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Introduction

La remise en cause des rythmes fordiens structurant l’organisation spatiotemporelle des sociétés occidentales par un nouveau modèle aux temporalités plus fractionnées, imbriquées et différenciées, dans lequel les rythmes individuels désagrègent les grands rythmes collectifs, a instauré de nouvelles articulations entre pratiques spatiales et temps sociaux (Bonfiglioli, 1997 ; Boulin, 2008).

Ce phénomène, accentué par les sentiments d’urgence et d’accélération temporelle que connaissent les sociétés contemporaines (Rosa, 2010), eux-mêmes émulés par la mise en compétition permanente des individus et personnes morales (Ehrenberg, 1991) et par la croissance des contingences et des choix qui s’offrent à nous (Salecl, 2012), soulève la question de l’agencement et de la gestion des temps sociaux et de leurs représentations.

Dès 1960, les chercheurs de l’école de géographie de Lund se sont penchés sur cette question. À cette période, l’urbaniste étasunien Lynch (1972) s’intéressait aussi aux temps urbains. Cependant, à cette époque, l’intérêt moindre porté aux temporalités quotidiennes a desservi ces recherches, qui ont eu peu d’échos dans le champ sociétal. Nonobstant, la multiplication des ouvrages consacrés à la gestion de son temps, la luxuriance des mouvements en faveur de la vie lente et du bien-être, ainsi que la naissance des politiques temporelles dans les années 1990, comme réponse à cette acmé de l’hypertension des rythmes des territoires, traduisent un fort intérêt contemporain pour les temporalités quotidiennes.

Cet intérêt pour les temps du territoire amène les mondes de la recherche et de l’action publique à s’interroger sur la manière dont ils peuvent être représentés afin d’être pensés et appréhendés.

L’objet de cet article est de présenter le cadre historique et conceptuel au travers duquel l’espace-temps de l’écoumène a été appréhendé, depuis la time geography jusqu’aux évolutions et problématiques contemporaines, qui découlent de la nécessaire élaboration d’indicateurs aux métriques suffisamment larges et complètes pour représenter le profil temporel d’un territoire.

Nous ferons tout d’abord le point sur les travaux menés par l’école de Lund et leurs récentes évolutions, puis nous nous intéresserons aux cartographies chronotopiques développées à l’lstituto Politecnico di Milano, pour enfin présenter les recherches portant sur la photographie du temps des territoires.

La time-geography : une approche centrée sur les trajectoires spatiotemporelles des individus

Si la prise en compte des temporalités des territoires par les politiques publiques est un phénomène récent, la recherche de leurs mesures lui est antérieure. En effet, dès les années 1970, Lynch consacre un ouvrage sur la question des temps urbains et sociaux (Lynch, 1972). Cependant, le véritable changement de paradigme provient d’un courant géographique appelé time-geography, développé par Hägerstrand et l’école suédoise de Lund (Hägerstrand, 1970), qui a concentré ses efforts d’analyse de l’organisation des activités humaines en intégrant le temps au même titre que l’espace.

Essentiellement centrée sur les individus, la time-geography se focalise sur leurs mouvements (étude des programmes d’activités) et le contexte spatial et temporel au sein desquels ils évoluent, notamment les contraintes que leur impose leur cadre de vie. À l’aide d’une matrice origine-destination, elle permet de suivre les mouvements des individus évoluant dans leur cadre de vie quotidienne et de modéliser leur trajectoire spatiotemporelle en mettant l’accent sur les logiques qui régissent leur usage de l’espace-temps. Ces trois éléments – espace, temps et activités – et leurs interrelations sont primordiaux au sein de cette analyse.

Figure 1

L’idée de trajectoire spatiotemporelle selon Hägerstrand

L’idée de trajectoire spatiotemporelle selon Hägerstrand

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La représentation graphique de cette trajectoire transforme le mouvement en une figure géométrique en trois dimensions et permet de visualiser simultanément l’ensemble du parcours spatiotemporel d’un ou de plusieurs individus (figure 1). La trajectoire des individus représente l’ensemble des positions (stations) et des déplacements des individus par rapport à l’espace (abscisse) et au temps (ordonnée).

L’individu n’est pas défini par un rôle (consommateur, automobiliste...), mais relativement à l’ensemble des activités qu’il accomplit et des lieux et autres personnes qu’il fréquente. Une population devient, ainsi, un ensemble de trajectoires individuelles qui s’enchevêtrent dans l’espace-temps, formant visuellement une sorte d’étoffe tissée [...] 

Chardonnel, 2001 : 137

Trois types de contraintes ont été définis par Hägerstrand :

  • Les contraintes de capacité, qui sont d’ordre physiologique (manger...), technique (temps de transport) et topologique (capacité d’éloignement circonscrite selon un point de repli, souvent le lieu d’habitation).

  • Les contraintes de conjonction, qui reposent sur l’obligation de coordination entre les individus : celles dues aux outils et aux matériaux au sein de l’espace-temps pour la réalisation de projets de production, de consommation et d’interaction sociale.

  • Les contraintes d’autorité, c’est-à-dire les règles de contrôle de l’espace et du temps (plages d’ouverture, passeport...).

Cette démarche, qui s’intéresse aux raisons de la mobilité plutôt qu’aux volumes des flux générés, permet de repérer ce qui régule l’utilisation de l’espace et du temps des individus, d’évaluer l’impact du fonctionnement de l’espace organisé des sociétés sur le comportement des individus et d’expliquer l’ordre des activités dans le temps. Elle permet, par la compréhension des schémas des programmes d’activités de la vie quotidienne, de penser l’accessibilité des services (implantation et horaires) ou, du moins, de connaître l’impact de ces variables sur les trajectoires spatiotemporelles des individus. Lenntorp (1976) fut un des premiers à utiliser la time-geography de manière analytique et opérationnelle, avec une étude mettant en lien trajectoires spatiotemporelles des individus et réseaux de transport.

Avec l’avènement des technologies d’information et de communication (TIC), l’appareil conceptuel de la time-geography s’est enrichi de nouvelles dimensions : la prise en compte de l’espace virtuel est venue compléter les schémas élaborés par Hägerstrand (Yu, 2006).

Si, par le passé, les interactions humaines dans l’espace nécessitaient la coprésence spatiale des participants, le développement des TIC a modifié les règles de l’interaction et a permis, par la téléprésence synchrone ou asynchrone, des interactions dans un espace autre que celui de la coprésence.

La trajectoire spatiotemporelle des individus doit pouvoir contenir l’ensemble des activités réalisées par un individu ainsi que les localisations et les périodes où elles ont lieu. Alors que les activités physiques se limitent à l’espace de proximité, les activités virtuelles peuvent s’étendre à des localisations lointaines ; conséquemment, le schéma a dû être renouvelé afin d’inclure ces nouvelles interactions (figure 2).

Figure 2

Représentation étendue du schéma de trajectoire spatiotemporelle incluant des activités physiques et virtuelles

Représentation étendue du schéma de trajectoire spatiotemporelle incluant des activités physiques et virtuelles

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Yu (2006) recense quatre modes de présence (figure 3) :

  • présence synchronisée : colocation dans l’espace (réunion au sein d’un même bureau) ;

  • téléprésence synchronisée : colocation dans le temps (téléconférence) ;

  • présence désynchronisée : co-existence (transcription par des notes) ;

  • téléprésence désynchronisée : non-colocation dans le temps et dans l’espace (courriel).

Ce procédé revisite l’approche d’Hägerstrand et l’étend pour tenir compte des interrelations entre activités pratiquées dans l’espace physique et l’espace virtuel. Les interactions virtuelles peuvent avoir des conséquences sur les activités physiques : substitution, dans les cas des d’achats en ligne, modification, dans le cas de recherche d’informations en temps réel sur un ordiphone lors de séjours touristiques, ou encore complémentarité entre pratiques dans l’espace virtuel et actions dans l’espace physique, dans le cas des déterminants développés par la grande distribution.

La time-geography connaît un regain d’intérêt en géographie grâce à l’amélioration des logiciels de traitement de données, à l’existence des systèmes d’information géographique (SIG) et à l’introduction de traitements reposant sur les méthodes de l’intelligence artificielle. L’introduction des SIG a permis de traiter et représenter des données spatiotemporelles de grande ampleur. Ces possibilités de modélisation ont offert de nouvelles voies de recherche pour l’analyse des schémas d’activités des sociétés, dont le principal focus a été l’accessibilité (Miller, 1991 et 1999 ; Kwan, 2000a et 2000b).

Figure 3

Les différents modes de coprésence spatiotemporelle des activités humaines

Les différents modes de coprésence spatiotemporelle des activités humaines

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C’est notamment le cas des méthodes qui, en analysant les déplacements et les programmes d’activités d’individus issus d’enquêtes spécifiques ou des enquêtes ménages / déplacements, permettent de les agréger afin de déterminer des profils-types (Banos et Thévenin, 2010). Ces approches ont notamment été testées en France dans la ville de Dijon Ibid. Ces profils types ont ainsi pu être distingués selon les modes de transport utilisés et le nombre de déplacements journaliers, en s’appuyant éventuellement sur les apports de l’intelligence artificielle.

Cependant, malgré le développement de l’approche dite désagrégée (centrée sur les comportements individuels), qui permet de traiter des problématiques comportementales en regard de la structuration et du fonctionnement de l’espace et des sociétés, son utilisation reste limitée au domaine de la recherche. À l’inverse, des modèles « agrégés » (centrés sur le comportement moyen d’un groupe) mettent l’accent sur les manifestions spatiales et numériques de la mobilité et sont plus utilisés Ibid. Ces dispositifs rendent compte de la complexité des déplacements et des structures de la vie quotidienne en mettant l’accent sur les comportements types en matière de mobilité. Ils alimentent ainsi la réflexion sur l’implantation d’équipements, leurs horaires d’ouverture et leur desserte en transport en commun, en permettant de tester l’impact que peut avoir une modification de ces différentes variables sur les trajectoires des individus.

La faible disponibilité des bases de données croisant des données spatiotemporelles, les lacunes des techniques de visualisation, la complexité du traitement des données et de l’interprétation de la restitution des multiples trajectoires individuelles, limitent le caractère opérationnel de ces méthodes. Mais les avancées en termes de recherche, de modélisation et de technologies, parviendront sûrement à améliorer la visualisation de la complexité de ces processus, pour les rendre plus opérationnels et susceptibles d’intéresser le champ décisionnel. On peut d’ores et déjà le constater dans le domaine de la mobilité quotidienne.

Le traçage ou approche par suivis de parcours

La démocratisation des applications de positionnement géographique en temps réel, couplée aux SIG, a permis de développer de nouvelles méthodes d’enquête dans le cadre des suivis de parcours. Le traçage, ou suivi de parcours, est une méthode bien connue des éthologues, qui l’utilisent depuis le milieu du XXe siècle pour étudier les comportements animaux ; on peut se reporter notamment aux travaux précurseurs d’Archie Carr menés, dans les années 1950, sur les populations de tortues (Buard, 2011).

Cette méthode intéresse, dès les années 1960-1970, d’autres disciplines telles que la psychiatrie, la psychologie environnementale et l’architecture (Schaick et Van der Spek, 2008).

Dans les années 1990, la libération des codes de traitement du signal GPS (Global Positioning System) par les Étasuniens et l’essor des téléphones portables, va entraîner la démocratisation des systèmes de positionnement géographique [1].

De plus en plus d’individus vont être équipés de moyens de géolocalisation et le coût d’acquisition de matériel va considérablement diminuer. La technique dite du traçage va alors connaître un fort intérêt dans les champs de l’aménagement, de la planification, de l’urbanisme et de la mobilité (Schaick et Van der Spek, 2008 ; Schaick, 2011), au sein desquels cette approche va être notamment utilisée pour reconstituer les parcours et comportements spatiotemporels des piétons.

Les technologies de géolocalisation autorisent une collecte plus simple des données, et de plus grande ampleur. Elles renouvellent et viennent parfois compléter l’étude des habitudes de déplacements piétonniers qui existaient déjà sous forme d’observations directes, de suivis discrets, ou à l’aide de carnets de bord et de questionnaires. Elles prétendent retranscrire l’exhaustivité des comportements spatiotemporels en évitant les biais attribuables à une défaillance de la mémoire ou à la subjectivité des individus. Cependant, elles ne permettent pas de recueillir des informations sur les motifs des déplacements et doivent bien souvent être complétées par d’autres types d’enquête pour obtenir ces éléments fondamentaux (Millonig et Gartner, 2008).

Le traçage, qui permet de connaître la position dans l’espace-temps d’un individu sur une période déterminée, permet aussi d’obtenir une cartographie de son comportement en termes de trajectoire, de vitesse de flux et de points d’arrêt, dont l’analyse et celle de l’environnement dans lequel elle s’inscrit rend possible l’explication de schémas de comportements piétonniers. La notion de qualité environnementale est un point clef de ces analyses. En effet, en dehors des variables liées aux sociotypes des individus faisant l’objet de l’enquête, la présence d’aménités urbaines est un facteur qui influence fortement le comportement piétonnier, notamment en termes de choix d’itinéraire et de fréquentation ou non des espaces.

Ce nouveau champ de recherche est utilisé dans de multiples domaines où l’intérêt de la compréhension du comportement piétonnier est fort : tourisme, consommation, mobilité, aménagement et planification, etc.

Dans le domaine du tourisme, cette méthode a, par exemple, servi à connaître et analyser les flux touristiques dans les points d’intérêt de la ville de Paris, leurs temporalités et les différentes pratiques spatiotemporelles selon le type de séjour (Olteanu et al., 2011).

Les travaux de Millonig et Gartner (2008), qui reposent sur une méthode de triangulation des données (collectes par GPS, suivi et entretiens), s’intéressent aux types de comportement des chalands, lors de parcours commerciaux.

Dans le cadre du réaménagement de centres-villes historiques, une étude a été menée sur les origines, les flux, les pratiques de consommation et les loisirs des visiteurs, le but étant par la suite de favoriser les aménités piétonnières et de développer des cheminements privilégiés. Les cartes établies à partir de ces données permettent de mettre en avant les attracteurs de flux, les frontières et les lieux non pratiqués (Van der Hoeven et al., 2008). Les résultats de ce travail ont, par exemple, permis à Rouen d’alimenter le schéma du système d’éclairage modulable et différencié qui, en faisant varier l’intensité lumineuse, permet d’encourager les choix d’orientation des individus. Ce système vise principalement les piétons afin de les diriger vers les aménités touristiques du centre-ville.

La mise à jour de différents profils de comportement piétonnier permettrait de développer des outils de navigation spécifiques selon différents segments de population (Schaick et Van der Spek, 2008) mais, surtout, ils pourraient alimenter une base de simulation multiagents. Dans les travaux évoqués par Banos et Thévenin (2010), toutes les simulations se déroulent à partir d’algorithmes basés sur des comportements supposés.

Les protocoles de visualisation des données obtenues par ces méthodes ont été renouvelés par l’interaction entre art et recherche. En 2002, le projet artistique De Waag’s Real Time Amsterdam s’est intéressé à la représentation des trajectoires individuelles en temps réel. Ce système de visualisation a inspiré le monde de la recherche, à l’exemple du projet Real Time Rome (Calabrese et Ratti, 2006) qui a permis de construire, à partir des données agrégées de téléphones portables, des bus et des taxis, des cartes dynamiques représentant en temps réel le « pouls de la ville ». En 2008, un opérateur téléphonique a développé un outil nommé Urbanmob qui permet de visualiser de manière dynamique les flux de communication émis par les téléphones portables, grâce à la chronocartographie des bases de données concernant les appels et les SMS.

Ces nouvelles possibilités de visualisation, ainsi que la démocratisation et la standardisation des moyens de géopositionnement des individus, laissent penser que ces méthodes pourraient devenir des outils de gestion des flux urbains en temps réel (Calabrese et al., 2007 ), ce qui n’est pas sans évoquer Big Brother. La question de l’autorité de régulation de la collecte et de l’utilisation de ces données se pose.

Le potentiel de ces données de géolocalisation pour mesurer les rythmes urbains comporte néanmoins des imperfections, qui peuvent être regroupées en quatre catégories : incomplétude, imprécision, incertitude, granulosité spatiotemorelle (fréquence d’enregistrement et précision de la localisation de l’individu) (Olteanu et al., 2011). D’autre part, la masse des données de géolocalisation disponibles renvoie au problème de leur traitement et de leur agrégation (Fen-Chong, 2012). Représenter de multiples trajectoires individuelles devient vite illisible en dehors d’un regroupement typologique, et cela est d’autant plus difficile lorsque les données ne contiennent que des caractéristiques limitées, comme c’est le cas avec les téléphones portables (Fen-Chong, 2012).

Les chronotopes : une méthode de spatialisation du temps

Développée à l’Institut Polythecnico di Milano, en Italie, dans les années 1990, l’analyse chronotopique est une représentation graphique des dynamiques temporelles d’un espace. Le vocable chronotope, du grec khrônos (temps) et topos (lieu), traduit la façon dont les lieux évoluent dans leur quotidienneté sous l’effet des temporalités naturelles et sociales.

L’analyse chronotopique permet de s’intéresser à l’évolution de la configuration spatiotemporelle des lieux, de décrire schématiquement le rythme de vie des quartiers ou des aires urbaines et de mettre en exergue d’éventuels conflits spatiotemporels qui résulteraient de la rencontre d’usages différents. L’analyse chronotopique est une manière d’appréhender les dynamiques temporelles d’un espace.

Elle permet ainsi de cartographier les temps des activités spatiotemporelles au sein des territoires dans lesquels elles s’inscrivent selon quatre variables :

  • la population : présence et coprésence ;

  • la mobilité : flux et dynamiques ;

  • les services et les horaires ;

  • les caractéristiques urbaines du territoire étudié.

L’origine de ces cartes dynamiques est à rechercher du côté des politiques temporelles [2], cette approche s’inscrivant dans le cadre conceptuel développé en lien avec ces dernières. En effet, la visualisation de l’évolution des territorialités quotidiennes est un média pertinent pour analyser les rythmes contemporains et pour mieux répondre aux problématiques qu’ils engendrent en termes d’arythmie.

Dans ce cas, l’objet cartographique change peu en lui-même. La nouveauté réside, d’une part, dans le fait que des données temporelles sont intégrées dans la cartographie et que, d’autre part, les cartes sont généralement dynamiques afin de créer un dessin animé représentant l’évolution spatiotemporelle du territoire représenté. L’adjonction de données temporelles permet de porter un regard nouveau sur les dynamiques des territoires cartographiés. L’originalité de la méthode est de proposer, à travers la cartographie, un outil permettant de connaître et de comprendre les temporalités des populations. Plusieurs types de cartes chronotopiques peuvent être distingués selon les données utilisées et les méthodes de réalisation.

La Ville de Rennes, par exemple, a réalisé une cartographie de la représentation des temps d’accès piétonniers aux aménités du quotidien, qui met en évidence le degré d’accessibilité aux commerces et services de proximité. Le degré d’accessibilité est défini en tenant compte du nombre de commerces, services et aménités présents dans un carroyage de 200 mètres de côté, dont le poids est pondéré selon leur importance dans la logistique de vie quotidienne. Chaque partie de la ville est ainsi définie par un score plus ou moins élevé. Cette cartographie permet de penser l’implantation de nouveaux équipements. Elle permet également de définir quelles sont les zones les plus intéressantes à ouvrir à l’urbanisation en regard de leur degré d’accessibilité.

Une autre approche intéressante consiste à superposer les chronotopes et les attraits d’un espace donné afin d’avoir une vision globale de l’évolution spatiotemporelle des activités d’un territoire et de leurs interrelations. Elle cartographie ainsi de manière schématique les principales activités du quartier en tenant compte des temporalités saisonnières et journalières. Elle établit une typologie de l’espace-temps selon la nature des structures matérielles, leurs fonctions et les groupes d’utilisateurs qui leur sont liés, et donne à voir des dynamiques spatiotemporelles impliquant de multiples entités aux pratiques différenciées. La décomposition des fonctions du territoire et des pratiques qui leur sont liées fait ressortir les potentiels conflits d’usages entre activités et usagers pratiquant le même espace-temps.

Les cartes chronotopiques constituent des supports cognitifs riches en information pour mettre en place des plans de gestion des temps du territoire et penser le chrono-urbanisme. Les chronotopes permettent d’enrichir les projets territoriaux en privilégiant une vision du continuum espace-temps sous l’angle de la granulosité fine des temporalités quotidiennes. Ces granulosités sont adéquates pour étudier et penser les schémas spatiotemporels des usages du territoire par les individus et groupes sociaux des sociétés postindustrielles et les potentiels conflits ou désynchronisations existant entre ces différents usages.

Mais les nombreux intérêts de l’analyse chronotopique ne doivent pas nous faire oublier d’évoquer ici ses limites.

La disponibilité et la récolte des données sont des limites majeures qui freinent son développement et sa réalisation. L’outil étant dépendant des données, l’absence de bases de données croisant le temps et l’espace, en dehors des enquêtes ménages / déplacements, est un handicap important : les données temporelles ne sont pas spatialisées et inversement. De surcroît, les données temporelles étant moins organisées et institutionnalisées que les données spatialisées, elles sont moins disponibles. De longues études des terrains sont donc nécessaires pour obtenir les bases alimentant la construction de chronotopes. De ces premières limites en découlent deux autres. De par l’ampleur du travail de collecte de données, l’échelle à laquelle ces cartes sont réalisées ne peut être que réduite. Dans la grande majorité des cas, la cueillette de données se limite à un quartier particulier. Si ces cartes sont dynamiques, elles restent statiques par la suite, dans le sens où leur mise à jour est difficilement assurée lors de transformations structurelles ou fonctionnelles.

Enfin, il existe une autre limite, et non des moindres : le format de ces cartes et leurs représentations rendent difficile leur insertion au sein de documents opposables de planification et d’urbanisme du type Plan local d’urbanisme (PLU) ou Schéma de cohérence territoriale (SCOT). En effet, les contraintes juridiques et graphiques spécifiques liées à ces documents entraînent un problème de compatibilité de formats. Cette limite peut en partie expliquer le fait que cette approche n’ait pas eu réellement d’influence sur les pratiques d’aménagement, le chrono-urbanisme ou le chronoaménagement étant encore peu répandus (Mallet, 2013 ; Royoux et Vassalo, 2013).

La visualisation des phénomènes spatiotemporels et de leur évolution reste un problème d’envergure. Cependant, on assiste au développement de nouvelles formes de visualisation reposant sur l’hybridation des données et l’interdisciplinarité, afin de rendre compte de manière compréhensible des phénomènes complexes.

Il est, dès à présent, possible d’observer des cartes hybrides empruntant aux apports de la time-geography, des chronotopes et du traçage, et en cartographiant les flux d’individus équipés d’un téléphone portable à différentes heures de la journée.

Essai de chronophotographie : 168 heures pour lire la ville

Partant de l’hypothèse qu’il existe d’autres possibilités de lire les tempoterritorialités que celles présentées ici, nous nous sommes interrogés sur les moyens de captation de ce phénomène en constant renouvellement que sont les réalités spatiotemporelles.

La photographie est apparue comme un outil intéressant pour permettre, en captant les configurations d’un lieu, d’une scène à un moment donné, d’en saisir les rythmes. En fixant l’instant, l’image est une aide pour mieux voir, pour examiner avec un recul le phénomène étudié, et densifier l’observation. De plus, si la photographie offre la possibilité de décortiquer des scènes qui n’auraient pu l’être sur le vif, elle permet aussi de les donner à voir et de servir ainsi de support à l’échange. Ces deux principales qualités prêtées aux images leur confèrent donc de nombreuses capacités heuristiques apportant une plus-value pour saisir les temps de la ville.

De ce constat, nous avons mis en place une méthode d’observation reposant sur des séries de prises de vues afin d’étudier l’évolution des logiques et la configuration spatiotemporelle sur nos territoires d’étude. Nos lieux d’observation sont des espaces publics aux multiples fonctionnalités situés dans des espaces aux différents degrés d’urbanité (espaces centraux, espaces péricentraux).

Plusieurs cycles temporels peuvent influer sur les configurations présentes, et chacun est régi par des marqueurs spécifiques : journalier, hebdomadaire, annuel. Pour saisir l’intégralité des variations de pratiques liées à ces cycles, toutes nos phases d’observation se déroulent de jour comme de nuit sur l’intégralité d’une semaine, lors de deux périodes : hors et pendant les vacances scolaires.

Dans un premier temps, nous souhaitions effectuer des time lapse movies [3] afin de capter l’intégralité des logiques temporelles de nos lieux d’études. Après une première prise de renseignements auprès de photographes, il est ressorti que le pas de temps le plus approprié pour observer les mouvements de foules est d’une seconde. Nous avions donc pensé, dans un premier temps, effectuer un time lapse movie sur 24 heures en prenant toutes les secondes une photographie du lieu observé à partir d’un point préalablement défini. Accomplir ce projet impliquait de prendre 3600 photos x 24 heures, soit 86 400 photos. Cela aurait permis de retranscrire 24 heures en 1 heure en les projetant en 24 images par seconde. Plusieurs limites techniques empêchaient cette option (pile, stockage des données, durée de vie d’un appareil photo). Nous avons effectué des essais avec un pas de temps supérieur, mais ils ne se sont pas avérés concluants.

Face à ces problèmes techniques, nous avons mis au point une autre méthode. En conservant la même approche, nous avons décidé de réaliser des séries de photographies à intervalles réguliers. Si la place et l’utilisation du support photographique sont largement discutées et documentées au sein des sciences humaines (Beyer, 2012), la revue de littérature que nous avons effectuée au sujet d’une approche reposant sur la photographie en série nous a laissé face à un vide théorique et méthodologique, à l’exception des travaux réalisés par l’architecte et urbaniste Jérôme Chenal (2009), en collaboration avec des photographes professionnels. Ce dernier, à partir de statistiques tirées de l’analyse de photographies de rues de différentes métropoles de l’Afrique de l’Ouest prises à intervalles réguliers, compare les multiples fonctions de l’espace public existant dans ces villes. L’image est, dans ce cas, utilisée de manière quantitative afin de réaliser des traitements statistiques. D’autres exemples d’utilisations quantitatives de l’image sont donnés dans un article de Le Corre (2014) détaillant les méthodes utilisées pour étudier les usages récréatifs du littoral.

La série permet d’insérer chaque scène dans une trame globale et de lui conférer ainsi une certaine continuité. Les pas de temps que nous avons retenus sont les suivants : une prise de vue toutes les heures entre 6 h et 0 h les dimanches, lundis, mardis, mercredis, et entre 6 h et 2 h les jeudis, vendredis, samedis.

Au coeur de chacun de nos terrains d’étude, nous avons déterminé des points d’observation afin de réaliser les prises de vues destinées à capter les agencements spatiotemporels. Néanmoins, après divers tests, nous n’étions pas satisfaits du rendu. Même en choisissant des points d’observation permettant un recoupement des différents angles, nous n’arrivions pas à saisir l’intégralité des scènes de vie du lieu observé, sauf à multiplier les points d’observation outre mesure. Nous avons donc choisi de réaliser des séries de prises de vues panoramiques à 360 degrés. Cette approche panoramique permet l’immersion au sein du lieu ; elle facilite ainsi la lecture globale de la scène et limite fortement le hors-champ.

Nous avons donc réalisé, au sein de nos terrains d’étude, un panorama selon les pas de temps précédemment décrits, soit environ 20 prises par jour et aux alentours de 140 prises par semaine. L’idéal serait de mettre au point un dispositif d’enregistrement automatique qui permettrait de passer 168 heures dans la ville.

Les panoramas de la figure 4 donnent à voir une vision partielle de l’évolution des usages de la place d’Armes de la ville de Poitiers (la place centrale) durant une journée.

Figure 4

Panorama à 360o de la place d’Armes à Poitiers le mercredi 20 mars 2013

Panorama à 360o de la place d’Armes à Poitiers le mercredi 20 mars 2013

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À partir du matériel photographique obtenu en nous inspirant de la méthode mise en oeuvre par Chenal (2009), nous avons effectué un traitement des statistiques afin de connaître les proportions des individus selon les différentes caractéristiques qui apparaissent sur l’image, le sexe de ces personnes, l’âge (à partir d’une estimation), la mobilité ou l’immobilité, l’isolement ou le rassemblement, la posture assise ou debout. Ce traitement statistique des clichés a permis de s’intéresser aux variations quotidiennes et hebdomadaires des pratiques de l’espace lors de différents moments de l’année observés. Dans le cadre du traitement statistique, nous avons choisi de représenter les données obtenues par notre méthode sous plusieurs formes, afin d’en faciliter la lecture et la compréhension.

La première méthode restitue les résultats en les détaillant jour par jour et heure par heure ; elle permet d’embrasser l’ensemble des pulsations des lieux (figure 5).

Figure 5

Pourcentage d’individus par âge présents par heure en regard de l’ensemble de la journée, place d’Armes, Poitiers mars 2013

Pourcentage d’individus par âge présents par heure en regard de l’ensemble de la journée, place d’Armes, Poitiers mars 2013

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La seconde agrège les sept jours de la semaine heure par heure et donne à voir les pulsations moyennes de la semaine (figure 6).

Figure 6

Pourcentage d’individus présents par heure en regard de l’ensemble de la semaine, place d’Armes, Poitiers, mars 2013

Pourcentage d’individus présents par heure en regard de l’ensemble de la semaine, place d’Armes, Poitiers, mars 2013

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La troisième agrège les résultats de la journée jour par jour et offre une vision des pulsations journalières moyennes de la semaine (figure 7).

Figure 7

Pourcentage d’individus présents par jour, en regard de l’ensemble de la semaine, place d’Armes, Poitiers, mars 2013

Pourcentage d’individus présents par jour, en regard de l’ensemble de la semaine, place d’Armes, Poitiers, mars 2013

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La quatrième présente le cumul des résultats heure par heure en détail pour chaque jour de la semaine ; elle souligne les régularités et irrégularités de présence selon les différents jours de la semaine (figure 8).

Figure 8

Cumul du pourcentage d’individus présents par heure en regard de l’ensemble de la semaine, place d’Armes, Poitiers, mars 2013

Cumul du pourcentage d’individus présents par heure en regard de l’ensemble de la semaine, place d’Armes, Poitiers, mars 2013

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Selon les méthodes de calcul employées, cette méthode graphique offre une bonne représentation des proportions horaires, journalières ou hebdomadaires de la présence des différents types d’individus, de la distribution horaire, journalière et hebdomadaire du même type d’individus ou de l’ensemble des individus.

Les résultats découlant de l’analyse statistique sont ensuite mis en lien avec les aménités urbaines disponibles, les marqueurs de temps sociaux que peuvent être les rythmes du travail ou des études et les conditions météorologiques, pour être ensuite introduits dans un cadre global. L’étude des clichés permet également de s’intéresser à la diversité et à la densité des activités, dans le but d’obtenir une vision systémique du fonctionnement des lieux observés. En recoupant les résultats obtenus pour différents lieux, on peut faire apparaître certaines dynamiques récurrentes : la présence des familles qui viennent profiter de la place le dimanche, des personnes âgées le samedi matin en lien avec le marché, les flux réguliers liés au cinéma, notamment le lundi soir lorsque les prix sont plus bas, ou encore à la fermeture des bars la nuit.

En représentant de façon singulière l’écoulement du temps selon la configuration de l’espace, cette méthode de chronogéophotographie apparaît être un support de compréhension qui autorise l’analyse fine du fonctionnement des espaces urbains. Cet outil capte et met en exergue les temporalités des pratiques de l’espace, leurs transformations, tout comme les mutations des fonctions de l’espace que ces temporalités induisent. Il révèle l’importance des variations tant journalières et hebdomadaires que saisonnières de la fréquentation des espaces publics. Par le recul et le regard surplombant qu’elles offrent, les séries de photographies panoramiques ou de chronopaysages donnent à voir les schémas rythmiques des lieux observés. Cette méthode complète les résultats des traditionnelles enquêtes d’emploi du temps. Son point d’application n’est pas l’individu, mais l’utilisation collective qui crée et donne naissance à un espace spécifique en perpétuelle recomposition. Elle permet également d’aborder l’ensemble des temps : saisonniers, jour / nuit, semaine / fin de semaine, temps scolaire / non scolaire ; le temps y est pris dans sa globalité. Ce faisant, elle place les usages au centre de l’analyse et questionne l’utilisation, tout comme les temps « morts », des espaces publics.

Les espaces publics changent de rôle selon le moment : espace de sociabilité, espace festif ou de jeux, espace de passage ou d’occupation, espace de marché, etc. Le temps urbain, pris dans son ensemble, est l’objet de modulations et de stratifications. Apparaissent ainsi des cycles plus ou moins réguliers, linéaires ou non, des récurrences, mais aussi des occurrences imprévisibles dues à des événements particuliers. Ces flux de temps multiples, qu’ils soient synchrones ou asynchrones, lisses ou pulsés, hyper- ou a-directionnels, s’entrecroisent et recomposent les lieux. Ils révèlent aussi des microségrégations spatiotemporelles qui touchent l’âge des personnes, leur sexe et les pratiques de l’espace public selon les moments et selon les lieux.

Les lieux changent au cours du temps. Ainsi, révéler leurs rythmes et leurs structures constitue une première approche afin qu’ils soient intégrés dans les pratiques d’aménagement de l’espace et dans les pratiques de gestion.

La méthode expérimentale reposant sur la photographie panoramique en série met en question le sens des espaces publics, compris comme des lieux d’interaction et d’accueil de la vie de la cité, et permet de penser leur conception au regard de nouvelles données. L’utilisation des chronopaysages dans le diagnostic territorial est donc une occasion de s’intéresser à la mixité des pratiques, qui est la raison d’être de la ville, vue comme espace de rencontre et d’échange.

Chronophage, cette méthode utilisée sur des jours ou des moments spécifiques, permet d’étudier les modalités de pratique de l’espace sans que, pour autant, la réduction temporelle de l’observation ne nuise. Elle ouvre le champ des possibles quant à l’utilisation des prises de vue pour capter les réalités urbaines contemporaines dans leurs dimensions spatiotemporelles.

Développer des manières de représenter et d’analyser les pratiques spatiotemporelles nécessite d’inventer de nouveaux protocoles capables d’en retranscrire la complexité. L’analyse d’images photographiques ou vidéos, qui permet d’étudier finement les pratiques spatiales, en fait partie.

Conclusion

L’articulation des temps sociaux, l’accessibilité des espaces urbains, les rythmes des pratiques de la ville et de la campagne sont autant de thématiques qui intéressent les chercheurs et l’action publique en attente d’outils pour comprendre et aménager le temps des territoires.

Les divers dispositifs traités au cours de cet article nous laissent entrevoir toute la difficulté de retranscrire un phénomène aussi intangible et fluide que le rythme des sociétés. Toutes ces méthodes se heurtent à un problème majeur : les limites de la fixité pour saisir les dynamiques complexes et imbriquées d’un phénomène en constant renouvellement, dont l’impermanence fait partie des caractéristiques intrinsèques. Pourtant, la réalité urbaine, les projets d’aménagement, devraient s’enrichir en s’appuyant sur l’analyse détaillée des cycles spatiotemporels des sociétés.

En regard de la prégnance des problématiques temporelles – qui incite la planification urbaine à intégrer autant la gestion des changements physiques de la ville sur le temps long que celle des temporalités quotidiennes –, le développement et l’amélioration des méthodes de saisie et de visualisation des rythmes représentent un enjeu majeur pour l’action publique. En effet, le lien doit être fait entre les dynamiques spatiotemporelles individuelles, dont se préoccupent les politiques temporelles, et les dynamiques des formes urbaines, qui concernent l’aménagement du territoire, afin de construire des projets renouvelant l’approche de l’aménagement.

Les temporalités des territoires ne peuvent plus être perçues de manière homogène. Et les planificateurs du territoire, pour mieux prendre en compte ces temps différenciés, devraient penser le temps et l’espace de manière indissociable pour fonder une planification qualifiée alors de spatiotemporelle, ou un aménagement enrichi d’une dimension chronotopique.