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C’est ce travail sans fin mais heureux de construction d’une vie, comme une oeuvre d’art forte de matériaux disparates, qui définit le mieux le sujet. Touraine. Critique de la modernité.

Il existe d’importants parallèles entre ce qu’il a été convenu de nommer le « retour du sujet » en sciences sociales et la faveur croissante, tant chez les écrivains, que dans le public et au sein de la critique littéraire, pour l’autobiographie et ses divers avatars littéraires. S’exprimant depuis les sciences sociales, Gaulejac affirme par exemple que

l’analyse de l’injonction à devenir un individu se conjugue avec l’analyse des supports et des conditions qui permettent à chacun d’exister dans une société de plus en plus complexe. L’intérêt des sociologues pour l’individu est la conséquence logique de la remise en question des paradigmes qui ont dominé la pensée sociologique dans les années 1960 et 1970, le marxisme, le structuralisme et le fonctionnalisme. Ces paradigmes se préoccupaient principalement d’analyser l’impact des déterminations sociales sur le comportement des individus (Gaulejac, 2009 : 46).

Du point de vue de la critique littéraire, pareil diagnostic : « Les années 1960-1970 avaient jeté une triple suspicion sur la subjectivité et, ipso facto, sur les écritures personnelles : suspicion idéologique (le sujet n’existant que comme agent des rapports sociaux), psychologique (le moi n’étant qu’une instance imaginaire, un leurre narcissique), littéraire (la critique du biographisme n’étant que l’envers d’une mort déclarée de l’auteur) » (Hubier, 2003 : 137). Le nombre de travaux critiques mais aussi philosophiques consacrés à l’autobiographie est de ce point de vue révélateur de l’intérêt qu’elle suscite (Lejeune, 1980, 1986 et 1990 ; Gusdorf, 1991 ; Marin, 1999 ; Hubier, 2003 pour ne nommer que ceux-là). Bien que le sujet fasse partie du champ de préoccupations de la discipline depuis l’avènement de la géographie humaniste depuis les mêmes années 1970, et d’un horizon conceptuel plus affirmé depuis la fin des années 1990 à la faveur des travaux de Berdoulay et d’Entrikin (1998) notamment, la réflexion sur le sujet en tant qu’instance fondamentale ne s’est pas souvent déployée au contact de l’autobiographie ou de ses avatars. Il y a pourtant là – ce sera le but de la réflexion qui suit – un vaste chantier qui, bien que déjà amorcé par les littéraires (Reaves, 2001 ; Jones, 2007), demeure relativement inoccupé. Si l’autobiographie a intéressé les géographes, c’est du point de vue de la réflexivité du chercheur (Moss, 2001 ; Butz, 2010) ou comme source privilégiée à l’histoire individuelle de géographes influents (Buttimer, 1983) et nettement moins du point de vue littéraire en tant que mise en récit qui « organise les expériences passées et inscrit celles-ci dans la courbe du destin » (Hubier, 2003 : 62).

Pour mener à bien cette réflexion, j’examinerai dans un premier temps trois approches concurrentes des rapports qui existent entre le sujet-écrivain, l’écriture (plus précisément le récit) et les lieux. En cherchant à mettre en lumière les forces et faiblesses de chacune dans sa façon respective de conceptualiser ces notions, je tenterai de montrer les avantages d’une approche qui les inscrit dans une relation de type dialogique insistant sur les dimensions mutuellement constitutives du sujet, du récit et du lieu. Je discuterai ensuite de l’intérêt primordial de l’autobiographie comme terrain d’investigation de ces rapports en insistant sur la médiation narrative essentielle qu’elle opérationnalise. Les relations que le sujet entretient avec le lieu n’y sont pas simplement transcrites de façon transitive mais bien, selon la terminologie de Ricoeur (1985 et 1988), mises en intrigue, configurées et refigurées de façon récursive, refiguration qui participe de ladite relation sujet-lieu, de l’advènement [1] du sujet et du déploiement du lieu. Enfin, l’exemple de Charles Bukowski (1920-1994), dont l’oeuvre est autobiographique à divers degrés, sera exploité pour illustrer la pertinence de l’approche pour comprendre la relation triangulaire entre le sujet (écrivain), l’écriture (narrative) et les lieux.

Confrontation de trois types d’interprétation des rapports écrivain, écriture et lieux 

Dans la géographie contemporaine, la géographie d’inspiration humaniste fut la première à s’intéresser à la littérature au cours des années 1970 (Frémont, 1976 ; Tuan, 1978, par exemple) [2]. Il existe deux grandes attitudes de lecture associées aux approches humanistes : les lectures de type phénoménologique et les interprétations herméneutiques. Les géographes humanistes ont eu recours à la littérature à titre de témoignage sur l’expérience concrète des lieux (transcription de l’expérience perceptive et du vécu, investissement axiologique des lieux par le sujet). Egocentrés, ces travaux visaient à remettre le sujet et ses valeurs à l’ordre du jour de la géographie. Il s’agit ici d’un sujet qui, à travers son expérience concrète, investit les lieux de sens ou en retransmet la saveur par l’entremise de son oeuvre littéraire. En fait, on suppose une forme de continuum vie-oeuvre, expérience vécue-expérience représentée, dont la présence de l’auteur assurerait la cohésion. La vérité de l’expérience retranscrite sera alors conjurée par la vérité de l’expérience vécue et sa pertinence, par le caractère enraciné (géographiquement) de l’oeuvre (voir par exemple Lévy, 1989 et 1997). On comprend alors l’importance, pour ce type de lecture, de la dimension autobiographique de l’oeuvre ou tout au moins de la connaissance authentique des lieux par l’auteur. L’approche herméneutique s’appuie sur une notion de sens (meaning) un peu différente. Le sens des lieux n’y est pas conçu comme un donné à retransmettre par l’entremise de l’analyse : il est plutôt quelque chose qu’il convient de décrypter, de décoder. Ici, l’interprétation est considérée comme une pratique active. Ainsi, le sens des lieux n’est-il pas conçu principalement comme le fruit de l’expérience (conception conquérante de l’imaginaire), mais bien comme le résultat d’une interprétation (Duncan et Ley, 1993). Dans le processus d’interprétation, l’auteur acquiert ici un statut différent. Si, dans le cas des lectures phénoménologiques, la personne de l’auteur assure, par sa présence, la vérité du témoignage et la pertinence du sens « révélé » par l’expérience, l’interprétation herméneutique aura davantage besoin de l’auteur et de sa biographie comme levier de « décodage » de l’oeuvre. Dans le premier cas, le sens est donné, il convient de le retransmettre et il mérite de l’être car il est le fruit d’une expérience conjurée par une présence d’autant plus significative qu’elle est celle d’un être d’exception [3]. Chez les seconds, le sens est à chercher, et la personne et la vie de l’auteur nous assistent dans le travail d’interprétation pour limiter, ou tout au moins baliser, l’éventail des interprétations possibles.

De façon générale chez les humanistes, l’auteur est considéré comme détenteur d’une individualité riche et dense qui le rend souverain dans son rôle d’investisseur, de révélateur ou d’interprète du sens des lieux où il a vécu. Les géographes d’inspiration (néo)marxiste – qui se revendiquent plus ou moins directement du matérialisme historique – ont sévèrement critiqué l’idéalisme et l’élitisme des approches humanistes au tournant des années 1980 (Gregory, 1981 ; Silk, 1984). De leur point de vue, l’auteur existe en ce qu’il fait partie d’un groupe social (la classe) et d’un moment (historique). C’est en tant que membre d’un groupe, dans une société et une époque données, que ses écrits ont une valeur et une pertinence sociales (à célébrer, ou à dénoncer selon les cas). L’auteur en tant qu’individu souverain est un leurre idéaliste parce qu’il est traversé par un ensemble de déterminations sociales et géographiques qui conditionnent sa vision du monde et la représentation qu’il en fait (Cook, 1981, par exemple). La représentation du monde dans la littérature reflète en fait les conditions sociales qui président à sa production. Ici, l’imaginaire est conditionné par la réalité des inégalités sociales et l’appartenance de classe de l’auteur. On comprendra alors l’importance de la biographie de l’auteur pour saisir les particularités du monde représenté, dans la mesure où elle nous informe sur l’appartenance de classe de l’auteur. Or, comme le veulent les approches plus récentes de la littérature, on examine aussi l’influence d’appartenances plus nombreuses et fluides : ethnicité, race, langue, religion, sexe ou orientation sexuelle (King et al., 1995 ; Philipps, 1996 ; McKittrick, 2000 ; Jazeel, 2005, par exemple). Nous sommes encore ici en présence d’une conception relativement mimétique de la littérature ; celle-ci ne reflète pas les expériences souverainement concrètes de l’auteur ou ses interprétations de la réalité sociogéographique, mais bien plutôt les conditions sociales (toutes catégories confondues) qui ont présidé à sa production.

Dans le cadre de ces approches, les discours, qu’ils soient scientifiques ou littéraires, ne sont jamais neutres ou objectifs : ils sont socialement et géographiquement « situés » à l’intérieur de rapports de pouvoir plus ou moins complexes. Parfois, poussées à l’extrême à la faveur d’approches déconstructionnistes à l’américaine au sein desquelles se recyclent d’ailleurs plusieurs des prérogatives radicales contemporaines autour de ce qui a été convenu d’appeler les cultural studies d’une part et les études postcoloniales de l’autre, ces déterminations seront regroupées pour définir le « site », à partir duquel les discours sont produits, sorte de résumé syncrétique de toutes les forces extra subjectives qui, de près comme de loin, surdéterminent l’auteur (Cook, 2005). Socialement et idéologiquement informés, ces sites sont le produit des rapports de force divers (historique, linguistique, idéologique, etc.), processus au terme duquel le sujet est entièrement dépossédé de son libre arbitre ou d’une conscience autonome (Hawthorn, 1994).

À côté, sinon à l’opposé de ces discussions sur les diverses versions du déterminisme et du volontarisme qui insistent sur le « hors-texte » dont la personne de l’auteur fait partie intégrante, on trouve les options textualistes. Dans la foulée des travaux issus du structuralisme et dudit poststructuralisme, le texte est devenu un point central d’analyse qui a fait perdre à l’auteur son statut primordial. C’est bien la langue dans ses formes, sa rhétorique, ses stratégies narratives, ses détours, ses plis, le texte et ses rapports ambigus aux autres textes qui sont essentiels. Ce n’est qu’au tournant des années 1990 que certains géographes ont pris acte de ces enseignements de la théorie littéraire en accordant à la textualité comme telle une attention centrale pour comprendre la spécificité du type de géographie générée par les textes littéraires (Lafaille, 1989 ; Cresswell, 1993 ; Brosseau, 1996 ; Matthey, 2008) [4]. Ce ne sera pas sans effet sur leur façon de considérer l’auteur et les lieux représentés dans le texte. Ou bien on proclame la « mort de l’auteur » (Barthes, 1984) ou bien on le considère comme un des sous-produits du texte, une de ses fictions. À partir du moment où l’auteur, en tant que présence extratextuelle, a été remis en question, sinon déconstruit, il n’y a plus beaucoup à faire de lui. Parallèlement à cette mort de l’auteur annoncée par les « textualistes », on assistait à la naissance d’un lecteur (jouisseur, co-créateur, déconstructeur, réarticulateur) parfois prévu par le texte lui-même (implied reader). Le matériau du texte, ce n’est pas la vie, mais les mots, la langue et les autres textes. Bien que l’insistance sur l’instance lectrice ait pu donner lieu à des lectures symptomatiques transformant le texte en vecteur idéologique et son auteur en simple « site » traversé de forces anonymes, elle a aussi été porteuse de riches enseignements. D’une part, l’attention portée sur les dimensions discursives du texte littéraire révèle des aspects fondamentaux de la géographie qui s’écrit en littérature. D’autre part, l’adoption d’une démarche pragmatique, c’est-à-dire soucieuse de comprendre les relations entre les usagers – auteurs et lecteurs –, nous détache d’une lecture immanente naïve selon laquelle le sens du texte est toujours déjà donné et donc fixe. Le monde représenté dans une oeuvre littéraire n’est pas que le reflet d’une rencontre entre sujet (souverain ou surdéterminé) et d’un monde extérieur qui attend d’être représenté, c’est aussi le fruit d’une rencontre entre les ressources de la langue et du discours littéraires et un monde extérieur aussi réel que fictif, construit et reconstruit par un lecteur lui aussi actif (Hones, 2010). Cela est vrai pour la géographie qui s’exprime dans la littérature. Ce l’est aussi pour la figure de l’auteur : si l’on doit reconnaître au texte (et aux stratégies qu’il mobilise) une dimension performative en ce qu’il « produit » son objet (dont l’espace et les lieux), il est vrai aussi que le texte contribue à la production ou la création de la figure (sociale) de l’auteur (et ses rapports avec l’espace). Il est un lieu de médiation sur lequel il importe de s’arrêter pour comprendre comment ces rapports sont mis en forme et en intrigue.

Il convient à ce stade d’évaluer les mérites et lacunes de ces trois différentes approches, définies ici de façon volontairement trop tranchée, par rapport à la triple relation qui nous intéresse – sujet, lieu et écriture. Compagnon (1998) a bien montré, en forçant lui-même le trait dans Le démon de la théorie, les écueils des positions longtemps antinomiques qui opposaient les théoriciens dans la conceptualisation et l’analyse de ce que sont la littérature et ses rapports avec l’auteur (mort ou souverain), le lecteur (ignoré ou tout-puissant) ou la réalité (pour ou contre la mimésis). Ni la critique, ni la géographie littéraire d’ailleurs, ne demeurent campées dans des partis pris théoriques ou idéologiques aussi dichotomiques (Hones, 2008 ; Jones, 2008 ; Brosseau, 2009 ; Saunders, 2010). Leur opposition joue ici une fonction didactique servant à illustrer la tendance à privilégier un des pôles de la triade examinée ici (au détriment des deux autres). Peut-être envisagent-elles les rapports dynamiques entre deux de ces pôles à la fois (lieu-sujet, texte-sujet, texte-lieu) mais nettement plus rarement les trois.

L’approche humaniste considère le sujet comme étant souverain, en tout cas lui reconnaît une grande part de libre arbitre : ce sujet est soit l’interprète du sens (préexistant) des lieux, soit celui qui investit les lieux de sens. Il est souverainement actif, les lieux passifs. Si elle reconnaît au lieu une dimension plus active – je pense aux travaux importants de Lévy – la relation est souvent pensée en termes de fusion (Lévy, 1997, 2006 et 2007), relation qui, aussi intense soit-elle, se solde par la perte d’identité de l’un et de l’autre. Je préfère pour ma part la penser en termes dialogiques comme une relation à l’intérieur de laquelle lieu et sujet s’instituent mutuellement sans toutefois fondre leur identité [5]. L’approche matérialiste ou structuralisante considère le sujet comme étant déterminé par la structure sociospatiale, le lieu étant le contenant plus ou moins structurant des rapports de force sociaux qui, eux, sont déterminants. Pour l’essentiel, ces deux approches ont tendance à n’accorder à la dimension textuelle de la littérature qu’un statut somme toute secondaire, le texte ne gardant la trace du véritable débat épistémologique qui se situe ailleurs. Évidemment, la plupart des géographes, qu’ils se réclament d’approches plutôt humanistes ou plutôt radicales (du marxisme aux différentes versions des cultural studies), cherchent à conceptualiser leur lecture au long d’un continuum entre « structure et agency », une posture épistémologique mitoyenne en fonction de laquelle, par exemple, le sujet subit l’influence de facteurs divers en même temps qu’il y résiste (Gregory, 1981 ; Jackson, 1989 ; Duncan, 1994 ; Chouinard, 1995). Ces recherches de compromis depuis près de 20 ans se sont d’ailleurs manifestées dans les interprétations géographiques de la littérature (Daniels et Rycroft, 1993 ; Revill, 1993). On s’en doute, dans sa version radicale, l’approche textualiste est une démarche sans sujet, ou encore le sujet y est appréhendé comme un sous-produit du texte et le lieu comme un simple objet ou effet de la représentation. Lorsque les géographes prennent le texte au sérieux en s’inspirant notamment des acquis du formalisme et du structuralisme, le sujet du texte tend à disparaître (ou n’est tout simplement pas objet de préoccupation). S’il est envisagé en tant que sujet doté d’une puissance d’agir, c’est le lieu qui tend à devenir simple support inerte ou objet de représentation. Bref, il semble difficile d’accorder aux trois pôles qui nous occupent ici un statut épistémologique comparable. Le récit autobiographique, quelle que soit la forme particulière qu’il revêt parmi toutes les variantes des écritures du moi, fournit une occasion particulièrement opportune de relever le pari.

Sujet, lieu et écriture : des rapports mutuellement constitutifs

Le sujet advient, entre déterminisme et liberté, dans un entre-deux plus ou moins contradictoire. […] Il convient donc ni de l’idéaliser en l’inscrivant du côté de la liberté ou de la toute-puissance, ni de le récuser comme porteur d’illusion et de naïveté. Gaulejac. Qui est « je » ?

Le défi posé ici est donc double : 1) comprendre sujet et lieu ni comme des totalités mutuellement exclusives, ni comme des entités fusionnées, mais les appréhender sur le mode de l’échange, de la rencontre, bref dans leur récursivité, c’est-à-dire dans le cadre d’un processus au sein duquel, selon Morin (1990), le produit devient producteur de ce qui l’a produit ; et 2) rendre compte de la fonction médiatrice du discours narratif dans la connaissance que le sujet a de lui-même et de sa relation au lieu. On doit reconnaître au sujet toute son épaisseur, sa liberté et sa souveraineté relatives, sa complexité, son inscription dans le monde, mais aussi sa fragmentation, sa dispersion, son ambiguïté et ses zones d’ombre. « Dire je », comme le suggère Gusdorf, c’est regrouper les intuitions et impulsions confuses dont j’éprouve en moi la présence dans la succession des instants, et leur imposer un dénominateur commun (Gusdorf, 1991 : 382). Cela ne revient pas à nier le poids des facteurs multiples qui le travaillent. Le sujet advient dans une prise de conscience des forces qui le traversent et par sa confrontation avec elles : « L’individu précède le sujet dans la mesure où l’émergence d’un processus de subjectivation ne peut advenir qu’à partir de ce qui le fonde : son histoire, son milieu, sa famille, les conditions concrètes de l’existence » (Gaujelac, 2009 : 54). Or, ce processus de subjectivation ne se produit pas dans un vide géographique ; il se déploie au quotidien, au coeur de lieux à la fois physiquement concrets et symboliquement chargés. Berdoulay a bien saisi cette géographicité du sujet :

en effet, la spatialité des êtres humains fait qu’ils se construisent en tant que tels dans le processus même de leur interaction avec leur milieu : ils façonnent les lieux qui leur permettent de soutenir cette interaction et, réciproquement, ils sont transformés par eux. Lieu et sujet apparaissent ainsi inextricablement liés ; ils s’instituent mutuellement (Berdoulay, à paraître) [6].

Cela veut donc dire qu’il convient aussi de reconnaître au lieu (pas seulement le topos mais aussi la chôra) une dimension active, une fonction instituante (médiatrice, modulatrice, opérante, etc.) en vertu de laquelle il participe de ce qu’il advient du sujet (Lussault, 2007). Berque insiste : « la chôra est un lieu qui participe de ce qui s’y trouve ; et c’est un lieu dynamique, à partir de quoi il advient quelque chose de différent » (Berque, 2000 : 25). Le lieu participe de l’advènement du sujet : « Il faut donc remettre le sujet dans la perspective des rapports que la conscience de soi entretient avec le lieu (Berdoulay et Entrikin, 1998 : 116). Dans ses dimensions objectives et subjectives, ou mieux dans sa betweenness pour reprendre l’expression heureuse d’Entrikin, le lieu ne se laisse bien saisir discursivement que par l’entremise du récit, forme capable de procéder à une synthèse d’éléments hétérogènes (Entrikin, 1991 ; Brosseau, 1993).

Le processus de subjectivation nécessite aussi du temps. « On ne naît pas sujet », rappelle Gaujelac, « on le devient, pourrait-on dire en paraphrasant une belle formule de Simone de Beauvoir. […] Le sujet est toujours en train de se faire » (Gaulejac, 2009 : 37). Or, les moments de la vie d’un individu n’ont pas tous une importance équivalente ni, d’ailleurs, les divers lieux qui la jalonnent. Nous verrons bientôt, avec l’exemple de Bukowski, que certaines étapes de la vie et les lieux où elles se déroulent constituent des espaces-temps particulièrement déterminants dans la prise de conscience de l’individu comme sujet. Cette prise de conscience – Berdoulay et Entrikin l’ont bien montré – ne se fait pas sans le relais du récit, forme qui permet d’installer au sein d’une série d’éléments disparates un réseau complexe de significations. « Parce qu’elle fait sens, cette trame (narrative) lui sert autant à structurer le dire que le faire : le travail du sujet ne se donne pas seulement à voir dans l’énoncé narratif mais aussi dans son instanciation constituée par le lieu. Ainsi se dessine une forte convergence conceptuelle et méthodologique du sujet, du récit et du lieu » (Berdoulay et Entrikin, 1998 : 118).

Raconter sa vie : l’autobiographie et la médiation du discours narratif

L’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même. Ricoeur. Temps et récit. T3. Le temps raconté.

Les vies humaines ne deviennent-elles pas plus lisibles lorsqu’elles sont interprétées en fonction des histoires que les gens racontent à leur sujet ? Et ces « histoires de vie » ne sont-elles pas à leur tour rendues plus intelligibles lorsque leur sont appliqués les modèles narratifs – les intrigues – empruntés à l’histoire ou à la fiction (drame ou roman) ? Le statut épistémologique de l’autobiographie semble confirmer cette intuition. Ricoeur. L’identité narrative.

Les travaux de Ricoeur (1985, 1988 et 1990) nous le rappellent : la connaissance de soi présuppose la forme du récit, forme qui donne cohérence à nos expériences diverses. L’idée selon laquelle sujet, lieu et récit sont en effet liés par une « forte convergence conceptuelle et méthodologique » nous ramène presque naturellement à notre point de départ : l’autobiographie. Lejeune en fournit, dans Le pacte autobiographique, une définition désormais canonique : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (1996 : 14) [7]. Conscient du fait que l’autobiographie ne saurait être définie de façon complète par ses seules dimensions textuelles, Lejeune développe la notion de « pacte » qui décrit la relation entre l’auteur et le lecteur. S’il y a « affirmation dans le texte de cette identité [de nom : auteur-narrateur-personnage] », un pacte autobiographique est conclu avec le lecteur (Lejeune, 1996 : 26). Pour qu’il s’agisse d’une autobiographie au sens strict (et non d’un de ses avatars littéraires), un « pacte référentiel » doit aussi être conclu et tenu, c’est-à-dire que le texte s’inscrit dans le champ de la vérité, de l’authenticité, plus que de l’exactitude à vrai dire, car « il n’est pas nécessaire que le résultat soit de l’ordre de la stricte correspondance » (Ibid. : 37). Enfin, un troisième pacte concerne le « contrat implicite ou explicite proposé par l’auteur au lecteur qui détermine le mode de lecture du texte et engendre les effets qui, attribués au texte, nous semblent le définir comme autobiographie » (Ibid. : 44). L’approche proposée ici a l’avantage décisif de ne négliger ni le texte et donc les instances narratives, ni l’auteur (sujet et objet de l’écriture), ni le lecteur, mais encore la référence et donc le monde extérieur.

On s’en doute, il est difficile de croire (sur les plans épistémologique et éthique) en une distinction tranchante entre faits et fiction : « La connaissance de soi est une interprétation » qui « emprunte à l’histoire autant qu’à la fiction, faisant de l’histoire d’une vie une histoire fictive ou, si l’on préfère, une fiction historique » (Ricoeur, 1988 : 295). En effet, comme le signale fort justement Hubier, il existe une forme de continuum fiction-réalité entre les écritures intimes ayant la vérité pour horizon (autobiographie, correspondance, journal intime, autoportrait) et leurs avatars littéraires où la fiction prend place à divers degrés (respectivement roman-mémoires, roman épistolaire, roman-journal, bildungroman). En fait, nombreux sont les écrivains qui, au XXe siècle, ont tenté d’occuper un espace mitoyen entre les deux, en travestissant les genres et les codes (Hubier, 2003). L’autofiction – genre dans lequel tout semble autobiographique en dépit d’un pacte romanesque – serait l’expression la plus achevée de cette zone activement trouble entre fiction et réalité du moi : elle « fait de la fictionnalisation du moi un moyen d’atteindre la vérité existentielle du sujet » (Hubier, 2003 : 125) [8].

L’« espace autobiographique » de Bukowski

Écrire sur soi est fatalement une invention de soi. Starobinski. Le style de l’autobiographie.

L’oeuvre de Charles Bukowski (1920-1994), célèbre auteur californien reconnu chantre des bas-fonds de Los Angeles, est autobiographique ou semi-autobiographique de différentes façons. Jamais strictement autobiographique selon la définition de Lejeune, elle l’est presque toujours un peu ; en tout cas elle est la plupart du temps reçue comme telle. L’auteur flirte avec plusieurs variantes de l’autobiographie : nouvelles autobiographiques, poèmes autobiographiques, journal, récit de voyage, romans autobiographiques, scénario de film le mettant en scène, une correspondance abondante, etc. Ensemble, dans un jeu d’échos, de convergences et de contradictions relatives, ses écrits dessinent ce que Lejeune désigne comme l’espace autobiographique, non pas le réseau interrelié des lieux que son oeuvre met en scène comme s’y attendrait le géographe, mais bien l’effet de relief que leur mise en rapport génère :

il ne s’agit plus de savoir lequel, de l’autobiographie ou du roman, serait le plus vrai. Ni l’un ni l’autre ; à l’autobiographie, manqueront la complexité, l’ambiguïté, etc. : au roman l’exactitude ; ce serait donc : l’un plus l’autre ? Plutôt : l’un par rapport à l’autre. Ce qui devient révélateur, c’est l’espace dans lequel s’inscrivent les deux catégories de textes, et qui n’est réductible à aucune des deux. Cet effet de relief obtenu par ce procédé, c’est la création, pour le lecteur, d’un « espace autobiographique » (Lejeune, 1996 : 42).

Du roman à la nouvelle en passant par la poésie ou la correspondance, Bukowski ne se met pas en scène tout à fait de la même façon. Le narrateur y est parfois Bukowski lui-même, souvent Chinaski (son alter ego d’ailleurs fort ressemblant), parfois absent, ce qui laisse planer le doute qu’il s’agit encore de lui, enfin presque… Ces genres commandent différents modèles d’écriture et concluent avec le lecteur des pactes autobiographiques (ou romanesques), des pactes référentiels (à géométrie variable) et des contrats de lecture implicites et explicites. Ces genres sont aussi marqués par des différences de littérarité dont il ne sera pas possible ici, faute de place, ni de rendre compte adéquatement ni d’examiner dans leurs implications « narratologiques », rhétoriques ou pragmatiques. Ils aménagent malgré tout une confortable marge de liberté (de 1 à 7 % selon son propre aveu…) dans la mise en scène de sa personnalité. Cela lui permet de répondre à la question qui lui était posée : êtes-vous la personne que vous nous présentez dans vos poèmes? : «it was my persona, it was me and it wasn’t me … What I am trying to say is that the longer I write the closer I am getting to what I am» (Bukowski, 1985, dans Calonne, 2003 : 201). Il serait difficile de trouver une formule résumant mieux l’idée selon laquelle écriture narrative et identité du sujet sont mutuellement constitutives. Le résultat de cette ambivalence, comme le suggère Lejeune (1996 : 43) au sujet des oeuvres de Gide et de Mauriac, est une forme de « pacte indirect » qui incite ses « lecteurs à lire dans le registre autobiographique tout le reste » de son oeuvre. À preuve, ses biographes font un usage documentaire soutenu de son oeuvre (Cherkovski, 1997 ; Sounes, 1998 et 2000 ; Malone, 2003 ; Baughan, 2004 ; Miles, 2005).

Bukowski autobiographe

Interrogé sur la question, Bukowski reconnaît non sans ironie que son oeuvre est en effet pour une part essentielle autobiographique :

It has been observed […] that your work is frankly autobiographical. Would you care to comment on that?

Almost all. Ninety-nine out of a hundred, if I have written a hundred. The other one was dreamed up. I never was in the Belgian Congo (Bukowski, 1963, dans Calonne, 2003 : 20).

I am 93 % the person I present in my poems; the other 7 % is where art improves on life, call it background music (Ibid. : 201).

Les manifestations de cette dimension autobiographique ne sont cependant pas constantes dans son oeuvre ni selon les genres qu’il pratique. Charlson (2005) identifie trois étapes (se chevauchant partiellement) dans le développement de sa carrière. Ces étapes sont à la fois révélatrices des transformations de l’oeuvre, des rapports entre l’auteur (Bukowski) et le narrateur (parfois Bukowski, parfois Chinaski) et de leur identité. La première correspond à celle du dirty old man (ou vieux dégueulasse) et gravite autour de trois grands thèmes (vulgarité, sexe et alcool) avec des titres pour le moins provocateurs : Confessions of a man insane enough to live with beasts (1965) ; All the assholes of the world and mine (1966) ; Notes of a dirty old man, [1969]. «What he did is not exactly lying; rather it is strategic presentation of self. Any autobiographer can do little else». […] To sum up, the first stage Bukowski is almost all here: a consorter with or consumer of loose women; a legendary drinker; and a frank, sometimes belligerent soul with language to match (Charlson, 2005 : 46-47). À la deuxième étape, au tournant des années 1970, Bukowski continue dans le même sillon faisant la promotion d’une figure « auctoriale » similaire en y ajoutant un certain effort de redéfinition. Vulgarité, sexe et alcool y sont encore des thèmes récurrents, mais on y repère aussi beaucoup d’autodérision et plusieurs commentaires littéraires révélant son intention d’être pris au sérieux en tant qu’écrivain. Les titres de ses ouvrages expriment ce mouvement : Erections, ejaculations, exhibitions and general tales of ordinary madness (1972) ; South of no North (1973) ; Burning in water, drowning in flame (1974). Charlson précise :

other stories are built around the varied responses to his writing and reputation, and what emerges is Bukowski’s opinion of himself. While there may be some bombast in declaring himself “the greatest writer living since Austen”, Bukowski does begin to take a certain stance about himself as a good writer, and that stance becomes part of the persona. In essence, he is defending himself against those who dismiss him for his first-stage gesturing, and he does so by presenting himself as a serious artist (Charlson, 2005 : 51).

Enfin, à la troisième étape, Bukowski devient romancier autobiographe et son oeuvre permet de comprendre et d’expliquer le développement de son propre personnage. Les titres de ses romans se font nettement plus sobres. Bukowski y décrit son rapport au travail et dessine les contours d’un éthos de prolétaire dans Post Office (1971) et Factotum (1975). Son rapport aux femmes, en dépit d’une hypermasculinité affirmée, révèle tout de même sa fragilité, sa sensibilité, sa capacité d’autocritique (Women, 1978) [9]. Enfin, on y découvre une jeunesse malheureuse, coincée entre un père violent et une mère passive ou indifférente (Ham on rye, 1982).

Cette reconstitution a le mérite de montrer que Bukowski (l’homme et son image) est plus complexe que plusieurs le croient, bref que derrière le « vieux dégueulasse » se trouve aussi un homme et un écrivain. Elle tend par ailleurs à donner partiellement raison à l’approche de Bourdieu, selon laquelle la construction narrative de la figure de l’auteur de même que les choix thématiques et stylistiques répondent essentiellement à des impératifs stratégiques – accumuler du capital symbolique – liés aux efforts de positionnement de Bukowski au sein du champ littéraire sud-californien puis américain (Bourdieu, 1992). Le passage d’un style volontairement anticonformiste (phrases longues et calquées sur l’oral, typographie peu orthodoxe, langage cru, etc.) à un style épuré (composé de phrases et de mots simples) serait symptomatique d’une même stratégie, d’un même mouvement (Brewer, 1997). Aussi valide et perceptive que soit cette reconstitution, elle n’en demeure pas moins terriblement a-spatiale, tout à fait insensible aux rapports étonnamment intenses que Bukowski a entretenus avec une série somme toute limitée de lieux qui, de son propre aveu, sont intimement liés à son identité d’homme et d’écrivain. Elle n’explique pas non plus l’étonnante récurrence de ces lieux ni la cohérence de son imaginaire géographique (Brosseau, 2010).

Lieux et advènement du sujet-écrivain 

Les lieux des années d’apprentissage devaient émettre, à travers toute l’oeuvre d’un écrivain (et bien au-delà de leur image explicite) quelque chose de comparable à ce qu’on nomme, je crois, en astrophysique, un « rayonnement fossile » : une sorte de signature de l’origine. Rolin. Paysages originels.

Cette belle intuition d’Olivier Rolin dans le bref mais inspirant ouvrage Paysages originels met l’accent sur le fait que si les lieux sont constitutifs de la prise de conscience de l’individu en tant que sujet, tous les lieux n’ont pas la même prégnance, laquelle est d’ailleurs modulée par les diverses étapes de la vie. On pourrait dire, pour reprendre les termes adoptés ici, que les lieux au sein desquels le premier « advènement » du sujet-écrivain se manifeste sont décisifs et rayonnent sur l’ensemble de l’oeuvre et de la vie. Ils constituent une forme de point d’ancrage, un pivot souple autour duquel la spirale de l’existence et de l’écriture s’articule. Pour Hemingway, par exemple, ce sont les paysages, « là-haut dans le Michigan » au bord de la rivière où il allait taquiner la truite (Rolin, 1999). Pour Bukowski, ce sera d’abord et avant tout la petite chambre de pension miteuse (roominghouse) puis ses satellites au sein des bas-fonds urbains (que résume bien l’expression américaine skid row), les bars sombres et enfumés, les rares cafés où les clochards sont tolérés, les ruelles ou plus généralement l’espace de la rue. Viennent ensuite se greffer, clairement au second rang, une longue liste de lieux de travail au bas de l’échelle sociale (l’usine à biscuit, l’abattoir, l’entrepôt et le centre de tri postal étant des exemples parmi de nombreux autres). Enfin, de façon récurrente mais aussi un peu plus accessoire, l’hippodrome, les célèbres racetracks où Bukowski ira jouer sa vie, ou trouver l’inspiration pour la prochaine nuit d’écriture. Pour le besoin de la cause et compte tenu de l’espace, je me concentrerai ici sur ces chambres de pensions miteuses (puis les bas-fonds plus généralement) car elles constituent le noyau dur du paysage originel de Bukowski. Faute d’espace, il ne sera pas possible d’analyser les différents rapports que ses romans, nouvelles, poèmes ou correspondances entretiennent avec la narrativité. C’est pourquoi les citations proposées ici auront un caractère plus illustratif, voire descriptif, que proprement analytique.

Ham on Rye (1982), le plus autobiographique de ses romans, relate ses années de jeunesse et d’asservissement, par la famille et un père violent d’abord, puis à l’école (où il sera marginalisé, d’abord en raison de ses origines polonaise et allemande, ensuite de son apparence peu flatteuse plus tard envenimée par des poussées fulgurantes d’acné) et enfin à l’hôpital (où il subira des traitements douloureux et humiliants visant à contenir ces affections). À la fin du roman, Chinaski commence son combat contre les forces qui cherchent à le couler dans un moule qui ne lui convient pas. C’est à partir de ce moment, lit-on dans ce roman, que Bukowski commence à affirmer son identité, amorce ce long processus selon lequel nous devenons interprètes des forces qui nous façonnent, puis, bien que très progressivement, architecte de notre propre destin à partir d’éléments, on l’aura compris, provenant du milieu où nous avons vécu. C’est cela, en quelque sorte, devenir sujet, cette capacité de l’acteur de construire sa propre expérience et de lui donner du sens (Dubet, 1994). L’individu, écrit Gaulejac, devient sujet dans le refus de toutes les formes d’asservissement en transformant la crainte en révolte, la peur en indignation, la tristesse en joie, les affects négatifs qui inhibent l’action en affects positifs qui la libèrent (Gaulejac, 2009 : 54-5). Pour Bukowski, devenir sujet, ce sera d’abord quitter la maison parentale et le modèle d’accumulation petit bourgeois de son père en allant faire des « excursions » périodiques dans les bas-fonds (« I made practice runs to skid row to get ready for my future ») (Bukowski, 1982 : 274).

My father (extrait)

I think it was my father who made me decide to become a bum. I decided that if a man like that wants to be rich then I want to be poor.

and I became a bum. I lived on nickels and dimes and in cheap rooms and on park benches. I thought maybe the bums knew something.

But I found out that most of the bums wanted to be rich too. They just had failed at that.

so caught between my father and the bums I had no place to go and went there fast and slow. (Bukowski, 1990 : 283-4)

Devenir sujet, ce sera surtout décider de devenir écrivain, malgré tout ce qui s’y opposait : « I was a young man, starving and drinking and trying to be a writer », écrit-il en 1979, 39 ans après avoir fait la découverte des romans de John Fante dans la bibliothèque publique de Los Angeles (Bukowski, 1980 :5). Et pour les quelques années qui suivirent (grosso modo les années de la Deuxième Guerre mondiale pour laquelle il ne fut pas conscrit étant jugé « unfit to serve »), c’est exactement ce qu’il a cherché à devenir. Allant de ville en ville (Atlanta, New York, St-Louis, New Orleans, Philadelphie), de roominghouse en roominghouse, écrivant des centaines de nouvelles (dont seulement deux trouveront preneurs) pour enfin revenir à Los Angeles dans les mêmes petits hôtels crasseux près de Bunker Hill que Bandini, le protagoniste des romans de Fante, son maître du moment. Avec le recul des années, Bukowski n’aura de cesse, et ce dans tous les genres, d’associer la naissance de sa vocation d’écrivain aux premiers lieux où il a commencé à écrire pour demeurer plus ou moins sain d’esprit (« These words I write keep me from total madness »). Écrivant à son éditeur de longue date, John Martin, après la publication d’un recueil regroupant des poèmes écrits entre 1946 et 1966, il le signale avec insistance et nostalgie :

Letter to John Martin, May 15, 1988 (extrait)

Well, as I type these tonight, there sat the book The roominghouse madrigals to the left of the typer. […]

You know, those small rooms were great places. You closed the door and there you were. The factory was gone, the warehouse was gone. There was just the dresser and the bed and the shades and the rug. It was a cave, it was total escape – for that time, and that time was crazy and wavering and fearful and wondrous. What they had ripped out of you, came back. At least some of it did. Sometimes they took a great deal – just getting your shoes off was about all you could do. Sometimes the dark killer of quit would come and sit inside of me. It would say, “Fuck it! Give it up! They’ve got you! Realize it and cough it up!”

But there was another voice in there too, it said: “No matter what they take, try to save something, no matter how small, save one tiny bit, hold onto that even if that’s all there is.”

[...]

I am in a small room again with the doors closed. (Bukowski, 1999 : 104)

Interrogé à la fin de sa vie sur les origines de sa langue littéraire et de son style, il reviendra à ses années passées dans les bas-fonds :

the language of a man’s writing comes from where he lives and how. I was a bum and a common laborer most of my life. The conversation I heard were hardly erudite. And the years I lived were hardly laced with upper class relationships. I was down in the dung pits. I was a bit mad but it was a odd madness because I nutured [sic] it. I allowed my mind to circle about, to bite its own ass. I goaded my instincts, fed my prejudices. Solitude was my ace card, I needed it to puff up my reality. I truly valued leisure, it was my fix. Being alone with myself was the sanctuary. [...] I rolled cigarettes and I wrote hundreds of short stories, hand-printing most of them in ink. The typewriter was in hock more than out. For my observations of humanity I sat on a bar stool bumming drinks. (Basic training, Bukowski, 1990, reproduit dans Bukowski, 2008 : 248)

Il importe de considérer la temporalité différentielle entre le temps de l’écriture et l’histoire narrée : plus la distance temporelle est grande, plus le jeu de la mémoire laisse à l’oubli le temps de faire son oeuvre : « L’oubli est un choix qui ne laisse passer que l’essentiel » (Julien Green, cité dans Hubier, 2003, p.59) [10]. Les passages cités ci-dessus ont tous été écrits avec le bénéfice de la distance temporelle. En contraste, les premiers écrits, en tout cas ceux qui ont une saveur autobiographique ou qui peuvent être lus en fonction de ce registre, parlaient de ces chambres ou appartements miteux, s’en servaient comme décors récurrents, voire comme sites à partir desquels la réalité sociale est envisagée (Bukowski, 1973a, par exemple). Or, ces lieux étaient décrits dans l’ici et le maintenant, avec peu de recul ou de perspective, et souvent comme s’il s’agissait de la seule perspective possible. En fait, je serais tenté de dire que c’est seulement après avoir raconté sa vie à plusieurs reprises, une fois son « identité narrative » plus ou moins solidement configurée, pour reprendre les termes de Ricoeur, que l’intensité du rôle instituant de ces lieux a pu devenir aussi manifeste pour Bukowski lui-même. L’extrait du poème ci-dessous, d’abord publié en 1946, pointe dans cette direction.

The New Place (extrait)

I type at a window that faces the street on ground level and if I fall out the worst that can happen is a dirty shirt under a tiny banana tree

as I type people go by mostly women and I sit in my shorts [...] it’s just a poor little neighbourhood no place for Art, whatever that is, and I hear sprinklers there’s a shopping basket a boy on roller skates. I quit I quit

for the miracle of food and maybe nobody ever angry again, this place and all the other places. (Bukowski, 1988 : 221-223)

Dans l’extrait suivant, tiré d’une de ses premières nouvelles publiées sous forme de chapbook, les bas-fonds sont invoqués comme « espace de formation » avec, il faut bien le reconnaître, un ton fanfaron et provocateur qui correspond sans doute à la première étape de la carrière d’autobiographe de Bukowski : Hospitals and jails and whores: these are the universities of life. I’ve got several degrees. Call me Mr. (Confessions of a Man Insane Enough to Live With Beasts, c.1965, repris dans South of No North, 1973b : 171)

Ainsi, l’évolution tripartite de la trajectoire autobiographique proposée par Charlson (2005) peut-elle bénéficier d’une lecture géographique. Dans le passage du « vieux dégueulasse » (étape 1) au « romancier autobiographe » (étape 3) en passant par le « vieux dégueulasse tout de même écrivain » (étape 2), la représentation du rapport au lieu se transforme et s’enrichit. Bukowski vieux dégueulasse écrit, au présent, au sujet des bas-fonds : c’est de là qu’il s’exprime. Les chambres de pension miteuses, par exemple, sont objet de représentation et poste d’observation. Elles informent l’identité de l’écrivain par métonymie. Bukowski romancier autobiographe, écrit au passé : il jouit du recul et du regard rétrospectif. Son écriture thématise alors les rapports mutuellement constitutifs qui lient l’écrivain à ses lieux. Ceux-ci deviennent lieux de formation où sa maïeutique s’opère, au contact desquels son identité, son langage et son imaginaire se forment, grâce auxquels il lui est possible d’advenir comme sujet. À ce titre, ils informeront sa vision du monde, même lorsque sa prose sortira des bas-fonds pour explorer d’autres territoires de la ville (Brosseau, 2006). Le paysage originel et son « rayonnement fossile » ne deviennent manifestes que lorsque l’oeuvre est envisagée dans son ensemble. Au demeurant, c’est en racontant de façon répétée son rapport privilégié à ces lieux spécifiques qu’il pourra conserver la conviction d’être demeuré « fidèle » à lui-même en dépit des transformations de sa vie et de sa personnalité. Même après avoir quitté, en fiction comme dans la vie, les roominghouses du centre-ville ou les appartements miteux de East Hollywood (quartier caractérisé par sa foule bigarrée, ses sex shops et ses motels douteux) pour San Pedro, banlieue non pas chic mais confortable, c’est en ces mêmes lieux que le narrateur et l’auteur se reconnaissent et sont reconnus par leurs lecteurs. Pour reprendre les termes proposés par Ricoeur (2004) dans son Parcours de la reconnaissance, on pourrait même écrire qu’en y revenant de façon aussi récurrente, Bukowski exprime sa reconnaissance (gratitude) envers les lieux qui ont contribué à faire de lui ce qu’il est devenu.

Conclusion

La première personne […] constitue le point d’ancrage de la subjectivité dans le langage : c’est à partir d’elle que pourra s’inscrire dans l’énoncé tout ce qui renvoie à la conscience de soi, à l’intériorité, à la singularité et à [la] spontanéité du moi, tout ce qui échappe à l’universalité et à la stricte observation du monde. Hubier. Littératures intimes.

Le cas de Bukowski, dont l’oeuvre produit un espace autobiographique texturé, permet de donner un sens et un contenu concrets à la « convergence conceptuelle et méthodologique du sujet, du récit et du lieu » (Berdoulay et Entrikin, 1998 : 118). Il fournit en tout cas un terrain éminemment propice à la validation de cette idée. Le discours autobiographique nous invite à prendre au sérieux les interprétations et les représentations que le sujet fait de lui-même, et il met en lumière de façon explicite la fonction à la fois créatrice et médiatrice du récit dans la constitution de l’identité du sujet et de l’image que celui-ci s’en fait. Les récits que nous racontons à notre sujet participent de ce que nous sommes et devenons ; ils n’en sont pas que la transcription ou la révélation. L’oeuvre de Bukowski montre aussi le rôle instituant de certains lieux particuliers dans l’advènement du sujet-écrivain. Les lieux au sein desquels Bukowski a pris conscience de sa « vocation d’écrivain », où est devenu concret son désir de donner un sens à son destin par l’écriture, ce paysage originel résolument urbain, d’abord lieu d’écriture puis poste d’observation privilégié, ces lieux « rayonnent » sur l’ensemble de l’oeuvre pour informer l’identité du narrateur et de l’auteur. Le projet d’interprétation narrative de sa propre vie, par lequel Bukowski se définit et s’invente, demeure attaché à ce paysage primordial, lui-même constitué par les histoires qui le décrivent. Cette relation triangulaire, sujet-récit-lieu, nous incite à renoncer à notre désir de causalité linéaire et unidirectionnelle selon laquelle, par exemple, le lieu s’impose au sujet ou à l’inverse le sujet s’impose à lui, ou encore le récit ne fait que refléter une relation déjà constituée (mimétisme direct) ou à l’inverse la construit de toutes pièces (constructivisme radical). Totalement vrais ou partiellement faux, ces récits participent tout autant du mythe de l’écrivain né dans l’infortune des bas-fonds – mythe auquel l’auteur n’est d’ailleurs pas seul à prendre part (Brisson, 2003) – que de la constitution de son identité profonde. « Le paradoxe de l’autobiographie, écrit Lejeune, c’est que l’autobiographie doit exécuter ce projet d’une impossible sincérité en se servant de tous les instruments habituels de la fiction » (1998 : 20).