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Professeure de sociologie à l’Université Paris 8, Agnès Deboulet propose aux citoyens et aux spécialistes un ouvrage dense et plein d’intérêt sur la métropolisation. Traitant de l’urbanisation métropolisante de manière générale, elle focalise néanmoins ses propos sur les enjeux sociaux : citoyenneté, immigration, logement, quartiers populaires et vivre-ensemble. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un manuel à proprement parler, Deboulet interpelle un grand nombre d’auteurs classiques et contemporains, notamment George Simmel, Robert E. Park, Louis Wirth, Henri Coing, Jean Rémy, Henri Lefebvre, David Harvey, Patrick Le Galès, Saskia Sassen, Richard Florida, Neil Brenner et Susan S. Fainstein. Le livre est divisé en quatre chapitres selon les titres suivants : « Ville globale, ville internationale. La planète des métropoles », « Cohabiter à l’heure des métropoles », « Faire et défaire les quartiers populaires » et, finalement, « Action publique et action citoyenne : les inventions des sociétés urbaines ».
Tel que le laisse supposer le titre, le fil conducteur de l’ouvrage est la question du risque, l’auteure s’appuyant ainsi sur la thèse de la « société du risque » développée par Ulrick Beck. Cette thèse, qui a connu une popularité aussi tardive qu’excessive, entretient selon nous un certain flou créatif que plusieurs n’hésitent pas à exploiter, à tort ou à raison. De manière secondaire, le concept toujours à la mode de droit à la ville d’Henri Lefevbre resurgit en fin de parcours. Plus précisément, le livre s’articule autour de la notion de vulnérabilité sociale et environnementale. Toutefois, il faut bien admettre que les questions climatiques ou environnementales, bien qu’elles offrent un surcroît de substance au concept de risque, sont assez peu traitées dans le livre.
Dès le début du document, Deboulet donne la mesure du phénomène de métropolisation, qu’elle définit comme « un processus continu de concentration de populations et d’activités dans les grandes villes et d’expansion tout aussi continue de ses limites spatiales » (p. 7). La métropolisation serait caractérisée par une dynamique socioéconomique de restructuration urbaine de grande ampleur « générée par la mise en compétition des métropoles à l’échelle internationale » (p. 8). Ces changements rapides, marqués par les grands projets immobiliers ou d’infrastructures, auraient des conséquences sociales importantes, notamment à travers de douloureuses expropriations et l’élévation du prix du foncier menant à la gentrification des zones centrales. Sur le plan géographique, Deboulet réfère aux écrits de Brenner sur la dialectique « d’implosion/explosion » de l’espace métropolitain, sans suggérer elle-même un modèle précis (ce n’était pas sa prétention). L’urbanisation diffuse est également présentée comme contraire à l’urbanité, tant dans les métropoles du Nord que dans celles du Sud.
Par la suite, l’auteure s’attarde de manière approfondie aux enjeux de citoyenneté liés aux migrations internationales, aux vulnérabilités résidentielles qui touchent une large part de la population urbaine et à la gouvernance métropolitaine, qu’elle souhaite davantage démocratique et participative. Pour ce faire, de nombreux exemples ou études de cas sont mis à contribution dans différentes métropoles européennes, africaines ou asiatiques. Ces exemples constituent assurément l’un des points forts du livre et ils témoignent de la grande expérience de terrain de la professeure-chercheuse. En outre, il est intéressant qu’on se penche sur des situations urbaines semblables dans les deux hémisphères plutôt qu’uniquement sur les différences entre ces deux mondes. Par ailleurs, on parle assez peu des métropoles de l’Amérique du Nord mais, en tant que lecteur de ce continent immergé dans la réalité nord-américaine, je trouve cela rafraichissant et instructif.
Parmi les sujets abordés avec moult détails, mentionnons l’invisibilité des travailleuses domestiques, en particulier dans les grandes villes du Moyen-Orient, les difficultés des immigrants urbains en Europe d’accéder au logement et à l’emploi, la dévalorisation symbolique du logement social comme type d’habitat, la variété des formes que peut prendre la densité résidentielle, les effets néfastes des projets de rénovation urbaine, la nécessité de régulariser et de fournir des services aux habitants des quartiers précaires du Sud (bidonvilles, favelas, etc.) de même que les expériences de gouvernance métropolitaine participative et de prise en charge par elles-mêmes de populations défavorisées, en particulier en Amérique du Sud. Dans l’ensemble, les constats de la sociologue sont troublants : la financiarisation extrême du foncier et de l’immobilier, les effets néfastes des politiques d’attractivité et de prestige, ainsi que les défis d’administrer de manière cohérente le territoire à l’échelle métropolitaine. Ces phénomènes laissent présager des jours sombres pour une humanité de plus en plus métropolisée.
De manière plus prosaïque, le livre est bien écrit et structuré, mais le niveau de langage s’adresse visiblement aux spécialistes en études urbaines. Sur le plan de la forme, les cartes et images sont limitées et les exemples mis en scène auraient été l’occasion d’ajouter des photographies, à notre avis. En matière de contenu, le propos fait souvent dans la nuance et le détail. Cela peut être une qualité, soit de ne pas tomber dans le réductionnisme. Cependant, dans un livre à thèse, cette approche se fait probablement au dépend d’une contribution plus limpide à la connaissance autour d’un fil conducteur bien senti. Au final, le tout demeure une oeuvre de bonne valeur à classer parmi les lectures significatives de langue française en sociologie urbaine, voire dans des domaines connexes (anthropologie, géographie, sciences politiques, urbanisme, etc.).