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Introduction

En France, à la faveur de la Loi française d’avenir pour l’alimentation, l’agriculture et la forêt (LOAAF du 13/10/2014, art. 39) et du développement des projets alimentaires de territoire, les circuits courts de proximité (CCP) tendent à se développer en contrepoint de la globalisation des marchés alimentaires et des flux. Les CCP renvoient au raccourcissement de la distance entre producteurs et consommateurs, un raccourcissement à la fois fonctionnel en tant que circuit court[1] et géographique ainsi qu’en tant que circuit de proximité[2].

Les CCP se développent au sein de chacune des filières de production, bien qu’au regard des statistiques, certaines filières semblent plus propices que d’autres à leur déploiement (SSP–MAA, 2012). La filière est ici définie comme un « méso-système économique et social ayant pour finalité de proposer un bien ou service » (Klebaner et Assogba, 2018 : 4). Ce méso-système est constitué de l’ensemble de la chaîne alimentaire allant de la production jusqu’à la commercialisation, mais également des acteurs participant à la gouvernance et à l’édification de normes et de règles, tels que des organismes interprofessionnels.

Circuits longs et CCP sont des organisations différentes de la commercialisation de produits agricoles impliquant des pratiques différentes de production et de transformation. De la même manière que coexistent des modes de conduite agricole ou des formes sociales d’organisation du travail et du capital différentes, quasiment toute filière agricole fait coexister, à des degrés divers, circuits longs et circuits courts, notamment de proximité (Gasselin et al., 2021), donnant lieu à des processus d’hybridation (Le Velly et Dubuisson-Quellier, 2008). En France, depuis la Seconde Guerre mondiale, les trajectoires historiques suivies par les entreprises agricoles et par les entreprises de transformation et de distribution expliquent que la logique d’action des circuits longs, aujourd’hui, domine néanmoins au sein des filières (Rastoin et Ghersi, 2010). Cette domination s’accomplit par la constitution, chez les acteurs privés et publics, d’un « ordre institutionnel » au sein de chaque filière – soit le cadre de règles et de normes qui contraignent, conditionnent et stabilisent l’activité économique de chacune (Smith, 2020) – favorable aux circuits longs.

Pour autant, les porteurs de projets et les représentants des CCP disposent également de ressources économiques et politiques. Dans ce contexte, nous posons la question suivante : est-ce que le cadre institutionnel des filières marquées par les circuits longs peut laisser de la place à l’émergence de nouvelles normes et règles permettant le développement des CCP au sein des filières ou agit-il comme un verrou poussant les projets de CCP à se développer en dehors des filières ?

Afin d’expliciter les conditions sous lesquelles le développement des CCP dans les filières serait possible et de déceler les lignes de fracture au sein des filières, nous avons analysé le discours que nous ont tenu plusieurs acteurs de la filière, lors d’entretiens semi-directifs. Notre but était de déterminer si ces conditions sont aujourd’hui susceptibles soit de créer la marge de manoeuvre nécessaire à l’adaptation et à la production de nouvelles normes et conventions, soit de limiter leur portée. En d’autres termes, il s’agissait d’analyser comment les acteurs de chaque filière se positionnent par rapport à la logique des CCP, afin de faire évoluer les pratiques et modèles existants de circuits de distribution et d’en redéfinir les objectifs.

Quatre filières agroalimentaires françaises ont été étudiées en Nouvelle-Aquitaine[3] : la filière « palmipèdes » dans les Landes et en Dordogne, la filière « lait et transformation du lait » au Pays basque, la filière « maraîchage » en Dordogne, dans le Lot-et-Garonne et en Gironde, enfin, la filière « bovins viande » qui présente la particularité d’être structurellement moins ancrée sur un territoire particulier.

Après une première partie qui présente notre méthode et notre cadre d’analyse , nous montrons, dans un second temps, que les filières ne dégagent pas ou dégagent peu d’espaces de régulation pour l’intégration des CCP dans leur structuration, n’encourageant pas, voire décourageant parfois, leur développement. Dans une troisième partie, nous montrons que, si les projets de CCP se développent malgré tout, c’est préférablement hors du cadre institutionnel des filières. Est ainsi progressivement construite une autre proposition institutionnelle, inscrite dans une revendication territoriale. En cela, ces projets contribuent à un pluralisme agricole et alimentaire, compris comme la coexistence socialement légitime de plusieurs propositions d’organisation (Kraatz et Block, 2008) de la production, comme de la commercialisation, construites à partir d’ensembles différents de règles et normes régulant les relations entre la production, la transformation et la commercialisation.

Analyse institutionnaliste d’entretiens d’acteurs pour révéler la capacité des filières à intégrer les CCP

Dans cette recherche, nous utilisons le cadre d’analyse des filières agroindustrielles développé en économie politique industrielle (Cuntigh et al., 2005 ; Jullien et Smith, 2012). Ce cadre nous permet, d’une part, de retenir une définition de la filière et, d’autre part, d’analyser la capacité des filières à modifier leurs règles et pratiques pour intégrer les CCP et ainsi accéder au financement, au travail, aux fournisseurs et aux débouchés nécessaires à leur développement. Nous avons privilégié l’analyse qualitative en menant des entretiens semi-directifs avec des acteurs de quatre filières présentes en Nouvelle-Aquitaine.

Cadre d’analyse politique institutionnaliste de la filière

Nous référant aux travaux d’économie politique industrielle (Cuntigh et al., 2005), nous comprenons la filière comme un ensemble structuré d’acteurs participant à la réalisation d’un même bien ou service, portant des intérêts spécifiques, possédant des ressources, se dotant d’instruments d’action publique qui régulent les relations entre eux. Cet ensemble d’acteurs (qui peuvent être des producteurs, des représentants de coopératives agricoles ou d’associations de transformateurs, des grossistes, des membres d’interprofessions, les chambres d’agriculture, des associations de développement, etc.) partage une même compréhension d’un problème économique et « une même représentation des enjeux affectant la relation de demande, d’emploi, de financement et d’approvisionnement » (Klebaner et Assogba, 2018 : 10). Cette représentation partagée des enjeux participe à la construction d’un cadre commun d’actions reposant sur des institutions, définies par North (2005) comme les règles formelles et informelles et les normes qui contraignent les comportements individuels et régulent les relations entre acteurs, ici de la filière. Ainsi, la filière ne se réduit ni à une succession d’opérations techniques faisant passer de la matière première au produit fini, ni à un mode de distribution.

La distinction est donc faite entre filière et circuit de distribution, la filière pouvant se structurer autour de plusieurs types de circuits de distribution, courts ou longs, de proximité ou non. Ainsi, même si, historiquement, les filières agroalimentaires ont privilégié, d’une part, l’allongement organisationnel s’appuyant sur la division du travail ainsi que sur l’augmentation du nombre d’intermédiaires et, d’autre part, l’allongement géographique avec un écoulement de leurs produits sur les marchés internationaux (Rastoin et Ghersi, 2010), elles pourraient être capables d’intégrer les CCP institutionnellement et sur le plan organisationnel.

Pour analyser cette capacité des filières à intégrer d’autres types de circuits de distribution, nous mobilisons les travaux de Jullien et Smith (2012). Ces chercheurs précisent, dans la lignée de Cuntigh et al., (2005), que l’ordre institutionnel qui structure une industrie ou filière et lui donne son identité et sa place dans l’économie, est le résultat de la combinaison de quatre rapports institués, soit les relations que les entreprises inscrites dans la même filière ont avec d’autre ressources : (1) le financement,(2) l’emploi, (3) les approvisionnements et (4) les débouchés.

Il s’agit donc de comprendre comment les acteurs, parties prenantes de chacune des filières, considèrent la plus ou moins grande facilité pour des entreprises en CCP à avoir accès au financement, à l’emploi, aux fournisseurs et aux débouchés. Nous avons analysé les discours livrés par ces acteurs afin de saisir : (1) comment le financement et le contrôle des engagements pris par les porteurs de CCP sont régulés (« rapport financier »), (2) comment la main-d’oeuvre est mobilisable au sein de la filière (« rapport d’emploi »), (3) comment les fournisseurs de biens intermédiaires et de technologies voient leur contribution structurée (« rapport d’approvisionnement »), et (4) comment les débouchés sont définis et sécurisés (« rapport commercial ») (Jullien et Smith, 2012).

Cartographie et entretiens semi-directifs d’acteurs de quatre filières agricoles

Nous basons nos observations sur 58 entretiens semi-directifs d’acteurs locaux, parties prenantes de la régulation de leur filière (tableau 1).

Ces acteurs sont « des représentants de toutes les composantes [du] système productif, leurs homologues dans les instances d’action collective sectorielles, ainsi que leurs interlocuteurs travaillant pour les pouvoirs publics » (Cuntigh et al., 2005 : 179).

TABLEAU 1

Catégories d’acteurs interviewés et nombre d’entretiens correspondants

Catégories d’acteurs interviewés et nombre d’entretiens correspondants
Conception: Corade, Lemarié-Boutry, Pérès et Smith, 2021

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Pour trouver ces acteurs au sein de l’ancienne région Aquitaine, nous avons produit des cartes de filières (figure 1). Ces cartes ont été construites à partir d’éléments bibliographiques permettant d’identifier les acteurs de la filière, complétés avec l’aide des acteurs interviewés. C’est ainsi que, dans le cas de la filière « lait et transformation du lait », nous avons identifié, pour chacune des sous-filières « bovins lait », « caprins » et « ovins », des acteurs centraux, parties prenantes des maillons de la production, de la transformation et de la commercialisation (par exemple, producteurs, groupements d’intérêt économique, coopératives, PME) et des acteurs périphériques impliqués dans la gouvernance professionnelle (par exemple, le comité national des brebis laitières [CNBL]), dans la recherche (ex.: Institut de l’élevage), ou encore dans l’accompagnement (ex:. Fédération régionale de l’agriculture biologique [FRAB]).

La problématique traitée dans cet article suppose l’analyse conjointe de plusieurs filières, animales et végétales, parfois avec plusieurs déclinaisons territoriales pour prendre en compte la variabilité des enjeux productifs et territoriaux. Quatre filières agroalimentaires en Nouvelle-Aquitaine ont ainsi été étudiées: « lait et transformation du lait », (19 entretiens), « palmipèdes » (12 entretiens), « maraîchage » (16 entretiens) et « bovins viande » (11 entretiens). Si les trois dernières se définissent avant tout par rapport à l’amont (type de production animale ou végétale), la première, « lait et transformation du lait », se définit, elle, par rapport à l’aval (produits laitiers) et s’appuie sur différents types d’élevage (ovins, caprins et bovins). Leur ancrage territorial les différencie également (figure 2).

La filière « lait et transformation du lait » s’est développée dans les Pyrénées-Atlantiques, particulièrement en élevage ovin : plus d’un tiers du cheptel national de brebis laitières est localisé dans ce département (Recensement général agricole [RGA], France, 2010). La production de la filière « palmipèdes » est, elle, liée à des exploitations landaises et de Dordogne qui concentrent une partie de la production nationale: 29 % des exploitations françaises ayant plus de 100 canards gras sont localisées dans ces deux départements (RGA, France, 2010). Présentes et structurelles dans leurs départements respectifs, ces deux filières portent des indications géographiques protégées (IGP) telles que l’« Ossau-Iraty » (fromage de brebis) et le « Canard à foie gras du Sud-Ouest », signes de qualité valorisant l’origine géographique des produits.

Si elle est plus développée dans d’autres régions françaises, la filière « maraîchage » est néanmoins présente en Nouvelle-Aquitaine et s’appuie sur des exploitations agricoles principalement situées en Dordogne et Lot-et-Garonne ; plus de la moitié des exploitations et du salariat de la filière régionale est concentrée sur ces deux territoires (RGA, France, 2010) et, dans une moindre mesure en Gironde. La filière « bovins viande » présente pour sa part la particularité d’être structurellement moins ancrée sur un territoire particulier de l’ancienne région Aquitaine (figure 2).

Les filières rarement disposées à encourager le développement des CCP

Les règles ou normes qui régulent, au sein des filières, l’accès au financement, à l’emploi, aux fournisseurs et aux débouchés, et qui ont accompagné le développement d’un modèle assis sur des logiques longues, vont devenir des obstacles au développement des CCP. Ces obstacles se cristallisent dans les quatre rapports institués autour du financement, de l’emploi, de l’approvisionnement et de la commercialisation, bien que de façon différente, selon les filières étudiées.

FIGURE 1

Carte de filière – Exemple de la filière « lait et transformation du lait » en Aquitaine

Carte de filière – Exemple de la filière « lait et transformation du lait » en Aquitaine
Source : Projet PERFECTO – Chaib, 2021

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Financement et capital : un primat toujours accordé au circuit long dans les filières

Comme dans toute activité économique, produire, transformer et vendre les produits agricoles en CCP nécessitent des investissements et donc l’accès au financement. Si du capital familial, ou généré dans une vie antérieure non agricole, peut parfois suffire, dans la plupart des cas, les moyens financiers sont vitaux pour démarrer l’activité. L’analyse du discours des acteurs interrogés en Nouvelle-Aquitaine montre que l’accès au financement varie sensiblement d’un sous-secteur à un autre, mais qu’ il s’avère globalement plus difficile à obtenir pour les exploitations en CCP.

Dans le cas de la filière « palmipèdes », l’accès au crédit bancaire a souvent été difficile parce que les banques, en particulier le Crédit agricole, institution bancaire historique née du mouvement mutualiste qui a accompagné le développement de l’agriculture française au cours du XXe siècle, se sont montrées sceptiques quant à la rentabilité des CCP, notamment comparés à un mode de production en circuit long adossé aux grands groupes coopératifs fortement dotés en capital politique (DRAAF de Nouvelle-Aquitaine, 2017). Ces dernières années, notamment à la suite de plusieurs épidémies de grippe aviaire, les projets de CCP sont reconsidérés par un nombre croissant de banquiers, au regard de leur capacité à valoriser la production. Mais cette représentation n’est pas toujours partagée, notamment par les échelons régionaux et nationaux des banques concernées.

FIGURE 2

Localisation des quatre filières étudiées sur les cinq départements de l’ancienne région Aquitaine

Localisation des quatre filières étudiées sur les cinq départements de l’ancienne région Aquitaine
Conceptions : Corade, Lemarié-Boutry, Pérès et Smith, 2021 | Source: OCS, 2015 ; Population RP Insee, 2014

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L’idée persistante selon laquelle l’exploitation en CCP est plus risquée et plus difficile à conduire que les autres formes d’exploitation tend à freiner les bailleurs de fonds. Si le fait d’arriver avec un dossier solide pour obtenir un financement n’est pas une condition posée aux seules exploitations en CCP, les spécificités de ces entreprises, c’est-à-dire des structures plus petites comprenant souvent un atelier de transformation de produits destinés à la vente directe, entraînent des réticences plus marquées face à la complexité des dossiers et des compétences requises :

Quand on veut présenter un projet, quand on s’installe et qu’on veut faire de la transformation, de la vente directe, etc., on ne peut pas s’inventer du jour au lendemain un volume de clients. Quand on part sur le circuit court, derrière, on a trois métiers. Trois métiers à gérer, qu’on est obligé d’assumer soi-même. […] On a le métier de producteur, le métier de transformateur et le métier de vendeur. […] Il faut arriver avec des billes, arriver avec des projets, quelque chose de quantifié, projeté […] et derrière, c’est ça qui donnera des garanties et des sécurités par rapport aux financeurs

CUMA, Animateur réseau, Landes

L’attitude des banques ne peut être analysée sans qu’on la mette en relation avec celle des responsables de la distribution de subventions publiques, à savoir les directions régionales de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt (DRAAF) et les chambres d’agriculture (l’accès aux subventions est souvent conditionnel à l’appui de la banque, et vice-versa). Or, dans la filière « palmipèdes », s’agissant des logiques de développement, les responsables des chambres d’agriculture tendent fortement à favoriser le circuit long. Ce constat est également vrai pour l’octroi d’indemnités telles que celles mises en place par l’État et FranceAgriMer par suite de la crise de la grippe aviaire:

Le regret que j’ai par rapport aux différentes grippes aviaires, c’est comment l’atelier de transformation a été considéré. […] En fait, on a un système ici, on a une EARL, qui élève, gave et abat les canards. Et après, cette EARL, elle vend à la SARL [NLR : son auberge] qui, elle, va transformer et vendre le produit. Sauf que [pour l’auberge], là où je fais ma marge, je n’ai pas eu le droit aux indemnités. […] Je n’ai pas l’impression d’avoir été considéré comme une filière courte

Éleveur-gaveur

Pour la filière « lait et transformation du lait », l’accès au financement s’est globalement restreint par suite des crises laitières successives qui ont affaibli le secteur en général. La commercialisation de lait en vente directe aurait pu porter la promesse d’une meilleure viabilité économique garantie par une meilleure maîtrise de prix, au regard des critères recherchés par les bailleurs de fonds. Mais l’intégration d’une logique de commercialisation en CCP dans le projet agricole, et notamment en vente directe, n’est facilitatrice de financement par les banques qu’à condition que la transformation du lait soit partie intégrante du projet. Or, la transformation du lait suppose un ensemble d’équipements qui, d’une part, augmente nécessairement le besoin en capital et qui, d’autre part, place le producteur sous un nouvel ensemble de règles et normes sanitaires peu pensées pour de petites structures. Au final, les coûts peuvent être très élevés, au point où « la seule solution qu’ont les gens, c’est de racheter une ferme qui arrête [et qui dispose déjà de l’équipement conforme et nécessaire à la transformation du lait] » (Accompagnateur installation en filière laitière).

Dans le cas de la filière « bovins viande », si une primauté au crédit à la transformation est également accordée par les banques, le besoin en équipement peut être allégé par de la sous-traitance : l’abattage, la découpe, le conditionnement de la viande peuvent être réalisés par l’entremise de prestations de services compatibles avec la vente directe. Néanmoins et même si, y compris dans ce secteur, les banques s’intéressent de plus en plus aux projets en circuits courts[4], il reste encore à dépasser une lecture plus risquée de l’exploitation en circuit court par rapport à celle en circuit long : « Mais c’est sûr que quand on va voir une banque quand on est en circuit court, il vous faut une étude de marché, sinon la banque elle vous rit au nez » (Éleveur).

Pour la filière « maraîchage », alors même qu’il s’agit d’une des filières les plus orientées vers les CCP, persiste encore un décalage entre les caractéristiques des structures de production et les profils des maraîchers en CCP, d’une part, et les critères retenus par les bailleurs de fonds et supposés leur garantir la rentabilité et la viabilité des projets, d’autre part. Les structures sont jugées trop petites et les maraîchers, souvent non issus du monde agricole, pas assez formés : « Ces gens-là, au bout de trois ans, on les ramasse […] ces projets ne sont pas viables » (Chambre d’agriculture, chargé de mission) ou encore « [ils croient] qu’avec trois salades et quatre pieds de tomates, [ils vont] gagner leur vie » (Producteur-transformateur) sont des expressions représentatives des visions recueillies auprès des acteurs interrogés : « En tant que solution pour maintenir l’agriculture, si ça reste des petites exploitations, moi je n’y crois pas trop » (Technicien installation). La représentation que se font ainsi les banques ou acteurs publics en charge des subventions, à l’égard des projets en CCP, marque fortement le rapport financier institué au sein de la filière, rapport qui n’est pas ou est peu favorable au développement des CCP, malgré les chocs portés par des crises sanitaires ou économiques.

Emploi et ressources humaines : une requalification des compétences et des emplois sur l’ensemble de la filière nécessaire au développement des CCP

Malgré les apparences, notamment l’image des agriculteurs en CCP comme entrepreneurs « autonomes », une main-d’oeuvre nombreuse, avec des compétences spécifiques, est indispensable à la réussite de chaque exploitation, et ce, d’autant plus en CCP. Dans les faits, toutefois, la structuration des filières n’encourage pas le développement d’un réservoir adéquat de travailleurs.

Les quatre études de filières montrent un besoin de profils multi-compétents dans la mesure où le projet d’un CCP suppose une internalisation sur les exploitations de plusieurs activités. Selon les chargés de mission des chambres d’agriculture interrogés, la performance des CCP dépend de la capacité des exploitations à mobiliser l’ensemble des compétences nécessaires (production de la matière première, transformation, commercialisation, gestion, etc.). Or, le modèle qui s’est développé dans la plupart des filières, y compris le maraîchage, est celui de la division des compétences, entraînant un système de formation pensé pour une organisation en circuit long avec une spécialisation des acteurs et un positionnement par maillon. Cela ne permet donc pas l’acquisition de toutes les compétences nécessaires pour être en CCP (sauf à en suivre plusieurs). On forme des gens pour être agriculteurs, pour être transformateurs, pour être commerçants ; mais on ne les forme pas pour être les trois en même temps. Au sein de l’interprofession, association de producteurs, transformateurs et distributeurs en charge des intérêts du secteur, on le reconnaît : « Accueillir des gens, et faire du commerce, ça demande d’autres compétences que simplement s’occuper de la production. Ça demande, de plus en plus, dans les centres de formation, d’ouvrir les compétences à des nouvelles choses qui n’existaient pas forcément avant » (Interprofession, fruits et légumes, chargé de mission).

Dans la mesure où un exploitant ne peut pas trouver facilement de salariés possédant ces multiples compétences, et où l’embauche de plusieurs salariés pour assurer chaque activité de production, transformation et commercialisation est trop coûteuse, il en résulte une prise en charge de l’excès de travail par l’exploitant lui-même, au risque de fragiliser la viabilité économique de son entreprise ainsi que son propre bien-être, et donc le projet de CCP comme tel.

Dans le cas de la filière « palmipèdes », le premier défi est ainsi de trouver des salariés qui, soit ont acquis les compétences requises ou sont prêts à se former pour en acquérir (exemple de la transformation), soit veulent bien accepter un poste de travailleur polyvalent pour exécuter des tâches variées en fonction des besoins du moment. Une fois ces personnes recrutées, le deuxième défi, transversal à toute entreprise, est de les fidéliser. Il en est de même en filière « maraîchage » où la main d’oeuvre importante et saisonnière est nécessaire en l’absence d’une mécanisation, y compris sur de petites surfaces :

Il y a un facteur limitant [au développement des CCP] : le travail manuel, éprouvant. Pas que dans le maraîchage, aussi dans la filière laitière. On s’améliore, mais le travail de la terre, reste le travail de la terre. Je pense qu’il faut qu’on continue à utiliser les technologies, tout en combinant cet aspect « terreux ». C’est très bien d’avoir des cultures hors-sol, mais il manque cet esprit paysan

Conseil départemental, conseiller en développement

Recruter des salariés qualifiés aux profils polyvalents est un besoin, et une difficulté partagée par les filières « bovins viande » et « lait et transformation du lait ». Pour elles, la charge de travail – particulièrement exigeante en élevage – était déjà un frein au recrutement, « [c]ar faire des CCP, ça veut dire être producteur, transformateur et être distributeur. Donc ça veut dire qu’à eux seuls, ils vont devoir faire tous les maillons de la filière, donc il faut être solide » (Interprofession, agriculture biologique, chargé de mission).

Mais au besoin de recrutement de personnel qualifié sur exploitation agricole, s’ajoute également le besoin d’un renouvellement des compétences de conseil et d’accompagnement afin de proposer et mettre en place des outils et référentiels techniques et économiques adaptés aux pratiques des porteurs de projets en CCP:

Globalement sur l’analyse de leur système et de dire quel est leur niveau de performance, quels sont leurs points forts, leurs points faibles, vers quoi ils peuvent évoluer etc., je ne suis pas sûr qu’il y ait énormément d’acteurs sur le terrain qui soient capables de les accompagner, faute d’outils, faute de références et surtout faute de compétences sur le sujet

Recherche publique et technique, responsable de service

Le rapport au travail, tel qu’il est institué au sein des filières, doit être ainsi repensé, tant à l’échelle des exploitations que des structures d’accompagnement, pour permettre le développement des CCP.

Approvisionnement et production : des règles faites pour et par des acteurs non engagés dans des CCP

En matière d’approvisionnement et de production, les producteurs en CCP sont soumis aux mêmes règles que les agriculteurs en circuit long. Certaines de ces règles sont jugées en CCP comme non adaptées aux structures, entravant le développement des exploitations, voire les fragilisant en réduisant la marge de manoeuvre des producteurs. Trois groupes de règles ressortent du discours des acteurs : les normes d’hygiène, les cahiers des charges pour les produits sous signes d’identification de la qualité et de l’origine (SIQO), enfin, les règles de conditionnement et de qualité organoleptique des produits.

Les normes d’hygiène sont le premier groupe de règles dont le contenu ne semble pas adapté au développement des CCP. Si l’enjeu sanitaire est reconnu et partagé, le verrouillage de certaines pratiques qu’il impose rend difficile pour les acteurs en CCP de s’y conformer. Sans que des solutions de rechange ne soient autorisées par les autorités sanitaires, l’accès des acteurs de CCP à certains marchés, tels que la restauration collective, s’en trouve réduit. Or, cet ensemble de normes paraît peu mis en débat de manière ouverte et équilibrée au sein des filières. C’est le cas aux yeux de certains acteurs interrogés : « Pour l’instant, je pense qu’il y a encore un gros mépris de ce mode de commercialisation […] Que ce soit ceux qui contrôlent les normes hygiènes […], ils commencent à regarder un peu comment fonctionnent les circuits courts. À tel point que, suivant les départements, c’est pas les mêmes normes et pas la même façon de les appliquer » (Conseil départemental, conseiller en développement).

En filière « palmipèdes », les règles de prévention mise en place au nom de la biosécurité suscitent des critiques quasi unanimes de la part des producteurs en CCP. Ici, ce sont moins les nouvelles règles concernant le transport et l’hygiène (nettoyage des camions, par exemple) qui sont fustigées que celles qui cherchent à réorienter l’organisation interne des exploitations. En obligeant les producteurs à élever les canards en bandes uniques (suivies par une période de vide sanitaire), la démarche adoptée est vue comme allant directement à l’encontre de celle des producteurs en CCP. Ceux-ci, afin de s’assurer une production et une commercialisation en continu, ont généralement sur leur exploitation plusieurs bandes de canards à différents stades de maturité. À la suite d’une mobilisation des producteurs auprès de l’interprofession des palmipèdes à foie gras et de l’État, une dérogation par rapport à « la bande unique » a été obtenue en 2016. Mais cette solution est toujours vue comme incertaine et, surtout, comme une preuve de plus que l’industrie palmipède est dominée par la filière longue : « Je sens que, dès qu’on pourra, il va falloir qu’on monte au créneau pour que ce soit marqué dans le marbre et non en dérogation, parce qu’une dérogation est faite pour être enlevée un jour » (Éleveur-gaveur en circuit court).

De même, pour la filière « maraîchage », les normes dites HACCP (Hazard Analysis Critical Control Point) conduisent parfois à exclure certains produits frais, tels que la betterave crue râpée :

Pour refaire consommer des betteraves, on a demandé de les faire manger crues. Dernière nouveauté, la HACCP dit que le risque de développement de salmonelle sur les produits râpés crus est très important parce que c’est un produit terreux. [...] Aujourd’hui, on arrive à des règles qui vont un peu dénaturer les produits d’un point de vue réglementaire

Conseil départemental, conseiller en développement

Un deuxième exemple concerne le niveau d’exigence des cahiers des charges pour les produits sous SIQO, à savoir ici les produits issus des filières « palmipèdes » et « maraîchage ». Dans le cas de la production de canards gras, plus particulièrement, plusieurs producteurs en CCP se sont retirés de l’identification géographique protégée Sud-Ouest, justifiant leur départ par une inadéquation entre la dimension agroindustrielle de l’IGP et leurs propres pratiques de production (AFP, 2021).

En maraîchage, les acteurs interrogés mettent en avant le fait qu’être en SIQO n’a pas d’intérêt pour les maraîchers en CCP. Le surcoût généré par le respect strict du cahier des charges des SIQO serait difficilement supportable compte tenu des structures de production des maraîchers en CCP :

Je pense que les démarches officielles de qualité peuvent les rebuter parce que […] ça a des coûts […] qu’il y a plein de gens qui sont en circuit de proximité qui ne se préoccupent pas des [SIQO], parce qu’ils n’y voient pas un intérêt de valorisation de leur production auprès du consommateur puisqu’ils sont déjà en lien direct avec le consommateur

INAO, chargé de mission

Concernant plus particulièrement le label « Agriculture biologique », les producteurs en CCP des filières « maraîchage » et « palmipèdes » que nous avons interviewés le considèrent adapté et construit pour une logique de circuit long répondant à l’absence de proximité avec le consommateur et au besoin d’assurer une garantie des pratiques que la proximité recherchée dans le cadre des CCP aurait pu apporter.

Un troisième exemple porte sur le conditionnement et la qualité organoleptique des produits, qui doivent répondre aux normes imposées par la transformation dès lors que les agriculteurs veulent se tourner vers la restauration collective publique. Par exemple, pour l’épluchage, les légumeries des restaurations collectives ou travaillant avec la restauration collective, privilégient les produits de calibres supérieurs, comme la pomme de terre ou la betterave. En d’autres termes, les règles et pratiques de la restauration collective supposent une qualité (calibrage, par exemple) et un conditionnement des produits plus adaptés à l’offre de produits standards des circuits longs, auxquels répondent plus difficilement les producteurs en CCP.

Les productions animales, « palmipèdes », « bovins viande » ou « lait et transformation du lait », sont particulièrement sensibles aux contraintes liées au débouché de la restauration collective publique. La demande en restauration hors domicile (RHD), dont fait partie la restauration collective, est très souvent basée sur les recommandations émanant du Groupe d’étude des marchés de restauration collective et nutrition (GEM–RCN) lesquelles recommandations sont parfois perçues comme des prescriptions. Or, pour les produits carnés et laitiers, cette demande en RHD est irrégulière et concentrée sur certains types de produits : « Le souci dans tout ça, avec les RHD, […] ils ne veulent que certains morceaux, pas des carcasses entières. Une semaine, ils ne veulent que des rôtis, la semaine d’après ils ne leur faut que du sauté [...] » (Structure intermédiaire, abattoir, directeur).

Ces normes et règles, formelles et informelles, ont intégré progressivement la restauration collective publique, dont les pratiques s’en sont trouvées modifiées. Cette transformation s’est notamment produite dans les équipements des cuisines. La disparition de légumeries dans les cuisines, l’utilisation d’équipements incompatibles avec les produits non standards, ont favorisé les filières longues, capables de fournir des produits « calibrés » en volumes importants : « Par exemple les parmentières, elles pèlent bien les pommes de terre si les pommes de terre sont propres et bien calibrées. […] [Les agents] sont dans une routine qui les empêche aussi à un moment donné d’imaginer autre chose » (Conseil départemental, conseiller en développement).

Cette modification structurelle de la restauration collective, car elle affecte tant les normes que les pratiques ou les équipements, tend aujourd’hui à réduire la marge de manoeuvre quant à l’intégration de produits locaux. Une telle marge ne peut être réduite que par un réinvestissement des collectivités locales en formation du personnel, en emplois et en équipements, tant sur les exploitations que dans les restaurants collectifs publics.

Commercialisation : une émancipation totale des CCP qui s’avère difficile

À la base de l’agriculture en CCP, se trouve la recherche d’une émancipation qui passerait par la mise en marché des produits agricoles sans intermédiaires tels que les négociants, les entreprises de transformation ou les chaînes de distribution.

La recherche d’une commercialisation en direct avec la restauration collective publique en est un exemple. Pourtant, compte tenu des normes imposées (calibres, aspects visuels, etc.) par la transformation dès qu’il s’agit de la restauration collective publique (difficulté de stocker et travailler des produits locaux, frais et terreux) ou par la distribution , il n’est pas évident de composer sans les intermédiaires traditionnels. La commercialisation en CCP pose de façon générale la question de la logistique qui, articulée aux autres rapports analysés précédemment, ne facilite pas l’aventure : « Les contraintes les plus importantes pour moi sont surtout liées à la logistique » (Transformateur laitier). « Je trouve que c’est la logistique le souci : écologiquement, effectivement que c’est plus intéressant [d’être en CCP]. Mais nous, là où on perd du temps c’est dans les livraisons » (Producteur/ Transformateur laitier).

Par ailleurs, l’acteur public, qui aurait pu être un facilitateur de cette émancipation en tant que potentiel acheteur dictant les règles de commercialisation, apparaît ici défaillant (règles de marché public et restauration collective). Les marchés publics sont plus adaptés aux produits issus des circuits longs qu’à ceux des circuits courts, et ce, malgré la loi EGAlim qui ne mentionne que la qualité et non la localité des produits, conformément au cadré législatif européen.

D’autres règles de commercialisation, notamment celles codifiées dans le droit, restent dominées par les représentants du circuit long. C’est le cas, par exemple, du label « Fermier », un terme volontairement non codifié par le droit, grâce à une mobilisation de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) (Smith 2020). Cette absence de codification conduit à des formes de prédation commerciale pratiquées par le circuit long. En effet, parce que ce terme ne bénéficie pas d’un encadrement et d’une protection juridique, parfois des producteurs en circuit long s’en emparent, notamment dans la mise en scène de magasins « de producteurs » localisés dans des zones touristiques. Sans une intervention de la part des élus locaux, les agriculteurs en CCP se trouvent souvent impuissants à contrer cette pratique commerciale qui, pour eux, constitue de la concurrence déloyale.

Pour conclure cette seconde partie, il ressort qu’à ce jour, certaines pratiques sont en train d’évoluer, notamment la façon dont le secteur bancaire prend en considération les CCP. Il ressort aussi, cependant, que les filières n’intègrent pas, ou intègrent peu, les CCP dans leur structuration institutionnelle, c’est-à-dire dans l’ensemble des règles et normes qui les régulent, comme le révèle l’analyse des quatre catégories de règles ou ordres institutionnels. Dans certains cas, les règles et normes régulant, au sein des filières, l’accès au financement, au travail, aux fournisseurs ou aux débouchés, peuvent au contraire agir comme un verrou à la mise en place des CCP, en réduisant leur capacité d’action. Le développement des CCP se réalise alors soit par diversification des circuits de distribution d’exploitations bien ancrées dans le système organisé par les filières, soit « à côté » et donc en rupture de chaque filière. Dans ce cas, les CCP ouvrent vers un pluralisme à la fois socioéconomique et politique en proposant un autre modèle et participent, d’une certaine façon, à la reconstruction d’une territorialité en construisant un nouveau rapport au territoire.

Circuits courts de proximité : des propositions de rechange au modèle dominant des filières sur les territoires

À défaut de faire bouger les lignes à l’intérieur des filières, les acteurs des CCP les font bouger en proposant d’autres organisations au sein des territoires. Ces organisations ne peuvent pas, en l’état, être qualifiées de « nouvelles filières », puisque ne s’appuyant pas sur un ensemble d’institutions, normes et règles, suffisamment consolidé, partagé et stabilisé qui régulerait les CCP. Néanmoins, elles constituent une proposition de pluralisme au sein des sphères agricoles et alimentaires locales en portant, hors des filières marquées par les circuits longs, des représentations différentes du lien au consommateur (proximité relationnelle) ou du lien au territoire (proximité géographique). Ces représentations différentes appellent de nouvelles pratiques de production, transformation et commercialisation et conduisent à de nouvelles formes d’organisation. Elles participent ainsi à une réorganisation de la production et de la commercialisation agroalimentaire sur les territoires.

Circuits courts de proximité : vecteurs de restructuration de la production et de la commercialisation agricole et alimentaire sur les territoires

En remettant en question la structuration du système agricole et alimentaire et en proposant d’autres formes d’organisation assurant la production et la distribution des produits agricoles et alimentaires, les CCP peuvent être considérés comme « alternatifs ». Cette « alternativité » est à comprendre au sens de proposition de nouvelles formes d’organisation, basées sur la recherche de nouveaux rapports institués facilitant l’accès au financement, à l’emploi, aux fournisseurs et aux débouchés. Cette construction de nouvelles formes d’organisation pouvant être perçues comme des innovations sociales (Chiffoleau et Prévost, 2012) est à relier à l’obligation de construire les conditions de développement des CCP en l’absence d’adaptation des règles et des modes de structuration des filières.

Elle se traduit notamment par l’internalisation de la transformation sur l’exploitation. Une telle internalisation n’est pas révolutionnaire en soi, mais elle traduit une volonté de se défaire des règles et de l’organisation de la filière qui, en faisant notamment le choix de grosses unités de transformation éloignées du lieu de production agricole, freinerait le développement des CCP. En maraîchage, par exemple, en raison de la rareté de conserveries artisanales dans le tissu économique local et des besoins pour l’écoulement des produits, les ateliers de transformation à la ferme se développent : « Avec les invendus, les moches, ça permet de valoriser le boulot des maraîchers quand ils ont des surproductions. C’est pour ça que, souvent, quand ils s’installent en maraîchage, ils se disent ″on aimerait bien avoir une conserverie au sein de l’exploitation″ » (Transformateur, fruits et légumes).

Il en va de même en production de palmipèdes, où les éleveurs en circuits courts montent leur propre atelier de transformation pour s’extraire de l’industrie agroalimentaire dominante dans le secteur :

[Dans] l’agriculture traditionnelle landaise, quand vous quittez le système pour faire de la vente directe, c’est que vous en avez ras-le-bol du système et que vous cherchez autre chose, que par nature vous êtes un peu hors système parce que, si vous le quittez, c’est un peu qu’au bout d’un moment, ça vous énerve tellement

Organisation de producteurs, fruits et légumes, chargé de mission

Notons qu’au sein des productions « palmipèdes », « lait et transformation du lait » et « bovins viande », les éleveurs préfèrent parler de « vente directe » plutôt que de « circuits courts » pour mettre davantage en évidence le fait qu’ils élèvent, transforment et vendent, voulant ainsi se dissocier des pratiques de la filière.

Si l’internalisation de nouvelles activités sur l’exploitation peut être une solution, une autre consiste à créer des outils collectifs de transformation à côté des outils traditionnels que sont, par exemple, les coopératives ou les abattoirs. La valorisation du collectif passe dès lors par de nouvelles formes d’organisation. En viande bovine (mais aussi ovine) par exemple, la question de l’abattage et de la découpe conduit à développer ou à favoriser d’autres outils collectifs que ceux existants.

En Gironde, par exemple, où les éleveurs sont contraints par la subsistance d’un seul abattoir (situé à Bazas), certains membres du Groupement des éleveurs Girondins (GEG) ont créé leur propre abattoir de proximité, dimensionné à l’échelle de la production locale avec un cahier des charges spécifique quant à la race des animaux et ouvert en prestations de services prioritairement aux exploitants indépendants traitant la production locale (bouchers abatteurs, éleveurs, etc.). Même si ces initiatives sont très discutées car mettant en cause, voire en danger parfois, des outils existants mais jugés inadaptés au regard de leur situation géographique et de leur taille, elles révèlent une volonté de réorganisation de l’agriculture locale :

En Aquitaine, on a 25 % de capacité d’abattage en trop, ce qui fait que tous les abattoirs sont au bord de crever et de fermer. […] Et on a la volonté de vouloir construire un abattoir de plus, pour peut-être en faire fermer un à côté

Animateur Organisme de défense et de gestion Boeuf de Bazas

D’autres éleveurs, à l’initiative de collectifs de producteurs, utilisent également maintenant des abattoirs mobiles, qui permettent à la fois de lever des freins liés à la transformation, mais aussi à la logistique : « Les abattoirs mobiles […] c’est l’idéal car c’est abattu, découpé sur place par des professionnels et du coup il n’y a pas trop de problématiques. Pour les circuits courts, c’est une solution ; pour les circuits longs, ce n’est pas possible vu la quantité de bêtes à abattre » (Interprofession, agriculture biologique, chargé de mission). La création d’outils collectifs concerne également la commercialisation, avec des outils très souvent peu formalisés tels que des points de vente collectifs ou de l’achat-revente entre producteurs, sans passer par la contractualisation.

En maraîchage, plutôt que de produire seuls une diversité de variétés et ainsi de supporter des coûts élevés et une charge de travail importante, les exploitants se spécialisent dans quelques productions et se regroupent pour proposer ensemble à la vente une diversité de produits. Il peut s’agir, par exemple, d’accords non contractuels d’achat-revente permettant à un producteur de commercialiser, à son point de vente, des produits de maraîchers voisins :

Des maraîchers développent des partenariats sur certaines productions. Un producteur sur des cultures de printemps primeur, type radis, carotte, fenouil […] va développer un partenariat avec un autre exploitant qui est sur des cultures d’hiver et de conservation. Et du coup, il va faire de l’achat-revente sur ces produits-là, mais c’est en bonne intelligence »

Interprofession, fruits et légumes, chargé de mission

Les producteurs peuvent également s’organiser en magasins collectifs. Par exemple, 16 producteurs du Médoc, appuyés par l’Association de développement agricole et rurale (ADAR) locale (Association de développement agricole et rurale), ont créé « les fermiers toqués du Médoc », en un lieu qui combine un magasin collectif pour leurs produits en CCP et un restaurant dont les menus sont constitués de ces produits. Ces outils collectifs de commercialisation peuvent être mis en regard avec d’autres créés par les acteurs en CCP pour la fonction logistique, étudiés par Raimbert et Raton (2021) et qui répondent aux mêmes logiques de renouvellement de la coopération entre acteurs.

Restructuration du fonctionnement des exploitations agricoles par internalisation de la transformation et de la commercialisation, partenariats informels entre producteurs, (re)création d’outils collectifs de transformation et de commercialisation, les CCP se font proposition de nouvelles formes d’organisation et, par là, d’une autre approche de l’économie agricole et alimentaire locale. Cette autre vision de l’économie locale se fonde à la fois sur un rapprochement des consommateurs locaux et sur la complémentarité et la coopération infraterritoriales. Ce faisant, les CCP redéfinissent un rapport au territoire qu’ils valorisent collectivement, mais hors des SIQO utilisés par les filières.

Circuits courts de proximité : des propositions de nouveaux rapports au territoire

Si les producteurs en CCP sont amenés à proposer d’autres modèles d’organisation de la production et de la commercialisation sur les territoires à côté de ce qui est plus communément porté par les filières, faute de pouvoir le faire avec elles, ils sont également amenés à repenser et créer de nouveaux outils de valorisation de leur ancrage territorial.

Sur certains territoires, cela se traduit par la création de marques collectives locales à la place des SIQO, perçus comme des symboles des circuits longs au sein des filières. En production de palmipèdes, les producteurs qui élèvent, gavent, conservent et vendent en circuits courts empruntent la qualification « canards fermiers » pour s’extraire de l’IGP. Au Pays basque, les marques collectives telles que Herriko Uztartu, pour la viande bovine, ou Idoki, pour les produits laitiers, la viande bovine, mais aussi d’autres productions, se mettent en place avec leurs propres cahiers des charges pour se différencier des signes portés par les circuits longs. Ces initiatives, tout aussi collectives que celles portées par les SIQO, sont une autre voie pour porter le produit issu du territoire : « L’idée c’est de créer une identification qui est liée à un territoire et pas forcément à un paysan en particulier » (Accompagnateur de la filière « lait et transformation du lait »).

Le lien au territoire est un marqueur fort du discours des acteurs engagés dans un projet de CCP. Les acteurs resituent parfois leur choix de porter un projet de CCP dans un contexte de reterritorialisation de l’activité économique agroalimentaire : « Voilà, ça va me revenir un peu cher, mais je fais travailler une entreprise locale […] On relocalise toute l’économie, parce qu’on ne fait pas juste du lait pour Lactalis » (Producteur/ Transformateur laitier). Dans la filière « palmipèdes », les producteurs interrogés engagés dans des CCP considèrent qu’ils construisent, à côté des circuits longs, l’identité territoriale du produit de l’ensemble de la filière :

On a besoin les uns des autres. Honnêtement, la filière longue, elle va fournir du foie gras dans tout[e] la France. Nous, la filière courte, on fournit simplement nos clients. Par contre, la filière longue a besoin d’une tête de gondole, qui s’appelle la filière courte. Nous, on est l’image. Ils ont besoin de nous pour l’image, ça a été dit par certains, donc on l’a bien compris. Depuis, de toute façon, on va être honnête, on n’est pas sur les mêmes créneaux

Éleveur-gaveur en CCP

Parce que leurs choix de commercialisation en local, mais aussi leurs choix de production, ou encore de transformation, les conduisent à s’extraire des logiques dominantes de la filière et relèvent d’une reterritorialisation de l’agriculture et de l’alimentation, les porteurs de CCP recourent à de nouveaux outils de valorisation de leur dimension territoriale leur permettant de redéfinir un nouveau cadre de règles partagées.

Conclusion

S’agissant des quatre filières étudiées en Nouvelle-Aquitaine (« lait et transformation du lait », « maraîchage », « palmipèdes » et « bovins viande »), le développement des CCP ne se traduit pas par une révision significative des objectifs ainsi que des règles et normes encadrant les pratiques au sein de ces filières, qui restent marquées par le modèle dominant des circuits longs. Ce résultat va dans le sens d’autres travaux menés sur la filière du blé, dont la structure organisationnelle plutôt favorable au circuit long constitue un verrou à la mise en place de nouvelles pratiques assurant une transition (Fares et al., 2012).

Les CCP sont dès lors soit une voie de diversification au sein de ces filières, voie d’hybridation observée et décrite par Le Velly et Dubuisson-Quellier (2008), soit une voie de retrait des marqueurs du circuit long dominant la filière, et donc une voie de proposition d’une nouvelle forme d’organisation à côté de la filière. La voie de retrait répond notamment à une recherche d’émancipation à l’égard des rapports institués au sein des filières, lesquels contraignent, voire verrouillent, l’accès au financement, à l’emploi, aux fournisseurs et aux débouchés.

Cette voie implique de recréer les conditions favorables au développement des CCP hors des filières qui ne dégagent pas la marge de manoeuvre nécessaire à l’adaptation et à la production de nouvelles normes et conventions. Pour les acteurs en CCP, cela passe par la proposition de nouvelles formes organisationnelles, tant par la modification des systèmes d’exploitation que par la mise en place de nouveaux outils collectifs locaux. En ce sens, les CCP constituent une proposition de pluralisme institutionnel agricole et alimentaire sur les territoires, mais dont la réalisation dépendra de la capacité politique et économique des acteurs publics locaux et nationaux à accompagner le développement.