) et à l’exploitation (Hunt 2016). Par exemple, on retrouve une surreprésentation des jeunes autochtones LGBT en situation d’itinérance et d’exploitation sexuelle (Hunt 2016). Les jeunes bispirituel.le.s sont particulièrement confronté.e.s à des problèmes liés à la santé mentale comme la dépression (Lerat 2004). De plus, iels ont tendance à ressentir le plus l'impact du traumatisme intergénérationnel (Balsam et al. 2004). Des conflits entre l’identité autochtone et sexuelle/de genre peuvent aussi exister, ce qui pourrait mener certaines personnes à croire qu’elles doivent choisir entre adopter une identité queer ou être autochtones (Balsam et al. 2004; Plaut et Kirk 2012; CSSSPNQLH s.d.). Souvent, sans soutien parental ou social (Scheim et al. 2013), les personnes bispirituelles pourraient voir la migration hors réserve comme une alternative au suicide (Teengs et Travers 2006).

Ces multiples oppressions, qui conjuguent les effets du racisme, de l’homophobie et de la transphobie (Hunt 2016), ne peuvent être séparées l’une de l’autre pour comprendre les expériences des personnes bispirituelles (Wilson 1996). Plus précisément, à cause des stéréotypes raciaux, iels ne trouvent pas le soutien dont iels ont besoin (Wilson 1996). Cela dit, certaines personnes bisprirituelles vivent dans une famille et une communauté qui les soutiennent, ce qui peut atténuer les expériences négatives associées à l'identité de genre (Scheim et al. 2013).

Si les personnes trans et bispirituelles se retrouvent souvent dans des contextes de vulnérabilité, elles déploient aussi des stratégies de résistance afin d’affronter les multiples oppressions vécues. Par exemple, les personnes trans noires et autochtones dans la région de Toronto ont fait des contributions importantes aux mouvements sociaux et à l’avancement des personnes trans et racisées et de leurs droits (Marcus 2017). On peut également observer plusieurs initiatives culturelles et militantes chapeautées par des personnes trans racisées, ce qui démontre la contribution majeure des personnes concernées dans la production des connaissances à leur sujet (Lee 2018b; Ware 2017). Comme mentionné plus haut, les personnes bispirituelles construisent déjà, d’ailleurs, collectivement une identité politique à travers l’identité two-spirit qui rejoint les diverses nations et communautés autochtones (Meyer Cook 2008) et contribue au processus même de décolonisation (Hunt 2016). Comme le résume si bien Driskill, Finley, Gilley and Morgensen (2011 : 17), « la catégorie bi-spiritualité est une identité positionnée politiquement qui lie les traditions historiques à la vie contemporaine dans un tout non contradictoire [Traduction libre] ».

Bien qu’il existe de la littérature scientifique francophone émergente sur les réalités des jeunes trans migrant.e.s et racisé.e.s au Québec (Tourki et al. 2018) et de la littérature anglophone sur la bi-spiritualité, (Hunt 2016), très peu d’écrits sont exclusivement concentrés sur les réalités des jeunes trans autochtones et encore moins dans la Francophonie. De ce fait, notre recension des écrits a pu mettre en relief la littérature scientifique sur l’entrecroisement de l’identité de genre et sexuelle, des divers rôles sociaux et de l’identité autochtone mais il demeure un vide important sur l’expérience des jeunes trans autochtones spécifiquement. C’est précisément cet écueil que ce projet vient combler.

Méthodologie

L’article est rédigé à partir d’une portion des données recueillies dans le cadre d’un projet de recherche sur les jeunes trans au Québec, financé par le CRSH (2016-2019). Le projet a été développé selon une méthodologie de la théorisation ancrée qui s’appuie sur l’utilisation des concepts sensibilisateurs de l’intersectionnalité (Crenshaw 1989) et de la théorie de la reconnaissance (Honneth 1995).

La recherche principale repose sur l’entrevue semi-dirigée avec de jeunes trans âgé.e.s de 15 à 25 ans vivant dans la province de Québec ainsi que sur un questionnaire sociodémographique. L’entrevue fut menée par des assistant.e.s de recherche trans et non binaires. Les participant.e.s ont été choisi.e.s parce qu’iels répondaient aux critères de la recherche (âge, identité de genre, province) mais une attention particulière a été portée afin d’obtenir un échantillon diversifié sur le plan de la race, des parcours d’immigration, du statut socioéconomique et du handicap, puisque la diversification de l’échantillon est un aspect important de la méthodologie en théorisation ancrée. L’équipe a mener à bien 52 entrevues auprès des jeunes. La décision de cesser le recrutement s’est basée sur l’atteinte de la saturation théorique tant par le contenu que par la diversité des participant.e.s recruté.e.s (langue, appartenance culturelle, statut d’immigration, présence de handicap, âge, revenu, identité de genre, etc.).

La collecte de données s’est faite en deux vagues. Les 24 premières entrevues furent codées et analysées. Elles ont servi à développer l’outil d’entrevue pour la deuxième vague de collecte de données et orienter le choix des participant.e.s, suivant le principe de diversité de l’échantillonnage. Ainsi, certains groupes de participant.e·s moins bien représentés dans la première vague ont été ciblés, notamment des jeunes en situation de plus grande vulnérabilité (ayant vécu un parcours d’itinérance par exemple), les jeunes trans en région ou encore les jeunes autochtones. En concertation avec les organismes communautaires impliqués dans la recherche, l’équipe a recruté 5 participant.e.s qui se sont autoidentifié.e.s en tant qu’autochtones : iels l’ont, soit mentionné durant le recrutement ou iels l’ont indiqué sur le formulaire sociodémographique au moment de l’entrevue. Ainsi, l’équipe a pu constituer un petit sous-échantillon de 5 participant.e.s trans s’identifiant aussi comme autochtones du Canada ou d’ailleurs en Amérique. Deux autres participant.e.s ont mentionné avoir des ancêtres autochtones mais ne pas s’identifier ainsi. Ces deux participant.e.s ont été exclu.e.s du sous-échantillon. Dans un premier temps, les entrevues de ce sous-groupe ont été analysées avec l’ensemble des entrevues des participant.e.s. Ensuite, les cinq 5 entrevues ont été retirées et relues en profondeur, en portant une attention particulière aux thèmes qui se rattachent à leur réalité autochtone et à leur possible attachement à la bispiritualité.

Notons que l’auto-identification comme méthode de sélection des participant.e.s pourrait soulever des enjeux de validité de la recherche et que les résultats doivent être interprétés avec prudence. En effet, l’auto-identification est un enjeu complexe chez les Premiers Peuples et stimule des débats majeurs tant chez les Premiers Peuples que dans la littérature scientifique émergente sur le sujet (Leroux 2019). Elle soulève plusieurs enjeux qu’ils soient liés au colonialisme (par exemple, des femmes autochtones ayant perdu leur statut ou des personnes ayant des parcours complexes ne leur permettant pas d’être en contact avec leur communauté d’origine) ou à l’usurpation identitaire, dans le cas où des personnes autoproclament des liens identitaires avec des ancêtres éloignés (Leroux 2019). D’ailleurs, O’Donnel et Lapointe (2019) notaient récemment une mobilité importante de l’identification aux Premières Nations, aux Métis et aux Inuit en comparant les données de l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011 et du Recensement de 2016. Selon leur analyse, la mobilité de réponse montre clairement de nouvelles « entrées » mais aussi des « sorties » sur le plan de l’auto-identification, soulignant encore une fois la complexité liée au phénomène. Cela dit, il n’existe pas encore, à ce jour, de consensus sur la manière de gérer ces questions. En ce sens, l’auto-identification autochtone comme technique d’échantillonnage soulève des limites dans l’interprétation des analyses et les discussions entourant les jeunes trans et autochtones ou bispirituel.e.s. De plus, l’échantillon étant très petit et hétérogène en termes de parcours et d’identités culturelles ne permet pas de généraliser les résultats.

Cadre d’analyse

Le projet de recherche fait appel à l’analyse intersectionnelle. Enracinée dans les pensées et les militantismes des féministes noir.e.s (Crenshaw 1989; Collins 2002) et racisé.e.s (Collins et Bilge 2016), l’intersectionnalité préconise les analyses et les politiques informées des contextes linguistiques et géographiques particuliers (Baril 2017). L’analyse et la praxis intersectionnelle ont été également mobilisées afin de mieux comprendre les multiples oppressions vécues par les personnes bispirituelles (Brotman et Ryan 2008; Ristock et al. 2010). Cela étant dit, Clark (2016) met en garde la mobilisation de l’intersectionnalité sans la reconnaissance des épistémologies et ontologies autochtones et suggère que l’intersectionnalité devrait être ancrée par un engagement anticolonial dans le but de favoriser la souveraineté et la libération autochtone.

L’analyse des violences structurelles vécues par les jeunes trans racisé.e.s et migrant.e.s (Lee 2018a; Tourki et al. 2018) ont servi de point de départ pour comprendre certaines des expériences vécues par les jeunes trans et autochtones. Ensuite, en cohérence avec les méthodologies autochtones, la positionalité des auteur.e.s y est également importante (Moffat 2016). En effet, les auteur.e.s de ce texte se retrouvent elles.eux-mêmes à l’intersection de certains de ces contextes. Annie Pullen Sansfaçon est une femme cisgenre, membre de la nation Huronne-Wendat de Wendake (yänionnyen’ ïotiohkou’tenh) et parent d’un enfant de la diversité des genres. Elle a travaillé à Wendake jusqu’à ce qu’elle quitte pour poursuivre ses études supérieures et entretient toujours des liens avec sa communauté ; Ed est une personne queer, de genre non-conforme et racisée, ayant un parcours de migration et Maxime est un homme trans et queer d’origine syrienne. En plus d’entrevoir certaines spécificités dans les récits des participant.e.s, les expériences personnelles des auteur.e.s ont motivé l’angle abordé dans la présentation des résultats en le focalisant sur les conceptions identitaires ainsi que sur les oppressions spécifiques que peuvent connaître les personnes trans et autochtones vivant hors réserve, parfois loin de leur communauté d’origine.

Pour l’analyse des cinq entrevues présentées dans cet article, nous avons également fait appel au concept de colonialisme d’occupation, qui souligne les facteurs structurels et culturels qui affectent les personnes autochtones et qui lient racisme et sexisme (Coulthard 2014; Driskill et al. 2011; Monture-Agnes 1995). Nous puisons également dans les théorisations de Driskill (2010) sur « la critique bispirituelle », ce qui implique que notre analyse doit tenir compte de la manière dont le colonialisme d’occupation surveille et contrôle les sexualités et les genres. La critique bispirituelle est primordiale afin de mieux comprendre « l’homophobie, la misogynie et la transphobie dans les Amériques, tout comme une analyse du queerphobie et du sexisme est essentielle pour mieux comprendre les projets coloniaux » (73). Les concepts de traumatismes historiques et intergénérationnels découlent de ce cadre (Wesley-Esquimaux et Smolewksi 2004). Selon la fondation autochtone de guérison, la transmission du traumatisme historique entraîne de l’impuissance, des comportements sociaux mésadaptés et de la souffrance intergénérationnelle (Wesley-Esquimaux et Smolewksi 2004).

Présentation des données

L’analyse nous a permis d’identifier trois thèmes présents dans la plupart des témoignages des jeunes autochtones : les croisements identitaires de genre et de la culture, les expériences de violence et d’oppression entrecroisées et la résistance par la spiritualité et la quête de sens. La section qui suit tente de faire l’exploration de ces thèmes émergents. L’échantillon étant très petit, certains des thèmes ne sont dominants que chez un.e jeune en particulier tandis que d’autres paraissent dans plus d’un témoignage.

Pluralités d’identités de genre et croisements avec l’identité autochtone

La manière dont quelqu’un.e se décrit et s’auto-identifie varie d’une personne à l’autre mais plusieurs entrecroisements sont observables, dans la mesure où l’identité de genre est souvent intimement liée à l’identité culturelle. Certain.e.s affirment haut et fort être autochtones et trans, tandis que d’autres se décrivent comme trans, queer, non binaire, ou bispirituel.le et hésitent davantage à se réclamer d’une identité autochtone, même s’iels se disent autochtones. En analysant les témoignages, il est parfois difficile de départager les identités de genre des participant.e.s de leurs autres identités. Par exemple, Addison, 25 ans, a longuement discuté dans son entrevue comment iel s’identifie comme trans mais qu’iel vit également des difficultés avec cette identification. Expliquant comment se sont déroulées les suites de sa première vision lors d’un rêve de « l'Oiseau de feu, qui, dans la tradition crie, c'est la force de la nature qui amène le jour sur la Terre » (Addison), iel dit avoir vécu de nombreuses difficultés à parler de sa vision à des gens autour de lui et a reçu des réactions très variées, dépendamment si la personne était autochtone ou non. Même chose lorsqu’iel parle de son identité bispirituelle :

Mais, quand j'en parle avec mes ami.e.s qui sont blancs, sont comme, « T'es une personne blanche qui s'approprie une culture que t'as pas », pis là, quand je parle avec mes ami.e.s autochtones, sont comme, « Ouais, mais t'sais, comme, t'as pas grandi tant que ça dans la culture non plus », fait que c'est comme une position bizarre pour moi. Pis, quand je suis avec mes ami.e.s mixtes, sont comme, « Ah ouais, mais on le sait ben là, toi t'es two-spirits là, comme t'sais, tais-toi, là, on le sait que t'es spécial là, t'sais ». Pis là, c'est genre, c'est mes ami.e.s métis qui sont comme, cisgenres t'sais, mais, c'est que c'est comme un peu bizarre parce que comme, c'est ça comme, quand je suis avec mes ami.e.s métis, sont genre, y essayent de m'encourager à genre réclamer mon identité de genre comme une personne two-spirit.

Addison, 25 ans, métis de 2e génération, transmasculin, fluide dans le genre, non-binaire

Addison continue en expliquant qu’iel a l’impression de ne pas exister et qu’aucune catégorie ne lui convient. Iel décrit vivre une sorte de sentiment d’imposteur, peu importe la catégorie à laquelle iel fait appel :

Je sais pas, on est tout le temps dans des situations où on se fait comme, t'sais, on existe pas genre. Pis, je me sens comme ça aussi par rapport à mon identité de genre. J'ai l'impression que j'existe pas. Ça fait que là, quand je parle de ma race, j'ai l'impression que j'existe pas. Quand je parle de mon ethnicité, j'ai l'impression que j'existe pas. (..)[C]'est comme, c'est tout le temps ça. Pis c'est comme super difficile, parce que finalement y’a pas de milieu où je suis pas en train de, choquer les gens dans leurs conceptions catégorielles (…). Pis c'est comme, t'es tout le temps en train de justifier ton existence.

Addison, 25 ans, métis de 2e génération, transmasculin, fluide dans le genre, non-binaire

Si l’expérience d’invisibilité décrite par Addison n’est pas abordée par tous.tes les participant.e.s, la difficulté de s’identifier et de se nommer est toutefois un thème plus fréquent dans les récits des participant.e.s. Par exemple, un.e autre jeune explique comment les catégories d’identité sont limitatives et bien ancrées dans le contexte où iel se situe et que sa culture affecte sa compréhension de ces étiquettes et comment iel navigue à travers ces différentes identités.

Mon ethnicité m’affecte réellement en termes d’identité trans. Comme « trans », c’est comme une deuxième identité à laquelle je m’identifie mais de manière plus importante, c’est multi-spirited, two-spirited, ou à genre prismatique… euhm… comme l’étiquette trans, c’est une étiquette que j’aime car la société sait ce qu’elle veut dire… c’est une manière de connecter avec les gens qui utilisent différents langages et qui sont dans différents contextes... et c’est où « trans » s’insère bien dans le contexte. Donc je suis « trans » mais cette étiquette ne comprend pas tout ce que je suis.

August, 23 ans, personne se décrivant d’origines mixtes, Noire et Autochtone

Les jeunes de notre étude vivent plusieurs croisements entre les étiquettes identitaires de genre et autochtones, et ces croisements se manifestent dans des contextes qui sont aussi, soulignons-le, informés par certaines formes de pouvoir ou de domination quant à l’utilisation de ces étiquettes. En effet, parce qu’elles sont comprises différemment d’un groupe à l’autre, les étiquettes sont difficilement appropriées par ces participant.e.s. Elles sont aussi considérées comme imparfaites car elles ne peuvent décrire leur identité de manière complète. Pour un.e participant.e en particulier, la difficulté principale à réclamer cette identité bisprituelle semble également naître d’un sentiment d’imposteur.ice qui prend racine dans certains privilèges, comme ce qu’iel nomme le « white passing » (avoir la peau pâle et avoir l’air blanc.he), ainsi que dans les enjeux d’appartenance formelle à une bande/communauté. Ce genre de difficultés ont été exprimées par d’autres participant.e.s qui ont identifié certains défis à vivre leur identité culturelle, surtout parce qu’iels vivent hors réserve.

Le rapport aux autres à l’extérieur des communautés autochtones est souvent difficile, notamment parce que certain.e.s se sentent mal à l’aise d’exprimer leur identité autochtone à l’autre mais aussi parce que cette affirmation identitaire les place dans des situations particulièrement difficiles. Par exemple, August explique qu’iel a beaucoup de difficulté à trouver des ami.e.s qui comprennent sa spiritualité. Pour ellui, cette difficulté le pousse à ne pas parler de son identité autochtone.

Pour d’autres, la difficulté à affirmer son identité se vit à l’intérieur même de la famille. C’est notamment ce qui ressort de l’expérience de Dakota, qui explique que son identité autochtone lui a été cachée pendant plusieurs années :

Au cours de mon enfance, ma mère et mon père ont essayé de me convaincre que j'étais blanche. Et c'était tellement bizarre parce que, eh bien, ils ne m'ont jamais appris d'histoires autochtones. Et je regardais le miroir, je regardais ma peau et je me disais : « où est le blanc dont tu parles »? Et je sortais de la maison et je recevais des insultes raciales et je me faisais arrêter au hasard et fouiller par la police et toute la merde raciste. C’était donc vraiment difficile – et cela m’a fait vivre dans le déni de mon identité autochtone pendant 22 ans.

Dakota 24 ans, femme trans non-binaire bispirituelle

Par le fait même, cette jeune participante explique qu’elle peut difficilement parler à sa mère de son identité autochtone parce que sa mère n’y attache pas d’importance aujourd’hui.

Alors oui, c’est comme… ma mère insiste sur le fait que nous sommes blancs ou quoi que ce soit, et, heureusement pour elle, elle a la peau suffisamment claire pour pouvoir prétendre être blanche, mais je ne le suis pas ! Donc, je n’ai pas de privilèges, je ne peux pas simplement aller prétendre être blanche !

Dakota, 24 ans, femme trans non binaire bispirituelle

De plus, le fait d’avoir la peau plus foncée que sa mère l’amène à vivre des difficultés particulières, incluant des situations de violence et de discrimination.

Les expériences de violences et d’oppression entrecroisées dans différentes sphères

Parce qu’en tant que personne autochtone, je vis du racisme partout où je vais, particulièrement parce que je suis très visible comme personne autochtone… c’est difficile.

Dakota 24 ans, femme trans non-binaire bispirituelle

Les expériences de violence et d’oppression entrecroisées se produisent à plusieurs niveaux. Pour certain.e.s jeunes, les relations familiales sont très difficiles, voire même absentes. Par exemple, August explique qu’iel n’a plus de relation avec sa famille — qu’iel ne communique plus avec son père et que les interactions avec sa mère sont très peu fréquentes, parce qu’elles sont néfastes pour son bien-être. Cette jeune personne reconnait cependant que les relations familiales sont affectées par des traumatismes ancestraux et que la guérison est longue.

Interviewer : Comment tu te sens face aux relations [difficiles] avec ta famille ?
Participant : Euhm… c’est très profond… et c’est comme guérir plusieurs trauma[tisme]s ancestraux… plusieurs héritages sont présents dans mon existence… Parce que je sais que ma famille, ma famille biologique, ils sont très heurtés… c’est pour cela qu’ils agissent de la sorte.

August, 23 ans, personne se décrivant d’origines mixtes, Noire et Autochtone

Le traumatisme historique colonial, incluant l’impact de la religion chrétienne sur l’effacement de l’identité trans et bispirituelle, est ressorti comme un thème important, particulièrement chez Dakota qui exprime vivre beaucoup de racisme.

À cause de la suprématie catholique […] ma spiritualité autochtone et ses histoires ont disparu pour la plupart, et j'ai dû faire beaucoup de recherches et je n’ai trouvé que peu de choses.

Dakota 24 ans, femme trans non-binaire bispirituelle

Dans certains cas, d’autres religions ont même été vécues comme un frein à l’affirmation de son identité de genre. Par exemple, Dakota raconte que sa grand-mère a fait appel à la religion pour lui dire que les personnes trans n’existent pas. Après plusieurs discussions avec la famille et aucune acceptation de leur part, cette participante a expliqué qu’elle a dû quitter leur vie. Toujours selon cette participante, le colonialisme est beaucoup à blâmer pour ses expériences négatives, particulièrement en ce qui a trait à l’identité de genre :

Comme, par exemple, ma tribu et tout ce qui existait avant les colonisateurs ont été complètement anéanti… En fait, les gens honoraient les personnes trans, alors… en tant que personne bispirituelle, je serais dans une meilleure position, mais au lieu de cela les blancs et le colonialisme ont apporté ces idéaux chrétiens, genre binaire homophobe, biphobe, transphobe, et transmisogyne, et la première chose qu'ils ont faite quand ils sont venus ici était pour effacer toutes les traces des personnes bispirituelles…. la vie serait bien meilleure [sans l’impact du colonialisme].

Dakota 24 ans, femme trans non-binaire bispirituelle

Dakota raconte d’ailleurs qu’elle a été torturée par son père parce qu’elle était trans et à cause de la religion catholique, notamment à travers la thérapie de conversion. Le niveau de violence auquel cette participante a été exposée et les liens qu’elle fait avec la religion catholique montrent clairement à quel point le colonialisme a des effets importants et durables sur ces participant.e.s autochtones. De plus, si certaines expériences de violence rapportées par les participant.e.s sont survenues dans le milieu familial, d’autres ont été vécues ailleurs, dans d’autres contextes de vie des participant.e.s, ce qui soulève l’importance pour l’équipe de recherche d’adopter une lecture intersectionnelle pour mieux comprendre les histoires racontées durant les entrevues. Certaines de ces histoires sont intimement reliées aux identités autochtones, d’autres aux identités de genre, et pour certaines, à d’autres marqueurs de diversité comme le handicap ou l’orientation sexuelle. Sans surprise, le thème du racisme est ressorti des vécus des participant.e.s, surtout pour les personnes ayant la peau plus foncée. Pour ces participant.e.s, les expériences d’oppression sont encore directement reliées au thème du colonialisme.

Donc, c’est lié à la race, euh, parce qu'il s'agit de connecter avec mes ancêtres autochtones, euh, qui, à cause du racisme, du colonialisme, de la suprématie blanche, ça fait en sorte que nous sommes poussés et mis à l'écart, pas considérés aussi importants [que les autres], ou tout simplement sauvages, ou stupides, ou peu importe comment on veut nous appeler.

August, 23 ans, personne se décrivant d’origines mixtes, Noire et Autochtone

De manière plus précise, le racisme a été vécu par des participant.e.s dans différentes sphères de leur vie. Certain.e.s participant.e.s nous ont parlé d’expériences d’oppression liées au racisme ou à l’identité de genre : arrestation par la police pour aucune raison apparente, sauf la race, menaces de mort à cause de l’identité de genre et même des expériences de séquestration.

Par exemple, en tant que personne autochtone foncée, deux policiers m'ont entourée à l'improviste. Je ne faisais rien et les officiers m'ont tellement frappée sur les épaules que je suis tombée au sol, juste parce qu'ils ont vu une Indienne [sic] et qu'ils voulaient la frapper parce qu'ils sont des putains de merde de racistes, et mes épaules me font encore mal. Il faudra probablement des années pour me rétablir, au moins des mois. Et puis en ce qui concerne l’identité de genre et le sexe, oui, évidemment [les gens le savent], à cause des gens qui pensent que je suis, je ne sais pas, comme ils me traitent de transsexuelle et toute cette merde et ne me respectent jamais.

Dakota 24 ans, femme trans non-binaire bispirituelle

Les relations aux institutions sont également difficiles pour ces jeunes. Si les jeunes trans allochtones vivent généralement plusieurs situations de discrimination ou de violence institutionnelles, les entrevues des jeunes autochtones ont aussi mis en lumière leur prévalence. Cependant, ces situations de violence et de discrimination institutionnelles transcendent l’identité autochtone et touchent autant l’identité de genre, la race, le handicap et la langue que le statut socioéconomique.

L’identité autochtone / bispirituelle comme une source de résilience

Si le témoignage des jeunes participant.e.s autochtones et trans met en lumière plusieurs défis, tant sur le plan personnel (difficulté à affirmer l’identité autochtone) que familial et social (expériences de violences et d’oppression, notamment reliées au fait d’être autochtone ou d’avoir une identité de genre différente dans un contexte culturel particulier), il est possible de constater que cette même identité autochtone est paradoxalement une source de résilience. En d’autres mots, elle pose plusieurs défis mais insuffle également une certaine force chez les participant.e.s. Cette résilience s’articule sur deux plans. Premièrement, l’identité autochtone permet de comprendre et de consolider l’identité de genre.

[Être autochtone affecte mon expérience de genre]. Je sens comme ça me redonne du pouvoir… C’est comme… j’apprécie plus… [L’identité de genre] est plus que quelque chose de sexuel. […] Je retourne à ma spiritualité pour survivre et pour être moi-même, pour m’épanouir.

August, 23 ans, personne se décrivant d’origines mixtes, Noire et Autochtone

De manière similaire, Addison s’ancre dans la bispiritualité pour expliquer la manière dont iel vit le genre avec les personnes qui l’entourent. En effet, comprenant que le genre est vu de manière relationnelle dans sa communauté, iel peut mieux comprendre ses différentes relations avec les autres.

Pis ça, ça m'intéressait beaucoup [de lire sur ma culture autochtone], parce que dans le fond, ça fait du sens parce qu'il y a des situations où, mettons, je me retrouve avec quelqu'un, pis mettons la personne est plus homme que moi, je me retrouve à être dans une position plus femme t'sais. Parfois, je vais être dans une position où est-ce que la personne est plus femme que moi t'sais, ou pis, dans le fond, on est toutes non binaires, pis c'est juste comme, c'est en relation avec les autres que tu te définis un peu, t’sais.

Addison, 25 ans, métis de 2e génération, transmasculin, fluide dans le genre, non-binaire

Cela permet également de mieux se situer dans l’expérience de non-binarité. D’autres décrivent comment leur identité bispirituelle leur a permis de trouver la motivation pour aller à la rencontre de nouvelles personnes afin de s’engager dans des pratiques spirituelles avec des gens qui les comprennent.

L’identité culturelle et la spiritualité ainsi que l’attachement à la culture autochtone ressortent donc, chez les participant.e.s, comme étant des aspects aidant à la résilience et à la reprise de pouvoir sur leur vie, particulièrement en lien avec l’identité de genre. Ce lien permet de faire sens de ses expériences reliées au genre. De plus, il est possible d’observer que la spiritualité autochtone permet aussi de développer une certaine résilience face aux difficultés vécues.

Pour certain.e.s, la bispiritualité et l’identité autochtone, plus généralement, sont identifiées comme une source de bien-être et même, parfois, directement comme un facteur essentiel ayant permis à la personne de survivre à certaines difficultés vécues. Pour Dakota, qui explique dans son entrevue avoir fait plusieurs tentatives de suicide plus jeune, son ancrage dans la spiritualité autochtone est ce qui lui a permis de rester en vie :

Bien [ma spiritualité est] très importante parce que, entre autres choses, cela m’a gardé en vie – et honnêtement, les esprits m’ont beaucoup aidée, ils m’ont aidée. Je ne pense pas qu'ils aimeraient que je discute de cela en détail. Parce que c'est… ouais. Mais c’est tout. C’est très important… Je veux dire, je suis une personne two-spirits, donc beaucoup de ces expériences sont en lien avec ma spiritualité.

Dakota 24 ans, femme trans non-binaire bispirituelle

Discussion

Les expériences abordées par les jeunes participant.e.s autochtones démontrent à quel point une lentille intersectionnelle demeure pertinente pour l’analyse de leurs récits. Les jeunes trans autochtones qui ont participé à notre étude ont décrit plusieurs situations où iels subissent des violences structurelles multiples, notamment avec l’entrecroisement de leur identité du genre et de leur identité autochtone. En effet, le fait d’être plus visible, que ce soit par l’affirmation de soi ou par certaines caractéristiques physiques comme la teinte de la peau ou certains traits, semble avoir des effets importants sur le niveau de vulnérabilité vécu. De plus, au coeur des expériences discutées dans les témoignages des jeunes participant.e.s se trouve l’idée de la perte ou de l’amnésie culturelle et identitaire, entre l’identité du genre et l’identité autochtone. Le concept d’amnésie identitaire de Ross-Tremblay (2015) est, d’après nous, utile pour comprendre le vécu de ces jeunes qui disent vivre la négation de l’identité autochtone et bispirituelle de la part de certain.e.s membres des communautés (tant la famille que les ami.e.s) mais aussi par l’autonégation de certain.e.s jeunes vis-à-vis leur propre identité.

En effet, l’amnésie identitaire ou culturelle peut expliquer certains comportements vécus entre les membres des communautés par les préjugés que les membres d’un groupe entretiennent envers eux-mêmes (Ross-Tremblay 2015). Nos données nous permettent de percevoir particulièrement clairement cette réalité dans les discours de deux jeunes participant.e.s qui expliquent que certain.e.s membres de leur communauté nient leur identité de genre et tentent même de l’assimiler, soit par le déni et la non-reconnaissance.

De manière générale, l’identité se négocie entre la personne et son environnement. À partir des témoignages des jeunes trans autochtones, on peut constater que cette négociation est parfois difficile tant avec les membres de la famille qu’avec les membres des communautés les entourant, autochtones ou non. La négociation de l’identité est multiple. Celle de l’identité de genre, qui est souvent influencée par les relations avec les groupes qui entourent les jeunes : appartenance à une famille ou à une communauté queer ou trans. Dans le cas des jeunes trans autochtones, il est possible d’observer qu’iels sont assujetti.e.s à des difficultés similaires à celles vécues par les jeunes trans non autochtones (rejet parental, difficultés avec les communautés, violence latérale (Pullen Sansfacon et al. 2018). Mais cette difficulté est amplifiée car elle est aussi assujettie à la négociation culturelle. Or, si l’identité bispirituelle est bien réappropriée et intégrée par certaines communautés, elle est loin de l’être pour d’autres et donc, les jeunes trans doivent aussi négocier leur identité culturelle et leur genre dans un contexte où le colonialisme demeure prégnant et où la sexualité queer est cachée (Finley 2011). Le récit de Dakota est particulièrement illustratif de ce phénomène.

Nos analyses font aussi écho aux travaux de Fieland, Walters et Simoni (2007) qui expliquent que les personnes autochtones (de leurs études) cherchent une maison, une communauté et un sentiment d’appartenance, en même temps qu’elles vivent le sentiment d’être déconnectées de leur culture autochtone, de leur langage et des modèles positifs de personnes bispirituelles. Cette observation, faite également dans les travaux de Plaut et Kirk (2012), révèle que certaines personnes bispirituelles ont du mal à accepter ou à reconnaitre cette identité. Par exemple, des participant.e.s ont démontré à travers leur discours comment certaines formes de pouvoir les limitent quant à l’utilisation des étiquettes leur permettant d’affirmer leur identité tant autochtone que trans. Morgensen (2016 : 608), discutant des identités queer en contexte colonial, explique que le colonialisme continue à nuire à l’autodétermination autochtone/queer/bispirituelle : d’un côté, il renie les « corps sexualisés, racisés, colonisés », et de l’autre, il maintient le pouvoir colonial et racial, ce qui explique aussi possiblement l’expérience des jeunes participant.e.s.

Nous soulignons également la manière dont les jeunes interviewé.e.s ont réussi à naviguer des situations difficiles et opprimantes. Dakota, par exemple, a réussi à survivre à la torture et à la thérapie de conversion. La majorité des participant.e.s interviewé.e.s ont mis l’accent sur l’apport de la spiritualité à leur vie. Leur spiritualité a été informée par leurs liens ancestraux autochtones ainsi que par leur point de vue de personnes trans et bispirituel.le.s. De ce fait, les jeunes ont réussi à mobiliser leur spiritualité d’une manière profondément authentique et enracinée et peut-être décoloniale. Les jeunes ont réussi à donner un sens à leur souffrance à travers leur spiritualité, alors iels ont pu incarner la survivance (Vizenor 1999).

Conclusion

Si la sélection et le nombre d’entrevues et de matériaux de recherche présentent certaines limites et que d’autres recherches sont nécessaires pour mieux comprendre les expériences des jeunes trans autochtones, on peut voir se dégager des données au moins deux paradoxes possibles liés à la double identité trans et autochtone. Le premier prend racine dans les difficultés particulières vécues par les jeunes quant à l’affirmation de leur culture et de leur spiritualité, et qui, en même temps, sont nommées comme une source de résilience. Le deuxième est l’ancrage important dans les ancêtres autochtones chez des jeunes vivant des difficultés importantes avec leur famille immédiate, les transmetteurs mêmes de cette culture. L’impact du colonialisme est évident dans les récits des jeunes.

Les résultats du projet nous amènent à évaluer l’apport de la sécurité culturelle (Brascoupé et Waters 2009; Papps et Ramsden 1996) dans la manière dont les institutions publiques oeuvrent auprès des jeunes trans autochtones. Selon Fast et al. (2017), la sécurité culturelle favorise la transformation dans les systèmes de santé, d’éducation et de justice mais cela doit passer par la reconnaissance des violences coloniales et de leur impact encore perceptible aujourd’hui (153). Les prestataires de soins de santé et de services sociaux ainsi que les établissements d’enseignement devraient adapter davantage leurs modèles d’intervention afin de préconiser des pratiques anti-oppressives et décoloniales (Lee 2017; Medico et Pullen Sansfaçon 2017). Quelles seront les retombées, si les jeunes interviewé·e·s dans le cadre de notre projet avaient pu contribuer au développement des modèles d’intervention qui tiennent compte de leur point de vue, voire les recréer?

Il serait important de poursuivre les recherches afin de mieux comprendre l’expérience des jeunes trans bispirituel.le.s. Notre échantillon de jeunes étant composé de personnes ayant des ancêtres provenant de plusieurs communautés en Amérique du Nord mais aussi du Sud, il serait pertinent de contextualiser ces données par rapport au contexte des Premiers Peuples du Canada. En effet, il appert qu’un besoin se manifeste de contextualiser les liens entre l’identité de genre et l’identité autochtone par rapport au contexte géographique et culturel.

Finalement, il ne faut pas oublier la place centrale des jeunes trans bispirituel.le.s dans les actions qui pourraient être menées afin d’améliorer leurs conditions de vie, tant individuellement que collectivement. L’organisme Native Youth Sexual Health Network, par exemple, a lancé plusieurs campagnes médiatiques afin de renforcer les actions menées par les jeunes bispirituel.le.s à travers le Canada, autrement dit, sur l’île de la Tortue (NYSHN 2019). Le récent rapport en lien avec l’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a également souligné la résilience des femmes, des filles et des personnes 2ELGTQQIA autochtones (2019). Notre projet réaffirme la ténacité et la survivance chez les jeunes trans autochtones au Québec.