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Introduction

Un ensemble de travaux attestent d’une analogie dans l’organisation des circulations urbaines en France (Grenier et Ventura, 2000 ; Hernandez, 2003 ; Offner, 2006) et même en Europe occidentale (Fleury, 2002). Ce modèle générique participe d’une stratégie « insulaire » de la production de l’espace urbain. Les espaces centraux et patrimoniaux concentrent les attributs de la durabilité : les aménagements favorables aux déplacements doux et le transport collectif y façonnent un espace où il est possible de flâner dans un environnement agréable et de qualité. Aux espaces périphériques échoient les rocades routières et autoroutières garantissant un accès rapide à la région urbaine et aux différentes ressources qu’elle offre, quitte bien sûr à dégrader la qualité des lieux.

La généralisation de ce modèle suggère à certains analystes qu’il résulte d’une vague de fond néolibérale produisant une ville duale (Reigner et al., 2013). L’idéologie néolibérale s’imposerait partout et toujours ; elle affecterait notamment les politiques urbaines de transport et de déplacements. Les référentiels et objectifs de ces politiques seraient redessinés par des impératifs d’attractivité et de compétitivité, se traduisant notamment par le (re)développement des tramways afin de catalyser la croissance économique et la production d’îlots de qualité urbaine, où la circulation automobile est atténuée et les circulations douces promues (Brenac et al., 2013 ; Culver, 2017). Ces politiques s’inscriraient dans un urbanisme néolibéral (neoliberal urbanism) où, in fine, elles ne viseraient qu’à produire un espace urbain favorable à la croissance, à l’accumulation capitaliste et aux pratiques consuméristes des élites (Peck et al., 2009 ; Farmer, 2011 ; Enright, 2013).

On parlera alors de « néolibéralisation », terme signifiant ici un processus de destruction créatrice affectant, entre autres, les référentiels et objectifs des politiques publiques (Brenner et Theodore, 2002). À l’inverse de l’idéologie libérale classique et néoclassique, qui préconise un laisser-faire dans l’organisation des marchés et donc une faible régulation étatique, l’idéologie néolibérale, bien qu’elle soit mouvante et protéiforme, fait des principes de la concurrence des éléments cardinaux de l’action publique. Ainsi, pour l’idéologie néolibérale, la puissance publique ne doit pas disparaître, elle doit jouer un rôle central dans l’organisation de la compétition (Peck, 2008 ; Dardot et Laval, 2009). Au nom de son efficacité, l’action publique doit recourir aux mécanismes marchands, à la discipline de marché, dans le pilotage des politiques publiques et dont, par exemple, le péage urbain et les indicateurs de performance économique seraient des manifestations. Mais cette vaste entreprise de construction théorique qui consiste à analyser les politiques urbaines, plus particulièrement les politiques urbaines de transport et de déplacements, à l’aune de ce tournant idéologique néolibéral, trouve-t-elle une suffisante confirmation dans les faits pour être entérinée ?

En France, les réformes du gouvernement urbain mises en place au début de la décennie 2000 donnent l’occasion de soumettre l’hypothèse à l’épreuve des faits. L’échelon urbain est en effet considéré comme stratégique dans le processus de néolibéralisation. Du fait du réétalonnage des échelles de l’action publique, les gouvernements urbains formeraient le creuset où se façonnent et s’affinent les pratiques et politiques néolibérales (Brenner, 2004). En nous appuyant sur la déconstruction des politiques de transport et de déplacements de quatre agglomérations françaises situées dans la région marseillaise (Aix-en-Provence, Salon-de-Provence, Aubagne et Istres), nous visons, dans ce texte, à déceler des différenciations dans les politiques urbaines de transport et de déplacements pour nuancer les travaux portant sur la diffusion sans frein de l’idéologie néolibérale. Divers questionnements ont guidé notre travail : ces politiques servent-elles toujours et sans nuances le jeu de la compétition interurbaine ? Les gouvernements urbains entendent-ils faire, des mécanismes marchands et des indicateurs d’efficacité économique, des éléments centraux d’orientation des politiques urbaines ? Le modèle générique d’organisation des déplacements témoigne-t-il d’une indéniable diffusion de cette idéologie néolibérale ?

La thèse défendue ici est celle d’une différenciation croissante des politiques urbaines de transport et de déplacements. D’un territoire à l’autre, on observe en effet de fines variations dans leurs objectifs et dans les moyens mis en oeuvre pour y parvenir. Cette différenciation revalorise, selon nous, le poids de l’histoire socioéconomique des territoires et remet en cause l’idée d’une néolibéralisation généralisée de la production urbaine dont le modèle générique d’organisation des circulations rendrait compte dans le domaine des déplacements urbains.

Pour appuyer cette hypothèse, nous exposons notre méthodologie ainsi que notre positionnement vis-à-vis des travaux portant sur l’intercommunalité, et contextualisons nos terrains d’étude (I). Nous revenons sur deux politiques urbaines de transport et de déplacements qui investissent la centralité au nom de l’efficacité économique des réseaux, organisent et structurent un marché du stationnement (II). Nous nous intéressons ensuite à deux politiques urbaines qui investissent les périphéries et cherchent à limiter le recours aux instruments marchands dans la régulation du stationnement (III). Finalement, nous discutons des implications de ce travail quant à l’hypothèse d’une néolibéralisation des politiques urbaines de transport et de déplacements et relevons les prolongements nécessaires de ce travail.

Analogie et différenciation : des équations sociales variées qui comptent

À partir d’une approche quantitative et qualitative des politiques urbaines de transport et de déplacements, nous observons un ensemble d’éléments qui atteste et nuance l’existence d’un modèle générique d’organisation des déplacements [1]. Puis, nous présentons succinctement la région urbaine dans laquelle s’insèrent les territoires étudiés et leurs récits identitaires, qui, selon nous, expliquent les fines différenciations observées.

Analogie dans les politiques urbaines de transport collectif et de stationnement

Nous nous sommes intéressés à deux politiques distinctes qui constituent ici ce qu’on nomme « politiques urbaines de transport et de déplacements » : premièrement, les politiques intercommunales de transport public, lesquelles jouent un rôle de premier plan dans la naissance, la construction et l’affirmation des nouvelles territorialités politiques urbaines que constituent les communautés d’agglomérations ; deuxièmement, les politiques de stationnement, car elles constituent un levier stratégique pour freiner la dépendance à l’automobile et parce qu’elles mettent, bien souvent, en jeu une régulation tarifaire.

Le premier trait générique que nous repérons dans les politiques urbaines de déplacements déployées dans la périphérie marseillaise se rapporte à l’évolution de la distribution spatiale de la desserte en transport public. Celle-ci est appréhendée à partir d’un indicateur statistique permettant de cartographier cette desserte dans les décennies 1990 et 2010. Les informations relatives au nombre d’arrêts des transports publics sont renvoyées dans la maille d’un carroyage, ce qui permet d’observer l’évolution de la desserte en transport collectif sur ces territoires durant les deux décennies et de hiérarchiser les mailles en fonction de la qualité respective de leur desserte.

Entre les deux décennies observées, la distribution spatiale de la desserte en transport public est favorable aux espaces périphériques. Les territoires effectivement desservis par un service de transport public doublent sur la période 1990 – 2010, se déployant spécialement hors des villes centres des intercommunalités. C’était là un des attendus de la réforme du gouvernement urbain en France, où la création des communautés d’agglomération avait pour objectif de créer de « nouveaux espaces de solidarités » à même « d’assurer le développement du territoire et de réduire les inégalités sociales » [2]. Ainsi, le transfert de la compétence d’organisation des transports urbains aux communautés d’agglomération a généré une extension des territoires du transport urbain se soldant par une solidarité accrue envers les périphéries. Dans la région urbaine marseillaise, cette extension a été considérable. Le nombre de communes inscrites dans l’un des périmètres de transport urbain de la région urbaine est passé de 26 en 1999 à 104 en 2001.

Au-delà de l’extension des territoires desservis, nous avons porté une attention particulière à la qualité de la desserte selon les lieux et aux explications et justifications accompagnant les différences constatées. Ce faisant, nous avons observé, dans chaque territoire, la cohabitation de deux grands registres de la solidarité communautaire, eux-mêmes déclinés en sous-registres. Le premier concerne les périphéries. Il s’exprime à travers une extension des territoires desservis en transport public et une amélioration sélective de la qualité de la desserte. Il relève lui-même de deux registres : le droit au transport et l’appartenance à l’intercommunalité. Le second grand registre favorise la ville centre. Il s’exprime par une amélioration du service de transport public (augmentation de la fréquence et amélioration du maillage). Il s’appuie sur deux argumentations : le partage des charges de centralité et l’effet du transport public sur le report modal.

Dans les quatre intercommunalités étudiées, nous retrouvons ces différents registres de la solidarité, bien qu’ils soient portés et soutenus par des communes aux intérêts potentiellement divergents. Cette cohabitation de différents registres de la solidarité communautaire n’est pourtant pas synonyme de juxtaposition sans hiérarchie et d’incapacité redistributive. Au contraire, chaque intercommunalité articule ces différents registres d’une façon singulière, ce qui donne lieu à des différenciations territoriales en matière de distribution spatiale de la desserte en transport public. Pour paraphraser Gabriel Dupuy (1987), le réseau n’impose pas sa loi, il est le fruit d’une négociation sociale, économique et politique territorialisée. Dans notre étude des politiques de stationnement, qui restent une compétence encore largement communale, nous avons retracé l’évolution du stock et de la capacité de stationnement de chaque ville centre, entre les années 2000 et 2010. Le stock est le nombre d’emplacements de stationnement ; la capacité correspond au stock multiplié par le taux de rotation associé à chaque place de stationnement. De ce travail ressort une analogie entre les différents territoires étudiés (Aix-en-Provence, Salon-de-Provence, Aubagne et Istres) : aucune des quatre politiques urbaines de stationnement ne constitue un outil complet et cohérent pour diminuer la circulation automobile à l’échelle de l’agglomération. Leur objectif commun est d’accroître l’attrait des centres-villes patrimoniaux à travers deux actions a priori contradictoires.

Premièrement, ces politiques entendent diminuer la visibilité de la voiture particulière dans l’espace public afin de valoriser le caractère patrimonial des centres urbains. Ce souci est apparu au début des années 1980 alors que le stationnement de surface a été progressivement reconsidéré : depuis, il n’est plus seulement un point d’entrée et de sortie du réseau routier. La place de stationnement devient une portion de l’espace public qu’il faut libérer d’une pression automobile jugée excessive. Cette inflexion, bien documentée dans le cas lyonnais (Duverney-Prêt, 2008), est mise en oeuvre à travers un ensemble d’outils permettant de préserver les rues et places. Deuxièmement et paradoxalement, ces politiques guidées par l’adage « pas de stationnement, pas d’affaires » oeuvrent à l’augmentation de la capacité de stationnement dans les centres urbains patrimoniaux. Dans cette conception, les flux physiques sont perçus comme des flux de revenus qu’il faut capter pour engendrer un développement territorial.

Les récits identitaires contrastés de la région urbaine marseillaise, à l’origine de la différenciation des politiques urbaines

Éclairer notre hypothèse, selon laquelle le territoire produit de fines différenciations quant à la substance de ces politiques urbaines, nécessite d’expliciter deux positions prises et l’opposition sur laquelle repose notre démonstration.

Notre premier parti s’inscrit dans les débats suscités par l’intercommunalité, forme particulière du gouvernement urbain en France, et notamment sa capacité à construire un intérêt général territorialisé qui implique des politiques redistributives. Nous partageons le constat selon lequel l’intercommunalité reste un « gouvernement inachevé » (Le Saout, 2000) où la défense des intérêts communaux joue parfois un rôle structurant (Gaxie, 1997). Néanmoins, est-ce là le signe d’une incapacité structurelle de l’intercommunalité à construire un intérêt général territorialisé et des politiques redistributives, comme l’affirment Desage et Guéranger (2011 : 147-167) ? Nous souhaitons nuancer ce point de vue en affirmant, avec d’autres, que les politiques communautaires sont le fruit de négociations et de compromis territorialisés qui aboutissent, dans chaque intercommunalité, à des formes singulières et territorialisées d’intérêt général (Faure,  2007). Notre critique est double. Nous considérons, d’une part, qu’il n’existe pas un, mais des intérêts généraux intercommunaux (les registres de la solidarité intercommunale présentés ci-dessus). Nous pensons, d’autre part, qu’il ne faut pas voir dans leur cohabitation une simple juxtaposition non hiérarchisée de différents registres de la solidarité intercommunale. Il existe des affrontements débouchant sur la domination, temporaire et partielle, d’un registre de la solidarité sur les autres, d’un intérêt général sur les autres (Lascoumes et Le Bourhis, 1998).

Les modalités de cette hiérarchisation et de cette domination renvoient à notre second parti. Nous abordons les récits identitaires territoriaux comme une variable centrale dans l’explication de la différenciation substantielle des politiques urbaines. En France, ce propos prend un sens particulier, tant la construction des structures intercommunales de gouvernements urbains est intimement liée aux facteurs sociaux, économiques et politiques locaux (Baraize et Négrier, 2001). Pour le dire brièvement, il existe une tendance à l’homogamie dans les unions intercommunales (Éstèbe, 2008). Dans notre travail, nous avons balisé les récits identitaires issus de ces mariages intercommunaux à partir d’une analyse des discours des édiles politiques et des documents de communication. À travers une opération de sélection et d’ordonnancement de l’histoire économique, sociale et urbaine contemporaine, les édiles construisent et diffusent un récit interprétatif qui justifie et soutient la coopération intercommunale. Ces récits sont interprétatifs, car ils laissent de côté certains fragments et en valorisent d’autres ; ils sont toutefois stables dans le temps.

Nos terrains, situés dans la région urbaine marseillaise, sont porteurs de récits identitaires différenciés qui peuvent être présentés selon une opposition schématique : idéale-typique. D’un côté, des territoires à l’histoire bourgeoise ; de l’autre, des territoires à l’histoire industrielle et ouvrière. L’opposition est grossière, car chacun des récits identitaires comporte des particularités souvent subtiles. Dès lors, l’ordonnancement que nous proposons doit être interprété comme un continuum de situations territoriales différenciées, qui minimise les écarts au sein de chaque groupe et les accuse entre eux. Cette opposition de récits communautaires est théoriquement pertinente, car elle révèle des différenciations territoriales qui nuancent l’idée d’une néolibéralisation des politiques urbaines de transport et de déplacements. Elle s’est en outre construite dans un contexte particulier qu’il nous faut relater brièvement.

La région urbaine marseillaise gagne davantage qu’elle perd aux recompositions économiques contemporaines. Au lent déclin du district industrialo-portuaire marseillais s’oppose un dynamisme des pôles périphériques (Morel, 2000). Ces mutations productives ont renouvelé la division sociale de l’espace dans la région urbaine marseillaise. Celle-ci est désormais partagée entre un espace nord-est aux paysages préservés, accueillant les « hommes de la technique » (Garnier, 2011), et un territoire sud-ouest aux paysages dégradés par les industries lourdes, accueillant les « hommes du fer » (Tarrius, 1987). Ces fragmentations productives et sociales rejaillissent sur l’organisation institutionnelle et politique du territoire. Depuis une soixantaine d’années, la coopération intercommunale et métropolitaine suscite la défiance des édiles politiques locaux. Les réformes successives du gouvernement urbain aboutissent, en 2000, à la construction de gouvernements d’agglomération sur des logiques affinitaires (Olive et Oppenheim, 2001 ; Olive, 2015).

Dans les territoires « bourgeois » : investir la centralité et organiser le tri des usages des centres urbains

D’un côté de notre ordonnancement, se trouvent des territoires « bourgeois ». Malgré son imprécision et sa maladresse, ce mot renvoie à des territoires qui gagnent aux recompositions économiques des dernières décennies et adoptent une posture entrepreneuriale en termes de développement territorial. L’exemple type en est la communauté d’agglomération du Pays d’Aix. Depuis les années 1970, ce territoire agit comme un aimant sur les richesses et s’apparente à un district industriel hautement performant et innovant que les édiles qualifient volontiers de Silicon Valley provençale. Ce succès industriel, technologique et l’attractivité résidentielle qu’il engendre s’opposent point par point au déclin industriel et démographique marseillais.

En 2001, l’union des 33 communes autour d’Aix-en-Provence prend sa source dans ce récit identitaire valorisant et distinguant l’intercommunalité. L’intercommunalité salonaise lui emboîte le pas, mais de façon moins triomphaliste. Il faut dire qu’elle n’est pas un point d’ancrage du développement économique de la région urbaine ; c’est un espace vers lequel se déverse le dynamisme démographique aixois. Les « hommes de la technique » viennent habiter la campagne salonaise et engendrent une montée en gamme de la demande de biens et services. Cette gentrification est un socle du récit intercommunal salonais, qui doit pourtant composer avec un territoire hétéroclite, devenu communauté d’agglomération en 2002. Autour de Salon-de-Provence qui domine le jeu intercommunal, une campagne aisée. Au sud, un territoire industriel historiquement ouvrier. Au nord, une ancienne communauté de commune excentrée aux paysages agricoles et ruraux.

Investir la centralité : contrainte économique et exaltation de la ville historique

Dans ces territoires à l’identité bourgeoise, les politiques de transport public déployées révèlent la construction d’un intérêt général territorial singulier, tourné vers la valorisation de la ville centre. Elles ont les mêmes objectifs, les mêmes temporalités et les mêmes justifications.

Dans un premier temps, toutes les communes ont droit au transport public. En reliant les espaces périphériques aux villes centres, les réseaux matérialisent une territorialité politique naissante et en garantissent la cohésion. Dans un second temps, cette solidarité envers la périphérie perd de sa substance et l’action urbaine est réorientée au profit de la ville centre. Les politiques de transport urbain renforcent alors la qualité de l’offre en transport public dans la commune centre de l’intercommunalité : il s’agit tout à la fois de réorganiser la desserte, de l’intensifier et de l’étendre à des quartiers jusque-là non desservis. L’engagement communautaire est substantiel : à Salon-de-Provence, la fréquence des lignes principales passe ainsi de 30 à 20 minutes. À Aix-en-Provence, la desserte en transport public connaît un saut qualitatif prononcé et inédit (tableau 1).

Le volet qualitatif de notre enquête indique que cet investissement à destination des communes centres est porté par des discours similaires, qui justifient et légitiment le revirement de la solidarité communautaire. L’efficacité économique du report modal est l’argument qui permet aux acteurs de justifier une action spatialement sélective au profit de la ville centre. Eu égard aux contraintes budgétaires croissantes, documentées par ailleurs (Faivre d’Arcier, 2010), la poursuite du mythe [3] qu’est le « report modal » oriente l’amélioration de la desserte à destination des espaces denses, du coeur du réseau, où les trafics sont importants et où la rentabilité théorique du réseau est la plus élevée. Dans les intercommunalités aixoise et salonaise, l’efficacité économique d’un hypothétique report modal guide et justifie l’action intercommunale.

Ce revirement des principes généraux qui guident la politique urbaine de transport est appuyé par les interventions des présidents des intercommunalités aixoise et salonaise. Ceux-ci se mobilisent autour de la mise en place de navettes électriques desservant les espaces centraux et patrimoniaux des villes centres. Ces navettes sont avant tout les vecteurs de projets urbains visant à accroître la qualité urbaine des hypercentres. Leur rôle n’est pas tant de transporter des individus que de changer l’image de la ville et de l’afficher à travers des objets : « On s’est dit que ce serait bien que ce soit un véhicule électrique pour l’image, pour la vitrine de la ville » (Entretien, élue de Salon-de-Provence, déléguée à l’Agenda 21 et aux politiques de déplacements et de stationnement, Salon-de-Provence, juillet 2012).

TABLEAU 1

Distribution spatiale de la desserte en transport public dans les territoires à l’identité bourgeoise

Distribution spatiale de la desserte en transport public dans les territoires à l’identité bourgeoise
Conception : Claux, 2018

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Des gouvernements bourgeois qui organisent un marché et assument le tri qu’il génère

Les politiques urbaines de stationnement dans les territoires à l’identité bourgeoise présentent des similitudes : elles intensifient et étendent la tarification du stationnement. Mais, comme nous le verrons, elles se singularisent à la marge.

Dans ces territoires, la qualité des espaces publics du centre-ville revêt une importance primordiale et génère une forte diminution du stock de places de stationnement en surface. Dès lors, conserver une capacité d’accueil au moins identique en centre-ville nécessite d’accroître la rotation. Le recours à un mécanisme marchand est alors considéré comme l’unique outil susceptible de produire le résultat escompté : « L’argent, plus que le disque bleu, c’est le meilleur moyen d’assurer la rotation en surface » (Entretien, directeur général des Services techniques de Salon-de-Provence, Salon-de-Provence, décembre 2011). Certes, la régulation tarifaire du stationnement n’a rien de nouveau ; elle apparaît dans de nombreuses villes françaises à partir de la décennie 1970. Néanmoins, dans ces deux villes, durant la décennie 2000, les contraintes tarifaires ont été étendues, intensifiées et articulées dans l’objectif d’augmenter le taux de rotation des véhicules par place de stationnement, dans le centre-ville.

Dans ces territoires, le prix du stationnement dans le centre urbain est rendu volontairement plus coûteux afin que les chalands et touristes y disposent d’un accès rapide et confortable. Pour ceux qui n’en ont pas les moyens, il reste le parking-relais, situé en périphérie et dont la fonction est de retenir hors des centres-villes les voitures des pendulaires. Ce recours accru à la tarification dans la régulation des déplacements urbains validerait une dynamique néolibérale et pose la question du renforcement des inégalités économiques d’accès aux centres-villes (Kaufmann et al., 2007), tant les dépenses de stationnement des ménages croissent rapidement depuis la décennie 1990 (Nicolas et Pelé, 2017).

À Aix-en-Provence et Salon-de-Provence, les politiques de stationnement sont aussi conçues de façon à préserver les capacités de stationnement des résidents, dans l’optique d’attirer de nouvelles populations en ville. C’est une stratégie répandue. Henderson (2009) l’a observé à San Francisco. Notre travail nous amène à partager son point de vue, selon lequel les politiques de stationnement visent à attirer dans les centres-villes ce qu’il nomme une « nouvelle bourgeoisie urbaine » qui souhaite disposer d’un espace de stationnement à proximité du domicile. Dès lors, capter et fixer dans les centres-villes cette catégorie convoitée nécessite de répondre à cette exigence. Autrement dit, dans la construction de leurs objectifs, ces deux politiques urbaines de stationnement participent à des stratégies de peuplement (Morel Journel et Sala Pala, 2011).

Toutefois, sur ce point se dessine une différence notable entre ces deux territoires à l’identité semblablement bourgeoise. À Aix-en-Provence, la politique de stationnement vise explicitement à favoriser le « retour de nouveaux habitants dans le centre-ville » (Mairie d’Aix-en-Provence, 2009). La difficulté de stationnement des classes populaires n’est jamais abordée. À Salon-de-Provence, la politique de stationnement prend davantage en compte les habitants « déjà là », par une diminution du prix de l’abonnement « résidant » sur voirie et par une limitation de son espace d’application. De 2010 à 2014, ce prix est passé de 250€ à 160€ par an, sous la pression des habitants qui jugeaient les tarifs initiaux excessifs.

Dans les territoires « ouvriers» : solidarité socio/spatiale et refus du marché

De l’autre côté de notre ordonnancement, se trouvent des territoires « ouvriers », dont l’intercommunalité Istres-Fos est l’exemple type. L’arrivée des industries sidérurgiques et métallurgiques à partir des années 1960 a drainé dans son sillage les « hommes du fer ». Ces événements ont structuré le récit identitaire de ce territoire où la coopération intercommunale est liée à la politique nationale des villes nouvelles.

En 1972, Istres, Fos-sur-Mer et Miramas forment un syndicat communautaire d’aménagement. Istres acquiert ainsi quelques fonctions de centralité. Devenu Syndicat d’agglomération nouvelle, ce territoire intègre trois nouvelles communes en 2003, ce qui participe à l’affirmation et la reconnaissance d’un territoire polycentrique au détriment de la centralité istréenne. Le territoire aubagnais met lui aussi en récit une histoire industrielle et ouvrière. L’Huveaune fut en effet le corridor privilégié de l’extension industrielle marseillaise durant l’entre-deux guerres et, progressivement, des contingents d’ouvriers s’installèrent le long de l’Huveaune puis à Aubagne. Ici, le développement de la coopération intercommunale est précoce. Aubagne et quatre communes créent une communauté de ville en 1993. Transformée en communauté d’agglomération en 2000, l’intercommunalité accueille six nouvelles communes en 2007 à l’issue d’un bras de fer avec les services locaux de l’État.

Desservir le bout du monde pour transporter un public contraint

Dans ces territoires à l’identité ouvrière, les politiques de transport public sont dominées par le registre de la solidarité envers les espaces périphériques. Les intercommunalités aubagnaise et istréenne les pensent et les construisent en effet dans l’optique d’un déploiement du droit au transport pour tous et partout.

À Istres, la domination de ce registre de la solidarité intercommunale s’explique en partie par l’organisation initiale du réseau, alors tributaire d’une logique communale. Toutefois, l’intégration progressive des lignes communales au sein d’un réseau intercommunal s’effectue avec le souci d’une desserte des périphéries. L’attention particulière accordée à celle de Port-Saint-Louis-du-Rhône au début de la décennie 2000 met en exergue l’objectif communautaire « desservir le bout du monde ». Certes, à Aubagne, dans l’optique de faciliter les flux de déplacements vers Marseille, le réseau de transport public est centré sur le pôle d’échange de la ville-centre. Néanmoins, les périphéries sont largement prises en considération. Elles disposent de lignes fortes, cadencées et performantes, qui assurent l’équilibre spatial et la qualité de la desserte. Aussi, dans ces territoires, le transport à la demande (TAD) sera mobilisé afin de couvrir l’intégralité du territoire intercommunal par un service public. La directrice des transports de la communauté d’agglomération d’Aubagne résume bien les objectifs des systèmes de TAD mis en oeuvre dans les périphéries de ces territoires ouvriers : « On a un service public qui est présent partout. Et ça, c’est un objectif politique de ne pas laisser un territoire sans desserte » (tableau 2).

TABLEAU 2

Distribution spatiale de la desserte en transport public dans les territoires à l’identité ouvrière

Distribution spatiale de la desserte en transport public dans les territoires à l’identité ouvrière
Conception: Claux, 2018

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Plus encore, dans ces deux territoires, les interventions des présidents des intercommunalités relatent une différence notable dans la hiérarchisation de l’action publique. Ici, les édiles s’investissent dans la dimension sociale de la mobilité. À Istres, le président de l’intercommunalité demande à la direction de l’Emploi et à celle des Transports de coopérer afin de mettre en place une desserte des zones d’activités industrielles et logistiques, dont l’excentrement et les horaires atypiques exigent une offre différente de celle du réseau classique. À Aubagne, le président de l’intercommunalité instaure la gratuité du transport urbain, afin de concrétiser le droit au transport, d’affirmer la singularité de cette intercommunalité dans la région urbaine et d’afficher une solution de rechange au marché : « Si l’usager n’a plus besoin de payer pour voyager, s’il peut voyager autant qu’il veut et sans ticket, la “       m loi d’airain”  du marché n’est pas simplement corrigée, elle est abolie » (Giovannangelli et Sagot-Duvauroux, 2012 : 21).

Des gouvernements ouvriers qui tentent de limiter le tri

Ces différenciations sont aussi perceptibles dans les politiques de stationnement mises en oeuvre dans les villes centres de ces intercommunalités. Les politiques urbaines de stationnement élaborées à Aubagne et Istres partagent un ensemble de traits qui les distinguent des politiques vues précédemment dans les territoires à l’identité bourgeoise. Ici, la qualité des espaces publics n’est pas considérée comme revêtant une dimension stratégique pour le positionnement de la ville centre dans la région urbaine, ce qui étouffe la rivalité entre leurs différents usages potentiels et ne pousse guère à réduire le stock des places de stationnement. Certes, des opérations de piétonisation et de diminution de la visibilité de l’automobile sont engagées, mais elles restent ponctuelles et de modeste envergure. Les politiques de stationnement déployées dans ces territoires ne visent pas à construire un accès différencié au centre-ville à partir d’outils tarifaires. Bien sûr, les visiteurs sont choyés ; néanmoins, les acteurs ne s’engagent pas dans un tri des usagers du centre-ville à leur seul profit et ne cherchent guère à construire un réseau de déplacements à deux vitesses à l’échelle de l’agglomération. Trois éléments attestent ce constat.

Premièrement, les pendulaires ne font pas l’objet d’actions spécifiques visant à les repousser hors du centre-ville dans l’intention de libérer les capacités de stationnement au profit des consommateurs. Certes, on retrouve dans la politique urbaine aubagnaise des projets de parking-relais, mais le rôle de ces espaces de stationnement est différent. Les parcs-relais servent avant tout à imbriquer des flux de transport collectif et de voitures particulières afin d’accroître la productivité du transport collectif urbain. Ils s’inscrivent dans une vision positive de l’échange (Richer, 2008) et découlent de projets de transport collectif en site propre, cela, contrairement aux parcs-relais observés dans les territoires bourgeois, où l’implantation s’effectue en fonction d’opportunités foncières et détourne des lignes classiques de transport qui sont ensuite partiellement mises en site propre.

Deuxièmement, dans ces territoires, les politiques urbaines tendent à remettre en question la pertinence de la tarification du stationnement, voire à l’abandonner. Ainsi, la régulation tarifaire du stationnement se limite à quelques rues dans ces deux communes ; elle a même diminué son emprise durant la décennie 2000. À Aubagne, durant cette période, la surveillance du stationnement payant a été délaissée par la police municipale, dans l’idée implicite, encouragée par les édiles, de limiter le coût du stationnement pour les usagers. À Istres, l’espace de la contrainte tarifaire et son intensité ont également régressé. Dans ces deux cas, on envisage même de substituer la contrainte temporelle à la contrainte tarifaire par l’instauration de zones bleues, pour ne pas effectuer de sélection par l’argent dans l’accès au centre-ville : « Il n’y a pas la volonté d’augmenter le coût du stationnement de surface. [...] Chez nous on n’est pas dans une politique où plus on se rapproche du centre-ville, plus il faut payer. [...] En fait, on ne souhaite pas que le prix du stationnement affecte certaines classes sociales. Parce qu’en fait c’est ça, il faut bien parler comme ça » (Entretien, directeur du service réglementation et droit des places, Istres, décembre 2011).

Troisièmement, dans ces territoires, les politiques urbaines de stationnement accordent une attention spécifique aux résidents déjà là. À Istres, c’est pour eux que l’espace de la régulation marchande du stationnement a été restreint. À Aubagne, les résidents participent à la hiérarchisation des actions par l’entremise d’un forum du stationnement. Dans ces deux communes, le stationnement ne sert pas une politique d’attractivité résidentielle qui viserait à capter des flux de revenus par un accroissement de la rivalité des flux physiques.

Conclusion : des politiques urbaines de transport et de déplacements sous influence néolibérale ?

Notre travail de mise en regard de politiques urbaines élaborées et mises en oeuvre dans une région urbaine fragmentée, aux identités fortement typées, alimente l’idée d’une différenciation de leur substance selon l’histoire économique et les caractéristiques sociales des territoires. Force est de constater que le modèle générique d’organisation des déplacements ne révèle guère de différenciations localisées dans l’organisation des systèmes de transport et de déplacements. Fortement schématisé, il ne prend pas en compte les variations fines, qui nous ont permis de mettre en évidence de réelles différences : niveau de la tarification, distribution spatiale de la qualité de la desserte en transport collectif. Notre travail nous amène à un ensemble de remarques qui conduit à la prudence quant à l’hypothèse d’une néolibéralisation des politiques urbaines de transport et de déplacements et dont le modèle générique rendrait compte.

Certes, il ne fait pour nous aucun doute que les territoires à l’identité bourgeoise se différencient des territoires à l’identité ouvrière. On y élabore des stratégies entrepreneuriales qui jouent le jeu de la rivalité interurbaine et structurent les politiques urbaines de transport et de déplacements. Les politiques urbaines de ces territoires à l’identité bourgeoise semblent imprégnées de l’idéologie néolibérale dans laquelle la logique marchande domine. L’organisation spatiale de la desserte s’appuie sur des arguments et indicateurs relatifs à des considérations d’efficacité économique des réseaux. De même, la montée en puissance de la tarification du stationnement afin de réguler les déplacements urbains emprunte à une logique marchande, celle de la valeur monétaire du temps. Ces éléments donnent à penser que l’idéologie néolibérale se diffuse plus aisément dans les territoires à l’identité bourgeoise, qu’elle y construit une ville à deux vitesses qui pose avec acuité la question de la ségrégation des accès aux centres-villes. Mais on ne saurait pour autant valider sans nuance l’hypothèse selon laquelle les politiques urbaines de ces territoires à l’identité bourgeoise participent d’une vague de fond néolibérale.

Revenons tout d’abord sur l’organisation de la desserte en transport collectif et sur les arguments relatifs à l’efficacité économique des réseaux dans une optique de « report modal », qui justifient un investissement prioritaire dans les espaces centraux à l’identité bourgeoise. Est-ce là le signe d’une diffusion de l’idéologie néolibérale ? Il ne nous semble pas que ces arguments relatifs à l’efficacité économique y renvoient manifestement. De surcroît, ils n’ont guère le privilège de la nouveauté. La sémantique marchande [4] est en effet présente dans le secteur des transports publics urbains depuis les années 1960 et se développe depuis (Offner, 1993). Pour nous, les arguments relatifs à l’efficacité économique des réseaux doivent s’entendre comme une réponse pragmatique en vue de réduire les coûts d’exploitation engendrés par l’extension des réseaux classiques à des territoires de faible densité, où le transport collectif est parfois une solution coûteuse, dans un contexte général de questionnement quant à la pérennité financière des services de transports publics (Faivre d’Acier, 2010). Si l’idéologie néolibérale s’était imposée, ces dessertes [5] n’existeraient plus, tant leur coût pour la collectivité est élevé eu égard au nombre restreint des usagers. Plus encore, les services de transport collectif urbain n’existeraient plus.

Revenons ensuite sur le recours aux mécanismes marchands dans la régulation du stationnement. Ici encore, la thèse d’une néolibéralisation semble partiellement vérifiée puisque, dans nos territoires à l’identité bourgeoise, le marché et ses instruments – ici le prix du stationnement – permettent seuls d’allouer une ressource de façon efficace et optimale. Dans ces territoires, la puissance publique cherche bien à organiser et perfectionner un marché local en la matière, afin de réguler la concurrence qui existe dans les différents usages du centre-ville, quitte à laisser au marché le soin de produire des inégalités nouvelles. Est-ce là le signe d’un dictat du système marchand ? Ne s’agit-il pas plutôt ici d’une « situation hybride » où les mécanismes du marché restent fortement encadrés et témoignent de la capacité régulatrice des acteurs publics sur des marchés extrêmement locaux (Lorrain, 2013). En effet, le prix du stationnement est fixé par les conseils municipaux ; il résulte d’une négociation politique.

Ces remarques appellent à la prudence et à la réalisation de nouvelles recherches. Sans nier leur intérêt intellectuel, les travaux autour de la néolibéralisation nous semblent s’apparenter à une critique confuse et normative de l’évolution contemporaine des politiques urbaines. En assimilant le capitalisme au marché, alors qu’il s’agit de deux concepts distincts (Walery, 2006), ces travaux courent le risque de ne voir dans l’attention portée par les gouvernements urbains aux indicateurs économiques et aux mécanismes de marché que l’expression d’un capitalisme triomphant. De notre point de vue, il semble que les politiques urbaines de transport et de déplacements sont influencées par des rapports territorialisés de domination dans la ville, qui s’inscrivent dans le temps long et dans un espace social et bâti sédimenté, au sujet desquelles il est toujours nécessaire de poser la question des gagnants et perdants de l’action.