En Yuanxing III des Jin de l’Est (402 p.C.), rentré depuis peu dans sa campagne natale, Tao Yuanming écrivit ce poème, le cinquième de Boisson (Yinjiu) À l’avant-dernier vers, ci zhong désigne l’ensemble de la scène qui précède : un lieu et un moment liant plusieurs échelles d’espace et de temps, lesquelles sont à la fois données à la lettre et suscitées par métaphore. Ce crépuscule sur le Lushan, avec les oiseaux qui rentrent au nid, c’est aussi l’apaisement du poète qui, délaissant la vie publique, est revenu chez lui vers l’âge mûr. Au même vers, zhen yi, « l’intention authentique », c’est indistinctement celle du poète lui-même (qui a voulu rentrer au pays), celle des oiseaux que la nature porte à retrouver leur nid vers la fin du jour, et celle de la montagne dont le souffle cosmique (qi), dans l’accord du soleil retrouvant la terre, assure que tout cela est « bel et bon » (jia). Dans ce « retour ensemble » (xiang yu huan) est la vérité humaine des choses et du poète. L’authenticité. L’authenticité, ce n’est donc pas la froide identité de l’objet. Cela n’est pas l’exactitude scientifique, abstraite si faire se peut de l’existence humaine ; c’est la vérité d’une existence en accord avec les choses, et dans laquelle les choses se tiennent. Ce n’est pas le fonctionnement objectal d’une mécanique universelle, dans la neutralité d’un espace et d’un temps absolus ; cela n’est pas non plus le déploiement fantasmatique d’une subjectivité se projetant, tous azimuts, dans le présent éternel de son propre arbitraire ; ce sont les lieux et les moments d’histoire vive que tissent les choses dans l’échelle de leurs rapports avec l’existence que nous avons choisie. Cela va de nos propres gestes à la course du soleil dans le ciel, de nos voyages aux migrations des oiseaux, de la brume qui s’élève le soir à nos retours au foyer. C’est tout cela, concrètement exprimé dans un moment et dans un lieu singuliers. Faudrait-il le dire, cet accord où toutes choses ensemble s’en reviennent ? Non, il faut plutôt le sentir ; mais il n’est pas interdit de le sentir à travers la parole d’un poète. Si toutefois l’on n’entendait plus rien à cette parole du temps des Six-Dynasties, reste que l’on peut ouvrir nos propres dictionnaires. On y verra que le grec authentês voulait dire à la fois, dans le sens actif, « qui agit de lui-même » et, dans le sens passif, « que l’on accomplit de sa main ». Authentique est ainsi la souveraineté de la personne agissant, dans un rapport direct entre la chose agie et cette souveraineté. Un travail ou un propos forcés ne sont pas authentiques, pas plus que ne sont authentiques les choses qui nous ont été imposées par la ruse ou la convention. Par quoi l’on entrevoit que l’authenticité suppose et notre libre arbitre, et l’effort de construire nous-mêmes notre rapport avec les choses. Elle ne coule pas de source, et elle ne s’hérite pas ; elle veut dire assumer notre propre existence, dans sa juste échelle au sein de la réalité. Si Tao Yuanming semble bien exprimer un mythe universel – le retour à l’authenticité de la campagne, opposée aux vanités de la ville –, il est non moins évident qu’il ne l’exprime pas dans les mêmes termes que, par exemple, un acheteur de mas provençal en France au XXIe siècle . Les temps ont changé, les termes de l’authenticité aussi. Même aujourd’hui, cela ne se manifeste pas de la même façon des deux …
Parties annexes
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