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Bien que déconcertant au premier abord, cet ouvrage pluridisciplinaire comporte des aspects fort intéressants. Les mobilités sont habituellement étudiées sous l’angle de leurs modalités et de leurs finalités, plus rarement sous l’angle des stratégies d’occupation de l’espace et des transformations induites dans l’espace public. Ce livre se présente comme une succession de monographies de terrain, illustrées par de nombreuses photographies couleur et des dessins. Par la diversité des sujets et la précision de leur traitement, il peut sembler parfois un peu fastidieux, notamment par l’approfondissement de thèmes prosaïques, qui répondent cependant à de vraies questions. Par exemple : quels usages des espaces publics sont jugés déviants ? Comment accompagner la prise d’autonomie urbaine des enfants et des adolescents à travers la fréquentation des transports et lieux publics ? Comment se coordonnent les mobilités dans une rue dédiée au tourisme international festif ? Quelles revendications portent les murs de nos villes ? L’approche est originale et instructive.

L’ouvrage révèle une littérature abondante qui développe l’idée qu’il existe des mobilités urbaines très diversifiées capables de modeler les espaces publics et d’en faire émerger de nouveaux. Il offre en particulier l’apport spécifique des enquêtes sociologiques de terrain, pour la compréhension de la variété des expériences d’apprentissage de la mobilité dans l’espace public. Mais pas seulement. Il s’inscrit dans un mouvement émergeant plus large qui a l’ambition de dépasser les analyses urbaines traditionnelles pour promouvoir de nouvelles approches en termes d’ambiances émotionnelles et sensorielles, d’espaces éprouvés différemment selon les architectures, les catégories sociales des individus, les stratégies et les subjectivités.

Il nous invite à effectuer une lecture sociologique, ethnologique ou de cartographie sensible de l’espace public en interaction avec les mobilités individuelles. En effet, les lieux publics sont souvent vus comme des objets fixes, spatialement et juridiquement définis. Dans les approches géographiques classiques, ils sont considérés comme disjoints des pratiques de mobilité. Or, les espaces publics sont continuellement traversés, fréquentés ou occupés par des personnes et des entreprises. Ils sont temporairement ou continûment traversés, voire appropriés ou même privatisés, et se rapportant toujours à des normes comportementales et des identités. Ils sont alternativement ou simultanément des espaces d’intégration ou de hiérarchisation, de discrimination, de stigmatisation objective ou subjective. Ils sont par conséquent des espace-temps en recomposition permanente, façonnés par les politiques publiques et les stratégies privées, par les pratiques de fréquentation, les interactions sociales et les événements. Nadine Cattan affirme, dans la postface : « Saisir les modifications qui traversent les espaces urbains et métropolitains, c’est comprendre que nous sommes entrés dans l’ère des territorialités mobiles ».

Certains des travaux sur la mobilité urbaine envisagent les facultés nécessaires aux personnes pour se déplacer mais en règle générale, dans la littérature sur la mobilité urbaine, on présuppose les dispositions équivalentes chez les citoyens (sauf situation de handicap) à se mouvoir aisément. Or, ce livre vient nous rappeler opportunément que l’aptitude à se déplacer dans l’espace public, défini comme un commun, en principe formellement ouvert à tous, résulte d’un construit socialement très élaboré d’objets symboliques et abstraits, et ce, qu’il s’agisse de normes, de règles, (y compris des interdits) ou des apprentissages progressifs. Les espaces publics sont par conséquent produits, et la mobilité comme la fréquentation de ces espaces restent largement conditionnées par des représentations extrêmement variables selon les lieux et les populations concernées.

Cet ouvrage effectue par conséquent un pas de côté. Il ajoute une dimension inusitée par rapport à la littérature généralement plus technique sur les mobilités urbaines (motorisées ou actives). Cela, à la fois par son approche (des enquêtes de terrain), son orientation (il privilégie la marche) et sa composition. Il comporte une introduction générale, trois parties (« Pouvoirs », « Altérités », « Expériences ») et une postface. L’introduction, signée par les trois directeurs de la publication, peut sembler un peu abstraite pour qui n’est pas familiarisé avec l’idée de « construction mobile et translocale des espaces publics ».

De façon générale, ce livre nous rappelle que l’expérience sensorielle et relationnelle de la mobilité et l’investissement individuel de l’espace public se préparent préalablement, s’expérimentent ensuite par le corps et se précisent dans les esprits. Il démontre que la pratique de la mobilité urbaine, à toutes les échelles, dépend préalablement d’enseignements permettant d’acquérir les connaissances et les compétences de mobilité et de comportements appropriés (dans les interactions), de normes sociales, de conventions implicites ou explicites portant sur les usages, sur les finalités admises par tous et également d’attentes, de conceptions relatives à l’espace public, qui diffèrent selon le statut des personnes, l’âge, le genre, la condition sociale, la nationalité. C’est donc un bouquet d’expériences singulières qui est ici rassemblé.

La démonstration est concluante : les espaces publics communiquent et se transforment à l’épreuve des mobilités, sans qu’on y accorde suffisamment d’attention. Notre regard y est désormais sensibilisé.