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Introduction

Les dynamiques des périphéries du Canada restent, encore aujourd’hui, bien différentes de celles de ses espaces métropolitains ; pourtant, les efforts de théorisation des dernières décennies ont plutôt délaissé ces espaces périphériques (Hayter, 2003 ; Hayter et al., 2003). Les agglomérations ont été considérées comme les sticky places sur lesquelles porter l’attention (Markusen, 1996), face à une géographie économique des ressources « démodée » (Hayter et al., 2003). Confinées au rang de slippery spaces, les périphéries-ressources connaissent donc une double marginalisation – spatiale et théorique – et leurs dynamiques récentes semblent faire l’objet d’une compréhension plutôt superficielle. Comme nous le verrons, les sciences régionales semblent souffrir des mêmes maux : les grands modèles de l’analyse spatiale (comme la métropolisation et ses réseaux), tout comme ceux associés au développement territorial (mettant l’accent sur les spécificités et réseaux locaux, comme les systèmes territoriaux d’innovation), n’éclairent que partiellement les dynamiques des territoires périphériques québécois (Fournis et Dumarcher, 2016).

Une place plus centrale des territoires périphériques dans les efforts actuels de théorisation semblerait pourtant justifiée. D’une part, malgré l’hypothèse d’une transition vers une économie du savoir, les activités liées aux ressources ont toujours une place centrale dans les économies canadienne et québécoise, même si cette place évolue et se complexifie (Hayter et al., 2003 ; Howlett et Brownsey, 2008). D’autre part, pour prétendre à une compréhension « globale » des dynamiques spatioéconomiques, il est nécessaire de penser les spécificités et l’articulation des différents espaces, centraux et périphériques.

Redonner cette place plus centrale aux territoires périphériques nous semble nécessairement passer par une meilleure connaissance de leurs spécificités, trajectoires, et dynamiques. C’est ce à quoi nous souhaitons contribuer ici, d’une part, en montrant qu’il est nécessaire d’aller vers une contextualisation plus dense des recherches et modèles, d’autre part, en proposant une voie qui nous semble propice : celle des « modèles locaux »[1].

Nous commencerons par examiner les limites des modèles usuels pour comprendre les espaces périphériques et nous regarderons en quoi leurs difficultés sont liées à une construction relativement décontextualisée. Face à ces limites, nous argumenterons en faveur d’un rapprochement entre géographie économique et économie politique, qui permettrait une contextualisation plus dense des recherches, notamment par l’utilisation de modèles « locaux ». Nous présenterons ensuite succinctement la théorie canadienne des staples, qui considère le développement économique canadien à travers l’articulation de trois dimensions-clés : géographie, technique et institutions. Ces trois dimensions forment un modèle triadique qui, moyennant quelques efforts d’actualisation, nous semble toujours fort pertinent pour éclairer les formes variables de l’économie dans les différents territoires périphériques et secteurs. Enfin, nous illustrerons la portée de cette proposition avec l’exemple de la transformation primaire de l’aluminium dans les périphéries québécoises. Après avoir présenté un portrait de l’industrie, nous examinerons son développement dans ces territoires, lequel relève d’une combinaison complexe de facteurs géographiques, politico-économiques et techniques. Nous verrons que la trajectoire de l’industrie, indissociable de l’hydroélectricité (et dans une moindre mesure de la forêt), est intimement liée à la conjoncture et aux marchés internationaux, et repose sur des choix politiques de même que sur des stratégies de développement anciennes, mais ayant toujours des implications importantes. En conclusion, nous insisterons sur la nécessité d’une combinaison plus systématique entre géographie et économie politique, pour une meilleure contextualisation des recherches. Car, après tout, il nous semble que l’intérêt le plus marquant de la géographie, en tant que discipline, réside précisément dans sa capacité à déstabiliser les modes de pensée disciplinaires, en examinant comment l’économie fonctionne « en vrai » dans les différents territoires et lieux, et en mettant à jour comment les grands modèles à vocation universelle sont concrètement déstabilisés par leur environnement sociopolitique.

Vers une définition : les périphéries « autour des ressources »

Avant d’entrer dans le vif du sujet, commençons par préciser notre compréhension des périphéries canadiennes et québécoises, et dire quelques mots sur l’hétérogénéité des logiques spatioéconomiques dans le vaste territoire canadien (et québécois).

Pour comprendre les dynamiques spatioéconomiques du Québec contemporain, Proulx a proposé de distinguer trois zones, chacune ayant des enjeux analytiques et prescriptifs propres (Proulx, 2012). La première est un « croissant manufacturier » dynamique et multipolaire qui s’étend dans la vallée du Saint-Laurent. Les deux autres se situent dans les territoires périphériques, où l’économie reste en grande partie tributaire des ressources, largement dirigée de l’extérieur et sujette aux cycles économiques. Il s’agit (1) de la périphérie nordique et (2) d’une « zone intermédiaire » en érosion, entre croissant manufacturier et périphérie nordique, aux frontières relativement floues, perméables et mouvantes. Si le croissant manufacturier répond assez bien aux logiques des modèles par la centralité, la périphérie nordique serait mieux éclairée par le modèle « mercantile » de Vance (Proulx, 2009 et 2012). Ce modèle met à jour une organisation marquée par la dispersion, aux configurations plus ponctuelles et linéaires que hiérarchiques et centralisées, historiquement liées à des flux de marchandises et de ressources, et aux forces commerciales et politiques exogènes (Vance, 1970). Il est donc important de penser les liens entre ces différents espaces qui constituent le Québec, et de reconnaître que les dynamiques et trajectoires des espaces périphériques sont bien différentes de celles des zones métropolitaines, ces liens ne pouvant donc être compris qu’avec des modèles appropriés (Hayter et al., 2003).

Les périphéries québécoises sont loin d’être uniformes, mais il est possible de noter sept particularités régulièrement présentes (Côté, 2013) : (1) une faible densité de population, (2) un rapport étroit avec le milieu naturel, même si la place des ressources dans l’économie évolue, (3) un fort lien avec les marchés et investissements extérieurs, (4) une absence de grande concentration d’entreprises d’un même secteur, (5) souvent, de grandes entreprises dominant le paysage économique avec une emprise forte sur le territoire, (6) une gamme limitée de services, (7) une saisonnalité de l’emploi pouvant être importante.

Plusieurs termes sont couramment utilisés pour désigner ces territoires périphériques, au Québec comme ailleurs. Le terme « régions-ressources » est d’un usage courant, mais il nous semble porteur d’un certain déterminisme en suggérant que l’avenir de ces territoires est irrémédiablement lié aux ressources naturelles. L’expression « régions périphériques », aussi couramment utilisée, implique une définition « par la distance » qui se voudrait plus optimiste, mais qui nous semble suggérer un glissement vers une autre forme de dépendance : aux zones métropolitaines. À ces deux termes, nous préférons celui de « périphéries-ressources », généralement utilisé dans la littérature anglophone canadienne (resource peripheries). Son statut englobant permet de s’éloigner (certes imparfaitement) de ce débat entre « dépendance aux ressources » et « aux zones métropolitaines ». De plus, il nous semble particulièrement pertinent pour les territoires qui nous intéressent ici. En effet, étymologiquement, la périphérie renvoie à ce qui se trouve « autour de », et en géographie économique, « autour d’un centre urbain ». Nous suggérons qu’il est possible d’en faire une lecture plus substantielle, qui trouverait un terreau fertile au Canada où la périphérie renvoie largement à ce qui se trouve « autour des ressources ». Le terme « périphérie-ressources » paraît ainsi particulièrement approprié pour ces territoires, dont l’occupation est historiquement justifiée et façonnée par la présence de ressources naturelles, dont l’exploitation influence encore aujourd’hui les trajectoires économiques et la gouvernance (Dumarcher et Fournis, 2016 et 2018).

Quels modèles pour les périphéries-ressources ?

Deux conceptions de la recherche sur les dynamiques spatioéconomiques des territoires cohabitent depuis longtemps dans le champ des sciences régionales, non sans tensions (Barnes, 2003). La première porte l’attention sur les réseaux internationaux, métropoles et grandes firmes, et rencontre des difficultés lorsqu’il s’agit d’aborder les dynamiques fines des territoires périphériques (Hayter et al., 2003). La deuxième, plus attentive aux spécificités et dynamiques locales, génère des analyses riches et contextualisées (Crevoisier, 2010). De nombreux concepts et modèles découlant de cette conception ont été développés récemment, composant ce qu’on pourrait appeler la grande famille des « modèles d’innovation territoriaux » (Moulaert et Sekia, 2003 ; Lagendijk, 2006). Cette approche permet une lecture riche des dynamiques locales, mais qui tend à être centrée sur les processus méso, voire microcognitifs, et qui a l’inconvénient d’occulter en partie le poids des macrostructures politico-économiques (Lagendijk, 2006).

Dans les périphéries québécoises, les applications des modèles issus de ces deux approches ont donné lieu à des analyses d’une grande richesse, mais rencontrant certaines difficultés (à la fois en termes analytiques et prescriptifs) (Fournis et Dumarcher, 2016). Ces difficultés, avons-nous argumenté, semblent liées à la construction « décontextualisée » de ces deux types de modèles, au sens large où leur construction théorique n’intègre pas suffisamment les spécificités des territoires périphériques : l’un ayant une perspective très globale se voulant « universelle », l’autre une perspective plus locale qui limite la prise en compte du contexte politico-économique plus vaste (Fournis et Dumarcher, 2016).

Les difficultés rencontrées par ces modèles ne permettent cependant pas de conclure à une singularité des territoires qui rendrait impossible tout effort de modélisation (Proulx, 2012). Pour aborder les périphéries-ressources, l’utilisation de modèles dits « locaux » et contextualisés nous semble tout indiquée. Cette tradition de modèles, utilisés notamment en économie hétérodoxe, reconnaît que, derrière l’apparente singularité des territoires et configurations, il est possible de déceler des composantes similaires dont la combinaison varie selon le contexte, pour donner lieu à des dynamiques et trajectoires variables.

Vers des modèles « locaux »

Concrètement, un modèle « local » est un modèle « sans lettres grecques », qui examine la combinaison d’une série des dimensions-clés sous forme de composants élémentaires (politiques, environnementaux, économiques, sociaux, etc.) dont les relations peuvent varier selon le contexte, tout comme les formes spatiales et politico-économiques auxquelles elles donnent naissance (Barnes et Hayter, 2005). Ces composants de base sont assemblés et combinés pour créer des modèles « locaux », c’est-à-dire renvoyant à un certain contexte spatiotemporel, mais pas nécessairement à une aire géographique limitée (Barnes, 1993 et 1996 ; Barnes et Hayter, 2005). Ils prennent ensuite des formes spécifiques dans les territoires : les composants élémentaires et dimensions-clés du modèle restent les mêmes (et d’un nombre limité), mais selon leur contexte, il y a des variations dans les relations, configurations et mécanismes qui en résultent, ce qui peut générer des résultats et formes variables pouvant être particulièrement intéressants dans une perspective comparative (par exemple, Barnes et Hayter, 2005). Ce type de modèle met donc l’accent sur la géographie et le phénomène de différenciation territoriale. Loin d’être de simples éléments descriptifs ou simplificateurs, les composants élémentaires ont une véritable portée heuristique, car leurs assemblages offrent un éclairage fin sur les mécanismes en action, tout en s’accompagnant d’une attention accrue pour le contexte.

Au coeur de la démarche des modèles locaux, se trouve donc l’aspect « disruptif » de la géographie, c’est-à-dire sa capacité à déstabiliser des concepts et théories disciplinaires supposément universels (Lee, 2002 ; Barnes et Hayter, 2005). Il s’agit donc de porter l’attention sur les trajectoires différenciées des territoires, sur les variations et les configurations sociospatiales de l’économie politique. Ceci rappelle les dirt economies chères à Innis (Easterbrook, 1953), c’est à dire le rôle crucial des recherches empiriques et d’une contextualisation dense pour saisir comment l’économie fonctionne « en vrai » dans les territoires et est concrètement déstabilisée par le contexte sociopolitique. Ainsi compris, ces modèles locaux nous semblent une voie propice pour une géographie économique institutionnaliste sensible à la fois aux conditions macrostructurelles et aux acteurs et dimensions socioculturelles sans qu’elles deviennent toutefois le coeur ultime de l’analyse (Sayer, 1994 ; Hudson, 2006).

La théorie canadienne des staples

Harold Innis, historien économique canadien, est à l’origine de la théorie des staples, qu’il a voulue comme un modèle « fabriqué au Canada » et intégrant les spécificités du pays, dont le rôle sur la scène mondiale est, depuis, le départ défini par les activités liées aux ressources et à leur exportation, et dont l’économie a évolué sur cette base historique (Watkins, 1963 ; Barnes, 1999 ; Hayter, 2004). Le fordisme canadien, fortement imprégné par des effets internationaux, principalement continentaux, a été qualifié de permeable Fordism (Jenson, 1989). Il s’en est suivi une grande vulnérabilité aux variations du marché, une forme de dépendance à l’exploitation de l’extérieur, avec une place centrale des ressources et de la grande entreprise exogène dans l’économie, qui tend à bloquer la diversification économique (le staple trap, Watkins, 2007). Ces éléments-clés du développement économique canadien ont largement façonné les trajectoires des différentes régions-ressources canadiennes (Hayter et Barnes, 2001 ; Hayter, 2003 ; Hayter et al., 2003). La crise du fordisme s’y est traduite par une maturation de ce modèle, où l’exploitation des ressources est toujours d’actualité, mais selon un schéma plus complexe (Howlett et Brownsey, 2008 ; Dumarcher et Fournis, 2016), et où les périphéries deviennent des espaces plus contestés par différentes forces institutionnelles et groupes d’acteurs (Hayter, 2003 ; Hayter et al., 2003). Les travaux d’Innis ont ainsi posé les bases d’une géographie économique institutionnaliste canadienne, depuis enrichie par d’autres, qui est considérée comme une contribution centrale à la littérature sur le développement (Watkins, 1963 et 2007 ; Gunton, 2003). Cette géographie est toujours mobilisée dans des travaux récents, pour différents secteurs et territoires, au Canada (Barnes et Hayter, 2005), au Québec (Dumarcher et Fournis, 2016 et 2018) et ailleurs (pour l’Australie : Schmalleger et Carson, 2010).

Périphéries-ressources, entre géographie, technique et institutions

La théorie des staples ouvre ainsi à une lecture contextualisée et dynamique des périphéries canadiennes, autour de trois dimensions historiquement centrales : la géographie, la technique, et les « institutions » (Barnes, 1993, 1996 et 1999 ; Barnes et al., 2001). Ces trois dimensions s’articulent pour former le modèle économique historique canadien, dont les villes monoindustrielles sont historiquement la colonne vertébrale (Lucas, 2008). Moyennant une série d’actualisations, cette triade « géographie - technique - institutions » nous semble constituer un modèle local toujours très pertinent pour examiner les trajectoires des périphéries-ressources canadiennes (Barnes et Hayter, 2005 ; Dumarcher et Fournis, 2018). Voyons ces trois dimensions plus en détail.

La géographie renvoie, d’une part, à l’environnement physique (localisation des ressources et contraintes liées au transport des ressources, du matériel, des travailleurs, etc.) et, d’autre part, aux réseaux de relations politico-économiques que créent ces ressources, notamment entre centre(s) et périphérie(s). Pour contribuer à l’actualisation de ce modèle, nous avons précédemment exploré l’hypothèse que les évolutions de la géographie des ressources se traduisent par une série de nouvelles pressions affectant directement les territoires (Dumarcher et Fournis, 2015 et 2018 ; Fournis et Dumarcher, 2016). La « frontière » des ressources s’y déplace plus loin au nord ou, à l’inverse, plus à proximité des communautés (voire en contact intime avec elles) ; ou encore, elle se reconfigure dans des formes temporaires d’occupation du territoire qui apportent des enjeux nouveaux aux communautés.

La technique, deuxième dimension du modèle, est intimement liée à la géographie : elle détermine « si » et « comment » les ressources sont exploitées et transportées, selon les techniques disponibles à une certaine époque. Dans un effort d’actualisation du modèle, il semble crucial d’attirer l’attention sur le fait que les évolutions technologiques et organisationnelles génèrent des recompositions complexes du rapport entre projets et territoires, qui redéfinissent les modalités de développement pour les territoires. Ce point est particulièrement important car, en science régionale comme ailleurs, l’innovation est souvent placée au centre des analyses, à la fois en termes explicatifs et normatifs (Lovering, 1999). Or, dans ces territoires périphériques probablement plus qu’ailleurs, le lien entre innovation et développement est loin d’être direct, ni même évident, et ce, pour plusieurs raisons (Proulx, 2014 ; Dumarcher et Fournis, 2015). Ne serait-ce que parce que les innovations techniques s’accompagnent souvent d’une diminution des retombées en termes d’emplois, il est nécessaire de sortir d’une lecture normative de l’innovation pour aller vers une analyse contextualisée, qui reviendrait à poser la question en termes plus vastes de développement régional (Fournis et Dumarcher, 2016).

La géographie et la technologie travaillent donc « main dans la main », mais elles ne peuvent le faire que par la troisième entrée : les « institutions ». Notons qu’ici, le terme « institutions » renvoie plus précisément à la « structure institutionnelle », c’est-à-dire aux configurations institutionnelles en place qui déterminent le cadre dans lequel les mécanismes et dynamiques d’exploitation des ressources sont possibles, lorsque les dimensions convergent : « Finally, when the right geography comes together with the technology and the right institutional structure, the result is accumulation of “cyclonic” frenzy » (Barnes, 1996 : 217).

Dans le cas des périphéries-ressources canadiennes, la structure et les configurations institutionnelles sont caractérisées par le poids important des acteurs industriels et de l’État. Cela s’explique historiquement par le fait que l’exploitation des ressources demande de gros investissements que seuls la grande entreprise et l’État (notamment par les infrastructures de transport) sont capables d’assumer. Cela a mené à des configurations corporatistes, souvent dominées par de grandes firmes étrangères, et dont l’héritage persiste. De nouveaux enjeux et acteurs y font toutefois leur apparition : des travaux plus récents ont documenté cette complexification et nous semblent porteurs pour actualiser et enrichir cette dimension. Aux forces « industrielles » et « régulationnistes » initiales, Barnes et Hayter ajoutent les forces « environnementalistes » et « autochtones », afin de refléter les configurations institutionnelles actuelles (Barnes et al., 2001 ; Barnes et Hayer, 2005). Nous faisons ici la proposition d’en ajouter une cinquième : les forces « territoriales », renvoyant aux acteurs de l’action publique locale et régionale, aux groupes de citoyens, ainsi qu’aux acteurs économiques locaux. En effet, si l’importance des revendications autochtones est indéniable, nous suggérons que la question territoriale recouvre aussi des enjeux bien plus larges de partage du territoire, des ressources, des retombées et des décisions, et que ces enjeux mènent à l’implication d’autres acteurs (Dumarcher et Fournis, 2016 et 2018). Cette dimension « institutionnelle » du modèle, une fois actualisée avec les travaux de Barnes et Hayter et par l’ajout d’une force « territoriale », permet donc de prendre en compte une plus grande densité d’acteurs et leurs rôles dans l’évolution contemporaine de ces configurations institutionnelles : (1) industrielles, (2) régulationnistes, (3) environnementalistes, (4) autochtones et (5) territoriales.

L’articulation de ces trois dimensions conduit à un modèle de développement marqué par des déséquilibres spatiotemporels importants et une forme d’instabilité permanente. Les fluctuations du marché sont à la fois créatrices et destructrices pour les communautés industrielles, dont la croissance, le développement, et le déclin sont rapides et ponctués de crises : la métaphore du cyclone utilisée par Innis illustre bien ce schéma d’accumulation (Barnes et al., 2001). Les recherches se sont poursuivies également sur cet aspect du modèle, à la fois sur la trajectoire des villes (Bradbury et St-Martin, 1983) et sur la complexification des trajectoires locales, avec le croisement de diverses activités et secteurs ayant leur temporalité et leurs fluctuations propres (par exemple, Hayter et Edenhoffer, 2016). La diversification de certaines villes monoindustrielles a permis d’atténuer ces cycles et fluctuations, mais sans toutefois conduire à leur disparition complète : l’alternance de phases d’essor et de déclin qui y persiste semble toujours relever de ces dynamiques structurelles « cycl(on)iques » pour les périphéries-ressources du Québec (Girard et Perron, 1989 ; Frenette, 1996 ; Porlier-Forbes et Gasse, 2002 ; Proulx, 2007 ; Ouellet, 2009 ; Berthold, 2010 ; Chênevert et al., 2012 ; Côté, 2016).

Ce modèle triadique, moyennant que soient poursuivis les efforts d’actualisation, nous semble ainsi une voie porteuse vers une compréhension riche des périphéries-ressources. Il permet à la fois de réinsérer une profondeur historique dans l’analyse, en prenant en compte la trajectoire et l’économie politique particulière de ces territoires, de reconnaitre la complexité géographique, et d’intégrer une plus grande densité des acteurs, notamment certains « oubliés » des modèles courants (comme l’État et la grande industrie, particulièrement importants dans les périphéries-ressources), ou les acteurs territoriaux que nous avons suggéré d’intégrer au modèle. Allons à présent illustrer cette proposition en examinant le secteur de la transformation primaire de l’aluminium, dans les périphéries-ressources du Québec.

Industrie de l’aluminium dans les périphéries-ressources du Québec

L’aluminium de première fusion occupe une place de taille dans l’industrie du Canada, qui était quatrième producteur mondial et deuxième exportateur en 2017 (RNC, 2020). L’industrie se concentre sur la transformation primaire de l’aluminium, c’est-à-dire la production d’aluminium de première fusion, un produit peu transformé et majoritairement destiné à l’exportation vers les États-Unis (83,2 % des exportations totales des produits canadiens de l’aluminium) (RNC, 2020). Le terme aluminium « canadien » semble privilégié, à la fois dans la sphère industrielle et politique ; mais cet aluminium est, dans les faits, presque exclusivement québécois : sur les dix usines canadiennes qui en produisent, neuf sont situées au Québec. Elles produisent environ 90 % de l’aluminium canadien et 60 % de l’aluminium nord-américain (AAC, 2020 ; MEI, 2020). Les deux tiers de cette production québécoise se concentrent dans deux régions, toutes deux des périphéries-ressources : la Côte-Nord et le Saguenay−Lac-Saint-Jean.

De l’importance de l’approvisionnement électrique

Un détour un peu technique sur le fonctionnement de l’industrie semble essentiel pour en comprendre les facteurs de localisation et les liens avec l’industrie hydroélectrique.

Premièrement, l’aluminium n’existe pas à l’état naturel : il est fabriqué à partir de bauxite, un minerai qui se trouve principalement dans les sous-sols des climats chauds et tempérés. La bauxite transformée au Québec est donc entièrement importée (RNC, 2020) : la localisation ici de la matière première n’est pas un facteur d’implantation de l’industrie. En revanche, l’industrie nécessite l’accès à un port en eau profonde de capacité suffisante et accessible à l’année pour l’import-export.

Deuxièmement, l’ensemble du processus de production d’aluminium exige énormément d’énergie, et la transformation primaire est de loin la phase la plus énergivore. La production d’aluminium représente 3,5 % de la consommation électrique mondiale, et l’approvisionnement en électricité représente environ un tiers des frais de production (IPCC, 2015). L’accès à une alimentation électrique en abondance et des tarifs bas sont donc des éléments cruciaux pour l’industrie.

Troisièmement, le processus de production d’aluminium nécessite également un approvisionnement en électricité extrêmement « fiable ». Une rupture de l’alimentation se prolongeant trois heures ou plus aura fort probablement des conséquences très sévères : le contenu des cuves refroidit et commence à figer, ce qui peut mener à l’arrêt de la ligne entière des cuves, un scénario quasiment inévitable lorsque la coupure d’électricité atteint six heures. Non seulement le redémarrage des opérations est-il très long, mais l’arrêt et le redémarrage d’une ligne de cuves complète peuvent coûter plusieurs dizaines de millions de dollars (Øye et Sørlie, 2011 ; Tabereaux et Lindsay, 2019). L’industrie nécessite donc (la présence d’un port en eau profonde de capacité suffisante, ainsi qu’un approvisionnement électrique à la fois massif, peu cher et fiable. Pour comprendre l’implantation et le développement de l’industrie, il est ainsi indispensable de comprendre son approvisionnement en électricité, et donc, dans le cas du Québec, le développement de l’industrie hydroélectrique.

De la ressource hydrique à l’aluminium québécois

La ressource hydrique fut très tôt considérée comme un moyen (voire « le » moyen) d’industrialiser le Québec, initialement par la force mécanique, puis avec l’hydroélectricité, qui fit son apparition vers 1880 (Bellavance, 1998 ; Bélanger et Bernard, 1991). Il a fallu une décision canadienne, en 1898, reconnaissant la force hydraulique d’un cours d’eau comme une richesse naturelle, pour que la gestion en soit placée sous la compétence des provinces et que les développements hydroélectriques commencent réellement. Au Québec, il y a eu une volonté politique forte d’utiliser l’hydroélectricité pour l’industrialisation, et l’État provincial en a confié le développement au secteur privé, sous l’impulsion d’investissements étrangers importants, en favorisant les monopoles régionaux (Dales, 1957 ; Bellavance, 1998 et 2003).

L’implantation de l’industrie de l’aluminium qui a suivi a été fortement liée à celle des pâtes et papiers. En effet, largement responsable des premiers développements hydroélectriques massifs, l’industrie papetière s’est mise à la recherche d’une autre industrie énergivore à qui vendre ses surplus d’énergie ou avec qui développer sa production hydroélectrique : l’industrie de l’aluminium, intéressée, s’y est associée et s’est installée à proximité. Les développements hydroélectriques qui ont suivi, jusqu’à l’après-guerre, ont été principalement conduits par ces deux industries (Dales, 1957 ; Donze, 1984 ; Girard et Perron, 1989 ; Frenette, 1996).

La stratégie québécoise d’industrialisation, tout comme l’implantation de l’industrie de l’aluminium, doit donc se comprendre aussi à la lumière de la demande étatsunienne pour le bois. La hausse de la demande pour le papier journal, couplée à une forte diminution des stocks de bois à pâte aux États-Unis, a mené les industriels de ce pays à s’approvisionner au Canada, où des concessions forestières leur ont été accordées. Une série de décisions politiques a ensuite contribué au développement de ces industries au Québec. L’embargo québécois de 1910 sur l’exportation du bois de pâte non transformé a obligé les industriels étatsuniens à effectuer localement une première transformation, ce qui marquait le point de départ de l’implantation massive de l’industrie des pâtes et papiers au Québec. À cette époque, la province se réorientait largement vers un axe de commerce continental, et le charbon perdait sa position dominante comme source d’énergie, au profit de l’énergie hydroélectrique (Faucher et Lamontagne, 1971). Les concessions et droits d’exploitation de rivières qui ont été accordés ensuite ont largement facilité le développement des industries papetière, hydroélectrique et de transformation de l’aluminium dans les périphéries-ressources (Girard et Perron, 1989 ; Frenette, 1996).

L’après-guerre a été une période charnière pour ces développements : cette industrialisation par l’hydroélectricité était devenue la clé de voûte d’une stratégie de développement de l’économie nationale. Elle s’est traduite par une nationalisation progressive de l’électricité, la création de la société d’État Hydro-Québec et, sous l’impulsion de cette société, le déploiement massif, dans le Nord, de mégaprojets hydroélectriques soutenus par les avancées techniques de l’époque (Bellavance, 2003). Cependant, même après une « deuxième phase », en 1963, la nationalisation est restée incomplète : les entreprises exploitant des centrales pour leurs propres besoins en énergie ont pu conserver leurs installations (Bellavance, 2003).

À ce jour, Rio-Tinto-Alcan, au Saguenay, est toujours autonome pour son approvisionnement, et ces aménagements sont vivement critiqués compte tenu de leurs faibles retombées fiscales pour la région (Prémont et Proulx, 2013 et 2020). La nationalisation a également redéfini le rôle de l’État et ses relations avec l’industrie : les négociations pour les tarifs d’électricité ne se font plus entre les entreprises de pâtes et papiers et de l’aluminium, mais directement avec l’État (à l’exception de Rio-Tinto-Alcan, autonome). La nationalisation a ainsi profondément changé les dynamiques et logiques du secteur au Québec, et a eu des implications sur les développements industriels qui ont suivi, dans les périphéries-ressources.

Pour finir, notons que cette stratégie d’industrialisation du Québec a des implications bien différentes pour les régions centrales et les périphéries-ressources. Dès les premiers développements importants de la filière, l’hydroélectricité a contribué à l’industrialisation du Québec et à la diversification économique de son « croissant manufacturier » (Dales, 1957). En revanche, dans les périphéries-ressources, l’électricité a été destinée à la production de produits de première transformation par des entreprises dépendant de capitaux étrangers et fortement liées aux marchés internationaux, dessinant une trajectoire où l’économie peine à se diversifier (Girard et Perron, 1989 ; Frenette, 1996 ; Ouellet, 2009 ; Berthold, 2010). À ce jour, les retombées fiscales de l’hydroélectricité, influencées par des configurations politico-économiques héritées de la nationalisation, désavantagent toujours les régions productrices (Prémont, 2014 ; Prémont et Proulx, 2020).

L’implantation et la trajectoire de l’industrie de l’aluminium, au Québec, se comprennent donc nécessairement dans le cadre d’une ressource hydrique abondante et d’une stratégie politique d’industrialisation soutenue par la ressource hydroélectrique. Cependant, cette stratégie a aussi convergé avec une augmentation de la demande, principalement des États-Unis, pour certaines ressources (ici, le papier et l’aluminium) et avec l’émergence d’une préférence pour certains types d’énergie (ici, l’hydroélectricité face au charbon). Ces développements ont coïncidé aussi avec l’émergence de techniques permettant l’exploitation hydroélectrique des rivières et avec l’arrivée de procédés industriels permettant le développement d’industries énergivores constituant un marché pour cette énergie : l’industrie papetière et celle de l’aluminium.

Conclusion

L’implantation de l’industrie de la transformation primaire de l’aluminium dans les périphéries-ressources du Québec résulte ainsi de l’articulation de multiples facteurs géographiques, techniques et institutionnels, entre lesquels il y a eu un alignement. Outre (1) les facteurs géographiques, liés à la localisation des ressources et au transport, il y a eu une convergence entre (2) des facteurs techniques, déterminant largement les possibilités et les formes d’exploitation et de transformation à une période donnée, ainsi que (3) des facteurs politico-économiques, liés à la demande, aux marchés et à une série de décisions politiques et choix stratégiques qui ont rendu possibles et facilité ces implantations, mais qui ont aussi déterminé les paramètres et modalités de développement pour les territoires concernés.

L’utilisation de modèles contextualisés nous semble ainsi une voie porteuse, permettant de réinsérer profondeur historique, complexité géographique et densité institutionnelle dans l’analyse (y compris l’analyse des formes industrielles – Markussen, 1996). La triade que nous avons proposée, née de la théorie des staples, nous semble propice pour éclairer les trajectoires et dynamiques des périphéries-ressources québécoises. Ce modèle semble permettre un éclairage précis à la fois sur l’implantation de l’industrie, sur les logiques du secteur et sur les trajectoires (différenciées) des territoires concernés.

Moyennant que les analyses soient poursuivies, ce modèle nous semble également porteur pour aborder les enjeux de développement régional – qu’il importe de considérer, dans un souci d’actualisation du modèle, ainsi que nous l’avons souligné. Pour le secteur de l’aluminium, l’évolution de la dimension technique et les formes monopolistiques des développements nous paraissent deux éléments particulièrement importants. D’une part, la modernisation de l’industrie tend à se traduire par une baisse du nombre d’emplois à production égale (Chênevert et al., 2012 ; Proulx, 2014 ; Prémont et Proulx, 2020), limitant la portée de l’emploi comme levier de développement. D’autre part, la diversification visée n’est souvent pas au rendez-vous, et ces territoires continuent d’être affectés par les grands cycles structurels (Girard et Perron, 1989 ; Frenette, 1996 ; Ouellet, 2009 ; Berthold, 2010 ; Proulx, 2014 ; Prémont et Proulx, 2020). Enfin, le rôle crucial des redevances comme levier de développement local est bien connu (Gunton, 2003 ; Watkins, 2007), mais semble ici limité par différents facteurs politico-économiques : une industrie propriétaire de ses installations hydroélectriques avec une fiscalité très avantageuse pour elle (Prémont et Proulx, 2013), des configurations limitant les retombées fiscales pour les périphéries-ressources (Prémont, 2014) ou encore des tarifs d’électricité préférentiels accordés à l’industrie de l’aluminium (au point qu’on a pu la considérer « subventionnée » (Bélanger et Bernard, 1991 et 2008). Cela rappelle le rôle crucial des arrangements institutionnels comme rouage entre exploitation des ressources et développement local : ils déterminent largement s’il y a une forme de « malédiction » ou de « piège » (Watkins, 2007). Or, dans les périphéries-ressources québécoises, si « malédiction » il y a, elle n’est peut-être pas tant liée aux ressources elles-mêmes qu’aux politiques de développement qui encadrent leur exploitation.

Cela nous semble confirmer l’importance, pour comprendre ces territoires et leur trajectoire, de sortir d’une lecture en termes simples de « bénédiction » ou « malédiction » des ressources et de la grande industrie liée, et de considérer leur trajectoire comme une véritable question empirique (Dumarcher et Fournis, 2016). Ces territoires appellent à des analyses donnant une place centrale aux mécanismes et processus institutionnels, à la fois comme rouage-clé entre les dimensions géographiques et techniques et comme pivot entre ressources et processus de développement local. Pour ce faire, un virage vers une géographie économique plus institutionnaliste et plus sensible à l’économie politique paraît inévitable, afin que l’attention soit portée sur les trajectoires différenciées des périphéries-ressources, sur la manière dont l’économie fonctionne « en vrai » dans les territoires, façonnée par l’environnement sociopolitique.