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Il s’agit d’un petit livre dense qui développe autant d’idées qu’un ouvrage plus imposant. L’ensemble est composé de trois parties inégales. La première partie, « L’étendue urbaine et le territoire », occupe les deux-tiers de l’ouvrage. Elle définit les concepts, présente les thèses de l’auteur, analyse les enjeux théoriques et pratiques des modèles urbains contemporains. La seconde partie, « Reims, ville témoin, acteur de la grande région », est une réflexion autant qu’une visite, consacrée moins à la métropole qu’à la « superposition de villes successives » (romaine, médiévale, classique, après sa reconstruction en 1920, etc.) selon une approche « à la française », culturelle, patrimoniale, historique. Les mutations successives de la ville des sacres et ville martyre fait ressortir les antagonismes entre la ville des voitures et de la vitesse caractéristique du XXe siècle (voitures individuelles et habitations à loyer modéré [HLM]) et l’actuelle ville lente qui émerge en son centre, grâce au tramway et à ses stations, prolongée par une ville passante et, à sa périphérie, par une ville-pays soucieuse d’attractivité. Ces différentes villes sont connectées aux réseaux à grande vitesse (autoroutes, train à grande vitesse [TGV], liaisons aériennes, nouvelles technologies de l’information et de la communication [NTIC]). Enfin, la troisième partie est une conclusion consacrée à la réhabilitation de l’espace public rémois consécutive à l’émergence de la mobilité durable et de la ville lente.
L’ouvrage est atypique car il s’éloigne, par sa structure et son contenu, des standards de la littérature scientifique et technique, dans le domaine de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire. L’auteur y développe une pensée personnelle, mais cohérente, documentée, érudite, fondée sur une expérience de terrain autant que sur des approches théoriques et méthodologiques éprouvées à travers le pilotage de nombreux travaux et des publications antérieures. Ces travaux trouvent ici un possible aboutissement, une synthèse autour de la question des mutations urbaines et de la recomposition en cours des grandes régions, en France.
L’approche éclectique pourrait au premier abord désorienter le lecteur, car l’auteur traite de multiples sujets, convoque de nombreuses situations a priori disparates, analyse la situation d’infrastructures, de quartiers et de villes dissemblables (La Défense, mais aussi le Forum des Halles et la rue Montorgueil à Paris, les aéroports, les gares, Beyrouth, Strasbourg, Bordeaux, Reims). Il mobilise pour cette analyse un savoir transdisciplinaire qui puise ses références aussi bien dans la géographie et la sociologie urbaine que dans les sciences dures (la théorie des catastrophes de René Thom) ; l’histoire (notamment l’enchaînement des strates historiques de la ville de Reims depuis Durocortorum) ; l’économie (les cycles Kondratieff) ; la philosophie ; les sciences politiques ; la poésie (Baudelaire) et le cinéma. Le texte a lui-même des qualités poétiques et métaphoriques fort utiles : « La ville intègre la mort et toutes les ruptures dans l’affirmation d’une identité qui la perpétue. Ainsi, toutes les villes possèdent la qualité du phénix qui ne cesse de renaître de ses cendres » (p. 71).
Cette manière de procéder n’est décousue qu’en apparence. En réalité, elle a pour effet de nous rendre attentifs à des phénomènes que nous pourrions observer sans comprendre comment ils sont reliés. Et elle nous donne à voir, à travers une identification des signes visibles ou invisibles cueillis sur le terrain, les logiques de l’organisation spatiale urbaine, dans ses temporalités courtes (la journée) ou longues (les strates et les fonctions évolutives d’une ville donnée au cours de son histoire) ; une urbachronie (définie comme le temps d’une ville à un moment donné qui agrège des événements et des lieux différents), le rythme des coeurs de ville, des périphéries et des régions, selon les fonctions privilégiées ; les conceptions de l’humain, de son espace et les pratiques de mobilités qui sous-tendent chaque modèle.
Plus précisément, il s’agit de voir et de comprendre les métamorphoses contemporaines des villes et des territoires. A priori, le propos est clair et rejoint le diagnostic des spécialistes de l’aménagement urbain et de la mobilité (Marc Augé, Olivier Mongin, David Mangin, etc.), qui ont montré combien l’organisation urbaine actuelle privilégie la circulation et les flux, par rapport aux lieux et aux fonctions résidentielles. Une rationalité économique unique, mondiale et marchande, structure désormais l’espace en places centrales et périphéries concentriques. L’auteur en constate les dégâts sur les villes moyennes et les bourgs-centres des anciens territoires. Il s’appuie sur des concepts éprouvés (peut-être parfois insuffisamment explicités dans ce texte, cependant), « l’espace transactionnel, la métropolisation, l’architecture du vide, la ville lente, la ville passante, etc. ». Actuellement, deux logiques urbaines s’affrontent : d’une part, celle de la vitesse et de l’économie, qui efface le territoire ou du moins l’estompe pour n’en conserver qu’une dimension abstraite, d’autre part, celle de la lenteur qui réhabilite les lieux, l’identité et la socialité collective. Beauchard montre en particulier que l’introduction d’aménagements piétonniers ou d’un mode de transport collectif en site propre (TCSP), particulièrement le tramway, en dépit de la montée en puissance de l’espace transactionnel (l’espace de l’échange marchand, du transit et les réseaux des NTIC), réintroduit la ville lente et cognitive au coeur des métropoles. Par là-même, surgit le développement durable, réapparaît la sociabilité urbaine, sont revalorisés les espaces de transition ainsi que les lieux historiques, et sont restaurés l’espace public et les paysages.
Au niveau régional, l’auteur prône une organisation urbaine en résille, polycentrique, contre un modèle centre-périphérie actuellement dominant mais qui marginalise une infinité de centres secondaires. Le schéma d’organisation spatiale du modèle métropolitain centre-périphérie, avec son hyper-centre et ses banlieues émaillées de non-lieux, s’oppose à une approche polycentrique à la fois patrimoniale, identitaire et historique sachant préserver des espaces publics. Dans ce contexte, fidèle aux enseignements de la démocratie athénienne sans s’y référer explicitement, l’auteur montre que l’espace public, pour résister à l’appropriation privée, doit rester un lieu ouvert, vide, anonyme, accessible à tous.
Au final, l’ouvrage démontre que la « logique transactionnelle », d’une part, et la logique territoriale lente et patrimoniale, d’autre part, sont probablement moins opposées que complémentaires.