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Introduction

En 1948, le géographe Pierre Deffontaines publiait Géographie et religions dans la collection « Géographie humaine » de Gallimard. L’ouvrage a fait date, car il constituait une tentative originale et ambitieuse de rendre compte des liens qui unissent les faits religieux et la science géographique. Dans les pages introductives, Deffontaines définit son entreprise comme un effort pour « noter les répercussions géographiques des faits de religion dans le paysage » (1948a : 10). Et de préciser : « Nous réduirons le point de vue religieux à ses seuls éléments visibles et physionométriques, laissant délibérément de côté le domaine majeur de la vie intérieure » (Ibid.). Le projet ainsi présenté semble clair : relever et décrire avec précision le rôle des facteurs religieux dans la production des paysages.

Pour autant, cette insistance sur le statut de la description et le refus d’entrer dans des considérations touchant la « vie intérieure » sont largement contrebalancés par les pages introductives et conclusives de l’ouvrage. Alors que l’ensemble du développement brille par un souci du détail ethnographique dans la description des phénomènes géographiques, l’introduction (effet de seuil) et la conclusion (effet de clôture) se caractérisent au contraire par leur dimension théorique, voire philosophique ou spirituelle. Ce sont précisément sur ces pages que notre article s’attardera. Si l’introduction et la conclusion ne représentent en volume que 2 % de l’ensemble de l’ouvrage, elles possèdent un statut à part. Elles sont l’occasion pour Deffontaines d’esquisser un programme pour la géographie, ainsi que d’en rappeler la vocation profondément humaniste. Notre hypothèse est que ces quelques pages constituent un véritable manifeste géographique dans lequel l’auteur apporte une contribution originale au débat sur la place de l’homme dans la nature, et propose une vision spirituelle de sa discipline.

Nous procéderons en trois temps : nous commencerons par rappeler quelques éléments concernant Pierre Deffontaines et son oeuvre dans la mesure où ceux-ci apportent un éclairage sur Géographie et religions ; nous confronterons ensuite les positions de Deffontaines sur le débat de la place de l’homme dans la nature avec la tradition géographique de l’époque ; enfin, nous montrerons que Pierre Deffontaines esquisse les grands traits d’une sorte de « géographie spiritualiste », inspirée par des auteurs inattendus sous la plume d’un géographe : Pierre Teilhard de Chardin et Henri Bergson.

Géographie et religions, l’oeuvre d’un géographe atypique

Quelques rappels biographiques

Pierre Deffontaines « est certainement, comme on peut le lire dans les notices bibliographiques qui lui sont consacrées, le géographe français le plus connu de sa génération » (Delfosse, 2000 : 1), du fait de sa carrière internationale [1] et de sa volonté de rapprocher la géographie des disciplines connexes, comme l’ethnologie, la paléontologie et l’anthropologie (Broc, 1993). Il participa ainsi en 1948, avec Emmanuel Leroi-Gourhan, à la création de la Revue de géographie humaine et d’ethnographie, qui cessa de paraître après seulement quatre numéros (Clout, 2003). Deffontaines doit également sa popularité à un inlassable travail de diffusion de la culture géographique auprès du grand public. Il fit paraître en 1933 un Petit guide du voyageur actif, régulièrement réédité jusqu’en 1980, qui s’écoula à plus de 300 000 exemplaires (Tétard, 1997). C’est précisément cet esprit de pédagogue et une formidable volonté d’ouverture qui animait Deffontaines quand il convainquit Gaston Gallimard de lancer sur le marché une collection ayant pour vocation première de faire connaître la géographie humaine au-delà du cercle des spécialistes (Clout, 2003).

Le second élément sur lequel il nous faut insister est l’engagement religieux de Pierre Deffontaines, engagement partagé avec son maître Jean Bruhnes (Clout, 2003). Comme le rappelait Philippe Pinchemel, « Pierre Deffontaines était avant tout un croyant, un homme de foi […] Il a été un chantre de cet oeuvre de Dieu » (Pinchemel, 1979 : 9). Il ne s’agit pas ici de faire de son catholicisme la clef de lecture de son oeuvre scientifique, mais nous verrons plus loin que la foi de Deffontaines n’est sans doute pas complètement étrangère aux multiples références à la science mystique de Pierre Teilhard de Chardin et aux Deux sources de la morale et de la religion de Henri Bergson (1932) dans Géographie et religions. Le philosophe Pierre Hadot rappelle que Bergson est largement lu dans les milieux catholiques dans les années 1930 et 1940, en particulier Les deux sources (Hadot, 2001). Par ailleurs, la foi catholique de Deffontaines éclaire la vocation ultime qu’il assigne à la géographie humaine : celle-ci ne se réduit pas à une entreprise scientifique de description et de connaissance du monde, mais se présente avant tout comme un travail de mise en lumière de la tâche de l’homme sur la terre. Dans le premier numéro de la Revue de Géographie humaine et d’ethnologie, Pierre Deffontaines écrit : « La géographie humaine est l’étude de l’oeuvre paysagique de l’homme sur le globe ; elle est une des fiertés de l’homme ; cette branche de la géographie a donc bien le droit de se déclarer humaine ; elle doit faire partie des études qui constituent l’humanisme » (Deffontaines, 1948b : 5).

Pierre Deffontaines ne fit d’ailleurs pas de sa foi un élément secret. Ses écrits sont parsemés de références religieuses. La dédicace de sa thèse est ainsi formulée : « À Saint François d’Assise, qui a aimé la beauté de la terre créée, qui a chanté les paysages et les genres de vie et les a élevés à leur véritable dignité [2]. » Plus surprenantes encore sont les dernières lignes de L’Homme et la forêt (Deffontaines, 1933a) qui reprennent la sixième strophe d’un texte écrit par Venance Fortunat, évêque de Poitiers du VIe siècle. Le livre de Deffontaines ne se finit pas du tout sur une réflexion géographique, mais sur une méditation religieuse [3] : « Salut, ô croix, notre unique espérance » (Ibid. : 179).

Géographie et religions : structure générale du livre

Entre 1933 et 1972, trente-six ouvrages sont publiés dans la collection sobrement appelée « Géographie humaine », dont quatre signés de la main de Deffontaines (L’Homme et la forêt, 1933 ; Géographie et religions, 1948 ; L’Homme et l’hiver au Canada, 1957 ; L’Homme et sa maison, 1972). Dans la préface au volume inaugural (Géographie et colonisation par Georges Hardy, 1933), Pierre Deffontaines esquisse en quelques pages la ligne éditoriale de la collection. Il y explique qu’elle sera organisée en trois séries, chacune se rattachant à une « attitude » de la géographie : « Dans la première série, on étudiera successivement les plus grands obstacles que l’occupation humaine rencontra [4] […] Dans la deuxième série, nous aborderons les différents aspects des paysages humains de la terre [5] […] Aussi, prévoit-on une troisième série composée de monographies séparées, appliquées à des régions déterminées » (Deffontaines, 1933b : 15-16).

Géographie et religions appartient à la seconde catégorie. L’ouvrage est découpé en cinq grandes parties, chacune subdivisée en chapitres (entre 3 et 5). Les pages introductives expriment clairement le souhait de Deffontaines de proposer une démarche formelle assez classique : « Nous étudierons cette géographie religieuse non pas religion par religion, ou en suivant les divisions des sciences des religions, mais en adoptant les chapitres mêmes de la géographie humaine, et en observant ce que les faits religieux y ont ajouté, la part qui leur revient dans les causalités géographiques » (Deffontaines, 1948a : 10). Une lecture rapide de la table des matières [6] confirme le propos : l’auteur suit scrupuleusement le programme de la géographie humaine de Jean Brunhes, ce qui lui fut d’ailleurs reproché par Pierre Marthelot dans un compte rendu de lecture paru dans les Annales de géographie. Selon Marthelot, Pierre Deffontaines n’aurait pas dû « plaquer sur son étude un plan aussi rigide […] ; c’est celui même qu’avait adopté Jean Brunhes [7] pour la classification des faits essentiels de la géographie humaine : habitation, peuplement, exploitation, circulation, genres de vie » (Marthelot, 1951 : 55). Si le terme « plaquer » peut sembler excessif, il est néanmoins adéquat dans la mesure où la classification des phénomènes géographiques proposée par Jean Bruhnes offre une grille de lecture cohérente qui permet à Deffontaines de conduire rigoureusement son analyse.

L’ancrage de Deffontaines dans la géographie universitaire culmine dans la cinquième et dernière partie, « Religions et genres de vie ». Celle-ci non seulement constitue le point d’aboutissement de l’ouvrage, mais renvoie à une des notions clefs de la géographie humaine de la première moitié du XXe siècle. Le « genre de vie » est le résultat de pratiques sur le temps long, associant une société et son environnement. Paul Vidal de la Blache écrit ainsi en 1911 : « Un genre de vie constitué implique une action méthodique et continue, partant très forte, sur la nature, ou pour parler en géographe, sur la physionomie des contrées » (Vidal de la Blache, 1911 : 194). Le point essentiel est que le genre de vie n’est pas tant le résultat d’une action unique que la répétition de cette action au fil du temps et des générations : « Tout autre est l’effet d’habitudes organisées et systématiques, creusant de plus en plus profondément leur ornière, s’imposant par la force acquise aux générations successives, imprimant leurs marques sur les esprits » (Ibid.). Si le plan suivi par Pierre Deffontaines lui permet de s’inscrire dans une matrice épistémologique claire et partagée par l’ensemble de la communauté géographique, il répond également à un projet éditorial propre à l’auteur. En effet, l’ouvrage progresse depuis les multiples impacts des systèmes religieux sur les formes matérielles de l’organisation de l’espace, jusqu’aux comportements individuels. L’ouvrage se clôt ainsi sur un chapitre intitulé « Les genres de vie religieux. Prêtres et hommes de Dieu », c’est-à-dire ceux qui, précisément, témoignent au degré le plus élevé de la vocation spirituelle de l’homme. Cette élévation progressive depuis les structures de l’espace jusqu’aux aux « hommes de Dieu » montre bien que Pierre Deffontaines exprime le souci de se positionner de manière originale par rapport aux références incontournables de l’époque, ainsi que nous le montrons plus en détail dans la section suivante.

L’homme dans la nature : un renversement de perspective

Retour sur la matrice

Afin de bien comprendre pourquoi nous pouvons parler d’un renversement de perspective, il n’est pas inutile de rappeler comment la géographie classique traite du rapport de l’homme à la nature. Tout d’abord, la géographie classique ne saurait être réduite à un déterminisme naturel simpliste : Vidal de la Blache insiste sur les capacités des sociétés humaines à trouver localement des solutions permettant de s’adapter au milieu, et l’introduction des Principes de géographie humaine (Vidal de la Blache, 1922) offre une vue synthétique de ce que fut son projet scientifique. Vidal souligne que « chaque groupe a rencontré dans le milieu spécial où il devait assurer sa vie, des auxiliaires ainsi que des obstacles : les procédés auxquels il a eu recours envers eux représentent autant de solutions locales du problème de l’existence » (Vidal de la Blache, 1922 : 8). Aussi, la nature ne détermine pas l’évolution des sociétés, mais elle offre des ressources sur lesquelles les sociétés s’appuient et effectuent des bifurcations [8].

Une telle posture épistémologique tient au fait que Vidal de La Blache n’a eu de cesse de se confronter aux sciences naturelles. Il écrit dans les Annales de géographie en 1902 : « De même que la position, les traits physiques d’une contrée s’impriment profondément dans l’état social » (Vidal de la Blache, 1902 : 17). Dans le travail d’élaboration d’une définition de la géographie humaine, Vidal place cette dernière dans une relation constante avec les sciences naturelles, et souligne que « la géographie humaine ne s’oppose donc pas à une géographie d’où l’élément humain serait exclu […]. Mais elle apporte une conception nouvelle des rapports entre la terre et l’homme » (Vidal de la Blache, 1922 : 3). Et de préciser plus loin : « Les peuples s’adaptent ou pour mieux dire s’assouplissent à leurs habitats successifs. Sur ces mélanges qui forment trait d’union entre des races éloignées et diverses, l’influence du milieu garde le dernier mot » (Ibid. : 284).

L’idée que Vidal de la Blache « reconnaît comme fondamentale est celle de la totalité géographique et de la connexion de tous les phénomènes » (Claval, 1998 : 91), de sorte que l’analyse des phénomènes géographiques ne saurait se comprendre à une échelle unique, et implique des analyses multiscalaires. Nous lisons dans l’introduction des Principes de géographie humaine : « L’idée qui plane sur tous les progrès de la géographie est celle de l’unité terrestre. La conception de la Terre comme un tout dont les parties sont coordonnées, où les phénomènes s’enchaînent et obéissent à des lois générales dont dérivent les cas particuliers, avait, dès l’Antiquité, fait son entrée dans la science par l’astronomie » (Vidal de la Blache, 1922 : 5). Une idée similaire est présente chez Jean Brunhes, alors même que ce dernier avait pris ses distances avec l’École vidalienne (Clout, 2003). Brunhes écrit, au premier chapitre de La Géographie humaine : « Activité, connexité tels sont les deux principes qui doivent aujourd’hui dominer la géographie » (1925 : 34). Ce principe de connexité ne concerne pas seulement les phénomènes naturels, mais englobe également l’homme, dont « l’activité est comprise dans le réseau des phénomènes terrestres » (Ibid.). Un tel principe de connexion entre les phénomènes naturels et humains permet d’échapper au déterminisme simpliste. En effet, l’activité humaine « subit l’influence de certains faits, et d’autre part elle exerce son influence sur d’autres faits ; à ce double titre elle appartient à la géographie (Ibid.) ». Cette relation dialectique entre les faits de nature et les faits humains ainsi présentés par Jean Brunhes est parfaitement comprise par Pierre Deffontaines, qui se l’approprie dans les premières pages de Géographie et religions.

Comment Deffontaines se saisit-il du problème ?

Dès l’incipit, Pierre Deffontaines livre des indices sur ses propres fondements théoriques : « La nature hostile a imposé à la caravane humaine, qui chemine depuis tant de siècles à la surface de la Terre, une bataille sur tous les fronts des éléments : bataille de l’homme contre le climat, à peine entamée ; bataille de l’homme sur la mer, si largement menée […] ; bataille de l’homme dans la montagne, bataille de l’homme avec les rivières, de l’homme à travers les déserts ; emprise de l’homme sur le manteau végétal et spécialement domination de la forêt » (1948a : 6). Il est difficile de ne pas voir que le premier mot du livre – si l’on exclut l’article – est « nature », auquel est immédiatement accolé le qualificatif d’« hostile ». L’association des deux termes donne à penser que, pour Deffontaines, la nature est placée en opposition avec l’humanité qui lui livre une série de « batailles », terme répété trois fois de manière à créer un effet dramatique. La finalité pratique (et morale) de ces multiples « batailles » est le contrôle et la domination de l’homme sur les éléments naturels. Cette conception d’une humanité posée comme extérieure à la nature « hostile », et sur laquelle elle doit étendre son emprise, ne surprend pas puisqu’elle constitue l’un des piliers du projet scientifique moderne. Les premières lignes de l’ouvrage font entendre en écho les propos fameux de Descartes qui, dans le Discours de la méthode, oppose la philosophie spéculative à la philosophie pratique. Cette dernière doit permettre à l’homme de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature » (Descartes, 1637 : 36). Dans la conclusion de Géographie et religions, Deffontaines reprend à son compte le projet cartésien, mais le réoriente : « L’homme […] est de plus en plus maître et responsable de la Terre » (1948a : 432). Ce passage de la possession à la responsabilité est un indice de la finalité « humaniste » que Deffontaines assigne à la géographie, dans la mesure où celle-ci doit participer à la redéfinition de la place de l’homme sur le globe (Deffontaines, 1966).

La perspective de Deffontaines est finalement assez proche de celle de Vidal de la Blache, au point que nous observons des similitudes frappantes entre l’incipit de Géographie et religions et l’introduction des Principes de géographie humaine : « Sur l’étendue des continents, les groupes qui ont essaimé çà et là ont rencontré entre eux des obstacles physiques qu’ils n’ont surmontés qu’à la longue : montagnes, forêts, marécages, contrée sans eau, etc. La civilisation se résume dans la lutte contre ces obstacles » (Vidal de la Blache, 1922 : 12). Ces quelques éléments font penser que Deffontaines, insistant sur l’extériorité de l’homme à la nature et la tâche qui lui incombe, adhère au paradigme de la géographie classique. Pourtant, en quelques pages, il se détache de cette perspective et propose une alternative originale.

Un retournement de perspective

Les pages introductives de Géographie et religions proposent des réflexions originales quant au statut des relations homme / nature. Comme le remarque Pierre Marthelot, « on sera reconnaissant à M. P. Deffontaines de nous réintroduire, par une porte nouvelle, au coeur de l’éternel problème du déterminisme géographique. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : géographie et religions, ou géographie des religions ? M. P. Deffontaines semble avoir pesé la différence entre les deux sujets : il a opté pour le premier […]. Ainsi, non pas tant l’influence des faits géographiques sur les religions (ou leur rapport avec elle), mais le déterminisme religieux dans les fais géographiques. L’optique est inverse, volontairement. Ceci suppose l’autonomie, la force agissante des faits religieux » (1951 : 55-56). Il s’agit ici d’une rupture importante. Jusqu’alors, la perspective retenue par les géographes est celle de l’influence du milieu naturel sur les faits de religion. Par exemple, la géographe américaine Ellen Churchill Semple explique, dans Influence of geographic environnment on the basis of Ratzel’s system of anthropo-geography, que « les effets psychologiques de l’environnement géographique sont variés et considérables […]. Ces effets sont perceptibles dans les systèmes religieux […]. Ainsi, toute la mythologie polynésienne fait écho à l’océan, élément omniprésent […]. Par exemple, l’enfer chez les Esquimaux est un lieu sombre, orageux et glacial ; chez les Juifs, il s’agit d’un feu éternel » (1911 [9]).

Si Pierre Deffontaines reconnaît le poids des contraintes naturelles, comme nous l’avons souligné, il écrit néanmoins que « les possibilités de l’homme conduisent à un déterminisme inverse, non plus commandé par la nature, mais issu de l’homme lui-même et s’inscrivant à la surface de la terre en toute indépendance, sans s’occuper d’adaptation au milieu et même souvent en contradiction avec lui, vrai scandale géographique de la pensée humaine » (1948 : 8). Étymologiquement, le « scandale » est ce qui vient faire buter la raison. Ici, Deffontaines reconnaît que nombre de phénomènes géographiques vont à l’encontre de la logique du déterminisme classique. En fait, s’il existe un déterminisme, ce dernier n’est pas extérieur à l’homme, mais se trouve en lui-même. D’après le raisonnement proposé par Deffontaines, l’histoire de l’humanité peut être découpée en deux phases principales, chacune étant marquée par une forme de déterminisme : si, dans la première phase, il s’agissait d’un déterminisme naturel, connu de tous, dans la seconde, il s’agit d’un « déterminisme inverse », dont l’origine est à situer dans la nature de l’homme. En effet, ce dernier « est aussi primordialement un homo religiosus. Par lui, la Terre est imbibée de religiosité (Ibid.) ». À travers ce « déterminisme inverse », Deffontaines est conduit à adhérer à une hypothèse anthropologique forte : celle d’une nature religieuse de l’homme. En fait, il s’agit davantage d’une nature spirituelle. Comme nous le montrons dans la dernière partie, la religion est la forme par laquelle s’exprime cette nature spirituelle. Une authentique géographie des religions consiste alors en un témoignage de la vie de l’esprit dans le paysage.

La géographie, discipline de l’esprit

De l’hydrosphère à la théosphère

Ce « déterminisme inverse » est précisément rendu possible par le fait religieux qui oriente l’action de l’homme et lui procure une finalité. Pour Deffontaines, la religion constitue bien l’aboutissement de l’humanité au sens où elle permet de révéler la vocation spirituelle de l’homme. L’auteur écrit ainsi, en conclusion de Géographie et religions : « Les religions ont ainsi acheminé l’humanité vers sa plénitude humaine, sa complète définition ; c’est par l’intermédiaire du divin que l’homme s’est pleinement réalisé » (1948a : 432). Nous sommes ici conduits à cette curieuse idée que le divin ne détourne pas de l’humain, du fait de l’introduction d’une forme de transcendance, mais permet au contraire de mieux s’en approcher. La religion n’est pas une fin en soi, mais davantage le cadre dans lequel s’exprime la vocation spirituelle de l’homme.

Cette hypothèse d’un achèvement humain par le spirituel est accompagnée de la mobilisation de la pensée du jésuite Pierre Teilhard de Chardin. Deffontaines avance l’idée que l’événement central dans l’histoire de la Terre « est l’apparition avec l’homme d’une sorte de sphère spéciale […], ce qu’on pourrait appeler la sphère pensante, que le Père Teilhard de Chardin a appelé la Noosphère » (1948a : 6). La référence à la « noosphère » est d’ailleurs répétée en conclusion de l’ouvrage [10] dans laquelle Deffontaines va plus loin puisqu’il passe de la noosphère à la « théosphère », une « sphère nouvelle pleine de divin » (Ibid. : 432). Celle-ci se présente comme l’achèvement de l’humanité, arrachée aux simples considérations matérielles pour déployer une pensée et des systèmes de croyance.

La mobilisation de Teilhard de Chardin n’est pas propre à Géographie et religions ; nous l’observons également dans d’autres écrits, au point qu’il semble même que le jésuite ait constitué pour Deffontaines une source d’inspiration essentielle. Dès 1933, dans la préface au premier volume de la collection « Géographie humaine », place est faite à Teilhard. Deffontaines renvoie directement à la noosphère sans pour autant la nommer : « L’homme a amené une transformation générale de la Terre par l’établissement à la surface de celle-ci d’une enveloppe nouvelle ; l’enveloppe pensante » (Deffontaines, 1933b : 22). Il achève d’ailleurs son texte par une citation [11] de 1930 de Teilhard. Plus de 30 ans après, Deffontaines renvoie clairement au Phénomène humain quand il intitule son introduction à la partie « Géographie humaine », dans le volume de la Pléiade Géographie générale (Journaux, 1966) : « Le phénomène humain et ses conséquences » (1966 : 881-887).

Si le terme de noosphère est introduit dès les années 1920 par Teilhard, c’est cependant dans les années 1950 qu’il est popularisé, à partir d’un ouvrage demeuré célèbre : Le Phénomène humain (Teilhard de Chardin, 1956). C’est dans la troisième partie, intitulée « La pensée », que Teilhard développe sa notion de noosphère :

Juste aussi extensive, mais bien plus cohérente encore, nous le verrons, que toutes les nappes précédentes, c’est vraiment une nappe nouvelle, la « nappe pensante », qui, après avoir germé au Tertiaire finissant, s’étale depuis lors par-dessus le monde des Plantes et des Animaux : hors et au-dessus de la Biosphère, une Noosphère.

Ibid. : 121

Si la référence à Teilhard de Chardin surprend le lecteur contemporain, généralement peu familier de ses travaux, nous comprenons pourtant qu’il existe une affinité entre la pensée de Teilhard et celle de Deffontaines : de même que l’auteur du Phénomène humain établissait un continuum entre les différentes sphères, depuis la lithosphère, l’hydrosphère, jusqu’à la noosphère, Deffontaines insiste sur un continuum similaire entre les phénomènes physiques et le fait humain. Ceci est manifeste quand il écrit : « Le plus grand événement dans l’histoire géographique de la Terre, ce n’est pas tel plissement de montagne, tel déplacement des mers, telle modification du climat, c’est l’apparition avec l’homme d’une sorte de sphère spéciale » (1948a : 6). Nous retrouvons un écho à ce propos en conclusion : « Il [l’homme] est devenu l’un des facteurs principaux de l’évolution du paysage terrestre » (Ibid. : 432). Et un peu plus loin : « L’homme est devenu un des facteurs principaux de l’action géographique qui modifie sans cesse le visage des continents » (Ibid.). Ces quelques extraits montrent que Deffontaines propose de dépasser une vision qui oppose l’homme et la nature, pour en présenter une nouvelle dans laquelle l’homme ne rompt pas avec la nature, mais au contraire l’accomplit et la réalise, précisément parce qu’il fait oeuvre de pensée.

La géographie comme témoignage de la caravane humaine à la surface de la terre

Les nombreuses références à Teilhard indiquent que la géographie pratiquée par Pierre Deffontaines ne consiste pas seulement en une activité scientifique, mais entre plus largement dans une démarche humaniste. Cette fonction inattendue de la géographie – témoigner que « par l’homme, le spirituel a pénétré le matériel » (Deffontaines, 1966 : 885) – se trouve confirmée par une allusion à la philosophie d’Henri Bergson, à la toute fin de Géographie et religions. Deffontaines laisse le lecteur sur cette formule énigmatique : « Nous ferons nôtre la définition de Bergson : « l’univers est une machine à faire des dieux [12] » (1932 : 432). Si la citation était placée au beau milieu du volume, le lecteur pourrait aisément glisser dessus. Or, elle clôt le livre et possède de ce fait un statut privilégié ; le géographe s’écarte devant le philosophe. Pour comprendre la référence finale à Bergson, il est nécessaire d’avoir à l’esprit les lignes qui précèdent, et qui constituent une sorte de manifeste philosophique, résumant parfaitement la démarche de Deffontaines : « Mais cette Terre dont les hommes ont pris progressivement possession par l’intermédiaire du divin, ils l’ont à leur tour remplie de sacré et de divin ; sa lente humanisation s’est accompagnée d’une sorte de divinisation, de sacralisation. Cette Terre des hommes [13], ils en ont fait une Terre des Dieux » (Deffontaines, 1948a : 432). Deffontaines met donc en avant un double mouvement : humanisation et divinisation. S’il y a du divin, c’est parce que l’homme n’a cessé d’en produire, notamment par le biais de la mise en forme des paysages. Dans une telle perspective, la divinité n’est pas présente hors de l’humanité, mais ce sont bien les sociétés qui produisent du divin et lui font une place dans l’espace géographique, de sorte que nous sommes conduits à envisager une forme paradoxale d’immanence de la transcendance : par la production des paysages, les hommes ne se contentent pas de manifester le divin dans l’espace, mais ils le fabriquent.

Cette ultime référence produit une mise en retrait de la réflexion strictement géographique, qui s’efface devant la méditation philosophique. Comme avec Teilhard, la philosophie bergsonienne n’est pas uniquement mobilisée dans Géographie et religions : nous la retrouvons à plusieurs reprises en filigrane dans d’autres textes. Par exemple, Deffontaines écrit en 1966 : « La géographie humaine sera plus que jamais à l’ordre du jour. La direction géographique de la Terre réclame une ascension constante de la sagesse humaine ; elle doit […] maintenir un juste goût de vivre et concilier les espérances d’avenir avec l’inévitable mort » (1966 : 884). Une telle citation prend un sens particulier si nous avons en tête que Deffontaines est lecteur de Bergson. En effet, cet appel à l’« ascension constante de la sagesse humaine » nous ramène au dernier chapitre des Deux sources de la morale et de la religion, lequel s’articule autour du problème de l’action humaine et développe l’analyse d’une tension au cours de l’histoire entre mystique et technique. Bergson écrit dans un passage demeuré fameux : « Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger […] Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique » (Bergson, 1932 : 166).

La référence à la philosophie bergsonienne va plus loin qu’une simple citation et infuse plus largement les pages introductives et conclusives de Géographie et religions, même si Deffontaines ne le dit pas explicitement. Nous avons montré que Deffontaines propose de dépasser l’opposition entre l’homme et la nature, en faisant du premier le principal « facteur » d’accomplissement de la seconde. Pour qu’un tel dépassement soit rendu possible, il faut reconnaître que l’homme, par sa capacité de produire des artefacts, ne se situe pas en dehors de la nature, mais s’y trouve au contraire réintégré. C’est précisément ce que suggère Bergson dans les dernières pages des Deux sources quand il écrit : « L’invention mécanique est un don naturel » (Bergson, 1932 : 166) ; ou encore : « Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là-même des organes artificiels […] l’outillage de l’humanité est donc le prolongement de son corps » (Ibid.). En affirmant ainsi cet accomplissement de la nature de l’homme dans la technique, Bergson donne une assise philosophique à Pierre Deffontaines pour mettre sur le même plan l’érosion éolienne, les soulèvements tectoniques et les mises en forme du paysage.

La mobilisation de Bergson et de Teilhard de Chardin souligne la vision de l’histoire proprement téléologique – c’est-à-dire orientée vers un but – développée par Deffontaines, et dont la géographie vient à sa manière rendre compte. L’histoire de la terre est constituée d’étapes, dont le couronnement est le « phénomène humain » et, avec lui, l’émergence de la pensée, rendue sensible dans l’espace par des marqueurs religieux, sortes d’indices visibles de la « théosphère ». Cette façon de concevoir une histoire orientée apparaît clairement en introduction de Géographie et religions :

Cette humanité témoigne qu’elle est à la recherche d’une voie spirituelle, guidant sa pensée et son libre arbitre ; une des routes principales qui ont attiré les hommes ne conduit pas à un point déterminé de la Terre, elle mène plus ou moins explicitement vers des au-delà, vers le surnaturel […] Le chrétien entend la parole du Christ proclamant : « je suis la voie… ».

Deffontaines, 1948a : 9

Chez Deffontaines, la notion de parcours historique est présentée à plusieurs reprises par l’image de la « caravane » : « La nature hostile et redoutable a imposé à la caravane humaine, qui chemine depuis tant de siècles à la surface de la Terre… » (1948a : 7). Ou encore : « La science géographique devra s’accompagner d’une géographie appliquée, s’occupant […] de la conduite de cette énorme caravane humaine » (1966 : 885). Cet extrait montre bien que, pour Deffontaines, une tâche revient à la géographie : celle de guider l’humanité dans l’occupation de l’espace.

Conclusion

Philippe Pinchemel a qualifié Pierre Deffontaines de « missionnaire de la géographie » (Pinchemel, 1979 : 5), mettant ainsi en valeur son souci d’ouverture vers les non-spécialistes, de même que son attachement à la foi catholique, largement présente dans son oeuvre. Nous avons montré comment un travail descriptif minutieux des faits religieux dans le paysage était en fait l’occasion pour Deffontaines d’affirmer la vocation spirituelle de l’homme : non seulement, ce dernier s’accomplit par la vie de l’esprit, mais il porte également l’ensemble de la nature vers son accomplissement. Si les travaux postérieurs en géographie des religions reconnaissent largement le rôle pionnier de l’ouvrage de Deffontaines (Kong, 1990 ; Park, 1994 ; Bertrand, 1997 ; Racine et Walther, 2003), ils en retiennent avant tout la dimension descriptive – quasiment ethnographique – et laissent de côté le rôle que peut avoir la géographie dans l’affirmation d’une vocation spirituelle de l’homme. Sans doute, cela s’explique-t-il par la volonté des auteurs de préserver la rigueur scientifique de leurs travaux de recherche et de ne pas céder à l’appel de la normativité.

À un second niveau, Géographie et religions témoigne d’une volonté de redéfinir la tâche de la géographie en l’ancrant dans le champ de l’« humanisme ». Selon Deffontaines, la géographie possède une double vocation, théorique et pratique : théorique, car ses analyses des manifestations du religieux à la surface du globe témoignent de la fin ultime de l’homme ; pratique, car elle participe activement à la réalisation concrète de cette fin ultime. Comme nous l’avons vu, la relecture du projet cartésien conduit Deffontaines à poser les jalons de ce qui peut être considéré comme un « bon usage de la nature » (Larrère et Larrère, 1997). Celui-ci permet à l’homme de témoigner de sa « responsabilité » face à une création dont il a en charge l’accomplissement. Exprimée en 1948, une telle position préfigure tout un pan de réflexion conduit par les catholiques dans le sillage de la prise de conscience environnementale (Landron, 2008) et manifeste ainsi parfaitement le caractère visionnaire et anticipateur de la réflexion de Deffontaines.