Résumés
Résumé
À partir des années 1980, le projet de professionnaliser l’enseignement connaît une diffusion mondiale et est fortement soutenu par de grands organismes internationaux. Parmi ces derniers, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) entame, à partir des années 2000, une reconception du professionnalisme enseignant – un projet qui est toujours en cours. Les fondements théoriques de cette conception et la question du savoir enseignant ont peu été étudiés. L’analyse de contenu des documents de l’OCDE (n = 13) montre que l’organisme conçoit ce professionnalisme comme l’un des outils de réforme du secteur public en cohérence avec sa prise de position, au niveau de la gouvernance, en faveur de la nouvelle gestion publique.
Mots-clés :
- OCDE,
- professionnalisation,
- personnel enseignant,
- sociologie des professions
Abstract
From the 1980s, the project to professionalize teaching became worldwide known. It has been strongly supported by major international organizations. In the 2000s, the Organisation for Economic Co-operation and Development (OECD) began redesigning teaching professionalism—a project that is still going on. Its theoretical foundations and teachers’ knowledge as a theme haven’t been studied much. The content analysis of the organization’s documents (n = 13) showed that the OECD conceives teacher professionalism like being one of the tools for reforming the public sector in line with its position regarding the governance in favour of new public management.
Keywords:
- OECD,
- professionalization,
- teachers,
- sociology of professions
Corps de l’article
L’OCDE et les politiques de professionnalisation de l’enseignement
Le rôle crucial du personnel enseignant fait consensus mondialement depuis des décennies. Présentée comme une stratégie pour améliorer la qualité de ce personnel, la professionnalisation est promue par diverses instances internationales, dont l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Cet organisme de recherche et de statistiques coordonne les politiques de ses pays membres pour promouvoir leur progrès économique et social. En se basant sur l’évaluation des acquis des élèves pour juger l’efficacité des systèmes scolaires des pays, l’OCDE a publié divers rapports sur les relations entre l’éducation et la croissance économique. Toutefois, l’intérêt de l’OCDE pour la gestion de la main-d’oeuvre enseignante (recrutement, attraction, rétention, rémunération, etc.) et sa professionnalisation s’est aussi accru depuis une trentaine d’années.
Dans le faisceau des répercussions des conjonctures économiques des années 1980, certains de ses pays membres adoptent des réformes de la nouvelle gestion publique en éducation, où la concurrence devient un maillon essentiel au développement des pays. Cela s’est traduit par l’adoption de principes de gestion privée dans le secteur public de plusieurs pays (Krejsler, 2020; Verger, 2016) et l’introduction d’une logique de marché en éducation (Mundy et al., 2016; Sahlberg, 2016).
Le Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (CERI) de l’organisme subit alors une énorme pression, spécialement de la part des États-Unis qui redoutaient l’obsolescence technologique dans le contexte de la guerre froide, et de la France dont les aspirations à une collecte de données statistiques constituaient une réponse politique de gauche aux défis socioéconomiques du pays. Bien que divergentes, ces deux visions politiques ont toutes deux concouru à développer des indicateurs comparatifs internationaux (Grek et Ydesen, 2021; Henry et al., 2001). Ensuite, l’OCDE lance le programme des Indicateurs des systèmes d'éducation (INES) en 1988 (Grek et Ydesen, 2021), permettant ainsi le développement, puis la création, d’une panoplie d’indicateurs de comparaison en éducation à l’échelle internationale[1] (Henry et al., 2001; Grek et Ydesen, 2021). Au final, tous ces éléments se sont traduits dans les milieux de formation et d’enseignement par la quête d’une meilleure qualité des enseignant.es dont les bases sont jetées par l’une des réformes américaines initiées par le rapport A Nation at Risk (Gardner, 1983) : le mouvement de professionnalisation de l’enseignement. Dit autrement, la qualité de l’éducation publique ne peut s’améliorer que si l’enseignement devient une profession établie.
Un regain d’intérêt croissant pour le personnel enseignant s’en est suivi dans l’agenda de l’OCDE et une multitude de rapports a été publiée (Istance, 1990; Lowe et Istance, 1989; OCDE, 1994, 1998, 2005). L’organisme va encore plus loin en mettant sur pied des enquêtes, qui portent directement sur les enseignant.es, leur statut, leur formation et l’efficacité de leurs actions auprès des élèves. Ces enquêtes sont lancées à partir de 2008 sous le nom de TALIS (enquête internationale sur l’enseignement et l’apprentissage), ainsi que par une autre enquête sur le savoir des enseignant.es (Teacher Knowledge Survey [TKS]) à partir de 2016 (Sonmark et al., 2017). Il est toutefois nécessaire de rappeler qu’à partir des années 1990, l’OCDE est arrivée, d’une part, à asseoir sa légitimité sur le plan international en éducation (Sellar et Lingard, 2013) et, d’autre part, à renouer avec ses traditions économistes en s’imprégnant de la nouvelle gestion publique pour reconfigurer la gouvernance en éducation, dont le pouvoir des données et la comparaison sont devenus le porte-drapeau (Lessard, 2021; Sellar et Lingard, 2013; Rizvi et Lingard, 2009).
Plusieurs écrits scientifiques ont documenté que l’enquête TALIS, destinée aux enseignant.es et aux chef.fes d’établissement de 48 pays/économies, pourrait être considérée comme un nouvel instrument de la gouvernance mondiale en éducation véhiculant des orientations pédagogiques contradictoires avec une conception de la professionnalisation des enseignant.es qui tendent à décontextualiser et à dénationaliser l’enseignement de ses ancrages locaux et nationaux (Berkovich et Benoliel, 2020; Cerqua et al., 2017; Sobe, 2013; Sørensen et Robertson, 2017, 2020; Robertson et Sørensen, 2018; Tahirsylaj et al., 2021). En dépit des pistes et perspectives que propose cette documentation scientifique, cette conception de la professionnalisation mérite encore d’être examinée sous un angle différent et peu exploré, sans se limiter au TALIS, en se penchant sur les fondements théoriques de cette conception et sur l’enquête TKS.
Ce qui veut dire que l’OCDE soutient toujours l’idée que les enseignant.es sont des professionnels et non pas des fonctionnaires, des techniciens ou des ouvriers qualifiés. Toutefois, la documentation scientifique en sociologie des professions montre que la notion de professionnalisation reste, encore aujourd’hui, un objet de controverse parce qu’il n’y a pas de consensus sur une définition commune de cette notion. Cela nous mène à poser la question suivante : quelle conception de la professionnalisation des enseignant.es l’OCDE promeut-elle et quels en sont les fondements théoriques?
L’article est organisé en quatre sections. Dans la première, nous présentons le cadre théorique de la professionnalisation des enseignant.es, à savoir la sociologie des professions. Les deux sections suivantes sont dédiées à la méthodologie et aux résultats de l’étude. Nous terminerons avec une discussion conclusive.
Cadre théorique
Professionnaliser l’enseignement implique qu’on le transforme en profession et que le personnel enseignant acquiert le statut de professionnel. Cette vision anglo-américaine de la professionnalisation est largement débattue en sociologie des professions. La conception véhiculée par cette approche, qui s’inspire du courant fonctionnaliste américain en sociologie, a fait l’objet d’innombrables critiques, notamment par les tenants des approches interactionniste et conflictualiste des professions (Champy, 2012; Dubar et al., 2015). Cette conception n’est pas restée figée : l’usage fréquent du terme est ambigu et dépend principalement du contexte d’utilisation et de la logique qui le sous-tend (Bourdoncle, 2000; Dubar et al., 2015; Wittorski, 2008). De plus, les débats sur la professionnalisation prêtent tellement à confusion qu’il est difficile de comprendre si les tenants des réformes éducatives et leurs critiques parlent de la même chose (Ingersoll et Collins, 2018; Labaree, 2022).
Acceptions et conceptions de la professionnalisation
Roquet (2012), en se basant sur les travaux de Freidson (2001), donne trois sens au terme professionnalisation. D’abord, celui de « la figure de l’expert, du spécialiste, qui agit seul et se fait reconnaître pour son savoir expert » (Roquet, 2012, p. 83) suivant un processus de transformation de l’individu en professionnel, ce que Bourdoncle (1991) désigne sous le nom de « professionnalité ». Ensuite, celui qui suppose la transformation d’un métier en profession : c’est le professionnalisme qui est entendu ici « comme un principe organisateur de la division du travail » (Roquet, 2012, p. 83). Le groupe professionnel partage principalement l’objectif d’acquérir une autonomie professionnelle (individuelle et collective), une éthique professionnelle et des valeurs universelles, un sens essentiellement fonctionnaliste qui se base sur la reconnaissance juridique de la profession (Dubar et al., 2015). Enfin, celui où la professionnalisation « touche un ensemble conséquent d’activités professionnelles [où] c’est la société dans son ensemble qui se trouve dans un mouvement de professionnalisation » (Roquet, 2012, p. 83). À l’inverse, « lorsque ces activités perdent de leur autonomie et de leur prestige, la thèse de la déprofessionnalisation est développée » (Roquet, 2012, p. 83). Le tableau 1 permet de visualiser la synthèse de ces différentes acceptions du terme « professionnalisation » et de son contraire « déprofessionnalisation » .
Tableau 1
Synthèse des différentes acceptions du terme « professionnalisation »
Transformation d’un métier en profession
Tardif et al. (2022) opèrent une distinction conceptuelle entre le mouvement de professionnalisation et les politiques de professionnalisation. Le mouvement désigne « la lutte, à la fois politique, sociale, économique et juridique, menée par un groupe de travailleurs pour obtenir le statut légal de profession dans une société donnée » (Tardif et al., 2022, p. 26). Les politiques de professionnalisation portent, quant à elles, sur « la main-d’oeuvre enseignante et elles sont le fait des États, de plus en plus influencés de nos jours par les mesures mises en avant par des organismes comme l’OCDE et la Banque mondiale » (Tardif et al., 2022, p. 27). Ces auteurs distinguent deux catégories de politiques de professionnalisation : (1) la professionnalisation de la main-d’oeuvre (workforce professionalization), c’est-à-dire les politiques de professionnalisation de la main-d’oeuvre dont l’État monopolise le pouvoir décisionnel (gestion de la formation, imposition de standards ou de référentiels de compétence, mesures d’attraction et de rétention, etc.) et (2) la professionnalisation du travail réel du personnel enseignant de l’école obligatoire (workplace professionalization), c’est-à-dire son pouvoir dans la prise de décision au sein des établissements (contenu des cours, pratiques disciplinaires, évaluations, etc.).
Sociologie des professions
La sociologie des professions permet de rendre intelligible le processus de professionnalisation qui conduit un groupe de travailleurs qualifiés à revendiquer et obtenir le statut de profession. En l’occurrence, les travaux des fonctionnalistes tracent un modèle de ce processus, notamment ceux de Merton (1957, cité dans Dubar et al., 2015) sur le processus historique qui a conduit, au 19e siècle, la médecine américaine et britannique à obtenir et à conserver jusqu’à ce jour le statut de profession. Cette approche taxonomique met de l’avant les caractéristiques « objectives » qui permettraient de distinguer les professions des autres groupes de travailleurs (Saks, 2012). À l’instar de Merton, Wilensky (1964, cité dans Dubar et al., 2015) présente six caractéristiques indispensables pour qu’un groupe de travailleurs soit reconnu en tant que professionnel, à savoir que son activité doit : « (1) être exercée à plein-temps, (2) comporter des règles d’activité, (3) comprendre une formation et des écoles spécialisées, (4) posséder des organisations professionnelles, (5) comporter une protection légale du monopole et (6) avoir établi un code de déontologie » (p. 95). La figure du professionnel est opposée à celle du businessman et du fonctionnaire en la plaçant au-delà des classes sociales (Maroy et Cattonar, 2002). Les fonctionnalistes voulaient ainsi prouver que « c’est bien l’activité professionnelle … qui caractérise le mieux le système social moderne-libéral » (Dubar et al., 2015, p. 86). À ce titre, les enseignant.es anglais étaient considérés comme des fonctionnaires et non pas des professionnels, car c’est l’État qui détient le monopole de leur diplomation, ainsi que l’entrée et l’exercice de leur métier (Dubar et al., 2015). La professionnalisation se traduit ici par la quête d’une reconnaissance statutaire revendiquée par le groupe professionnel lui-même (Martineau, 2011).
Les interactionnistes, à l’inverse des fonctionnalistes, prônent une production théorique à rebours, préconisant une démarche plus inductive basée sur la théorie ancrée (grounded theory) (Champy, 2012). Les sociologues de cette approche micro-orientée des professions se penchent sur l’étude de groupes professionnels moins prestigieux. Pour Hughes, au lieu d’essayer de savoir si une occupation peut être une profession, « il vaut mieux comprendre dans quelles circonstances les membres d’une occupation tentent de la transformer en profession. Pour découvrir ce qu’elles sont, il faut en étudier l’histoire naturelle, la socialisation, les carrières, le travail concret » (Paradeise, 2003, citée dans Wittorski, 2008, p. 17). Dans cette approche, la professionnalisation représente un processus permettant de légitimer une profession nantie d’un savoir spécifique, pour un moment donné, par l’acquisition d’une reconnaissance sociale (Martineau, 2011; Wittorski, 2008).
Une autre approche dont les principaux centres d’intérêt sont le pouvoir et le contrôle du marché professionnel existe : l’approche conflictualiste, qui se divisent en deux principaux courants, l’un néo-marxiste, l’autre néo-wébérien (Champy, 2012; Saks, 2016). Les néo-marxistes remettent en question le pouvoir et les fondements mêmes de la professionnalisation prônée par les fonctionnalistes en plaidant pour un évanouissement du professionnalisme face à l’expansion du capital. L’accent est mis sur la perte de l’autocontrôle des groupes professionnels « au profit d’une forme nouvelle qu’il appelle “protection corporative” (corporate patronage) et qui constitue … un des mécanismes essentiels du contrôle, exercé par l’État » (Dubar et al., 2015, p. 130). Ce capitalisme monopolistique a engendré une salarisation massive sous la houlette de l’État ou des grandes entreprises. Les groupes professionnels, dont le contrôle ne cesse de décroître jusqu’à son effacement, assisteraient peu à peu à leur prolétarisation (ou « déprofessionnalisation » ) (Bourdoncle, 1993). La complexification du travail et sa lourdeur sont aussi pointées du doigt pour marquer leur déprofessionnalisation. Le courant néo-wébérien, qui peut être représenté par la théorisation de Larson, part du concept de la stratégie professionnelle (professional project), où il est question de « nommer le processus historique par lequel certains groupes professionnels parviennent objectivement à établir un monopole sur un segment spécifique du marché du travail, à faire reconnaître leur expertise par le public, avec l’aide de l’État » (Dubar et al., 2015, p. 136). Cela débouche sur une clôture sociale (social closure) au sens wébérien. Pour Larson, cette clôture pourrait s’obtenir par la conjugaison de deux processus différents : « une clôture “économique” d’un marché du travail et … une clôture “culturelle” d’un groupe par l’appropriation d’un savoir légitime » (Dubar et al., 2015, p. 136–137). Cette double clôture, à la fois « économique » et « sociosymbolique », entraîne la création d’un marché professionnel fermé et spécifique, qui permet l’acquisition d’un statut social prestigieux. Afin que le marché professionnel soit légal et légitime et pour accéder à ce statut social élevé, une validation de l’État est requise. C’est ce que les institutions de formation (les universités) font en procurant aux professionnels un savoir légitime. Cette double clôture procure aussi, selon Larson, un contrôle quasi total de la profession par les professionnels, ce qui leur procure une grande autonomie professionnelle (Dubar et al., 2015).
En dépit de leurs différences, ces approches partagent l’idée que la revendication d’une profession repose sur certaines caractéristiques. Ces dernières peuvent être différentes d’une approche à l’autre, mais elles épousent toutes l’idée que, à certains égards, pour qu’une profession soit officiellement reconnue, elle doit être dotée d’un savoir scientifique, d’une formation intellectuelle, d’une forte organisation professionnelle, d’un contrôle et un pouvoir sur la profession et d’un statut prestigieux (Hoyle, 2001; Ingersoll et Collins, 2018). Autrement dit, un savoir spécialisé entraîne une détermination précise et autonome des règles de l’activité (Martineau, 2011). Une formation intellectuelle de haut niveau (le plus souvent universitaire) implique l’existence d’écoles ou de facultés dûment reconnues par l’État et le public, ainsi qu’un idéal des services offerts par la profession, lequel rend nécessaire l’établissement d’un code de déontologie et le contrôle par les pairs (Martineau, 2011).
Mais qu’en est-il de l’OCDE? À quelle conception adhère-t-elle? À quels critères ou concepts se réfère-t-elle pour définir le professionnalisme enseignant? Sur quelles bases théoriques et scientifiques s’appuie l’OCDE pour mettre de l’avant ces critères? Comment sont-ils définis dans la documentation de l’organisme? Telles sont les questions qui animent la recherche rapportée dans cet article.
Méthodologie de la recherche
Pour répondre à ces questions de recherche, nous avons entrepris une analyse documentaire. Dans le cadre de cette recherche qualitative, nous avons constitué un corpus d’écrits pouvant nous renseigner sur la conception de la professionnalisation des enseignant.es promue par l’OCDE et ses fondements théoriques. Afin de mener à bien notre analyse documentaire, nous avons choisi l’analyse de contenu, d’abord parce qu’en recherche qualitative, elle « prétend synthétiser deux principes méthodologiques contradictoires, l’ouverture et l’investigation guidée par la théorie » [traduction libre] (Kohlbacher, 2006, p. 12), mais aussi parce que ce type d’analyse est recommandé pour l’analyse qualitative des politiques éducatives (Karsenti et Demers, 2018).
Nous avons commencé par une étape de préanalyse effectuée grâce à une lecture flottante du matériel pour repérer et circonscrire les éléments recherchés (Karsenti et Demers, 2018; L’Écuyer, 1990; Wanlin, 2007). La réalisation de cette étape correspond à la constitution de notre corpus[2]. Pour le constituer, nous avons rassemblé des documents variés produits par l’OCDE qui abordent la question de la professionnalisation des enseignant.es, et ce, dans le but d’obtenir un corpus hétérogène. Deux raisons sont à l’origine de ce choix. D’une part, aucun document publié par l’OCDE ne porte exclusivement sur la professionnalisation des enseignant.es, à l’exception des rapports du TALIS 2013 et 2018 (OCDE, 2016, 2019, 2020). D’autre part, il serait contradictoire, partiel et partial de nous centrer sur un seul type de documents puisque nous avons pour ambition de comprendre la conception de toute une organisation internationale (l’OCDE) sur la professionnalisation des enseignant.es.
Un processus de catégorisation, où nous avons opté pour un modèle de catégories mixtes, a suivi (Kohlbacher, 2006; L’Écuyer, 1990), c’est-à-dire un modèle théorique basé sur notre cadre de référence qui sert à constituer les dimensions (catégories) et qui demeure ouvert à l’émergence d’autres dimensions au cours de l’analyse. Les dimensions qui découlent de notre cadre de référence se basent sur la sociologie des professions. Ainsi, nous utilisons cette théorie pour voir comment ces dimensions sont présentées dans les documents de l’OCDE. Le tableau 2 illustre notre grille d’analyse de contenu de la conception de la professionnalisation des enseignant.es promue par l’OCDE.
Tableau 2
Grille d’analyse de contenu de la conception de la professionnalisation des enseignant.es
Nous privilégions une analyse de contenu « manifeste et latent » : notre analyse ne s’arrête pas au sens qui a été obtenu directement du corpus (L’Écuyer, 1990). Elle cherche aussi à déceler les influences cachées, ou « [les] éléments symboliques du matériel analysé » (L’Écuyer, 1990, p. 22), et c’est la raison pour laquelle nous avons choisi de traiter manuellement les données à l’aide de la grille d’analyse mixte.
Conception de la professionnalisation de l’enseignement de l’OCDE
D’un simple travail à la mère de toutes les professions
Il est intéressant de voir comment l’OCDE est passée d’une vision de l’enseignement comme profession fragile et essoufflée, minée par l’absence d’une base de connaissances communes à combler, avec un prestige, un statut et une compétitivité sur le marché du travail à rehausser (OCDE, 2005), à une vision, une quinzaine d’années plus tard, d’une profession jouissant de toutes les conditions qui pourraient faire d’elle « une “profession” plutôt qu’un simple travail » (OCDE, 2020, p. 13) ou même « la mère de toutes les professions » (Ulferts, 2021), qui n’a rien à envier aux professions établies et à leur apanage.
En effet, le rapport de l’OCDE de 2005 met en exergue la stagnation de l’enseignement par rapport à d’autres professions qui sont façonnées et se renouvellent continuellement grâce à la recherche. L’enseignement doit donc entreprendre une véritable mue pour « répondre aux besoins de la société du savoir [c’est-à-dire] transformer l’enseignement en une profession à la pointe des connaissances » (OCDE, 2005, p. 15). Dans ce rapport, les données sur les enseignant.es sont désignées comme partielles et lacunaires : « la collecte de meilleures informations nationales et internationales sur les enseignants est donc une priorité » (OCDE, 2005, p. 237). Les enquêtes TALIS constituent une réponse à toutes ces préoccupations (OCDE, 2009).
Deux points fondamentaux sont à retenir du rapport de 2005. Le premier concerne la comparaison du métier d’enseignant à d’autres professions établies, tels la médecine, le droit et l’ingénierie. Cette comparaison sert d’outil de mesure dans les travaux de l’OCDE qui portent sur le professionnalisme des enseignant.es. Le deuxième concerne la mise en avant d’un manque de données sur les enseignant.es et leur travail, d’où « l’idée de créer une base de connaissances cumulée à l’échelle de toute la profession » (OCDE, 2005, p. 153).
TALIS : la gestation d’une conception de la professionnalisation
L’enquête TALIS compte aujourd’hui trois éditions (2008, 2013, 2018) et une autre est en préparation pour 2024. Cette enquête internationale par questionnaires est administrée aux enseignant.es et aux chef.fes d’établissement. Développée dans le cadre du projet INES, comme le PISA et le PIAAC, l’enquête TALIS suit un objectif commun dans toutes ses éditions.
L’objectif général de la série d’enquêtes TALIS est de fournir, en temps opportun et de manière rentable, des indicateurs et des analyses internationaux solides et pertinents pour les politiques sur les enseignants et l’enseignement qui aident les pays à examiner et à élaborer des politiques qui créent les conditions d’une scolarisation efficace [traduction libre].
OCDE, 2010, p. 24
L’enquête TALIS de 2008 portait sur les enseignant.es et chef.fes d’établissement du premier cycle de l’enseignement secondaire. Celle de 2013 inclut, comme choix optionnel, les enseignant.es du primaire et du deuxième cycle du secondaire. Celle de 2018 portait principalement sur les enseignant.es et chef.fes d’établissement travaillant dans des établissements d’enseignement secondaire de premier cycle et du primaire (Ainley et Carstens, 2019; OCDE, 2010; OCDE, 2014).
Dès les premiers résultats de l’enquête TALIS de 2008 (OCDE, 2009, 2010), la solution est claire : pour répondre aux impératifs des économies fondées sur le savoir :
Il faudra créer des systèmes éducatifs « riches en connaissances » basés sur des données probantes et dans lesquels les chefs d’établissement et les enseignants agissent en tant que communauté professionnelle. [traduction libre]
OCDE, 2009, p. 3
C’est d’ailleurs l’une des premières choses que l’OCDE déplore dans son rapport de 2009 : « l’éducation est encore loin d’être une industrie du savoir dans le sens où ses propres pratiques ne sont pas encore transformées par les connaissances sur l’efficacité de ces pratiques » [traduction libre] (OCDE, 2009, p. 3). La nécessité d’un changement capital dans l’intervention des politiques éducatives auprès des enseignant.es est mise de l’avant, et ce, du niveau institutionnel (école ou système éducatif) au niveau individuel de l’enseignant.e. Cette vision est conceptualisée de manière concrète dans le rapport de l’OCDE (2016) sur l’enquête TALIS de 2013.
Le professionnalisme des enseignant.es est considéré comme « une approche de réforme » dont les vertus peuvent se traduire positivement, à la fois sur leur qualité et sur l’image qu’ils ont de leur statut et de leur efficacité. D’emblée, des pratiques efficaces y sont associées et pourraient définir « un enseignant de qualité ». Ces pratiques sont : participer au mentorat ou à des programmes d’insertion, être autonome par rapport aux programmes et aux activités d’enseignement, collaborer entre pairs et avoir du leadership.
Différentes formes de professionnalisme sont exposées selon les pays. Deux sortes sont mises en exergue : (1) le professionnalisme prescrit (prescribed), façonné et imposé par les États, où les changements se font au niveau politique, comme l’amélioration du statut et des conditions de travail, et (2) le professionnalisme pratiqué (enacted), qui existe dans les pratiques des enseignant.es. Bref, l’enquête TALIS de 2013 « déplace la conversation au-delà du professionnalisme prescrit, puisqu’elle est intégrée dans les politiques nationales, pour examiner le professionnalisme pratiqué tel qu’il est en vigueur dans les écoles » [traduction libre] (OCDE, 2016, p. 27). Cela est conceptualisé sous le nom de « professionnalisme du praticien » (practitioner professionalism). C’est ce qui distingue, selon cette étude, la conception du professionnalisme des enseignant.es de celle des professions établies, car, le plus important, ce sont « les compétences, les attitudes et les pratiques qui sont nécessaires pour que les enseignants soient des éducateurs efficaces » [traduction libre] (OCDE, 2016, p. 32). Le professionnalisme des enseignant.es est conceptualisé comme étant une composante de trois domaines : (1) les connaissances professionnelles, (2) l’autonomie dans la prise de décision et (3) les réseaux de pairs (OCDE, 2016).
Faisant suite aux enquêtes TALIS de 2008 et 2013, celle de 2018 s’avère plus ambitieuse en termes de professionnalisation. Les deux rapports internationaux sur ces enquêtes (OCDE, 2019, 2020) tentent d’explorer le professionnalisme des enseignant.es sous différents angles. Désormais, les enseignant.es sont désignés « professionnels » et « la notion de professionnalisme recouvre non seulement la capacité de gérer son travail efficacement, mais aussi de s’employer à améliorer ses compétences, à collaborer avec ses collègues et les parents d’élèves et à faire face aux défis qui se présentent à eux avec créativité » (OCDE, 2020, p. 3). Le professionnalisme des enseignant.es repose sur cinq piliers, comme le montre le tableau 3.
Tableau 3
Description des piliers du professionnalisme des enseignant.es qui ressortent de l’enquête TALIS de 2018
En se basant sur les réponses des enseignant.es, l’analyse du professionnalisme s’est faite à l’aide des indicateurs disponibles dans l’enquête TALIS de 2018 (OCDE, 2019).
Ces derniers comprennent des indicateurs factuels, tels le niveau de formation des enseignant.es, la participation au développement professionnel, le type de contrat de travail et le taux d’absentéisme, et des indicateurs subjectifs, tels le sentiment de préparation et d’efficacité personnelle, les besoins ressentis en développement professionnel et la satisfaction professionnelle (OCDE, 2019). L’enquête TALIS de 2018 aspire ainsi « à identifier des leviers pour améliorer le degré de professionnalisme des enseignants et des chefs d’établissement dans le monde entier » (OCDE, 2019, p. 28).
L’enquête TALIS et sa conception du professionnalisme se veulent une réponse aux économies fondées sur le savoir pour relever les défis de l’enseignement du 21e siècle. Dans le rapport de l’OCDE (2020), il est spécifié qu’« enseigner aujourd’hui requiert une nouvelle forme de professionnalisme, unique en son genre » (p. 3). C’est ce qu’expriment les cinq piliers mentionnés plus haut au tableau 3. Un constat est établi : il n’est plus question de considérer l’enseignement comme un simple travail; c’est une profession à part entière. La question principale et à laquelle l’enquête TALIS de 2018 tente de répondre est de savoir si les enseignant.es peuvent être à la hauteur de ce professionnalisme. Ainsi, neuf caractéristiques de la profession sont présentées (OCDE, 2020, p. 27) :
la connaissance individuelle et collective de savoirs fondamentaux;
l’acquisition et l’utilisation de compétences spécifiques;
la faculté de jugement au quotidien;
le pouvoir de décision;
la qualité de la formation initiale et continue;
la collégialité professionnelle entre pairs;
l’autorégulation du corps enseignant sur la base de normes bien définies;
l’éthique résultant de l’attachement au service public et de la responsabilité sociale;
le prestige et le statut de la profession, découlant essentiellement des autres attributs.
Ces caractéristiques ont été élaborées à partir de certains rapports de l’OCDE et de travaux d’autres chercheurs, qui se basent principalement sur les caractéristiques des professions établies adaptées à l’enseignement.
Le savoir comme socle fondamental de la conception de la professionnalisation
Le constat évoqué à la fin de la section précédente n’était pas aussi évident 2 ans avant la publication des rapports (OCDE, 2019, 2020) sur l’enquête TALIS de 2018. En effet, dans le rapport de Guerriero (2017), la définition de la profession et celle du professionnalisme des enseignant.es sont largement discutées. Les questions du statut, de l’autonomie, de la gouvernance, de l’autoréglementation et de la formation des enseignant.es y sont abordées. Guerriero (2017) conclut qu’en comparaison avec les autres professions établies, « les connaissances et les compétences requises par les enseignants sont souvent considérées comme moins sophistiquées que celles requises dans d’autres grandes professions » [traduction libre] (p. 29). C’est l’une des raisons principales pour laquelle l’enseignement est encore considéré comme une semi-profession et ne bénéficie toujours pas d’un statut prestigieux. Pour que l’enseignement se trouve une place parmi les professions établies, Guerriero (2017) propose que « l’élévation du statut de la profession enseignante repose sur un enseignement et un apprentissage davantage scientifiques et fondés sur des données probantes » [traduction libre] (p. 30).
Le rapport de Guerriero (2017) a été conçu dans le cadre du projet ITEL[3] pour jeter les bases d’une enquête sur le savoir des enseignant.es dont les instruments de mesure ont été conçus, puis validés dans une étude pilote (Sonmark et al., 2017) menée en 2016 dans cinq pays. L’enquête TKS sera d’ailleurs incorporée dans l’enquête TALIS de 2024 comme module facultatif afin d’évaluer les connaissances pédagogiques générales des enseignant.es travaillant dans les mêmes établissements que les participant.es à l’enquête TALIS (OCDE, 2024). Selon Guerriero (2017), une base de connaissances scientifiques solide et à jour est l’une des caractéristiques importantes, « peut-être la plus importante, de la professionnalisation des enseignants » [traduction libre] (p. 3). Or, sa fragilité réside dans le manque d’ancrage de la pratique dans la base de connaissances scientifiques, ce qui n’est pas le cas des professions établies. L’arrimage de la théorie et de la pratique pédagogique et les résultats d’apprentissage des élèves restent aussi fragiles et incertains. Les enseignant.es eux-mêmes remettent en question la théorie en éducation et soulignent son inadéquation pour leur pratique. En somme, selon Guerriero (2017), ces derniers n’arrivent pas à se mettre d’accord sur ce qui fonctionne, quand et pourquoi.
Toujours d’après Guerriero (2017), et contrairement à ce que lui reprochent les critiques, l’enseignement possède un savoir appelé « le savoir pédagogique général », ce qui, basé sur les travaux de Shulman (1986, 1987, cité dans Guerriero, 2017), le distingue des autres professions. Il n’y a toutefois pas suffisamment d’études à ce sujet. Ce savoir désigne « les connaissances spécialisées des enseignant.es pour créer des environnements d’enseignement et d’apprentissage efficaces pour tous les élèves, indépendamment de la matière » [traduction libre] (Guerriero, 2017, p. 80). Dans la même veine, Ulferts (2021) reprend le constat de Guerriero (2017) et décrit le savoir pédagogique général comme un savoir fédérateur qui permet de distinguer « les enseignants des spécialistes du contenu (par exemple, un professeur de sciences d’un scientifique ou un professeur d’art d’un artiste) » [traduction libre] (Ulferts, 2021, p. 14).
Pour justifier ce choix et réaffirmer l’importance du savoir pédagogique général, Ulferts (2021) se base sur trois arguments. Le premier concerne les résultats de l’enquête TALIS de 2018 qui ont démontré qu’il représente une ressource importante pour alimenter les discussions et les échanges professionnels sur le développement de l’apprentissage des élèves (OCDE, 2019, 2020). Le deuxième repose sur une revue systématique et une méta-analyse internationale qui révèlent un lien entre le savoir pédagogique général et une meilleure qualité d’enseignement et de meilleurs résultats pour les élèves (Ulferts, 2019). Le troisième argument évoque le contexte particulier de « la pandémie de COVID‑19 [qui] a rendu plus visible que jamais le rôle clé du savoir pédagogique général pour un enseignement en ligne efficace » [traduction libre] (Ulferts, 2021, p. 16).
Par ailleurs, Ulferts (2021) se base sur la définition du professionnalisme développée dans l’enquête TALIS de 2018 pour affirmer que le savoir pédagogique est le pilier principal, voire une condition préalable aux autres piliers du professionnalisme, et ce pour trois raisons. D’abord, à la différence des autres piliers, un savoir spécialisé est une composante omniprésente dans toutes les définitions du professionnalisme des enseignant.es. En second lieu, comme en médecine et en droit, un savoir spécialisé distingue les professionnels des non professionnels. En dernier lieu, plus le niveau d’expertise et de connaissances est haut, plus la profession voit le spectre de son autonomie s’élargir.
En somme, les contours de la professionnalisation de l’enseignement conçus par l’OCDE ont été tracés dans les résultats de l’enquête TALIS de 2018, avec une attention particulière portée au premier pilier (le socle de connaissances et de compétences) dont les travaux semblent en constante expansion. Cette conception se veut exhaustive et universelle, véhiculant une logique de réforme du personnel enseignant de l’école obligatoire présentée comme aussi inéluctable qu’indispensable.
Discussion et conclusion : le professionnalisme du personnel enseignant de l’école obligatoire comme outil de réforme de l’école publique
D’inspiration fonctionnaliste et interactionniste, la conception de la professionnalisation de l’enseignement de l’OCDE fixe des caractéristiques spécifiques pour la profession enseignante, en s’appuyant, en premier lieu, sur l’idée de constituer une base de connaissances scientifiques fondée sur des données probantes. L’organisme compte asseoir sa conception sur « le savoir pédagogique général » . Les arguments et les études scientifiques présentés par l’OCDE sous-tendant ce choix sont légion et soutenues empiriquement. Cependant, la question des savoirs des enseignant.es est toujours débattue, étant donné ses différentes conceptualisations, typologies et catégorisations (Tardif, 2000 et Altet, 1998, cités dans Morales‑Perlaza, 2016). De plus, puisque ces savoirs sont produits par les universitaires (Bourdoncle, 1993; Tardif et al., 1991), un consensus sur cette question est miné non seulement par ce flou de sa conceptualisation et de sa complexité, mais aussi par l’incapacité des enseignant.es à produire leurs propres savoirs et à les faire reconnaître autant par les parents que par les universités et l’État.
Par ailleurs, une dérive fondamentale mérite d’être relevée : des « pratiques efficaces » ou « meilleures pratiques » établies scientifiquement permettraient de légitimer des décisions d’ordre politique travesties en question technique (Labaree, 2022). C’est une conséquence d’une analogie avec le domaine médical, souvent trompeuse, foncièrement fonctionnaliste. Cette dérive constituerait un danger pour la démocratie, dans la mesure où le caractère politique de l’enseignement, celui de l’implication des enseignant.es dans le façonnement des idées, des valeurs et des décisions des élèves, ne serait plus un construit social impliquant un public profane, mais la chasse gardée de professionnels puisant et disposant de connaissances basées sur des données probantes.
En second lieu, les efforts pour redorer le blason de la profession enseignante, notamment par l’intégration de la relation avec les parents d’élèves et la question du prestige social, ainsi qu’une certaine forme d’autonomie, traduisent aussi des références fonctionnaliste et interactionniste. Nonobstant ces efforts, l’organisme semble s’éloigner des questions originelles du mouvement, c’est-à-dire la question du pouvoir de la profession et son statut légal. En référence à l’approche néo-wébérienne des professions, comme l’illustre la figure 1, nous constatons que l’OCDE se concentre sur l’aspect « sociosymbolique » de la profession, soit le savoir et le prestige (en vert), mais néglige la dimension « économique », celle qui permet au marché professionnel d’être légal et légitime (en rouge) pour accéder à ce statut prestigieux.
D’ailleurs, si nous nous référons à la distinction établie par Tardif et al. (2022), nous constatons aussi que l’OCDE privilégie la voie des politiques de professionnalisation et porte une attention particulière à la « professionnalisation de la main-d’oeuvre » (workplace professionalization), c’est-à-dire à tout ce qui a trait aux pouvoirs de décision sur les contenus et pratiques disciplinaires. La question du pouvoir sur la gestion de la main-d’oeuvre enseignante (formation, mesures de rétention et d’attraction, etc.) est laissée à la discrétion des États et ne semble pas constituer un point focal, comme le montre sa mise de l’avant du professionnalisme du praticien (practitioner professionalism). Cela traduit ce que Evetts (2014) appelle la professionnalisation « par le haut » (from above), soit un contrôle externe de la profession mis entre les mains des gestionnaires par l’État, comme pour la plupart des professions de la fonction publique. De ce point de vue, le professionnalisme devient un outil de gestion qui dissiperait les illusions d’une autonomie professionnelle. En substance, le choix d’un processus de professionnalisation dans sa dimension individuelle plutôt que dans sa reconnaissance collective et juridique semble être fait par l’organisme.
Figure 1
La stratégie de professionnalisation des enseignant.es de l’OCDE
Au début de son projet de professionnalisation de l’enseignement, l’OCDE (2005, 2009) se donnait pour mission de comprendre le professionnalisme des enseignant.es, qu’elle conceptualise après l’enquête TALIS de 2013 (OCDE, 2016). Cette conception atteint sa maturation dans les rapports sur l’enquête TALIS de 2018 (OCDE, 2019, 2020). Parallèlement, l’OCDE entame un projet sur le savoir des enseignant.es pour étayer son édifice conceptuel (Sonmark et al., 2017).
L’OCDE conçoit la professionnalisation de l’enseignement comme un outil de réforme du savoir, du statut, de la carrière et des conditions de travail des enseignant.es. Cette conception est basée sur deux principaux éléments : (1) les enquêtes de l’OCDE sur le personnel enseignant, qu’elle qualifie de « baromètres de la profession », mais qui en réalité dépasse largement sa fonction de mesure en produisant et diffusant dans le monde entier une conception de ce qu’est une profession et comment la professionnaliser, et (2) la création non seulement d’une base de connaissances scientifiques universelles, mais aussi de recommandations pour l’élaboration de politiques éducatives en termes de statut et de carrière, basées sur des données probantes.
La base de données en cours de construction de l’enquête TALIS et ses ramifications embryonnaires[4], l’enquête TKS et le resserrement des liens TALIS-PISA sont la preuve de ce que nous avançons. De plus, l’organisme identifie, puis mesure les attributs de ce professionnalisme (autonomie, contrôle par les pairs, statut et prestige social) selon leur efficacité, pour les ériger en outil de mesure. Ensuite, il propose des politiques et pratiques éducatives sous forme de recommandations d’action présentées comme des options à la carte que chaque système éducatif doit contextualiser.
Comme Sobe (2013) le suggère, l’OCDE serait supposée construire une vision unique du professionnalisme des enseignant.es. Cette vision est décrite comme « un réseau de cristaux qui collectent la lumière et la concentrent sur un point » [traduction libre] (Sobe, 2013, p. 51). Plus les décideur.euses ou les enseignant.es se référeront à cette conception, plus elle imprégnera leurs décisions. De cette manière, la façon dont sont conceptualisés les attributs du professionnalisme deviendrait la norme pour tous systèmes scolaires souhaitant réformer le statut ou les conditions de travail de son personnel enseignant – par exemple, tel que décrit dans l’enquête TALIS 2018, voir le contrôle par les pairs spécifiquement à travers le prisme de la collégialité ou l’autonomie professionnelle à travers celui du leadership. Cela pourrait ainsi occulter l’existence d’autres formes de contrôle et de régulation de la profession, telle que celle des corporations professionnelles.
Cette hypothèse mérite une étude plus approfondie afin d’être prouvée. Il n’en reste pas moins que la professionnalisation des enseignant.es promue par l’OCDE semble s’inscrire dans ce que Lessard (2021) appelle « un projet de changement institutionnel de l’éducation »[5]. De ce point de vue, le professionnalisme des enseignant.es constitue l’un des outils de réforme du secteur public préconisés par l’OCDE suivant sa prise de position, au niveau de la gouvernance, en faveur de la nouvelle gestion publique.
Parties annexes
Note biographique
Mourad Bacha, doctorant en science de l’éducation et chargé de cours au Département d’administration et fondements de l’éducation de l’Université de Montréal, au Québec, Canada. Dans une perspective comparative, il mobilise différents éclairages théoriques pour contribuer à la compréhension des recommandations dans le domaine des politiques éducatives, particulièrement en enseignement, et, en l’occurrence, celles qui sont promues par les organisations internationales et leur influence sur les politiques éducatives nationales. Il collabore par ailleurs à plusieurs projets de recherche portant sur les savoirs professionnels et les enjeux de l’attraction et de la rétention du personnel enseignant, notamment au Québec et en Afrique subsaharienne.
Notes
-
[1]
Entre autres, la publication du premier numéro de Regards sur l’éducation en 1992 et le lancement du PISA en 1997. Une série de projets d’indicateurs est aussi développée, allant de la petite enfance à l’âge adulte, en passant par la formation professionnelle et l’enseignement supérieur.
-
[2]
Les rapports (n = 13) qui constituent ce corpus sont : Ainley et Carstens (2019), Guerriero (2017), OCDE (2005, 2009, 2010, 2014, 2016, 2019, 2020, 2022), Sonmark et al. (2017) et Ulferts (2019, 2021).
-
[3]
Innovative Teaching for Effective Learning.
-
[4]
Par exemple, l’enquête TALIS Petite enfance, l’étude vidéo TALIS et l’étude TALIS sur la formation initiale des enseignant.es.
-
[5]
Voir Lessard (2021, p. 119–120) pour plus d’informations à ce sujet.
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Liste des figures
Figure 1
La stratégie de professionnalisation des enseignant.es de l’OCDE
Liste des tableaux
Tableau 1
Synthèse des différentes acceptions du terme « professionnalisation »
Tableau 2
Grille d’analyse de contenu de la conception de la professionnalisation des enseignant.es
Tableau 3
Description des piliers du professionnalisme des enseignant.es qui ressortent de l’enquête TALIS de 2018