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Qui défend les étudiants internationaux?

Le 22 janvier, le gouvernement fédéral du Canada a annoncé la mise en place d’un plafond des permis d’études accordés au cours des deux prochaines années. En vertu de ce plafond, des permis seront approuvés pour environ 360 000 étudiants de premier cycle en 2024, soit une réduction de 35% par rapport à l’année précédente (Wherry, 2024). À titre de référence, plus d’un million d’étudiants internationaux (à tous les niveaux d’études) étaient inscrits dans des établissements d’enseignement canadiens en 2023, soit une augmentation de 29% par rapport à l’année précédente (BCEI, s. d.).

Cette réduction des permis est destinée à cibler les « mauvais acteurs », c’est-à-dire les établissements privés qui recrutent un nombre croissant d’étudiants internationaux et les exploitent en leur faisant payer des frais excessifs pour un enseignement de qualité médiocre qui ne leur fournit que peu ou pas de services de soutien. Dans les cas les plus graves, des agents ont escroqué des étudiants en leur promettant de fausses admissions dans des établissements privés ou publics. Le ministre de L’immigration, des réfugiés et de la citoyenneté Canada, Marc Miller, les a décrits comme « l’équivalent des usines à chiots en termes de diplômes » et a ajouté : « [c]’est un peu désorganisé pour le moment et il est temps de maîtriser la situation » (Wherry, 2024).

Nous sommes d’accord que les pratiques de recrutement contraires à l’éthique et l’exploitation des étudiants internationaux vulnérables doivent être dénoncées et stoppées. Cependant, il y a d’autres aspects de cette question qui méritent notre attention. La question de l’exploitation des étudiants étrangers, que ce soit par des agents de recrutement ou par des écoles/institutions privées, ne représente rien de neuf. Les universitaires et les médias en parlent depuis quelques années, soulignant les difficultés, le racisme et les problèmes financiers que les étudiants étrangers doivent affronter. Et pourtant, les gouvernements provinciaux et fédéraux n’ont pas considéré cette question comme étant préoccupante et ont encore moins agi face à ce qui était en train de devenir une situation de crise pour les étudiants. Pourquoi cette indignation et cette inquiétude aujourd’hui? Qu’est-ce qui a changé?

Comme nous l’avons noté dans un éditorial il y a quelques mois (McCartney et al., 2023), la colère du public a grandi au cours de la dernière année contre les étudiants étrangers et les nouveaux immigrants que l’on blâme pour la crise du logement au Canada. Comme l’histoire l’a démontré, les nouveaux arrivants au Canada ont souvent été désignés comme boucs émissaires pour les problèmes sociaux du jour, et les médias ont joué un rôle dans la création de paniques morales en ce qui concerne les étudiants étrangers. Autrefois considérés comme « la concurrence » pour avoir déplacé en périphérie les étudiants locaux et occupé leurs places dans les universités et les collèges (Stein et Andreotti, 2016), ils sont maintenant devenus « la concurrence » pour arriver à se procurer les rares logements locatifs disponibles. Bien que la crise du logement soit réelle pour tout le monde, les étudiants internationaux n’en sont pas la cause et, en fait, sont eux-mêmes souvent contraints de vivre loin de leur lieu d’étude et dans des logements partagés surpeuplés. Il est clair que la réaction contre l’arrivée d’un nombre croissant d’étudiants étrangers dans des communautés qui n’ont pas la capacité de les accueillir et l’hystérie qui entoure le marché du logement locatif sont les principales raisons qui expliquent le moment choisi pour cette nouvelle annonce fédérale. La mise en place d’un nouveau plafond des permis pour les étudiants étrangers et les assurances offertes par certaines provinces canadiennes au sujet des mesures d’autorisation et de réglementation des écoles privées constituent un bon début, mais ce n’est qu’un aspect d’un problème complexe.

Les facultés et universités canadiennes sont également complices dans la croissance effrénée du marché des étudiants étrangers des dernières années. Comme l’ont souligné les spécialistes de l’enseignement supérieur international au cours des deux dernières décennies, le financement public de l’enseignement supérieur a baissé au cours de cette période, ce qui a poussé les établissements à devenir plus entreprenants. Ils sont désormais trop dépendants des revenus provenant des étudiants étrangers, ce qui les expose à une vulnérabilité financière en cas de menace. La pandémie et ses conséquences ont été l’une de ces menaces, entraînant une baisse des inscriptions dans tout le Canada et des coupes budgétaires dans de nombreux établissements cette année. Les coupes budgétaires affectent le plus souvent les services aux groupes mal desservis, les programmes et les cours qui, par exemple, respectent les engagements en matière d’équité, et le personnel enseignant déjà en situation précaire, ce qui conduit à une érosion de la qualité de l’expérience éducative pour tous, mais en particulier pour les étudiants internationaux.

Le gouvernement fédéral a lui-même contribué au problème du nombre croissant d’étudiants en faisant du Canada une « marque de commerce » dans le monde de l’éducation internationale et de par ses politiques sur l’éducation internationale. Par exemple, la première stratégie fédérale sur l’éducation internationale parlait de « maximiser les opportunités économiques, ... de renforcer l’engagement avec les marchés clés et émergents, et attirer les meilleurs et plus brillants étudiants internationaux » (MAECD, 2014, p. 5). Le gouvernement laisse donc entendre que les étudiants étrangers « peuvent être admissibles au statut de résident permanent » et qu’ils sont « bien placés pour immigrer au Canada » grâce à leurs diplômes et à leur expérience du pays. Ce prix a été précisé dans la deuxième stratégie qui promettait des « voies d’accès à la résidence permanente » (AMC, 2019), un stratagème utilisé par les agents pour inciter les étudiants à venir au Canada.

Le recours à des agents de recrutement privés par des établissements publics et privés met en évidence un autre aspect de l’enseignement supérieur international : la croissance du secteur privé dans l’enseignement supérieur. La prolifération des écoles privées, y compris des écoles de langues, en est le reflet le plus évident. Les universités et les établissements d’enseignement supérieur ont de plus en plus recours au secteur privé et aux partenariats public-privé pour recruter des étudiants étrangers, créer des facultés de formation et d’autres programmes. Ces tendances démontrent que des éléments institutionnels clés, qui étaient autrefois soumis à un contrôle académique, sont aujourd’hui confiés à des entreprises à but lucratif qui ne s’intéressent guère aux objectifs éducatifs. De Wit et Altbach (2024) observent que la privatisation et le sous-financement de l’enseignement supérieur « créent des contraintes financières pour le secteur et rendent les universités vulnérables aux pratiques illégales et à une baisse des normes de qualité ».

Lorsque des étudiants étrangers sont recrutés pour venir au Canada, nous leur faisons des promesses quant à l’expérience éducative et l’expérience canadienne auxquelles ils peuvent s’attendre. Un récent sondage du BCEI auprès des étudiants étrangers a révélé que les trois principales raisons pour lesquelles les étudiants étrangers choisissent le Canada pour leurs études à l’étranger sont les suivantes : la réputation du Canada en tant que pays sûr et stable, la réputation et la qualité du système éducatif canadien et le fait que le Canada offre une société (généralement) tolérante et non discriminatoire (BCEI, s.d.). Nous laissons tomber les étudiants sur toute la ligne. Au niveau des logements de base, une nécessité fondamentale et une attente raisonnable dans un pays stable, ils ne sont tout simplement pas disponibles. La qualité de l’éducation n’est pas une évidence non plus, et la société « généralement tolérante et non discriminatoire » est de plus en plus raciste, pointant du doigt et en colère.

Le ministre fédéral a affirmé que ces réductions ne visaient pas les étudiants :

Pour être tout à fait clair, ces mesures ne sont pas dirigées contre les étudiants internationaux individuels, (...) [e]lles visent à garantir que les futurs étudiants arrivant au Canada reçoivent l’éducation de qualité à laquelle ils se sont inscrits et l’espoir qu’on leur a donné dans leur pays d’origine.

Wherry, 2024

Mais ce sont les étudiants qui sont diabolisés aux yeux du public. Les réductions elles-mêmes ne suffisent pas à résoudre la multitude d’autres problèmes qui sont en jeu. En tant que membres d’universités et d’établissements d’enseignement supérieur, en tant que chercheurs et enseignants, nous avons la responsabilité morale de plaider en faveur du changement, d’être des activistes universitaires en mettant la recherche au service du bien social. Ceci est un appel à faire entendre nos voix sur les avantages académiques d’accueillir des étudiants du monde entier, à plaider en faveur de conditions de vie décentes et de services de soutien efficaces pour les étudiants internationaux, à remettre en question les modèles d’éducation internationale des entreprises qui donnent la priorité aux objectifs économiques plutôt qu’aux objectifs académiques, et à promouvoir une vision de l’éducation internationale fondée sur des objectifs éducatifs, la mutualité et la relationalité, et le bien-être.

Passons à notre présent numéro qui présente trois articles en anglais et un en français; des articles qui prennent au sérieux la responsabilité morale et le potentiel de l’éducation et de la recherche internationales. Abdulganiy Aremu Sulyman et Kate Ojomah Ukwumaka proposent une discussion sur la possibilité d’appliquer l’École philosophique conversationnelle africaine (également connue sous le nom de conversationalisme) à la tâche vitale de l’éducation critique à la paix au Nigéria. Ils suggèrent que le conversationalisme peut être utilisé pour parvenir à une forme de « décolonisation modérée », qui permettrait d’harmoniser les influences africaines et étrangères au Nigéria, afin de contribuer à un avenir pacifique et durable. Après avoir présenté leurs arguments théoriques, ils appliquent ces idées aux politiques clés qui impactent l’éducation au Nigéria et montrent comment l’éducation critique à la paix, éclairée par le conversationalisme, pourrait renforcer les efforts de décolonisation et contribuer à construire un avenir meilleur et plus durable pour le Nigéria.

Emin Kilinc, Ardavan Eizadirad et Jennifer Straub sont également inspirés par le potentiel de l’éducation à la citoyenneté mondiale pour contribuer à un meilleur avenir pour la Turquie. Étant donné que la Turquie accueille la plus grande population de réfugiés au monde, le gouvernement s’est efforcé d’intégrer une perspective mondiale dans son programme d’études sociales, mais Kilinc et al. constatent que les résultats obtenus jusqu’à présent sont mitigés. Ils examinent les manuels d’études sociales de la quatrième à la septième année pour montrer que l’accent continue d’être mis sur les paradigmes nationalistes, au détriment du projet de citoyenneté mondiale dans les écoles turques. Ils s’appuient sur leur analyse pour recommander des réformes du programme scolaire turc, notamment une réduction des positions nationalistes et une augmentation des efforts pour enseigner les compétences de pensée critique, en tant qu’étapes vers un programme scolaire plus orienté vers le monde et une société turque plus inclusive.

Dans notre troisième article, Haoming Tang, Paul Tarc, James Budrow et Polin Sankar Persad s’appuient sur une collection innovante de preuves pour examiner ce qui fait que les universitaires ont l’esprit mondial en premier lieu, avec des implications pour le projet d’éducation internationale dans son ensemble. Ils examinent les esquisses autobiographiques contenues dans l’ouvrage de Kirkwood-Tucker publié en 2018 sous le titre : The Global Education Movement: Narratives of Distinguished Global Scholars (Le mouvement mondial de l’éducation : Récits d’éminents chercheurs mondiaux), afin d’identifier des schémas dans la vie des principaux spécialistes de l’éducation internationale. Ils trouvent des thèmes clés dans la vie de ces chercheurs, notamment l’expérience de la guerre ou de tensions politiques, le fait d’avoir été témoin d’injustices sociales à un moment formateur de leur vie, et un intérêt pour l’engagement dans la découverte des différences et l’exploration de l’inconnu. D’une certaine manière, ces schémas renforcent le point de vue de Kilinc et al. sur la valeur de l’éducation à la citoyenneté mondiale, car ces chercheurs renommés ont poursuivi leur propre version d’un programme d’études mondialisé, ce qui les a conduits à travailler comme éducateurs et chercheurs dans le domaine de l’éducation internationale tout au long de leur vie. Comme les autres auteurs de ce numéro, Tang et al. montrent le lien nécessaire entre l’éducation internationale, la justice sociale et le travail nécessaire pour construire un avenir meilleur.

Enfin, nous sommes heureux d'inclure la première soumission française dans notre nouvelle section« Emerging Scholars » (Chercheurs émergents). Ancré dans le carré dialectique de la différence culturelle, Marc Donald Jean Baptiste utilise les données d’une thèse de 2022 pour présenter, dans le contexte du Brésil, les pratiques d’enseignants du primaire qui prennent en compte les différences culturelles des élèves d’origine haïtienne. Jean Baptiste constate que malgré les efforts des enseignants, les élèves font l'expérience d'interventions interculturelles problématiques. L’étude montre qu’il est urgent de développer des approches interculturelles et inclusives au sein du système scolaire brésilien.

Ce numéro comprend également deux critiques de livres : Emily Dobrich critique le livre de L. M. Griffith de 2023, Graceful Resistance : How Capoeiristas Use Their Art for Activism and Community Engagement (Résistance gracieuse : comment les capoeiristes utilisent leur art pour l’activisme et l’engagement communautaire) et Alishau Diebold discute du livre de Ranjan Datta de 2023, Decolonization in Practice : Reflective Learning From Cross-Cultural Perspectives (La décolonisation en pratique : apprentissage réflexif à partir de perspectives interculturelles).