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La mobilité internationale des étudiants en crise?
L’ère de croissance de la mobilité internationale des étudiants semble toucher à sa fin. Une étude de référence mondiale a révélé que près d’un tiers des universités qui ont répondu à l’enquête avaient enregistré une baisse du nombre d’étudiants internationaux de premier cycle, et que plus de 40 % d’entre elles avaient connu une réduction du nombre d’étudiants internationaux de deuxième cycle (Greenfield, 2024). Cette situation semble être le résultat de ce que certains pourraient appeler le “grand ressac politique” (great policy backlash en anglais) – un changement fondamental des priorités gouvernementales dans certains des principaux pays d’accueil des étudiants (Mitchell, 2024). Le Canada est à l’épicentre de ce ressac. Comme indiqué dans un précédent éditorial de l’ECI/CIE (McCartney et al., 2023), la mobilité internationale des étudiants est moins populaire et plus controversée au Canada qu’elle ne l’a été depuis des décennies. Le nouveau plafond mis en place pour les étudiants étrangers a entraîné une forte baisse du nombre d’étudiants étrangers entrant au pays (Keung, 2024) et l’opinion publique envers les étudiants étrangers décline rapidement (Neuman, 2024). L’éducation internationale, et en particulier la mobilité internationale des étudiants, sont depuis longtemps considérées comme un élément fondamental de l’enseignement supérieur contemporain. Cependant, une nouvelle ère semble avoir commencé, dans laquelle les établissements d’enseignement postsecondaire perdent de plus en plus la confiance du public, la mobilité internationale est perçue comme une menace et les étudiants étrangers sont considérés comme une concurrence pour des ressources limitées. Mais comment en sommes-nous arrivés là? Et pourquoi les établissements mêmes ne parviennent pas à mieux faire valoir leurs arguments en faveur de la mobilité internationale des étudiants? Quel est l’avenir du projet d’éducation internationale si la mobilité internationale des étudiants a perdu son attrait?
Au Canada, il est courant de reprocher aux établissements d’enseignement supérieur de « mal se comporter », c’est-à-dire de recruter trop d’étudiants étrangers, et donc d’engendrer un certain nombre de problèmes en aval dans les communautés environnantes. Toutefois, cette attitude ne tient pas compte du contexte plus large à l’origine de la volonté de recruter des étudiants étrangers. Deux phénomènes mondiaux reliés l’un à l’autre ont produit la « crise » actuelle et rendent particulièrement peu convaincantes les affirmations des gouvernements selon lesquelles ils ont été surpris par les effets de la mobilité des étudiants.
Le premier est la réorganisation des frontières à l’ère de la mondialisation. À partir des années 1970, les gouvernements ont commencé à redéfinir les politiques frontalières pour permettre des formes de mobilité humaine plus sélectives, en s’éloignant des systèmes essentiellement fondés sur la race et en s’efforçant de recruter des immigrants sur la base du capital humain (même si cela reste souvent caractérisé par un racisme institutionnalisé). Au Canada, cette évolution s’est manifestée de la manière la plus évidente dans la loi sur l’immigration de 1976, qui a officialisé le système de points pour l’immigration (supprimant théoriquement l’exclusion fondée sur la race et garantissant que seuls les individus à fort capital humain deviendraient immigrants) et créé diverses catégories de migrants, y compris les travailleurs migrants et les étudiants internationaux. Ces premiers étaient invités à entrer au Canada, mais seulement de manière temporaire, pour servir les intérêts canadiens à court terme plutôt que pour se construire une vie en tant que résidents permanents. La création d’étudiants internationaux en tant que catégorie de migrants n’était pas seulement un processus politique formel, mais aussi un processus idéologique, qui identifiait ces étudiants comme des étrangers qui n’avaient pas droit à l’éducation canadienne. En conséquence, leur faire payer des frais de scolarité beaucoup plus élevés ne semblait non seulement raisonnable, mais juste – après tout, aux yeux de nombreux Canadiens, ils ne méritaient pas les mêmes droits que les citoyens puisqu’ils étaient par définition des étrangers bénéficiant d’un accès spécial au Canada. Même si des voies d’immigration ont été créées pour les étudiants étrangers au cours des décennies qui ont suivi, cette attitude reste largement en place. Les étudiants étrangers sont donc à la fois susceptibles d’être recrutés par les établissements d’enseignement supérieur à la recherche de revenus et un bouc émissaire facile pour les politiciens qui veulent imputer les maux sociaux à un groupe qui est à la fois politiquement marginalisé et perçu comme autre.
Si leur statut de migrant a permis de faire payer aux étudiants internationaux des frais différentiels, ce sont d’autres changements qui ont rendu les établissements financièrement dépendants de leurs frais de scolarité. La montée du néolibéralisme, ou la réorganisation systématique de la politique gouvernementale en vue d’éliminer les programmes de protection sociale, de mettre l’accent sur la responsabilité individuelle et de considérer les marchés comme le meilleur moyen de distribuer les ressources, a coïncidé avec les changements apportés aux politiques d’immigration. Le néolibéralisme, comme l’a souligné David Harvey il y a plusieurs décennies, vise à redistribuer les richesses vers le haut, au profit d’une classe d’employeurs de plus en plus riche (Harvey, 2005). Au Canada, cela s’est traduit par une réorganisation du financement des programmes sociaux et une réduction spectaculaire des taux d’impôt sur le revenu des sociétés, qui sont passés de 50,9 % en 1981 à seulement 26,5 % en 2024 (Trading Economics, 2024). Il en a résulté une baisse du soutien gouvernemental pour l’enseignement postsecondaire et une dépendance croissante sur les frais d’utilisation – c’est-à-dire les frais de scolarité. Les étudiants étrangers ont pris une importance disproportionnée dans ce contexte, et c’est pour cette raison que le gouvernement canadien a appuyé les efforts des établissements pour les recruter. Pourtant, maintenant que les politiciens sont confrontés aux conséquences de 40 années de politique néolibérale – stagnation des salaires, hausse des prix, crise du logement et accès limité aux aides sociales – ils se retournent contre les étudiants internationaux et les rendent responsables de ces importants problèmes systémiques dont ils ne sont que les victimes, au même titre que leurs camarades de classe canadiens.
Malheureusement, les établissements se sont révélés incapables de défendre la mobilité internationale des étudiants telle qu’elle existe actuellement. C’est en grande partie parce qu’elles ont été corrompues par ses structures. Ces établissements dénoncent la réaction négative des étudiants internationaux non pas en raison de leur valeur éducative ou sociale, mais uniquement en termes économiques. Cette démarche sert en fait à miner la licence sociale/crédibilité de l’enseignement postsecondaire, car cela infirme les affirmations selon lesquelles les établissements servent le bien public au-delà de leurs propres besoins financiers. Bien entendu, l’élément de plus grande importance est le groupe le plus touché : les étudiants étrangers. La catégorisation des étudiants internationaux en tant que migrants, tel que mentionné plus haut, a été la première étape de la création de l’identité distincte de « l’étudiant international ». À la fin des années 1990 et début des années 2000, la notion d’internationalisation de l’enseignement supérieur a commencé à prévaloir, supplantant le terme d’éducation internationale, tous deux étant utilisés de manière interchangeable. L’internationalisation a été conceptualisée comme processus d’intégration d’une dimension internationale, interculturelle et mondiale dans les établissement postsecondaires (Knight, 2004); les étudiants étrangers ayant été identifiés comme l’un des principaux moteurs de l’internationalisation qui contribuaient à introduire cette dimension interculturelle et internationale au sein des établissement. C’est avec beaucoup d’enthousiasme que les universités et les établissements d’enseignement supérieur ont adopté ce raisonnement et ont trouvé, avec l’autorisation d’appliquer des droits d’inscription différenciés, un moyen de faire face à la diminution du financement public. Les étudiants internationaux en sont venus à être traités comme un atout économique et culturel.
La volonté résolue de recruter des étudiants étrangers au cours des deux dernières décennies a été soutenue par des politiques provinciales et gouvernementales qui les ont rendues complices de la croissance effrénée d’un « produit éducatif ». Les deux politiques fédérales sur l’éducation internationale (DFATD, 2014; AMC, 2019) visent davantage à créer et à promouvoir la marque Canada, et à commercialiser le Canada en promettant des « écoles de grande qualité », une société « pacifique, accueillante et diversifiée », une « qualité de vie enviable », des « possibilités de travailler et de commencer une carrière » et, surtout, des « voies d’accès à la résidence permanente » (AMC, 2019). Avec ce type d’hospitalité promise, les étudiants se sont présentés par milliers, contribuant à maintenir l’enseignement supérieur canadien à flot. De voir cet accueil si soudainement retiré, avec l’insinuation que les étudiants internationaux eux-mêmes sont le problème, est la dernière d’une longue série d’hostilités non-anticipées auxquelles les étudiants ont dû se confronter.
Selon des sondages récents, six Canadiens sur dix estiment qu’il y a trop d’immigrants qui entrent dans le pays, soit quatre fois plus qu’en août 2020, et que trop d’immigrants appartiennent à des minorités visibles (Graves, 2024). Et ces attitudes ne représentent rien de neuf. D’une part les étudiants étrangers sont appréciés en tant qu’émissaires de culture et de diversité au sein de nos établissements, mais leurs différences ne sont prises en compte et satisfaites que dans le cadre des normes de la culture dominante. Tel que Schick et Denis l’ont argumenté, « la rhétorique du multiculturalisme est représentée comme un symbole de la "bonne nation » (2005, p. 295), qui est sans race, bienveillante et innocente, effaçant ainsi la race et le racisme. Leurs différences culturelles, leurs langues, leurs savoirs et leurs façons d’être sont considérés comme déficients. Ce double discours est un trope colonial classique (Bhabha, 1994; Jiwani, 2010) qui maintient les étudiants internationaux sous contrôle et ne les rend visibles que comme menace, comme déviants ou déficients.
À notre avis, le problème qui se pose depuis le début est le fait que les raisons économiques de l’internationalisation sont au centre de cette "entreprise"; les objectifs éducatifs et la valeur de l’éducation internationale sont devenus invisibles. Les établissements se sont détournés de la responsabilité de fournir des services et des aides qui permettraient aux étudiants internationaux de vivre l’expérience éducative de qualité qu’on leur avait promise. Malgré les restrictions et les limites imposées aux visas délivrés aux étudiants étrangers, les établissements doivent ou poursuivent leur recrutement ou faire face à des crises budgétaires, comme cela a été rapporté dans de nombreux établissements à travers le Canada. Alors que la réponse la plus évidente devrait être de se concentrer sur le rétablissement du financement public de l’enseignement supérieur, il est nécessaire de réfléchir à la manière dont nous considérons l’éducation internationale et à la manière dont nous pouvons nous engager de manière plus éthique avec ses promesses éducatives non réalisées.
Dans ce numéro d’Éducation comparée et internationale, nous présentons un certain nombre d’articles qui, une fois de plus, reflètent l’étendue de la recherche contemporaine en matière d’éducation comparée et internationale.
Ce numéro s’ouvre sur deux articles qui apportent un éclairage critique supplémentaire sur la mobilité internationale des étudiants au Canada. Hijin Park et Margot Francis contribuent à l’étude émergente de l’interaction entre l’éducation internationale et le colonialisme de peuplement. Elles examinent comment la violence coloniale des colons est intégrée dans les systèmes au Canada, y compris l’internationalisation de l’éducation. Le résultat pour les étudiants internationaux racialisés c’est qu’ils sont confrontés à un traitement raciste et sexiste, tant sur le campus qu’en dehors, et qu’ils sont particulièrement vulnérables à la violence et à l’exclusion.
Ensuite, María Cervantes-Macías et Anne-Cécile Delaisse apportent un regard critique sur les parcours d’immigration des étudiants étrangers au Canada, ayant interrogé des étudiants mexicains et vietnamiens et exploré comment leur approche envers leur propre parcours est distincte, et parfois en conflit, avec les systèmes politiques linéaires et mécaniques avec lesquels ils interagissent dans la poursuite de leurs objectifs en matière d’immigration. Leur travail démontre que le système d’immigration canadien, et les attentes qu’il suscite quant à la manière dont les étudiants doivent le naviguer, ne prend pas en compte les trajectoires complexes propres aux étudiants mêmes. De plus, Cervantes-Macías et Delaisse démontrent que les étudiants emploient une série de stratégies innovantes pour faire face à cette disjonction, offrant ainsi une vision nouvelle et complexe des parcours migratoires des étudiants.
Ce numéro comprend aussi un article sur un élément essentiel mais peu étudié de l’éducation internationale, l’école extraterritoriale. En se concentrant plus particulièrement sur la Colombie-Britannique, Ian Alexander et Laura Werbitsky ont étudié les efforts de marketing déployés par le “programme d’écoles extraterritoriales” géré par le gouvernement de la Colombie-Britannique pour recruter des étudiants dans les écoles du programme d’études de la Colombie-Britannique situées en dehors du Canada. En utilisant l’analyse du discours critique, ils ont constaté que la Colombie-Britannique avait développé une marque cohérente, et quelque peu trompeuse, pour ses écoles extraterritoriales. Encore plus frappante est leur constatation que le matériel publicitaire associé à la marque avait tendance à refléter des justifications en décalage avec le programme, en particulier pour les étudiants qui essaient de planifier leur avenir. Enfin, ils ont constaté un manque de perspectives et de connaissances autochtones, malgré les efforts avoués du gouvernement de la Colombie-Britannique pour promouvoir ces sujets dans leur système scolaire. L’article qui en résulte met en valeur les effets complexes et possiblement préoccupants de la course à la commercialisation des écoles de la Colombie-Britannique dans le monde entier.
Les deux derniers articles offrent un point de vue plus international. L’article de Mourad Bacha présente une perspective critique sur le développement professionnel et la conception du professionnalisme des enseignants dans différents contextes. Son article retrace l’évolution de la professionnalisation de l’enseignement depuis les années 1980, en mettant l’accent sur le rôle des organisations internationales telles que l’OCDE. Grâce à une analyse de 13 documents de l’OCDE, cette étude révèle que les efforts de l’organisation pour redéfinir le professionnalisme des enseignants s’inscrivent dans un programme plus large visant à réformer le secteur public selon les principes de la nouvelle gestion publique.
Enfin, Charlene Tan et Diwi Binti Abbas examinent l’idée de compétence globale dans les écoles de Singapour. En général, la littérature sur les compétences globales a privilégié les perspectives anglo-américaines, et Tan et Abbas ont cherché à savoir si le fait de se concentrer sur Singapour modifierait de manière significative les idées sur les compétences globales. Elles constatent que les fondements communautaires de l’éducation singapourienne remodèlent considérablement la manière dont la compétence globale est assimilée par les élèves, les amenant à valoriser à la fois le bien-être international et leur enracinement local. Il en résulte une tension potentiellement productive qui peut soutenir les valeurs propres des étudiants et leur vision d’une bonne vie pour tous.
Parties annexes
Bibliographie
- Affaires étrangères, Commerce et Développement Canada (AECDC. (2014). Stratégie du Canada en matière d’éducation internationale : Utiliser notre avantage du savoir comme moteur de l’innovation et de la prospérité. AECDC.
- Affaires Mondiales Canada (AMC). (2019). Miser sur le succès : Stratégie en matière d’éducation internationale 2019–2024. https://www.international.gc.ca/education/strategy-strategie/strategy-summary-sommaire-strategie.aspx?lang=fra
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- Knight, J. (2004). Internationalization remodeled: Definition, approaches, and rationales. Journal of Studies in International Education, 8(1), 5–31. https://doi.org/10.1177/1028315303260832
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- Neuman, K. (2024, Octobre 17). Canadian public opinion about immigration and refugees—Fall 2024. Environics Institute. https://www.environicsinstitute.org/projects/project-details/canadian-public-opinion-about-immigration-and-refugees---fall-2024
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