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Pour qui s’intéresse à la fois à la géographie et la littérature, ou plus largement à la production des idées depuis les années 1950, aussi bien en sociologie qu’en philosophie par exemple, cet ouvrage est incontournable et marque une étape essentielle de cette géographie littéraire que M. Brosseau explore depuis longtemps. Même s’il s’en défend par modestie, il donne à découvrir un panorama exhaustif des rapports, finalement intimes, divers et évolutifs dans le temps, qui associent ces deux domaines de connaissance. Dresser un tel tableau signifie, dans son esprit, « embrasser d’un même regard » les principales approches géographiques de la littérature, déclinant leurs assises épistémologiques et méthodologiques. Cet objectif se concrétise, à la fin de l’ouvrage, par la présentation effective de deux tableaux synthétiques de ces approches, l’un les mettant en rapport avec « les valeurs qu’elles lui accordent (…) et les thèmes qu’elles privilégient », l’autre qui les inscrit dans la trame temporelle de leur émergence et de leur déploiement.
Aborder les rapports qui lient géographie et littérature introduit deux interrogations centrales et complémentaires qui se sont succédé dans le temps. En premier lieu : comment la littérature peut-elle éclairer l’analyse géographique ? Cela suggère une approche géographique d’un lieu, d’une ville ou d’un territoire à partir des imaginaires littéraires. Par la suite : comment la géographie peut-elle représenter une ressource pour appréhender les oeuvres littéraires ? Cela introduit à l’inverse une approche littéraire à partir de l’imaginaire géographique des écrivains. Ainsi, en schématisant, dans le premier cas « on se penche sur le texte pour comprendre l’espace » et, dans le second, « on se penche sur l’espace pour comprendre le texte ». Avec une question en corollaire, telle que l’auteur l’exprime : « Quelle peut-être la contribution des géographes à l’étude de la littérature ? »
Cependant, plutôt que d’organiser en fonction de ces deux interrogations la présentation de l’abondant matériau réuni dans son ouvrage, l’auteur a choisi de le faire en deux temps : dans une première partie, intitulée « Développements », il resitue les réflexions portant sur les rapports géographie-littérature dans leur contexte historique ; tandis que dans la seconde, « La nouvelle géographie culturelle », il explore les principales thématiques qui ont émergé ces dernières décennies et qu’il considère comme particulièrement novatrices.
À partir d’une trame essentiellement chronologique, la première partie aborde ainsi l’évolution des études géographiques de la littérature en les replongeant dans le contexte intellectuel de leur émergence, jusqu’aux tournants culturel et textuel des années 1980 « qui allaient secouer la géographie humaine dans son ensemble ». On passe ainsi du recours des géographes à la littérature de fiction dans leur analyse des lieux, à leurs interrogations sur les dimensions idéologiques d’une littérature envisagée comme un discours sur la société, et donc sur la subjectivité des auteurs dans leur recours à l’espace par rapport à des réalités sociale, coloniale ou de genre.
Dans la seconde partie, l’auteur propose une « coupe », non plus chronologique mais transversale et contemporaine, des divers moyens d’appréhender la littérature dans une perspective géographique. Le curseur est déplacé « de l’auteur au contexte, du contexte au texte, du texte au monde qu’il représente » ; également du texte au lecteur en s’intéressant à son « horizon d’attente » dans ses choix de lecture. Ces réflexions se situent du côté des théories de la lecture et de la réception, de l’histoire du livre, et mobilisent de manière récurrente les approches en sociologie littéraire. Elles incluent aussi bien les études en tourisme littéraire que celles portant sur la géographie des étapes de la fabrique littéraire, ces multiples axes d’approche contribuant à la multiplication de cadres conceptuels et à l’inflation de leurs qualifications : géographie imaginaire, géographie imaginative, imaginaire géographique, spatial literary studies, spatial humanities, new cultural geography, etc.
Pour illustrer les rapports intimes qui lient un auteur et un lieu, Marc Brosseau convoque un certain nombre d’ouvrages sur lesquels lui-même ou d’autres ont porté leur attention : Dos Passos et New York dans Manhattan Transfert, James Joyce et Dublin dans Ulysses, Dionne Brand et Toronto dans Les désirs de la ville ; et pour l’ensemble de leur oeuvre, Balzac et le Paris du XIXe siècle, Bukowski et Los Angeles, Thomas Hardy et son Dorset « fictif », Flaubert et le Pays d’Auge, Hesse et la région de Bâle en Suisse, Kerouac et les États-Unis des années 1950, etc. Dans certains cas, on pourrait se poser la question de ce qui participe du travail d’écriture ou de géographie tellement les ambitions et des domaines sont confondus. Ainsi de l’ambition affirmée de James Joyce : « I want to give a picture of Dublin as complete that if the city one day suddenly disappeared from the earth it could be reconstructed out of my book ». Ou, à l’inverse, de celle d’Élisée Reclus de sensibiliser à la géographie à travers une écriture « littéraire » comme dans Histoire d’un ruisseau dont les qualités d’écriture sont incontestables. Le cas le plus ambigu est celui de Julien Gracq/Louis Poirier et ses « méditations géographiques » que livrent ses ouvrages les moins « romanesques », comme Les eaux étroites ou Carnets du grand chemin.
Cet ouvrage essentiel offre ainsi une vision claire des multiples travaux suscités par cette géographie en quête et au service de la littérature. Il aide à saisir comment se sont nouées puis tissées de manière de plus en plus serrée leurs approches respectives. En tant que lecteur, on dispose ainsi pour son propre cheminement d’une mise en perspective de multiples pistes d’investigation, des « avenues à explorer » dont certaines sont déjà esquissées par l’auteur, comme la Literary GIS à la croisée de la géographie et des humanités numériques. On peut penser aussi au rôle prédicatif de la littérature quand il s’agit d’élaborer un « récit territorial » ; également au retour récent d’une sensibilité « naturaliste » dans la production littéraire, qui témoigne sans doute du « tournant écologique » des mentalités contemporaines.
Convoquer la littérature représente bien une autre manière de faire de la géographie et de penser notre rapport au monde, comme le conclut Marc Brosseau en citant Milan Kundera : « Les romanciers dessinent la carte, non pas de la réalité, mais de l’existence ».