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L’ouvrage, richement illustré, est constitué de neuf chapitres de taille décroissante : les quatre premiers, qui parcourent le temps, comptent 173 pages, quand les cinq derniers, plutôt consacrés à l’espace de la Mésogée, n’en occupent que 107. Malgré cette répartition thématique, les auteurs expliquent (p. 10) ne l’avoir voulu « ni essai de géographie, d’histoire ou même de géohistoire » ce qui, dès l’introduction, suscite surprise et curiosité.
Effectivement, dans la première partie du volume, ils s’intéressent à la façon dont se constitue la Méditerranée, progressivement découverte mais avant tout formalisée par les légendes et les mythes qu’elle inspire à ses riverains septentrionaux. Les cartes qui la décrivent, même tardivement comme celle d’Hereford (XIIIe siècle), en font une transcription symbolique qui oppose ses rivages aux confins barbares, occupés par des peuples qui « ne savent pas parler grec » (p. 37). Le texte nous les dit « troglodytes » ; peut-être voulait-il évoquer leur absence de polyglossie. La question des milieux et des paysages est ensuite abordée, même si les Anciens s’intéressaient plus aux monuments qu’ils y bâtissaient et étaient plus sensibles à la diversité des lieux et à la variété des agricultures qu’à l’unité supposée au XIXe siècle par Vidal de la Blache (p. 67). Il est vrai, et c’est ici largement souligné, que les pratiques agricoles avaient une dimension religieuse autant qu’économique. Quant à la mer éponyme, elle paraît moins importante, car elle est jugée dangereuse durant la plus grande partie de l’année. C’est sans doute cette contrainte environnementale qui semble la plus significative : il était bon de le souligner.
Le chapitre suivant – « Méditerranée, terre des origines » – est consacré à la naissance des écritures alphabétiques (p. 100), dont la variété contredit à nouveau le présupposé de l’unité méditerranéenne (p. 110). Le long développement (30 p.) qui traite de chaque espace linguistique est plus didactique qu’original, même s’il insiste avec justesse sur la « séduction de l’oralité », fait le lien avec les monothéismes des Livres et effectue des sauts dans le temps, jusqu’à considérer, en la matière, la politique de l’État hébreu actuel. La Méditerranée existe-t-elle parce qu’elle est un « espace de mobilité » ? C’est l’occasion d’une longue mise au point des thèses qui traitent des voyages d’Ulysse, des Argonautes et des lointains travaux d’Héraclès. Même si elle est illustrée par des cartes ramenant au réel géographique, l’étude montre l’effacement de ce dernier devant les légendes héroïques. À l’inverse, l’exposé, appuyé sur une solide synthèse des recherches archéologiques récentes (p. 161-185), donne à la colonisation grecque et aux comptoirs qui l’appuient un rôle structurant dans la perception d’un espace méditerranéen mieux affirmé. Cela est d’autant plus vrai que ces établissements littoraux, parfois rendus nécessaires par des difficultés surgies dans la Grèce péninsulaire, ont favorisé des formes d’acculturation nées des échanges réguliers : la viticulture qui se développe alors en est un bel exemple.
La seconde partie du volume, plus courte, est aussi plus tournée vers les questionnements cruciaux qui fondent les conceptions actuelles d’un monde dit méditerranéen. Il est clair que le chapitre qui se préoccupe des racines méditerranéennes de l’Occident, même s’il ne fait que 19 pages, est très nécessaire en un moment où cet Occident est critiqué – et souvent secrètement envié – au nom d’un islam rigoriste ou d’un panslavisme qui oublie manifestement ses racines grecques. Il est certain que l’expansion des monothéismes judéo-chrétiens hors du foyer méditerranéen a eu, en Europe et outre-Atlantique, des conséquences géopolitiques majeures. Ces conséquences ont paradoxalement conduit à l’émergence romantique de l’orientalisme, mais d’un orientalisme très centré sur le Sud et l’Est de la Méditerranée. Seul l’islam ne pense pas son unité par la géographie de la Méditerranée ; il la fonde sur une logique culturelle fixée par le Coran. Il nous semble que la question, en raison de ses implications, aurait mérité un plus large exposé, d’autant qu’elle participe très tôt à la « réinvention de la méditerranéïté au XIXe siècle ». L’arrêt de la piraterie barbaresque après la prise d’Alger, en 1830, ainsi que le percement de l’isthme de Suez ont certainement contribué à ce que la géographie, renouvelée par Élisée Reclus et Paul Vidal de la Blache (p. 222-223), en soit un acteur majeur.
Mais la fin du chapitre, qui s’appuie sur une très belle iconographie colorée, fait aussi la part belle aux écrivains et aux peintres ; nous avons apprécié. Dans la droite ligne du précédent, le suivant – hélas encore plus court – présente une mise en perspective de l’unité culturelle du monde méditerranéen. Le succès de l’archéologie et de l’ethnologie savantes, mais aussi l’intérêt pour les traditions populaires sont clairement montrés, comme l’est la mobilisation de l’unité géographique par les colonisateurs, soucieux de justifier l’expansion impérialiste sur l’ensemble des rives de la mer intérieure qu’ils s’approprient. Le rôle de la situation internationale (défaite française de 1870, espagnole de 1898) est brièvement rappelé, comme celui des recompositions politiques qui favorisent l’émergence de mafias. L’ouvrage évoque enfin, mais cela tient sur trois-quarts de page (p. 252), les flux migratoires sud-nord et la situation des immigrés. On pouvait espérer plus.
Le huitième chapitre, « Penser l’espace méditerranéen », en fait, l’espace « aujourd’hui » comme le titre de l’ouvrage nous y invitait, est à peine plus fourni (23 p.) On y nomme trois géographes : Ancel, Weulersee et de Planhol. Nous convenons qu’il n’était pas possible de citer tous ceux qui se sont passionnés pour la Mésogée au XXe siècle, mais, du détroit de Gibraltar aux échelles du Levant, cette dernière a été largement méditée : sa mobilité physique, son originalité climatique, son fonctionnement humain ont fait l’objet de très nombreux travaux dont une partie au moins aurait pu être mentionnée en bibliographie. Il fallait évidemment – à tout seigneur, tout honneur – faire de la place aux 17 pages consacrées à Fernand Braudel, mais cela a sans doute aussi réduit à 18 le nombre des pages essentielles consacrées à la « Méditerranée et [à] l’affrontement des mondes ». Le contexte géostratégique tient en une page (p. 284) ; l’ouvrage a certes été rédigé avant l’invasion russe de l’Ukraine, mais bien d’autres conflits, à commencer par celui qui ravage la Syrie, pouvaient justifier une analyse plus longue. La conclusion générale (« La Méditerranée, entre utopie et dystopie »), d’ailleurs, revient sur des sujets – de la sécheresse estivale caractéristique des milieux méditerranéens à la géopolitique d’un espace complexe et disputé – qui témoignent peut-être du regret d’avoir été précédemment trop concis.
En conclusion, l’ouvrage est bien l’opus hybride que nous promettaient les auteurs en introduction. Il est d’abord une forme d’hommage posthume aux travaux historiques de Colette Jourdain-Annequin : la longueur des chapitres consacrés à l’Antiquité et aux mythes méditerranéens en témoigne. Il est ensuite un essai de lier ce substrat culturel aux conceptions modernes et actuelles d’une mare nostrum, qui l’est de moins en moins, lesquelles conceptions s’appuient sur ces fondations maintenant incertaines pour leur fournir une justification. Il suffit de voir le peu qu’il reste de la geste grecque dans le mercantilisme et les intentions géopolitiques de l’olympisme. En fait, la seconde partie du livre, qui aurait pu faire l’objet d’un volume tout entier, le démontre de façon remarquable : entre hier et aujourd’hui, un fossé s’est creusé, et ce n’est pas le moindre mérite de ce travail que de l’avoir, implicitement et explicitement, montré.